(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 85) Depuis l'établissement du trône constitutionnel, deux partis puissants, se disputaient les suffrages du corps électoral. Ces partis étaient largement représentés au sein des Chambres ; mais, chaque fois qu'un problème important était discuté à la tribune, la classification en catholiques et en libéraux disparaissait, pour faire place, à une majorité nouvelle, composée de fractions appartenant aux nuances modérées des deux camps rivaux. Une majorité mixte se plaçait au-dessus des dissidences politiques, secondait les efforts des ministres et dotait le pays des institutions que réclamait l'ère nouvelle ouverte par la révolution de septembre. C'était cette majorité mixte qui avait prêté son concours à tous les actes essentiels de la politique intérieure et de la diplomatie nationale : la fondation de la royauté belge, les Dix-huit Articles, le chemin de fer, l'organisation judiciaire, l'organisation de la province et de la commune, l'organisation de l'enseignement supérieur, le traité de paix avec la Hollande. C'était à cette majorité mixte que M. Lebeau lui-même s'était adressé dans toutes les crises qu'il avait rencontrées dans sa carrière ministérielle. Il lui devait le rejet de la demande d'enquête formée à la suite des désastres de 1831 (Voyez t. I, p. 201), la ratification parlementaire de la convention du 21 mai (Voyez t. II, p. 135), le rejet de l'acte d'accusation dressé par M. Gendebien (Voyez t. II ; p. 140 : Pleins de confiance dans les lumières, le patriotisme et l'impartialité du pouvoir central, les hommes (page 86) modérés.de chaque parti, rejetant toute pensée d'opposition systématique, se contentaient de veiller au maintien des droits de leurs coreligionnaires politiques. Le gouvernement était placé dans une sphère supérieure.
Tels étaient les rapports respectifs du pouvoir et des Chambres, lorsque les amis de M. Devaux se mirent à célébrer les avantages d'une majorité exclusivement libérale. A leurs yeux, la majorité mixte, bonne et utile lorsque la question extérieure dominait toutes les autres, devait maintenant céder le pas à une majorité homogène. « Une phase est fermée, » disaient-ils, « une autre phase est ouverte ; la première phase, où nous avons eu besoin de cette majorité, c'était celle où la question extérieure était dominante. » A leur avis, une période nouvelle datait du jour de l'acceptation du traité du 19 avril. La trêve conclue en présence de l'ennemi commun avait perdu sa raison d'être, son but et par suite son utilité, le lendemain de la victoire. Il fallait à l'avenir une majorité homogène, et cette majorité devait être libérale et avoir à sa tête un ministère libéral. En principe, le directeur de la Revue nationale, dont on appliquait ici les maximes, ne condamnait pas l'existence des cabinets mixtes. Il se serait contenté d'un ministère dans lequel l'opinion libérale eût occupé une place prépondérante. Mais cette combinaison, acceptable en théorie, lui semblait irréalisable en fait, et dès lors la prépondérance libérale devait nécessairement se produire à l'aide d'une administration homogène.
En présence de ces deux systèmes contradictoires, la tâche dévolue à la prérogative royale offrait une importance extrême. Quelle direction fallait-il imprimer à l'administration générale du pays ? Était-il nécessaire, indispensable, de mêler le gouvernement aux luttes ardentes des partis ? Convenait-il de transformer les ministres en agents politiques d'une majorité homogène ? L'heure était-elle venue de proclamer que l'union patriotique de 1830, cette union qui se prévalait déjà d'une consécration historique de dix années, fut un accident au lieu d'un principe, une trêve passagère au lieu d'un progrès dans la vie politique du peuple belge ? Tels étaient, à part les personnes et les intérêts privés mêlés à la crise, les importants problèmes que le roi était appelé à résoudre par le choix de ses ministres.
M. Lebeau, l'homme le plus influent du cabinet de 1840, demandait la dissolution des Chambres, ou du moins la dissolution du Sénat, comme un moyen de faire disparaître la majorité parlementaire qui, (page 87) depuis dix ans, avait loyalement secondé les efforts de la royauté nationale. Mais cette politique à outrance, cet appel aux passions populaires, étaient loin d'être unanimement approuvés dans les rangs de l'opinion libérale. Plusieurs membres du Sénat et de la Chambre des Représentants qui, le 2 et le 17 mars, avaient voté en faveur des ministres, effrayés des luttes implacables où l'on s'exposait à jeter le pays, manifestaient hautement le désir de rentrer dans les voies de la modération, de la paix, de la concorde et de la tolérance politique. A leur avis, la majorité du parlement n'avait pas mérité l'arrêt de proscription prononcé par M. Lebeau ; ils disaient que les Chambres étaient composées de manière à fournir un appui suffisant à tout gouvernement qui n'affecterait pas de planter son drapeau dans l'un des deux camps rivaux, La dissolution leur semblait en même temps inutile et dangereuse.
Au nombre de ces hommes d'État restés fidèles aux traditions de 1830, M. Nothomb figurait en première ligne. Consulté par le roi, il fit vivement ressortir les dangers d'une dissolution totale ou partielle, au moment où la presse avait partout surexcité les passions du corps électoral.
Donner au chef de l'État le conseil de conserver les Chambres, c'était prendre l'engagement de se charger au besoin de la succession des ministres qui professaient l'opinion contraire. M. Nothomb ne recula point devant la responsabilité que l'acceptation de cette tâche entraînait dans les circonstances épineuses où se trouvaient le parlement et la nation. Le roi, dont la sagesse redoutait les éventualités de l'intronisation d'un gouvernement de parti, dans un pays aussi peu étendu que la Belgique, remit à l'ancien ministre des Travaux publics le soin d'organiser une administration nouvelle.
Dès cet instant la crise ministérielle marcha rapidement vers sa solution. Le nouveau cabinet fut formé le 13 avril 1841. Il était composé de MM. de Muelenaere, aux Affaires étrangères ; Nothomb, à l'Intérieur ; Van Volxem, à la Justice ; comte de Briey, aux Finances ; Desmaisières, aux Travaux publics ; le général Buzen, à la Guerre. Parmi les cinq ministres qui appartenaient à la Chambre des Représentants, trois avaient émis un vote favorable au cabinet précédent, dans la célèbre séance du 2 Mars. Un seul ministre, le comte de Briey, appartenait au Sénat. C'était encore une fois une administration mixte. Si MM. de Muelenaere et de Briey pouvaient être classés (page 88) dans les rangs des catholiques, MM. Nothomb, Van Volxem, Desmaisières et Buzen appartenaient à l'opinion libérale (Note de bas de page : MM. Nothomb, Van Volxem et Buzen avaient voté en faveur du cabinet Lebeau. M. de Muelenaere était absent. M. Desmaisières avait seul voté contre l'adoption du budget des travaux publics. Le comte de Briey avait émis au Sénat un vote favorable à l'adresse. - Quelque temps après sa formation et avant qu'il eût comparu devant les Chambres, le cabinet subit une modification dans son personnel. M. de Muelenaere, qui avait accepté le portefeuille des Affaires étrangères avec répugnance, se retira le 5 août 1841. Il fut remplacé par le comte de Briey, et ce dernier, quelques mois plus tard, par M. Smits, directeur de la banque de Belgique. M. de Muelenaere resta membre du conseil. Cette modification resta sans influence sur les vues politiques du ministère. C'était toujours un cabinet mixte. - Un autre changement eut lieu le 5 février 1842. Par suite du décès du général Buzen, le portefeuille de la Guerre fut remis au général de Liem).
Publié sous la forme d'une circulaire du ministre de l'Intérieur aux gouverneurs de province, le programme du nouveau cabinet était l'expression fidèle des idées de tolérance et de modération qui avaient dirigé le choix de la couronne. Arborant hautement le drapeau de l'Union, M. Nothomb déclara qu'il avait repoussé la dissolution totale ou partielle du parlement, parce que les Chambres, telles qu'elles étaient constituées, lui semblaient suffire au gouvernement du pays. Au lieu de gouverner à l'aide d'un parti victorieux imposant ses volontés au parti vaincu, jusqu'à ce que bientôt il succombe à son tour, il déclarait vouloir puiser ses forces dans un système de transaction loyale, en replaçant le pouvoir dans une sphère où pouvaient se rencontrer les hommes modérés de toutes les nuances. Il voulait d'une manière sincère fixer le gouvernement sur le terrain des opinions modérées. Il n'était l'avènement ni d'un parti politique ni d'une classe sociale, mais l'organe libre et impartial du pays considéré dans son ensemble. On remarqua surtout la phrase suivante : « De malheureuses dénominations ont été jetées dans le public. En appeler aujourd'hui au pays, ne fût-ce que par la dissolution du Sénat, c'eût été inviter la nation à se partager en deux camps, à se livrer bataille et à décider au nom de quel parti le pays serait gouverné jusqu'aux élections prochaines, destinées à renouveler le même combat. Chef, non d'un parti, mais de la nation, le Roi ne pouvait autoriser une lutte à la fois aussi dangereuse et aussi inefficace. »
La circulaire se terminait par l'expression d'une crainte patriotique (page 89) que les événements postérieurs n'ont que trop justifiée. « Si cet essai ne réussissait pas, disait M. Nothomb, nous le verrions échouer sans regret pour nous-mêmes ; nous tomberions fidèles à nos antécédents et sans nous sentir amoindris. Notre chute serait accueillie avec joie par les opinions extrêmes ; car, au delà du ministère actuel, il n'y aurait probablement plus à opter qu'entre deux combinaisons également exclusives. Deux partis seraient peut-être pour longtemps en présence, se passionnant chaque jour davantage, absorbant toutes les nuances intermédiaires, convoitant le pouvoir, l'obtenant tour à tour par d'inévitables réactions et l'exerçant alternativement, non dans l'intérêt général, mais au détriment l'un de l'autre. - Ce serait un grand malheur que de réduire le gouvernement à cette alternative. Nous osons le dire : le cabinet actuel est le point culminant d'une situation. Après lui, il faut presque inévitablement que le pouvoir se porte à droite ou à gauche. » (Moniteur du 14 avril 1841).
On a dit que le langage du ministre de l'Intérieur manquait à la fois de modestie et de vérité (Van den Peereboom, Du gouvernement représentatif en Belgique, t. II, p. 2). Cette réflexion ne peut être que le résultat d'un examen superficiel. Le cabinet du 13 avril est bien réellement le point culminant d'une situation. Avant lui, c'est l'époque de l'union entre les catholiques modérés et les libéraux modérés ; c'est, pour nous servir d'une expression parlementaire, le gouvernement du pays par les deux centres coalisés ; c'est l'époque où MM. Lebeau, Rogier, Devaux, Nothomb, Ernst, Goblet et d'Huart s'appuyaient sur la même majorité que MM. de Theux, de Muelenaere, Raikem et Dechamps. Après lui, c'est la période où la division en catholiques et en libéraux passe rapidement du pays dans les Chambres législatives ; c'est la phase des partis homogènes ; c'est la lutte grandissant sans cesse, avec des alternatives diverses ; c'est la discorde et la haine remplaçant l'alliance patriotique conclue en présence de la domination étrangère.
L'idée essentielle du système politique adopté par M. Nothomb, la pensée fondamentale de son programme, c'était qu'il ne fallait ni une majorité catholique, ni une majorité libérale, mais une majorité mixte et conciliante, composée d'hommes modérés appartenant aux deux (page 90) opinions rivales, faisant les affaires du pays et jugeant les actes du gouvernement, non pas en se plaçant au point de vue des intérêts exclusifs d'un parti, mais en s'élevant toujours aux considérations larges et généreuses de la justice, du droit et de l'intérêt général.
Les catholiques accueillirent le programme ministériel avec une bienveillance sincère. Quoique la majorité des portefeuilles fût confiée à des hommes appartenant à l'opinion libérale, ils n'hésitèrent pas un instant à donner leur concours au cabinet formé par M. Nothomb. Ils n'avaient jamais convoité la possession exclusive du pouvoir ; il leur suffisait que l'opinion à laquelle ils se faisaient gloire d'appartenir ne fût pas systématiquement exclue de la direction des affaires nationales ; ils se contentaient de ne pas être officiellement frappés d'ostracisme. Ils étaient heureux de voir répudier les doctrines de la Revue nationale.
Les choses se passèrent d'une tout autre manière dans les rangs de leurs adversaires.
La presse libérale fut unanime à blâmer les hommes qui avaient eu le courage de se charger de la succession politique de MM. Rogier. et Lebeau. Chose étrange ! les mêmes journalistes qui avaient si amèrement reproché aux catholiques le procès de tendance intenté au ministère précédent, les hommes qui avaient proclamé sur tous les tons qu'il fallait des actes et non des soupçons pour combattre les ministres, en un mot, tous les partisans du dernier cabinet entamèrent une polémique virulente et implacable. Ils paraissaient ne pas se douter que cette attitude hostile constituait un procès de tendance bien autrement caractéristique que celui qui avait amené la retraite des amis de M. Devaux. Les ministres étaient en majorité choisis dans les rangs de l'opinion libérale ; on n'avait aucun acte à leur reprocher ; ils avaient déployé la bannière de la modération, de la justice et de l'impartialité ; et cependant on les dénonçait à l'indignation de toutes les nuances du libéralisme, on leur jetait à la face les épithètes flétrissantes de transfuges et de traîtres, on leur faisait une guerre à outrance ! On poussa l'imprudence et la haine au point de faire un appel direct aux passions populaires. C'était, disait-on, un ministère plébéien que le Sénat avait culbuté par une adresse inconstitutionnelle ; c'était une guerre déloyale, que l'aristocratie de la naissance et de l'or avait déclarée à des ministres appartenant aux classes moyennes ! (page 91) Par cela seul que le cabinet formé par M. Nothomb n'était pas exclusivement composé de libéraux, il était représenté comme assujetti, à toutes les exigences de l'influence occulte.
Cette polémique ardente ne fut pas entièrement stérile. Au milieu de l'effervescence des passions politiques, les libéraux avancés organisèrent leurs phalanges, et de nombreuses défections éclaircirent les rangs des unionistes ; mais la tendance générale du corps électoral se maintint cependant dans la voie des saines idées gouvernementales. La majorité catholique-libérale, dont le ministère réclamait le concours et que voulait anéantir M. Lebeau, sortit plutôt fortifiée qu'affaiblie des élections du 12 juin 1841 (Des appréciations contradictoires remplissent les journaux de l'époque. Les événements postérieurs donnèrent gain de cause aux partisans du ministère).
Heureux de ce résultat, les ministres se préparaient à comparaître devant les Chambres, lorsque tout à coup leur attention et celle du pays furent absorbées par une folle tentative de restauration orangiste.
Le traité du 19 avril, l'admission incontestée de la Belgique dans la famille des États européens, la reconnaissance de sa dynastie par Guillaume Ier lui-même, la présence d'un envoyé belge à la cour de La Haye, celle des ambassadeurs des souverains de la Sainte-Alliance à Bruxelles, toutes ces preuves irrécusables de la vitalité du régime issu de la révolution de septembre avaient profondément découragé les orangistes. Acceptant désormais la dissolution du royaume des Pays-Bas comme un fait accompli, la plupart d'entre eux se préparaient à passer dans les rangs du parti libéral.
Mais cette transformation politique de l'orangisme ne s'était pas effectuée sans quelques protestations isolées. Un certain nombre de conspirateurs incorrigibles persistaient à rêver la chute du trône national et le retour de la famille d'Orange. Plusieurs circonstances, qu'il est indispensable de rappeler ici, avaient contribué à entretenir leurs illusions.
Malgré son caractère éphémère et la nullité de ses résultats, l'alliance conclue entre les orangistes et les républicains, en novembre 1838, avait fait entrevoir la possibilité de grouper dans un seul faisceau tous les adversaires du gouvernement national (Voyez ci-dessus, p. 8). Avec cet aveuglement qui distingue les passions politiques, on nourrissait l'espoir (page 92) de faire entrer dans une ligue formidable toutes les fractions mécontentes du pays. On voulait exploiter toutes les passions, coordonner toutes les résistances, ameuter toutes les haines ; et l'on se disait que, si le trône de Léopold était brisé dans la tourmente, la dynastie de 1814 aurait bientôt repris sa place à Bruxelles.
Une démarche imprudente de M. de Potter vint fournir un nouvel aliment à ces folles espérances.
En 1839, pendant son séjour à Paris, l'ex-membre du gouvernement provisoire avait communiqué à M. Van Gobbelschroy, ministre de l'Intérieur sous Guillaume Ier, un projet de fédération hollando-belge. Profondément humilié par l'acceptation des Vingt-quatre Articles, toujours prêt à oublier ses griefs personnels quand l'intérêt général lui semblait en cause, M. de Potter s'était sérieusement occupé du « rappel de la séparation entre la Hollande et la Belgique. » Il ne reculait ni devant la fédération, ni même devant l'union intime des deux peuples séparés en 1830. La fédération toutefois lui semblait préférable. Chaque Etat aurait exercé sa souveraineté propre ; mais il n'y aurait eu qu'un seul chef du pouvoir exécutif. Pour le surplus, on aurait placé chaque peuple sur le pied de la plus parfaite égalité. On aurait anéanti toutes les restrictions douanières, et la fraternité entre les deux nations eût été tellement complète que les membres de l'une auraient acquis chez l'autre la plénitude des droits politiques par une année de domicile. Un congrès fédéral composé de dix pensionnaires, nommés par la législature des deux pays, aurait résolu les questions intéressant toute la communauté, telles que le contingent militaire et les lois de douanes (Voy. pour ce projet les Souvenirs personnels de M. de Potter, t. II ; pp. 146, 298 et 303 ; le Mémoire adressé à la Chambre des Représentants par le comte Van der Meere, le 25 février 1856 (Annales parl. 1856, p. 1145) et la réponse de M. de Potter (Annales parl. 1856, p. 1383)).
Un orangiste belge, porteur de cette utopie politique, fut envoyé à La Haye. Guillaume Ier, effrayé du nom de de Potter, se renferma dans une prudente réserve ; mais, tout en refusant de s'exprimer d'une manière catégorique, il fit suffisamment entendre qu'il verrait avec grand plaisir propager et développer ces idées par les amis qu'il avait conservés en Belgique. Puisque l'homme dont le nom avait servi de drapeau au mouvement populaire de 1830 parlait lui-même du (page 93) rétablissement du royaume des Pays-Bas, le roi devait naturellement se dire que tout espoir n'était pas perdu pour les princes de sa maison. M. de Potter se retira de la scène, mais sa démarche avait contribué à faire renaître des espérances aussi insensées que coupables (M. de Potter, après la rédaction de son projet de fédération, resta complètement étranger à toutes les manœuvres que nous allons rapporter (Voy. sa lettre adressée à la Chambre des Représentants, citée p. 92)).
Un militaire qui portait la cocarde belge et les épaulettes de général devint la cheville ouvrière de l'intrigue. En 1840, un complot orangiste s'ourdit à Bruxelles. Le comte Van der Meere, général de brigade en disponibilité, s'associa l'ex-général Van der Smissen, et ces deux hommes, dépourvus de toute influence personnelle, se crurent assez forts pour briser le trône constitutionnel du premier roi des Belges.
Jamais conspirateurs ne procédèrent avec plus de légèreté, d'imprudence et de maladresse.
Il suffisait qu'un homme fût mécontent pour qu'on lui fit immédiatement des offres. Une plainte, un murmure semblait autoriser les confidences les plus dangereuses. Tout officier qui se plaignait de ne pas avoir obtenu l'avancement auquel il se croyait le droit de prétendre était entouré, fêté, ébloui de promesses magnifiques. Un soldat qui se laissait régaler dans un cabaret, en proférant quelques injures à l'adresse de ses chefs, voyait aussitôt porter son nom sur la liste des conspirateurs les plus intrépides. Deux canons, fondus à Anvers pour compte des conjurés, furent expédiés à Bruxelles par le chemin de fer de l'Etat ! Les boulets destinés à ces canons furent fondus avec si peu de mystère que le général Buzen put y assister sous un déguisement. Le secret de la conjuration était, dans toute la force des termes, le secret de la comédie. Le gouvernement, mis au courant par des révélations spontanées, laissa conduire l'intrigue jusqu'au jour où il eut sous la main des pièces de conviction suffisantes pour motiver l'intervention de la justice criminelle.
Les moyens d'exécution n'ont jamais été clairement indiqués par les chefs du complot. S'il faut ajouter foi à quelques dépositions recueillies dans l'enquête judiciaire, on aurait mis le feu au magasin qui renfermait les fourrages de la garnison de la capitale ; les soldats seraient accourus sans armes pour éteindre l'incendie ; pendant leur absence, on se serait emparé des casernes, des fusils et des munitions (page 94) ; on aurait mis en état d'arrestation les principaux dépositaires de l'autorité publique ; on aurait agi de la même manière à l'égard des membres de la famille royale, et finalement on aurait proclamé l'avènement de Guillaume II, l'union politique de la Belgique et de la Hollande, avec une simple séparation administrative.
L'intervention de quelques agents de police suffit pour, dissiper ces rêves de cerveaux malades. Cette ridicule échauffourée, que le peuple nomma « la conspiration des paniers percés, » se termina par une condamnation en cour d'assises.
Ce n'étaient pas les menées des orangistes que le ministère devait redouter. Il avait des ennemis à la fois plus nombreux et plus habiles. Désormais enveloppé dans la guerre faite aux catholiques, il se trouvait, au sein des Chambres aussi bien que dans la presse, en présence d'une opposition vive et compacte.
La lutte dont nous avons déjà signalé la tendance et la marche (Voyez t. I, p. 260 et suiv., t II, p. 248 et suiv.) s'était ranimée avec une vigueur nouvelle. Déçus des espérances qu'ils avaient fondées sur l'avènement du cabinet de 1840, les chefs du libéralisme extrême s'étaient empressés de réchauffer leur propagande à l'aide de griefs nouveaux. A l'épouvantail de t-l'influence occulte ils ajoutèrent la dîme et la main-morte.
Dans les derniers mois de 1840, on avait réimprimé à Namur un livre intitulé Explication des premières vérités de la religion, ordinairement désigné sous le nom de Grand catéchisme de Namur. Comme tous les ouvrages de ce genre publiés au dix-huitième siècle, celui-ci renfermait plusieurs passages sur l'obligation de payer la dîme à l'Église. Le chef du diocèse n'avait ni approuvé ni autorisé la réimpression du catéchisme. De même que pour les nombreuses éditions publiées depuis cinquante ans, on s'était servi de l'imprimatur de 1796.
Poussant aussitôt un cri d'alarme, la presse ultralibérale affecta de redouter le rétablissement de la dîme au profit du clergé belge du dix-neuvième siècle ! Le moyen semblait admirablement choisi pour jeter le trouble et l'inquiétude dans les campagnes, où les représentants catholiques comptaient un nombre considérable d'électeurs fidèles. La manœuvre fut exploitée sur une vaste échelle. On inonda les villages (page 95) de journaux et de libelles annonçant le rétablissement de la dîme comme une preuve nouvelle de l'incorrigible rapacité du clergé. Des émissaires, chargés de commenter ces mensonges et d'accroître le nombre des dupes, parcoururent toutes les communes populeuses. On vit même des propriétaires, intimement convaincus de l'impossibilité absolue du rétablissement de la dîme, insérer dans les baux une clause portant que le fermier n'aurait aucun recours contre le bailleur, « en cas que la dîme fut rétablie par les Évêques. » Aveugles volontaires, ils voulaient ébranler l'autorité morale du prêtre, affaiblir les croyances religieuses des masses, au moment où les ennemis de la société préparaient ces théories anarchiques et sauvages dont la révolution de février a été la première et faible manifestation !
La ruse était grossière, mais elle n'en fit pas moins des dupes. Il fallut que l'évêque de Namur adressât au clergé de son diocèse, avec ordre de la lire dans toutes les églises, une circulaire annonçant qu'il n'avait jamais songé, pas plus que ses collègues de l'épiscopat, au rétablissement de la dîme. « La réimpression du grand catéchisme, disait le vénérable prélat, s'est faite sans notre participation et même à notre insu. S'il est dit dans le titre nouvelle édition corrigée, ce titre lui-même a été emprunté aux éditions précédentes. Il suffit d'ouvrir ce livre pour voir qu'il ne porte pas d'autre approbation que celle de 1796 ; il suffit d'une simple confrontation des textes pour s'assurer qu'il n'est que la reproduction sans changement aucun, de cette édition de 1796, sauf que l'imprimeur y a mis, comme de coutume, le millésime de l'année courante. Tel est cependant le fait dont certaines personnes et certains journaux se sont emparés, pour répandre un bruit absurde auquel ils ne croient pas eux-mêmes, et pour semer ainsi le trouble et l'inquiétude dans les esprits... Nous chargeons MM. les curés de déclarer formellement de notre part, en toute occasion, comme nous déclarons ici nous-même, que nous n'avons jamais eu l'intention de rétablir le paiement de la dîme et que cette pensée ne nous est jamais venue à l'esprit... » (Journ. hist. et litt., t. VIII (1841), p. 67). La déclaration était nette, précise et formelle ; mais, nous l'avons déjà dit, les partis politiques ne se laissent pas aisément arracher leurs griefs imaginaires. Même au diocèse de Namur, la dîme (page 96) continua à figurer parmi les armes électorales. Bien plus : un représentant de Bruxelles eut le triste courage de reproduire cette accusation absurde dans l'enceinte de la Chambre ! (Voy. les discours de MM. Brabant et Verhaegen, dans la séance de la Chambre des Représentants du 2 décembre 1841). (Note de bas de page : Plusieurs prélats imitèrent l'exemple donné par leur collègue de Namur. Dans son mandement de carême de 1842, Mgr l'évêque de Gand disait : « Le clergé ne désire pas l'impôt des dîmes ; il n'en veut même pas, et il serait le premier à réclamer, si, ce qui est impossible, le projet de leur rétablissement venait à être conçu. »)
La dîme fut suivie de la main-morte. La dîme et la main-morte, c'était le rétablissement de l'ancien régime rêvé par une coalition de nobles et de prêtres !
Le prétexte de ce nouveau grief était tout aussi futile.
Dans la séance de la Chambre des Représentants du 10 février 1841, MM. Brabant et Dubus avaient fait la proposition de conférer à l'université catholique de Louvain la qualité et les droits de personne civile. Renvoyé à l'examen des sections, ce projet y avait reçu un assentiment à peu près unanime ; seulement, pour enlever tout prétexte à des insinuations malveillantes, et aussi pour garantir les droits du trésor, la section centrale avait limité le taux du revenu et frappé les propriétés à acquérir d'un impôt exceptionnel de 4 p. c.. Réduite à ces proportions étroites, la demande était si peu dangereuse que le ministère de 1840, dont les sympathies libérales n'étaient nullement douteuses, avait résolu de ne pas lui susciter l'obstacle de l'influence gouvernementale.
(Note de bas de page) Voici le projet de loi.
« Art. 1er. L'université établie à Louvain, dont l'acte d'érection est annexé à la présente loi, est déclaré personne civile.
« Art. 2. Cet établissement ne peut acquérir, soit à titre onéreux, soit à titre gratuit, n’aliéner les biens acquis, qu'en vertu d'une autorisation spéciale du roi.
« Art. 3. Les dons et legs seront acceptés, les acquisitions et les aliénations faites et les actions judiciaires suivies, au nom de l'université, par le recteur, ou, à son défaut, par le vice-recteur.
« Art. 4 : Indépendamment de la contribution ordinaire, il sera perçu annuellement, au profit du trésor public, sur les immeubles acquis par cet établissement, quatre pour cent du revenu fixé par la matrice du rôle.
« Art. 5. Lorsque les acquisitions autorisées en vertu de la présente loi auront constitué, au profit de l'université, un revenu de 300,000 francs en biens de toute nature, il ne pourra être accordé d'autorisation ultérieure. Cette dotation ne pourra comprendre des biens immeubles que jusqu'à concurrence de 150,000 francs en revenus fixés par la matrice du rôle.
« Art. 6. Les deux articles précédents ne sont pas applicables aux bâtiments qui seraient acquis pour être affectés au service de l'université ou des pédagogies. »
Voici la répartition des votes dans les sections de la Chambre : 1ère Section : La proposition est adoptée à l'unanimité des 6 membres présents. 2ème Section : Adoptée par 6 membres ; 3 s'abstiennent. 3ème Section : Adoptée par 6 voix contre 2. 4ème section : Adoptée à l'unanimité des 5 membres présents. 5ème Section : Adoptée par 7 voix contre 2. 6ème Section : Adoptée par 6 voix contre 1 (Voy. Documents imprimés par ordre de la Chambre, 1840-1841, n°170). (Fin de la note)
(page 97) La pensée d'attribuer à un grand établissement national la qualité de personne civile était en réalité très simple, très naturelle et surtout très inoffensive. Les universités de Liége et de Gand étaient largement dotées par le trésor public ; le budget de 1841 contenait pour elles un crédit de 606,800 francs, et cette somme énorme ne comprenait pas même les pensions assez élevées que l'État payait à d'anciens membres du corps professoral. L'université de Bruxelles, établie dans la capitale, au milieu de conditions économiques impossibles à réaliser en province, prélevait annuellement 40,000 francs sur les deniers des contribuables (Voyez. Quelques mots sur la proposition de MM. Dubus et Brabant, p. 34. Louvain, Vanlinthout, 1841) Placée dans une ville secondaire, l'université catholique était la seule qui ne demandât rien aux finances de l'État et de la province. Vivant de subsides librement fournis par les catholiques, elle rendait au pays des services immenses et gratuits. La proposition de MM. Brabant et Dubus n'avait d'autre but que de donner une position plus stable à un établissement, qui faisait honneur à la Belgique et qui, sans contredit, était le résultat le plus important que la liberté d'enseignement eût produit dans nos provinces.
Dans tous les pays et à toutes les époques, l’esprit de parti est ingénieux à grossir et à dénaturer les faits qui lui portent ombrage ; mais c'est surtout en Belgique que cette puissance d'exagération se manifeste dans les luttes politiques. La proposition de MM. Dubus et Brabant eut un immense retentissement dans la presse. Elle devint un sujet de colère pour les uns, un objet de terreur pour les autres. Le moyen-âge allait reparaître, avec toutes ses iniquités et tous ses privilèges ; des propriétés incommensurables allaient être soustraites à la circulation ; le sol national allait être frappé d'une immobilité stérile ; les corporations anéanties en 1789 allaient revivre et s'emparer de toutes les richesses ; le trésor allait perdre ses ressources indispensables ; la Constitution allait être violée dans ses dispositions fondamentales ; la liberté d'enseignement allait elle-même recevoir une atteinte irréparable ! La proposition de MM. Dubus et Brabant était la résurrection de (page 98) la main-morte, l'abandon des grands principes de 1789, la réhabilitation de l'ancien régime ! Et ces exagérations, ces craintes absurdes ne se produisaient pas seulement dans les colonnes des journaux politiques ; sous une forme plus ou moins déguisée, plus ou moins adoucie, elles se manifestaient dans les adresses des conseils communaux de quelques villes qui, sortant encore une fois du cercle de leurs attributions, avaient cru devoir adresser des plaintes à la Chambre des Représentants (Voy. les adresses des conseils communaux de Gand et de Liége, à la suite de la brochure intitulée : Quelques mots sur la main-morte. Bruxelles, 1841.)
Pas un atome de vérité ne se trouvait au fond de ces clameurs étourdissantes. Ceux qui se plaignaient de la résurrection de la main-morte ne pouvaient ignorer qu'ils vivaient depuis leur enfance au milieu de milliers d'établissements de main-morte disséminés dans tous les districts du royaume. La personnification civile appartenait aux communes, aux bureaux de bienfaisance, aux fabriques d'église, aux séminaires, aux fondations de bourses d'études, aux hospices. Le moyen âge n'allait pas reparaître parce que, parmi quinze à vingt mille personnes civiles, on demandait place pour une personne civile de plus.
La Constitution n'était violée en aucune manière. La liberté d'association, pas plus que la liberté d'enseignement, n'était en cause. Le Congrès national a proclamé les libertés d'association et d'enseignement, mais il laisse au législateur ordinaire la faculté d'accorder ou de refuser la personnification civile. Est-ce que le droit d'acquérir des immeubles accordé à l'université de Louvain empêchait la fondation d'écoles ou de sociétés nouvelles ? Est-ce que, le lendemain du jour où cette faculté aurait été accordée à l'institution catholique, les autres établissements se seraient trouvés dans la nécessité de produire des certificats de capacité avant de pouvoir ouvrir leurs chaires ? Il était tout aussi puéril de parler de l'absorption du sol national, puisque le maximum du revenu immobilier était fixé à 150,000 francs de rente. Il était absurde de protester contre la spoliation du trésor, puisque l'impôt extraordinaire de 4 % suffisait amplement pour tenir lieu des droits de mutation. Il était odieux de crier au monopole, puisque la lice restait largement ouverte à toutes les concurrences. L'université de Louvain ne demandait autre chose que de pouvoir vivre un jour (page 99) de ses revenus, comme elle vivait actuellement des subsides fournis par les catholiques.
Les gouvernements les plus jaloux de leur autorité, les plus ombrageux à l'endroit de l'influence religieuse, n'ont jamais refusé aux établissements d'utilité publique, issus de l'esprit d'association, le droit de posséder et d'acquérir des immeubles. En France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie même, les souverains se sont contentés de régler l'exercice de ce droit de telle manière que, dans son application, il soit sans danger pour l'État, pour le trésor public et pour les familles, L'université catholique offrait incontestablement et au plus haut degré le caractère d'un établissement d'utilité publique. Ainsi que le disaient les auteurs de la proposition, « elle avait réalisé les espérances qu'en avaient conçues les amis de la liberté d'enseignement et du progrès des sciences. Son organisation des plus complètes, le principe éminemment social sur lequel elle s'appuyait, la sagesse de ses règlements, les études fortes et solides qui en étaient la conséquence, lui avaient mérité la confiance des pères de famille. Les nombreuses admissions de ses élèves aux grades académiques attestaient ses succès et les services qu'elle rendait à l'État » (Moniteur du 12 et du 17 février 1841). Sans demander une obole au trésor public, elle fournissait chaque année une instruction élevée et solide à des centaines d'élèves appartenant à toutes les classes de la société. Son caractère d'institution d'utilité publique s'était manifesté à la dernière évidence, et tout homme non prévenu avouera que la section centrale de la Chambre avait pris des précautions plus que suffisantes pour écarter tous les abus éventuels de la personnification civile. Nécessité d'un arrêté royal pour chaque acquisition, paiement d'un impôt extraordinaire, limitation du revenu total, limitation des acquêts immobiliers : que pouvait exiger de plus l'administrateur le plus jaloux de l'influence gouvernementale ? Aucune législation européenne ne renfermait des garanties analogues.
Par une inconcevable aberration de l'esprit de parti, une mesure destinée à garantir l'exercice de la liberté d'enseignement, à rendre cette liberté efficace et féconde, à maintenir une émulation large et généreuse dans la sphère de l'instruction supérieure, était représentée (page 100) comme un premier pas en arrière dans les voies du privilège et du monopole. « La liberté d'enseignement est garantie par la Constitution, disait le rapporteur de la section centrale, et tous nous voulons qu'elle soit réelle. Cependant quand deux établissements sont richement dotés, et qu'à côté d'eux s'élève un établissement libre, dont l'existence n'est point assurée, dont les ressources ne sont pas positives, la liberté existe-t-elle de fait, en ce sens qu'elle puisse produire tous les résultats que le pays attend d'une véritable émulation ? Est-ce donc entraver la liberté ou la seconder, que de proposer des garanties d'existence et de stabilité pour un établissement dont nous avons démontré la haute utilité, et qui est destiné à produire, dans l'intérêt même des études, cette émulation véritable ? On conçoit l'opposition que rencontrerait une proposition tendant à demander au trésor de l'État la dot d'une institution privée et rivale de ses établissements ; mais ici on ne demande aucun sacrifice à l'État. On demande simplement que la législature, comme elle en a le droit, permette à ceux qui ont fondé un établissement d'utilité publique, de l'asseoir sur des bases définitives, pour rentrer ainsi dans les véritables conditions de la liberté. » (Rapport de M. de Decker au nom de la section centrale, p. 7). La personnification civile de l'université catholique était sans danger pour les universités de l'État ; elle ne mettait aucunement obstacle à ce que celles-ci continuassent à recevoir chaque année du budget une dotation bien supérieure. Elle ne détruisait pas davantage l'égalité de position entre l'université de Louvain et l'université libre de Bruxelles, puisque celle-ci était parfaitement en droit de solliciter une faveur identique. La résurrection de la main-morte n'était qu'un épouvantail dont on se servait pour alarmer et agiter les masses (On trouve une réponse péremptoire à toutes les objections dans un écrit remarquable intitulé : Examen de la proposition de MM. Dubus et Brabant, tendant à conférer à l'université catholique de Louvain la qualité de personne civile. Louvain, octobre 1841).
Malheureusement la question fut étrangement dénaturée par la presse. Une foule de moyens furent mis en œuvre pour égarer l'opinion publique. Un pamphlétaire de Liège alla jusqu'à prétendre que les collectes annuelles pour l'université de Louvain dépassaient 1,400,000 fr. L'université ayant déjà amassé un capital de plus de vingt-quatre millions (page 101) il était bien temps, disait-il, « qu'elle cessât de disputer un morceau de pain aux pauvres. » (Journ. hist. et litt., 1841, p.24). On fit si bien qu'on réussit à produire une agitation factice. Le ministère s'alarma ; l'influence du nonce apostolique, Mgr Fornari, lui-même circonvenu par des suggestions intéressées, se fit sentir, et les évêques, par amour de la paix, déclarèrent renoncer à la mesure que les Chambres se montraient disposées à prendre dans l'intérêt de l'université catholique. Par un mouvement libre et plein de générosité, ils abandonnèrent une pensée grande et féconde, dont la réalisation, tout en prêtant une force nouvelle au principe de la liberté d'enseignement, eût épargné à l'État lui-même, dans un avenir plus ou moins éloigné, bien des embarras et des discussions irritantes (Note de bas de page : Déjà dans son programme communiqué aux gouverneurs de province, M. Nothomb avait manifesté l'intention de solliciter l'abandon de la proposition Brabant-Dubus. On y lisait : « Une proposition qui se rattache à l'exercice de la liberté de l'enseignement a, dans ces derniers temps ; excité de vives préoccupations ; sans rien préjuger sur le fond de cette proposition, le désir du gouvernement est qu'elle ne soit discutée qu'à l'époque où l'organisation de l'instruction publique recevra son complément. Cet ajournement, nous avons lieu de le croire, ne rencontrera pas d'obstacle. Si définitivement il venait à être reconnu que cette proposition, faite d'ailleurs dans des intentions louables, renferme des dangers, elle serait, nous en avons la conviction, abandonnée par ceux-là mêmes qui croient en avoir besoin. »)
Du reste, la dîme et la main-morte, ces épouvantails si bruyamment annoncés, si largement exploités par la presse, n'étaient que des prétextes. Après comme avant le retrait de la proposition, les ministres et les catholiques se trouvèrent en face des mêmes rancunes, aux prises avec les mêmes passions, en butte aux mêmes attaques. On cherchait à déconsidérer le cabinet, parce qu'il avait eu le courage de prendre la place de l'administration précédente ; on voulait briser l'influence des catholiques, parce que leur présence aux Chambres faisait obstacle à l'avènement d'un ministère libéral homogène : Momentanément privée de la dîme et de la main-morte, l'influence occulte ne tarda pas à trouver un nouveau renfort dans les lois réactionnaires. Ces lois, qui occupent une large place dans la polémique du temps, méritent une mention spéciale.
Par une circulaire datée du 19 mars 1841, M. Liedts, ministre de (page 102) l'Intérieur dans le cabinet précédent, avait appelé l'attention des gouverneurs des provinces sur les conséquences pratiques du mode de nomination des bourgmestres et des échevins, introduit par la loi communale de 1836. « Plusieurs circonstances d'une nature assez grave, disait le ministre, ont été portées à ma connaissance… L'expérience doit vous avoir appris, avec précision et par des circonstances matérielles, si le mode de nomination consacré par la loi laisse aux bourgmestres et aux échevins la faculté de remplir, avec tout le zèle désirable, leurs fonctions en ce qui concerne la police, ou s'il n'est point de nature à paralyser l'indépendance de ces fonctions. » Il priait en conséquence les gouverneurs des neuf provinces de réunir en faisceau tous les cas dans lesquels la mollesse ou l'inertie des chefs des administrations locales devait être attribuée à la crainte de mécontenter les électeurs. « Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, d'insister sur les dangers d'une législation sous l'empire de laquelle des faits de l'espèce peuvent s'accomplir. » (Voy. le texte de la circulaire au Moniteur du 12 mai 1842, Suppl.)
Une enquête sévère fut la conséquence de cette circulaire ministérielle. Tous les commissaires d'arrondissement furent consultés sur la question de savoir s'il n'y avait pas lieu de remédier, par une disposition législative, à certains inconvénients signalés dans la marche des administrations communales. Ces fonctionnaires, que leur position mettait parfaitement en mesure de seconder les vues du gouvernement, recueillirent les avis des autorités locales, constatèrent les abus, recherchèrent les causes et indiquèrent le remède. Leurs rapports, résumés et examinés par les gouverneurs, arrivèrent au département de l'Intérieur lorsque M. Liedts n'était plus ministre.
Les autorités provinciales étaient à peu près unanimes à demander une réforme sérieuse. Un gouverneur était membre de la Chambre et avait été, à ce titre, dispensé de répondre. Parmi les huit autres, sept déclarèrent qu'il était urgent d'accorder au roi la faculté de choisir, au moins dans certains cas, le bourgmestre hors du conseil communal. Le gouverneur ad intérim du Luxembourg fut seul d'avis que, dans sa province, la nécessité d'un changement dans le mode de nomination des chefs de l'autorité locale ne se faisait guère sentir. Partout ailleurs un grand nombre de bourgmestres s'étaient beaucoup trop préoccupés (page 103) de l'éventualité de leur réélection, et, par suite, de la crainte de mécontenter les électeurs influents de la commune. L'exécution des lois et des règlements sur la police, sur les chemins vicinaux, sur la chasse, sur la milice, sur la garde civique, sur la fermeture des cabarets, s'était mainte fois ressentie de cette préoccupation dangereuse (Note de bas de page : L'enquête administrative se trouve au Moniteur du 12 mai 1842. 2e et 3e Suppl.)
Éclairé par l'enquête ouverte sous les auspices de l'administration de 1840, M. Nothomb, de même que son prédécesseur, croyait que la part de la prérogative royale devait être renforcée dans la nomination des chefs de la commune. Le 24 janvier 1842, il présenta à la Chambre des Représentants un projet de loi autorisant le chef de l'État à nommer le bourgmestre hors du conseil parmi les électeurs de la localité. Il ne voulait pas anéantir le mode de nomination consacré par la loi de 1836 ; il demandait simplement que le roi fût investi du pouvoir de choisir exceptionnellement le bourgmestre parmi les électeurs, « pour des motifs graves, la députation permanente du conseil provincial entendue. » L'exposé des motifs disait, et cette déclaration fut plusieurs fois répétée dans le cours des débats : « Il s'agit de conférer au gouvernement la faculté de sortir des limites étroites que la loi actuelle a établies ; mais les cas où il sera amené à en faire usage seront nécessairement très rares. Pour user de l'exception, il faudra à la fois que la nécessité en soit constatée et le succès certain. Ce serait se tromper que de croire que l'exception puisse devenir la règle générale. Ce qu'il faut voir avant tout dans la mesure proposée, c'est l'effet moral. On ne forcera pas le gouvernement à recourir à l'arme qu'on lui donne, précisément parce que l'on saura qu'il n'est point désarmé. » Le ministre ne cherchait pas davantage à assurer au bourgmestre nommé hors du conseil une prépondérance quelconque dans le sein de ce corps électif. L'élu du gouvernement obtenait voix délibérative dans le collège échevinal ; mais, comme président du conseil communal, le projet ne lui attribuait que voix consultative dans toutes les matières d'un intérêt exclusivement local. On le voit : M. Nothomb était loin de réduire les franchises communales aux limites étroites du projet élaboré sous les auspices du ministère libéral de 1832 (Voy. le projet et l'exposé des motifs au Moniteur du 29 janvier 1842).
(page 104) Il eût mieux valu, peut-être, ne pas toucher à la loi de 1836. Des abus incontestables s'étaient manifestés dans huit provinces ; ces abus étaient graves, et la pensée de les extirper devait naturellement se présenter à l'esprit du ministre de l'Intérieur, chargé de maintenir le respect de la loi et la dignité du pouvoir à tous les degrés de la hiérarchie administrative. Mais n'était-il pas préférable d'attendre les leçons d'une expérience plus longue, plus décisive ? Six années à peine s'étaient écoulées depuis la mise en vigueur de la législation nouvelle. Rien ne prouvait que l'action de la conscience publique, successivement manifestée dans les résultats du scrutin électoral, n'eût pas suffi pour réduire le nombre et la gravité des abus dont on se plaignait à juste titre. L'instabilité de la législation offre aussi des désavantages qu'un gouvernement éclairé ne doit jamais perdre de vue.
L'opportunité de la présentation du projet était contestable ; mais l'opposition, toujours à la recherche de griefs nouveaux, n'eut garde de placer le débat sur le terrain des faits et de l'expérience. Le projet du ministère fut représenté comme le premier symptôme d'une redoutable conspiration que le parti rétrograde avait ourdie contre toutes les libertés chères aux Belges, Chose étrange ! les hommes qui, en 1834, voulaient accorder au roi la faculté de nommer le bourgmestre, non seulement hors du conseil, mais même hors de la commune ; ceux qui, à cette époque, attribuaient au chef de l'État, non seulement le droit de destituer le bourgmestre et les échevins, mais même le pouvoir exorbitant de dissoudre les conseils communaux et de les remplacer par des commissions provisoires ; en un mot, ceux qui rêvaient alors l'omnipotence du pouvoir central, étaient aujourd'hui les premiers à jeter la pierre aux ministres. Comme toujours, la presse se fit un devoir de grossir les faits, d'alarmer et d'agiter les masses. Les franchises communales allaient disparaître sous les trames d'une faction liberticide ; l'œuvre de 1830 allait être ébranlée dans ses bases, parce que M. Nothomb réclamait pour le roi la faculté exceptionnelle de nommer le bourgmestre hors du conseil, parmi les électeurs de la commune, lorsque « des motifs graves » rendraient cette mesure indispensable ! Vue à travers le prisme des passions politiques, la solution d'un point de droit administratif se transformait en attentat contre la souveraineté nationale.
Au sein des Chambres, les débats furent longs, passionnés et parfois (page 105) orageux. La Chambre des Représentants y consacra dix-huit séances. On vit reparaître les dissidences qui avaient rendu les discussions de la loi communale si longues, si confuses, si incohérentes, et plusieurs orateurs reproduisirent des systèmes successivement écartés en 1836. Mais l'intérêt principal du débat se concentra sur les attaques vives et habiles des chefs de l'opposition. Oubliant que la commune conservait toutes les attributions, toutes les libertés que lui donnaient les lois précédentes ; oubliant surtout que la faculté réclamée par le cabinet était, de sa nature même, une mesure exceptionnelle, plusieurs députés affectèrent de voir le tombeau des franchises locales dans une simple prérogative administrative donnée à des ministres responsables. M. Nothomb Jlur répondit en quelques mots qui résumaient parfaitement la nature et la portée de la loi nouvelle. « Le but de la loi, disait-il, tient à une idée morale : c'est qu'il faut que le bourgmestre nommé dans le conseil sache qu'il peut rester bourgmestre, quoiqu'il ne soit pas réélu membre du conseil… Pour que ce but soit atteint, pour que cette pensée morale soit réalisée, il n'est pas nécessaire. que le gouvernement fasse à chaque instant usage de la faculté qui lui est donnée ; il faut seulement que la faculté existe, que la possibilité de l'exercice de cette faculté soit connue… Il est de l'intérêt du gouvernement de faire l'usage le plus sobre, le plus circonspect de la faculté qu'il vous demande. » La Chambre accueillit ces raisons et adopta le projet par 51 voix contre 35. Le Sénat ne tarda pas à en faire autant par 34 voix contre 7.
(Note de bas de page) Ainsi que nous l'avons dit, de notables dissidences se manifestèrent dans le cours des débats. La loi votée par les Chambres n'est pas la reproduction textuelle du projet déposé par M. Nothomb. Le ministre demandait l'autorisation de nommer le bourgmestre hors du conseil, « pour motifs graves, la députation permanente du conseil provincial entendue. » La section centrale de la Chambre des Représentants supprima les mots pour motifs graves, parce que, disait-elle, ils ne donnaient par eux-mêmes aucune garantie et que, de plus, le choix ainsi motivé serait nécessairement blessant pour le conseil communal. Elle supprima de même l'obligation de prendre l'avis de la députation permanente, afin d'éviter les conflits toujours fâcheux entre le gouverneur, représentant du pouvoir central, et la députation provinciale, déléguée de l'élément populaire. Elle trouvait des garanties suffisantes dans la responsabilité ministérielle, la nature exceptionnelle de la mesure, et surtout dans l'influence dont le bourgmestre a besoin pour remplir convenablement son mandat. - Dans la séance du 14 mai, M. Malou avait déposé un amendement destiné à déclarer incompatibles les qualités de conseiller communal et les fonctions de bourgmestre ; mais cet amendement, accueilli par la section centrale, fut repoussé par la Chambre. - La loi fut promulguée le 30 juin 1842. Elle renferme, outre la faculté de nommer le bourgmestre hors du conseil, une disposition très importante ayant pour but d'attribuer au bourgmestre seul l'exécution des lois et des règlements de police, à moins que, sous sa responsabilité, il n'ait délégué ce pouvoir à l'un des échevins (Voy. le Moniteur du 25 et du 29 janvier, du 18 février et du 22 mars, du 12 au 31 mai, et du 1er au 10 juin 1842) (Fin de la note).
(page 106) Dans le cours de ces longs débats, une autre proposition, qui obtint aussi un grand retentissement dans la presse et devint l'objet d'une loi séparée, avait été faite par le comte de Theux.
Le système du fractionnement sert de base à nos lois électorales. Les membres des Chambres sont élus par arrondissement ; la représentation provinciale est élue par canton. M. de Theux voulait que, de la même manière, la représentation communale fût élue par les diverses sections de la commune. Il proposait d'accorder à chaque quartier des villes le droit d'élire un nombre de conseillers en rapport avec le chiffre de sa population. Comme les conseils communaux, dans l'esprit de la Constitution, ne doivent s'occuper que d'intérêts administratifs et locaux, il lui semblait juste et rationnel de fournir à tous les besoins, souvent très divers d'un quartier à l'autre, une représentation réelle et proportionnée à leur importance. C'était l'application d'un système qui, depuis dix ans, fonctionnait sans inconvénient en France. Là aussi on avait voulu atténuer les effets de ces coalitions électorales de deux ou trois quartiers populeux, toujours faciles à former, mais toujours funestes aux intérêts collectifs de la communauté. L'Angleterre, sous le ministère de lord J. Russell, était entrée dans la même voie, et les deux chefs de l'opposition, lord Stanley et Robert Peel, y avaient applaudi de toutes leurs forces. Ces deux hommes d'État firent loyalement l'aveu qu'il était utile, juste, nécessaire, de donner à tous les intérêts locaux la faculté de faire entendre leur voix au sein de la magistrature communale.
En cherchant à faire passer cette règle dans les lois belges, M. de Theux n'avait d'autre mobile que le désir de rendre sincère et complète une représentation qui, dans l'économie de notre droit constitutionnel, ne doit offrir aucun caractère politique. En fait, l'électeur, obligé de voter par des scrutins de listes pouvant contenir jusqu'à trente noms, est privé de toute liberté réelle. A moins qu'il ne veuille (page 197) annuler son suffrage, îl est presque toujours obligé d'adopter une liste toute faite. Les inconvénients attachés à ce régime étaient si bien connus que, plus d'une fois, les Chambres avaient été saisies de demandes d'érection de communes nouvelles, parce que certaines sections ne parvenaient pas à se faire représenter d'une manière convenable. Sans doute, avec le fractionnement du collège électoral de la commune, les coalitions sont encore possibles ; mais la minorité de la ville a du moins la certitude de faire entendre sa voix. C'est en vain qu'on allègue contre ce système l'apparition inévitable des intérêts rivaux de la localité. Ce sont précisément ces intérêts qui doivent apparaître dans la représentation locale.
Par malheur, depuis la crise ministérielle de 1840, la politique s'était glissée dans les délibérations de l'hôtel de ville. Au lieu de nommer des hommes chargés de la gestion des intérêts administratifs de la localité, on nommait des coreligionnaires politiques, disposés à prêter à leurs partisans l'appui de l'influence officielle dans les luttes électorales pour la province et pour les Chambres. Au lieu de se renfermer dans le cercle de leurs attributions administratives, plusieurs conseils communaux votaient des adresses, bravaient les Chambres et donnaient des leçons à la couronne. Il était naturel que, dans ces circonstances, la proposition de M. de Theux fût complètement dénaturée sur les bancs de l'opposition et dans la presse. C'était en vain que l'ex-ministre, avec cette loyauté qui le caractérise, protestait de la pureté de ses intentions et déclarait n'avoir en vue qu'une réforme purement administrative. On l'accusait de n'avoir d'autre mobile, d'autre désir, d'autre but que d'introduire une minorité catholique dans les conseils libéraux des grandes villes. Comme si les opinions politiques se répartissaient par quartier et par rue, à peu près comme la police, les marchés et les eaux potables !
La majorité de la Chambre des Représentants fut à la fois plus éclairée et plus juste. Malgré les clameurs de l'opposition et les menaces de la presse, elle adopta le système proposé par M. de Theux, après y avoir introduit quelques changements d'une importance secondaire (La Chambre vota la loi, par 48 voix coutre 38 ; le Sénat, par 26 contre 15 (Voy. le Moniteur du 15 du 21 mai, du 10 au 18, du 25 et du 26 juin 1842).
On conçoit sans peine que ces échecs successifs n'étaient pas de (page 108) nature à calmer l'ardeur des hommes qui enveloppaient le ministère et les catholiques dans une haine commune. Chaque jour allongeait la liste des griefs qu'ils alléguaient à l'appui de leurs plaintes incessantes. Jadis, ils avaient l'influence occulte, la domination sacerdotale et l'Encyclique de 1832. Plus tard, ils avaient découvert la dîme et la résurrection de la main-morte. Aujourd'hui, ils possédaient de plus le grief des Lois réactionnaires. C'est en effet sous cette dénomination si peu juste, si peu loyale, qu'on désignera désormais les deux lois que nous venons d'analyser.
Cependant, au sein des Chambres, le ministère continuait à recevoir un appui plus que suffisant pour gouverner avec l'énergie et la dignité que réclamaient les circonstances. Le chef du cabinet occupait une position d'autant plus favorable que, pour justifier son attitude politique, il pouvait se borner à invoquer les propres antécédents de ses adversaires. Resté fidèle au drapeau de l'union, continuant à gouverner à l'aide d'une majorité mixte, il se trouvait en face d'adversaires qui, pendant dix années, avaient eux-mêmes repoussé les maximes intolérantes qu'ils inscrivaient aujourd'hui sur leur bannière. Aussi ne trouve-t-on pas, dans nos annales parlementaires, une session aussi fructueuse, aussi bien remplie que celle qui suivit l'avènement du ministère de 1841. Indépendamment des actes très importants que nous avons analysés, les Chambres votèrent des lois sur la réparation des pertes occasionnées par les événements de guerre de la révolution, sur l'institution des conseils de prud'hommes, sur les distilleries, sur les rapports commerciaux avec la France et sur l'exécution de plusieurs travaux d'utilité générale, Mais l'acte le plus considérable de la session fut incontestablement le vote d'une loi sur l'enseignement primaire, question vitale pour le bonheur et le progrès moral des masses, problème immense qui dep.uis 1834 attendait vainement sa solution.
Ici un coup d'œil rétrospectif devient encore une fois indispensable.
Dans la sphère de l'instruction primaire, comme ailleurs, la destruction du monopole gouvernemental avait eu pour résultat de faire ressortir l'influence fécondante de la liberté. De 1830 à 1840, le nombre des enfants admis aux écoles primaires s'était accru de 160,000, c'est-à-dire de 92 pout cent, et le nombre des écoles elles-mêmes s'était élevé de 4,046 à 5,189 ; encore ce nombre ne comprenait-il pas (page 109) des centaines d'écoles dominicales établies dans la plupart des provinces. Au moment de la révolution, le nombre des enfants recevant J'instruction élémentaire était à celui des habitants du royaume dans la proportion de 1 à 14. Dix ans plus tard, ce nombre était dans la proportion de 1 à 9 et même, dans une province, celle de Namur, dans la proportion de 1 à 6.
Tandis que les écoles privées devenaient chaque jour plus nombreuses, les sommes destinées à l'instruction primaire suivaient une progression largement ascendante dans les budgets de l'État, des provinces et des communes. En dix ans, les subsides de l'État s'étaient élevés à 2,718,096 fr. ; c'était une distribution moyenne de plus de 270,000 fr. par année, c'est-à-dire, un tiers de plus que la somme consacrée à ce service dans les provinces méridionales des Pays-Bas. En 1840, les sommes payées par le trésor public, les provinces, les communes et les bureaux de bienfaisance s'étaient élevées, pour le traitement des instituteurs et pour une seule année, à près de 900,000 fr. : résultat d'autant plus remarquable que, sur le nombre total, il y avait 2,284 écoles privées qui ne recevaient aucun subside du trésor public. En comparant ces résultats aux faits qui se passaient, à la même époque, en Angleterre, en France, en Hollande et en Prusse, on s'aperçoit que la Belgique marchait à grands pas vers la hauteur où s'étaient placées les nations les plus renommées pour le perfectionnement de l'instruction primaire (Voy. les p. 99 et 375 à 394 du rapport décennal présenté aux Chambres le 28 janvier 1842, par le ministre de l'Intérieur (Note de bas de page : Bruxelles, Remy, 1842, in-8°). Voy, aussi le rapport fait au nom de la section centrale de la Chambre des Représentants par M. Dechamps, Moniteur du 21 août 1842. M. Dechamps a établi une comparaison complète entre la Belgique et les États voisins. En France, la proportion du nombre des élèves à celui des habitants était de 1 à 11 1/2 ; en Prusse de 1 à 8, en Angleterre de 1 à 27, en Hollande de 1 à 8,30). Et qu'on ne s'imagine pas que la libre concurrence, tout en multipliant le nombre des écoles, avait abaissé le niveau de l'enseignement. Pendant les deux années qui suivirent la révolution, il y eut un désordre momentané. Plusieurs communes, réagissant contre le monopole hollandais, supprimèrent les subsides portés à leur budget. Une foule d'excellents instituteurs furent sacrifiés comme orangistes. Mais cet égarement momentané, auquel les passions politiques n'étaient pas étrangères, fit bientôt place à des idées plus saines et plus équitables. Le mouvement de réparation et (page 110) de progrès fut surtout sensible à partir de l'organisation provinciale et communale de 1836. A côté des écoles primaires modèles fondées par le gouvernement néerlandais et maintenues par le gouvernement belge, plusieurs conseils provinciaux créèrent, soit des écoles normales proprement dites, soit des bourses d'étude destinées à fournir aux aspirants le moyen de puiser ailleurs une instruction convenable. On institua des jurys, des inspections, des concours, des épreuves pour les établissements subsidiés. Des efforts sérieux furent ainsi tentés pour le perfectionnement des méthodes, et l'État eut soin de subordonner désormais son assistance à des conditions sévères. Enfin le clergé, toujours si dévoué aux véritables intérêts du peuple, n'était pas resté en arrière. Encouragé par les subsides du gouvernement, il avait établi des écoles normales à St-Roch, à Bonne-Espérance, à St-Trond et ailleurs. Partout régnaient l'activité, l'émulation, la vie, le progrès (Note de bas de page : D'après des renseignements communiqués aux Chambres, sur la situation des écoles au 31 décembre 1841, 2,923 instituteurs suivaient la méthode d'enseignement simultané, 606 la méthode d'enseignement mutuel, et 2,003 la méthode d'enseignement individuel ; mais M. Dechamps a fait la remarque qu'on avait eu le tort de comprendre, dans ce dernier chiffre, ceux qui employaient une méthode mixte et ceux, assez nombreux, qui n'avaient pas fait connaître leur méthode).
Quand on jette un regard sur ce tableau déjà si bien rempli, on hésite d'abord à admettre la nécessité de l'intervention du législateur ; mais, quand on pénètre au fond des choses, on ne tarde pas à se convaincre des avantages d'une loi organique de l'enseignement primaire. L'article 17 de la Constitution exige que la loi règle elle-même l'enseignement donné aux frais de l'État, et il est difficile de ne pas comprendre sous cette dénomination l'enseignement donné aux frais des provinces et des communes. Les prescriptions constitutionnelles, toujours si importantes et si respectables, n'étaient pas complètement observées : des ordonnances provinciales et locales réglaient ce qui devait été réglé par la loi. D'un autre côté, il n'était pas inutile d'introduire l'uniformité dans les efforts tentés par les provinces et les communes. En faisant converger leur action parfois discordante vers un but commun et bien déterminé ; en prévenant les écarts, en signalant les écueils à éviter et les progrès à admettre, on devait nécessairement accroître l'importance des résultats. Une loi était désirable. (page 111) Mais quelle devait être cette loi ? Quelle était l'attitude que le gouvernement devait prendre pour concilier les droits de l'État avec le principe constitutionnel de la liberté d'enseignement ? Quelles étaient les mesures à prescrire pour conserver à l'instruction primaire ce caractère religieux et moral, sans lequel, de l'aveu de tout homme éclairé, elle ne tarde pas à devenir dangereuse pour le repos du corps social et le bonheur des classes inférieures ?
La solution de ces grands problèmes offrait des difficultés considérables.
Dans le gouvernement et dans les Chambres, sur les sièges de la majorité aussi bien que dans les rangs de l'opposition, tous voulaient que l'enseignement élémentaire fût avant tout religieux et moral. M. Nothomb et M. de Theux s'exprimaient à cet égard de la même manière que MM. Lebeau, Rogier et Verhaegen. Mais si l'enseignement primaire devait avoir ce caractère, il fallait nécessairement se procurer le concours des ministres du culte. Et comment obtenir ce concours sans sacrifier, soit les droits du pouvoir civil, soit les prérogatives constitutionnelles de l'autorité religieuse ? Comment éviter les conflits ? Comment garantir, dans cette sphère éminemment sociale, l'indépendance réciproque et les droits respectifs des deux puissances ? D'un autre côté, la Constitution proclame pour l'enseignement primaire, de même que pour l'instruction d'un degré plus élevé, le principe de la liberté la plus absolue, Ce principe, promptement transporté dans le domaine des faits, avait produit, depuis la révolution, les résultats immenses que nous avons signalés. Sous peine de méconnaître les vœux les plus manifestes du Congrès national, sous peine de violer la charte constitutionnelle, il fallait tenir compte des actes accomplis sous la protection du droit public ; il fallait, en un mot, non pas faire la guerre, mais, en tant que de besoin, suppléer à la liberté.
Le projet présenté en 1834 (Voy. t. II, p. 229) était beaucoup trop vague ; il offrait plutôt les apparences d'un programme que d'une loi. Il voulait que chaque commune possédât son école ; mais il ne disait pas ce qu'il convenait de faire lorsque des écoles privées avaient suffisamment satisfait à tous les besoins. Il exigeait que l'enfant pauvre reçut une instruction convenable ; mais il n'indiquait ni en quel endroit ni de (page 112) quelle manière cette obligation devait être remplie. Il proclamait l'enseignement inséparable de l'éducation religieuse et morale ; mais il gardait le silence sur le mode d'application de ce principe salutaire. Au lieu de résoudre un problème épineux, le projet se bornait à dire que l'enseignement de la religion serait donné sous la direction de ses ministres. L'intervention du gouvernement n'était réglée que d'une manière tout à fait insuffisante. On ne parlait de l'État que pour lui imposer l'obligation de fournir des subsides ; encore avait-on oublié d'indiquer comment et à quelles conditions ces subsides devaient être accordés. Ainsi que nous l'avons dit, le projet de 1834 pouvait servir de programme, de guide, de cadre ; mais il n'offrait aucun des caractères que doivent réunir les lois d'une application usuelle.
Toutes les lacunes étaient comblées, toutes les difficultés pratiques étaient heureusement résolues dans le nouveau projet élaboré par M. Nothomb (Note de bas de page : Les amendements au projet de 1834, présentés par M. Nothomb et qui forment tout un système nouveau, se trouvent au Moniteur du 1er juillet 1842.) L'esprit et la tendance du système qu'il offrait à la sanction de la législature, et que celle-ci admit à peu près sans modification, se révèlent parfaitement dans les lignes suivantes, empruntées au rapporteur de la section centrale de la Chambre des Représentants : «Nous n'avions pas à rechercher, disait M. Dechamps, quel principe doit servir de fondement à notre loi ; ce principe, c'est la liberté constitutionnelle de l'enseignement, liberté que non-seulement nous devons ne pas violer, mais dont nous devons avec sincérité favoriser le développement... Il ne s'agit pas de créer une instruction primaire en Belgique : elle existe aussi florissante que dans des pays qui ont acquis, sous ce rapport, une haute réputation. Il ne faut que corriger quelques abus, diriger le mouvement commencé, régulariser quelques positions prises, encourager les efforts déjà faits. L'État ne doit pas, en fondant lui-même partout des écoles, établir une concurrence organisée avec les écoles existantes ; il ne doit pas détruire, mais féconder ; son action ne doit pas dominer, elle n'est que supplétive et protectrice. » Après avoir analysé la législation de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la France et des États-Unis, pour prouver que dans tous ces pays le but du législateur avait été de rendre l'instruction primaire profondément religieuse ; après avoir invoqué, à l'appui de la (page 113) même thèse, l'opinion de M. Guizot, de. M. Villemain, de M. Cousin et de Robert Peel, M. Dechamps ajouta : « La question est de savoir si la législation de l'instruction primaire, en Belgique, doit former une exception parmi celles des peuples civilisés ; si l'éducation, c'est-à-dire, l'instruction religieuse et morale, doit être exclue de nos écoles, pour n'y laisser qu'une instruction mécanique et dérisoire ; si nos institutions et nos mœurs nous font une obligation, en Belgique, d'adopter pour base de notre système d'instruction les principes qui sont regardés dans tous les pays et par tous les hommes d'État que cette matière a préoccupés, comme subversifs de toute idée sociale, et comme devant ruiner à la longue toute moralité dans le peuple. Si cela était, ce serait l'accusation la plus grave que l'on pût formuler contre nos institutions, contre nos mœurs, contre l'état de notre civilisation ; ce serait déclarer que la Belgique repose sur une Constitution tellement mauvaise, que les mauvaises lois lui sont seules applicables. » Heureusement telles n'étaient pas les exigences des libres institutions inaugurées en 1830. L'honorable rapporteur n'eut pas de peine à en fournir des preuves irrécusables : « L'école publique fondée aux frais des contribuables, pour être constitutionnelle, doit ne pas être hostile au vœu des populations mêmes. .Nous connaissons des localités protestantes et juives, mais nous ne connaissons pas de localités rationalistes ou athées. Or, l'école où manquerait l'enseignement religieux serait évidemment une école rationaliste, et l'État, qui en instituerait une semblable, se heurterait contre la liberté de conscience et la liberté des cultes d'une manière bien plus formelle que si on établissait, aux frais de tous, une école catholique pour une population protestante, une école protestante au milieu d'une commune catholique. - Des écoles rationalistes pourront exister, sans doute, mais elles seront des écoles privées entretenues par ceux qui consentiront à confier leurs enfants à de tels instituteurs. La liberté d'enseignement existe, ceux-là ont le droit de s'en servir, mais ils ne peuvent aller jusqu'à prétendre que la commune, la province ou le gouvernement puisse créer, aux frais de la majorité, un enseignement qui blesserait tous les cultes à la fois, et qu'il serait du devoir du clergé de combattre, selon l'expression de M. Cousin. » (Moniteur du 21 août 1842).
(page 114) En appliquant loyalement ces règles, le gouvernement avait pris pour base les principes suivants : obligation pour chaque commune d'avoir au moins une école ; obligation pour chaque commune de fournir gratuitement l'enseignement aux enfants pauvres ; nécessité de la réunion de la morale et de la religion à l'enseignement primaire ; obligation imposée à l'État et à la province d'accorder des subsides en cas d'insuffisance des ressources communales.
Ces principes fondamentaux constituaient toute la loi. La tâche du ministère et des Chambres se bornait à combiner ces bases, d'une part, avec la liberté constitutionnelle de l'enseignement et de l'Église, de l'autre, avec les faits nombreux qui, depuis 1830, s'étaient accomplis dans le domaine de la réalité. On parvint à ce résultat à l'aide de concessions réciproques.
L'obligation imposée à l'État et à la province de venir en aide aux communes, pas plus que le devoir imposé à celles-ci de fournir gratuitement l'instruction primaire aux enfants pauvres, n'était de nature à provoquer des controverses irritantes. Tout l'intérêt politique du débat se concentrait sur les deux autres bases acceptées par les ministres.
En principe, l'obligation de fonder une école pesait sur la commune ; mais cette règle comportait une double exception : d'un côté, la commune était dispensée de l'accomplissement de cette obligation, lorsque le nombre et la qualité des écoles privées suffisaient pour répondre à tous les besoins ; de l'autre, elle était autorisée à adopter comme école communale une institution privée offrant les garanties nécessaires. De cette manière, toutes les exigences raisonnables de la liberté obtenaient satisfaction.
Il était bien plus difficile de formuler les règles destinées à garantir l'exécution du principe fondamental en vertu duquel l'instruction primaire devait comprendre l'enseignement religieux et moral.
Le langage de M. Nothomb était clair et digne. « Pas d'enseignement, disait-il, surtout pas d'enseignement primaire sans éducation morale et religieuse ; et nous entendons par éducation religieuse l'enseignement d'une religion positive. Nous sommes tous d'accord sur ce principe, c'est notre point de départ. Nous rompons, il faut le dire, et le dire tout haut, nous rompons avec les doctrines philosophiques du dix-huitième siècle qui avaient prétendu séculariser complètement l'instruction et constituer la société sur des bases (page 115) purement rationalistes. Nous ne voulons pas d'une instruction exclusivement civile ; nous proclamons l'instruction inséparable de l'éducation, nous voulons un enseignement complet, et nous ne voyons d'enseignement complet que dans l'instruction jointe à l'éducation. » - « Cela posé, ajoutait le ministre, par qui la religion sera-t-elle enseignée ? »
Là était en effet toute la question.
Le gouvernement se trouvait en présence de plusieurs systèmes.
En Allemagne et dans une partie de la Suisse, on exigeait que l'instituteur produisît un certificat constatant son aptitude à donner l'enseignement religieux. En France, on avait placé un ecclésiastique dans le comité local et un autre ecclésiastique dans le comité d'arrondissement chargés de la surveillance de l'enseignement primaire. En Angleterre et aux États-Unis, l'instruction religieuse était donnée par l'instituteur ; mais toute école publique se trouvait soumise à deux inspections, l'une civile, l'autre ecclésiastique, et tout subside était refusé à l'établissement qui ne remplissait pas les conditions exigées par les deux autorités.
Les deux premiers modes ne pouvaient être admis.
En France, le système des comités avait misérablement échoué.
Institués en 1833, ils étaient déjà complètement désorganisés en 1840. Ils ne se réunissaient plus dans 41 départements, et dans les autres ils ne s'assemblaient que d'une manière très irrégulière. Partout d'ailleurs l'influence religieuse avait été entièrement annulée : le prêtre n'avait qu'une voix sur cinq.
En Allemagne et en Suisse, les certificats n'avaient pas non plus répondu à l'attente de l'État et de l'Église. Ce système offre de grandes difficultés dans l'exécution. Il donne lieu à des conflits incessants, à des ressentiments implacables. Le clergé craint d'exercer son droit ; il s'abstient, et bientôt le pouvoir civil se passe de son contrôle, au détriment de l'éducation religieuse et morale. La loi devient inutile, et la garantie qu'elle veut donner aux familles est complètement illusoire.
Le système de la double inspection était plus rationnel, plus efficace, plus conforme à nos traditions constitutionnelles.
Mais ici il fallait nécessairement tenir compte de l'état de choses créé par la révolution de 1830. Le clergé est indépendant. Il peut lui-même (page 116) user de la liberté d'enseignement. Son droit d'abstention ne peut pas même être discuté. Si l'on veut obtenir son concours, on doit offrir à l'Église des conditions raisonnables.
A cet effet, on eut recours à l'application des règles suivantes. On plaça en tête des matières obligatoires l'enseignement de la religion et de la morale. La direction de cet enseignement fut confiée aux ministres du culte professé par la majorité des élèves de l'école ; mais on reconnut aux familles dissidentes le droit d'exiger que leurs enfants fussent dispensés d'assister à l'instruction religieuse. On accorda au chef du culte professé dans l'école le droit d'inspection pour l'enseignement religieux et moral, et l'on stipula que les subsides de la commune ne pourraient être accordés qu'à l'école dans laquelle cet enseignement serait véritablement donné. On décida que les livres exclusivement destinés à l'enseignement religieux et moral seraient approuvés par le clergé de chaque confession, les autres livres par le gouvernement, et les ouvrages mixtes par le gouvernement et par le clergé. De cette manière, les droits des deux puissances étaient maintenus et conciliés, sans abaissement pour l'État, sans périls et sans humiliation pour l'Église.
Ces règles une fois admises, les autres dispositions de la loi devenaient des détails secondaires. On conserva aux conseils communaux le droit de nommer l'instituteur, mais on leur imposa l'obligation de le choisir parmi les candidats ayant fréquenté, pendant deux années au moins, les cours d'une école normale soumise au régime d'inspection établi par la loi. On prit en même temps des précautions contre la négligence ou le mauvais vouloir des administrations locales, en accordant au gouvernement, d'une part, le droit de suspendre et de révoquer l'instituteur incapable ou indigne, de l'autre, la faculté de faire une nomination d'office dans le cas où le conseil communal resterait en défaut de pourvoir à l'emploi.
Dès l'instant où l'on voulait sincèrement que l'instruction primaire fût religieuse et morale, il n'était pas possible de refuser le droit de surveillance et d'inspection aux ministres du culte de la majorité des élèves de l'école. C'était le seul moyen de rendre cette partie de l'enseignement sérieuse et efficace. Exclure le prêtre de l'école, placer l'enseignement de la religion et de la morale sous la direction exclusive du pouvoir politique ; se borner à inscrire cette partie essentielle de (page 117) l'éducation parmi les matières obligatoires, c'eût été s'engager dans une voie dangereuse. La Chambre des Représentants était trop éclairée pour ne pas se placer au-dessus des insinuations malveillantes d'une partie de la presse. Elle procura à M. Nothomb un succès bien rare dans nos annales parlementaires, en votant l'adoption du projet par 75 voix contre 3. (Note de bas de page ; Les opposants étaient MM. Delfosse, Savart et Verhaegen (Moniteur du 31 août 1842). - Au Sénat la loi fut adoptée à l'unanimité des suffrages (Moniteur du 22 septembre)).
M. Nothomb avait dérouté toutes les prévisions et tous les calculs de ses adversaires. Depuis le jour de la formation du cabinet jusqu'au moment de la réunion des Chambres, les organes de l'opposition n'avaient pas cessé de lui prédire une chute honteuse, à l'heure même où il se présenterait devant les délégués du corps électoral. Il comparut devant le parlement le 10 novembre 1841, et le discours du trône, loin de demander grâce pour le ministre, annonça la présentation de plusieurs projets de loi d'une importance majeure ; et les Chambres, loin de se montrer hostiles, prirent une attitude pleine de bienveillance et de modération. Alors l'opposition changea de langage à la tribune et dans la presse. Elle cessa d'annoncer la mort prochaine du cabinet ; elle avoua qu'il pourrait prolonger son existence pendant une ou deux années, à condition toutefois d'être bien humble et de se renfermer dans l'inaction la plus complète. M. Rogier défia le ministre de l'Intérieur de faire mettre à l'ordre du jour le projet de loi sur l'instruction primaire. « C'est là, disait-il, que j'attends la majorité mixte. » (Moniteur du 18 décembre 1841)
Nouvel espoir, nouvelle déception ! Non seulement le projet fut mis à l'ordre du jour, mais il fut adopté à la presque unanimité des suffrages. Ce cabinet, qu'on avait dépeint comme tremblant à la seule pensée de l'heure où il devrait comparaître devant les Chambres, resta en présence des Chambres pendant onze mois, et toutes les questions indiquées dans le discours du trône reçurent leur solution. Ouverte le 10 novembre 1841, la session ne fut close que le 24 septembre 1842, et, moins de deux mois après, le ministère, comparaissant de nouveau devant le parlement, osa mettre les paroles suivantes sur les lèvres du chef de l'État : « Je n'ai qu'un vœu à former, c'est qu'à tous égards la session (page 118) nouvelle ne soit, pour le, pays et pour moi, que la continuation de la session précédente. » Cette fois encore, le roi annonça la présentation de plusieurs lois importantes ; puis, à la grande satisfaction des Chambres, il déclara que les dernières difficultés résultant de la séparation de la Belgique et de la Hollande avaient été résolues dans une négociation directe entre les deux gouvernements intéressés. (Moniteur du 9 novembre 1842).
(Note de bas de page) Le traité final avec la Hollande porte la date du 5 novembre 1842. Le même jour les plénipotentiaires des deux peuples avaient signé à La Haye une convention de commerce et de navigation intérieure. Ces deux actes furent promulgués le 5 février 1843. - Le traité de 1839 avait laissé plusieurs problèmes sans solution. Immédiatement après sa promulgation, on avait été forcé de nommer une commission spéciale pour tracer les limites des deux royaumes, une seconde commission chargée de régler l'écoulement des eaux des Flandres, une troisième investie de la mission d'arrêter le montant des péages et le règlement général de la navigation, une quatrième chargée de procéder au transport de la dette, à l'extradition des archives et à l'examen de certaines réclamations de sujets belges. Malgré le zèle des membres de ces diverses commissions, les conférences, tantôt interrompues et tantôt reprises, semblaient devoir se prolonger à l'infini, lorsque le ministère belge fit au cabinet de La Haye la proposition de résoudre toutes les difficultés à la fois, en les réunissant pour en faire l'objet d'une négociation directe entre les deux gouvernements. Ce plan fut agréé par la Hollande ; de nouvelles conférences s'ouvrirent à ta Haye et produisirent le traité du 5 novembre 1842. Nous croyons inutile d'entrer dans les détails des deux conventions signées à cette date. Les développements donnés au récit des négociations de 1838 et de 1839 suffisent pour fournir au lecteur l'intelligence de tous les problèmes essentiels. On peut d'ailleurs consulter le rapport du comte de Briey, ministre des Affaires étrangères (séance du 25 novembre 1842), et celui fait par M. Donny au nom de la section centrale de la Chambre des Représentants (séance du 25 janvier 1843) (Fin de la note).
Ce fut dans le cours de cette deuxième session que M. Nothomb obtint l'un des plus beaux triomphes oratoires que l'homme d'Etat puisse ambitionner.
On avait remarqué que plusieurs individus, à l'approche des élections et en vue de se procurer la qualité d'électeur, s'étaient soumis au payement d'un impôt dont ils ne possédaient pas les bases. Celui-ci prenait une patente pour l'exercice d'une profession qui n'avait jamais été la sienne ; celui-là déclarait un cheval de luxe qu'il n'avait jamais possédé ; un troisième se gratifiait de deux ou trois domestiques imaginaires.
Aussitôt que cet abus fut signalé au gouvernement, le ministre de l'Intérieur ordonna une enquête administrative.
Les résultats de cette investigation officielle furent loin de (page 119) répondre aux espérances de l'opposition libérale de la Chambre des Représentants. On avait soupçonné l'existence d'une puissante association de propriétaires catholiques, consacrant des sommes immenses à l'organisation d'un vaste système de fraudes électorales. Cette accusation avait été largement exploitée au sein du parlement et dans la presse, lorsque l'enquête vint prouver, à la dernière évidence, que ces abus, qui se réduisaient à des actes individuels, n'étaient imputables ni à l'une ni à l'autre des deux grandes opinions nationales. Au lieu d'une conspiration redoutable organisée avec mystère, on ne trouva que des tentatives isolées et locales. On constata 635 déclarations suspectes, dont les auteurs appartenaient à peu près en nombre égal aux deux camps rivaux (Note de bas de page M. Nothomb allait même plus loin : « Ces tentatives, dit-il, sont dues à toutes les opinions, et je n'hésite pas à dire que les 393 déclarations de patentes, sur le total de 635 déclarations suspectes, sont dues en majeure partie à l'opinion que l'on voudrait présenter comme complètement hors de cause). Le gouvernement n'en crut pas moins devoir prendre des mesures pour maintenir dans notre système électoral la sincérité qui en fait la base essentielle. Il soumit à l'approbation de la législature une série de mesures que celle-ci adopta, quelques semaines plus tard, à une majorité considérable (Loi du 1er avril 1845).
L'opposition s'était imaginé que ce terrain était propre à servir de champ à une nouvelle bataille parlementaire. Avec une grande habileté, elle s'efforça de prouver que l'ancienne majorité avait disparu depuis le traité de paix, qu'un classement nouveau s'était opéré depuis cette époque ; et à l'appui de cette argumentation elle citait des noms de l'ancienne majorité qui figuraient aujourd'hui dans la minorité, et d'autres noms qui, appartenait jadis à la minorité, se trouvaient maintenant parmi les soutiens de la politique ministérielle. C'était étrangement dénaturer la question. Sans doute, plusieurs membres de la Chambre s'étaient placés, depuis trois années, sous une bannière qu'ils n'avaient pas suivie pendant une grande partie de leur carrière parlementaire. Les luttes incessantes de la tribune et de la presse n'en fournissaient que trop de preuves ! Mais ce fait, très regrettable sans doute, ne concernait que les individus et ne portait aucune atteinte aux doctrines elles-mêmes. Ce que voulait le ministre de l'Intérieur, ce qui constituait la base de son système, ce qui depuis deux ans (page 120) faisait sa force et sa gloire, c'était l'existence d'une majorité mixte composée de libéraux et de catholiques. Ce qu'il repoussait, ce qu'il condamnait comme funeste au pays, ce qu'il rejetait comme l'antithèse des principes fondamentaux du pacte constitutionnel de 1831, c'était le gouvernement à l'aide d'une majorité homogène, c'est-à-dire purement libérale. Or, il fallait fermer les yeux à la lumière, il fallait nier l'évidence, pour ne pas avouer qu'une majorité mixte et modérée existait toujours au sein des Chambres et servait d'appui aux ministres.
M. Nothomb fit ressortir cette vérité avec un rare bonheur. Pas un contemporain n'aura perdu le souvenir de l'effet immense que produisit son langage à la fois ferme et modéré, éloquent et lucide. On remarqua surtout les accents pathétiques qu'il trouva dans la partie de son discours où il fut amené à parler de sa vie passée et de l'abandon de ses amis politiques. Il rappela à M. Lebeau les paroles suivantes, que l'honorable membre avait prononcées dans une discussion politique de 1833 : « C'est au centre que j'ai planté ma bannière, c'est là que je resterai, dût-on me taxer de doctrinaire, de juste-milieu et d'autres graves anathèmes, inintelligibles pour ceux-là mêmes qui les prodiguent ! » Et lorsque l'ancien ministre de la Justice lui cria que cette bannière était le drapeau du libéralisme, M. Nothomb lui répondit aussitôt : « Vous vous trompez. Ce n'était le drapeau ni de l'un ni de l'autre camp ; il eût été absurde de le prétendre ; on ne pouvait planter au centre le drapeau de l'un des deux camps ; au centre, l'un et l'autre de ces drapeaux se fussent trouvés déplacés. Et si vous vous étiez emparé du drapeau du libéralisme pour le planter au centre, que devenait le camp libéral, désormais sans drapeau ? » Il termina son discours par quelques mots profondément sentis, qui produisirent une impression visible sur tous les bancs de la Chambre. « Il y a, s'écria-t-il, « dans la vie des jours douloureux ; c'est le jour où Fox et Burke se séparent. C'est le jour des grands conflits entre les missions politiques et les amitiés privées. Les amitiés privées viennent quelquefois à se briser : mais ne se forme-t-il pas de grandes amitiés politiques, en quelque sorte, entre les hommes d'État et les assemblées délibérantes ? N'était-ce pas une grande amitié politique que cette alliance, qui a si longtemps existé entre vous et la majorité mixte, devenue tout à coup, en avril 1841, l'objet de votre proscription ? N'avez-vous rien éprouvé ce jour-là ? N'avez-vous pas hésité lorsqu'il s'est agi de (page 121) quitter le terrain commun où nous étions depuis dix ans et de rompre avec cette vieille majorité, en la jetant comme une proie aux passions du pays. » (Discours du 18 mars 1843. Le discours de M. Nothomb, dont tous les contemporains ont conservé le souvenir, a été publié en brochure, avec une introduction et des notes. Brux. Deltombe, 1843, in-8°)
Ces paroles éloquentes trouvèrent un écho sympathique dans le cœur de tous les membres de la majorité des deux Chambres. C'était avec un profond regret que les hommes fidèles au programme de 1830 voyaient M. Lebeau et M. Rogier, qui avaient rendu tant de services au pays, se faire les alliés, les défenseurs, les chefs de cette même fraction du libéralisme que, dans les phases les plus importantes de leur carrière ministérielle, ils avaient constamment rencontrée parmi leurs adversaires les plus implacables. C'était avec une douloureuse surprise que les catholiques se voyaient réduits à combattre deux promoteurs de l'Union, deux conseillers du Régent, deux fondateurs de l'indépendance nationale, deux chefs de cette majorité mixte qui, depuis la réunion du Congrès, avait résolu tous les grands problèmes de la politique belge. La crise de 1841 semblait avoir élevé une barrière infranchissable entre la majorité des Chambres et les ex-ministres que l'adresse du Sénat avait privés de leurs portefeuilles. Le grand parti de l'ordre se fractionnait en deux camps hostiles, pendant que la démagogie européenne étendait sa propagande, préparait ses armes et multipliait chaque jour ses phalanges militantes.