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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXXIX. Ministère du 19 août 1847. La politique nouvelle

39. 1. Le programme du cabinet et la politique nouvelle

(page 220) Après les élections de 1847, la mission de former un cabinet exclusivement libéral revenait de droit à M. Rogier. L'ex-ministre pouvait cette fois se dispenser d'offrir à la royauté des conditions humiliantes : il était pour longtemps le maître de la situation. Les catholiques restaient fortement représentés au sein des Chambres ; mais l'administration nouvelle, chaleureusement appuyée par la gauche, pouvait compter sur le concours au moins passif de plusieurs fonctionnaires amovibles, que la réforme parlementaire n'avait pas encore éloignés de législature. La journée du 8 juin fournissait une preuve irrécusable de la marche ascendante du libéralisme exclusif ; la défaite, le découragement et l'appréhension de l'avenir énervaient les forces de ses adversaires.

Le ministère fut installé le 12 août. M. Rogier s'était réservé le département de l'Intérieur. Il avait placé M. d'Hoffschmidt aux Affaires étrangères ; M. Frère, aux Travaux publics ; M. de Haussy, à la Justice ; M. Veydt, aux Finances ; le baron Chazal, à la Guerre. M. Frère, élu membre de la Chambre des Représentants le 8 juin 1847, par le collège électoral de Liége, devint ministre des Finances avant d'avoir occupé son siège au palais de Nation. M. Rogier, tenant infiniment à avoir un collègue parmi la députation liégeoise, avait jeté les yeux sur M. Delfosse. Le refus de celui-ci fit la fortune ministérielle de M. Frère.

(Note de bas de page. Voici la composition définitive du cabinet du 12 août :

(Affaires étrangères. M. d'Hoffschmidt.

(Intérieur. M. Rogier.

(Justice. M. de Haussy, remplacé, le 12 août 1850, par M. Tesch.

(Finances. M. Veydt, jusqu'au 12 mai 1848 ; depuis cette date provisoirement, et à partir du 19 juillet 1848 définitivement, M. Frère. Après la retraite de celui-ci, le 17 septembre 1852, M. Liedts.

(Guerre. Le baron Chazal, jusqu'au 15 juillet 1850 ; du 15 juillet au 12 août 1850, M. Rogier, par interim ; du 12 août 1850 au 13 juin 1851, le général Brialmont ; du 13 juin 1851 jusqu'à la retraite du cabinet, le général Anoul.

(Travaux publics. M. Frère, jusqu'au 19 juillet 1848 ; M. Rollin, du 19 juillet 1848 au 12 août 1850 ; M. Van Hoorebeke, du 12 août 1850 jusqu'à la retraite du cabinet. (Voy. Aug. Scheler, Statist. pers. des ministres, etc., p. 69.)

(page 221) Ni M. Veydt, ni M. d'Hoffschmidt, ni M. de Haussy n'avaient occupé une place éminente dans les débats de la tribune. Le baron Chazal, l'un des premiers organisateurs de l'armée, officier intelligent et instruit, n'avait pas à s'occuper de nos luttes politiques. Les seuls membres influents du cabinet étaient M. Rogier et M. Frère.

M. Rogier n'est plus le patriote unioniste de 1828, le ministre généreux et désintéressé de 1832. Combattu par la fraction catholique de la Chambre des Représentants, privé de son portefeuille par une adresse émanée de la majorité catholique du Sénat, il n'a pas eu assez de grandeur d'âme pour oublier ses griefs, assez de patriotisme pour sacrifier ses rancunes sur l'autel de la patrie. Séparé des hommes qui lui servaient d'appui au début de sa carrière politique ; allié aux députés et aux journalistes qui jadis l'accablaient de calomnies et d'outrages, il va se trouver dans une position d'autant plus embarrassante que ses premiers actes devront être, sous plus d'un rapport, la répudiation solennelle des principes qu'il a professés à une autre époque. Placé entre les exigences hautaines du présent et les souvenirs les plus honorables de son passé, il cherchera vainement une force nouvelle dans les succès de la tribune et dans les éloges de la presse.

La prépondérance politique, l'influence décisive sera bientôt le partage de l'homme qui, fidèle à tous ses antécédents, apparaît sur la brèche avec le drapeau qu'il a suivi dès ses premiers pas dans la vie publique. Cet homme est (page 222) M. Frère.

Arrivant au pouvoir dans toute la vigueur de l'âge et du talent, habitué aux luttes de la parole, âpre au travail, exigeant à l'égard de ses amis, plein de dédain pour ses adversaires, intelligence vive et pénétrante, le député de Liége deviendra promptement le chef réel du ministère. Par la raideur de ses idées, par l'inflexibilité de son caractère, par la hauteur de ses exigences, le jeune ministre représente fidèlement le libéralisme vainqueur ; il' le représente jusque dans ces doctrines économiques arriérées, qui voient le salut du peuple dans la multiplication des rouages administratifs, dans l'exagération de l'influence de l'État, doctrines que la postérité sera étonnée de trouver chez des hommes qui se vantent de posséder le monopole des lumières et des idées libérales !

Le jour même de son avénement, le cabinet publia le programme que, sous forme de circulaire, il avait adressé aux gouverneurs de province. « Au moment, disaient les ministres, où une politique nouvelle va présider à la direction des affaires, nous devons au pays de lui faire connaître les bases générales sur lesquelles le cabinet sera constitué.

« En tête de son programme politique, le ministère tient à poser en termes explicites le principe de l'indépendance du pouvoir civil à tous ses degrés. L'État est laïc. Il importe de lui conserver nettement et fermement ce caractère, et de dégager, sous ce rapport, l'action du gouvernement, partout où elle serait entravée.

D'autre part, respect sincère pour la foi et pour les dogmes ; protection pour les pratiques de l'ordre religieux ; justice et bienveillance pour les ministres des cultes agissant dans le cercle de leur mission religieuse. Ce double principe, en harmonie avec l'esprit de notre Constitution, forme la base essentielle et comme le point de départ de l'administration nouvelle. Il recevra son application dans tous les actes législatifs et administratifs, et principalement en matière d'enseignement public.

« Les membres du cabinet se sont également mis d'accord sur les quatre questions suivantes, qu'ils ont résolu de porter devant les Chambres :

« 1° Jury d'examen universitaire. Renforcer l'action du gouvernement dans la nomination des membres du jury, et changer, en conséquence, le mode de nomination actuel.

« 2° Faire cesser les effets fâcheux de la loi du fractionnement de la commune, en revenant au mode d'élection consacré par la loi de 1836.

« 3° Le pouvoir de nommer des bourgmestres en dehors du conseil ne pourra être exercé (page 223) que de l'avis conforme de la députation permanente...

« 4° L'adjonction des capacités aux listes électorales entre également dans les vues du nouveau cabinet. Il est entendu qu'il ne peut s'agir que des capacités officiellement reconnues ou brevetées. Elles seront empruntées aux listes du jury. »

Le cabinet prenait ensuite l'engagement de développer l'esprit national, de protéger les intérêts moraux et matériels du pays, d'établir l'équilibre dans les budgets, de venir en aide à la détresse des Flandres, de porter particulièrement son attention sur le bien-être des classes laborieuses. Le manifeste ministériel se terminait par des promesses de bienveillance et d'impartialité, entremêlées de menaces peu déguisées à l'adresse des fonctionnaires qui ne courberaient pas la tête devant les exigences de l'administration centrale. On y remarqua surtout la phrase suivante : « Loin de nous la pensée d'une administration réactionnaire, étroitement partiale. Nous la voulons bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinion politique. » (Moniteur du 12 août).

A part quelques maximes empruntées à M. Guizot et à la Revue nationale, le programme ministériel n'était qu'une seconde édition de celui du Congrès libéral de l'année précédente. Il n'y manquait que la proclamation de l'inamovibilité des desservants ; mais, nous le verrons bientôt, ce point délicat devint l'objet d'une négociation officielle avec le Saint-Siège.

Les clubs avaient abattu la majorité unioniste ; le ministère réalisait les vœu des hommes qui l'avaient poussé au sommet de la hiérarchie administrative.

Le cabinet eût pu se dispenser de reproduire la célèbre phrase de M. Guizot sur le caractère laïc de l'État. C'était une vérité que les catholiques n'avaient jamais perdue de vue dans leurs discours et dans leurs actes ; ils voulaient uniquement que, sous prétexte de garantir l'indépendance de l'État, on ne fît pas de celui-ci un instrument de guerre dirigé contre les droits, l'influence morale et la liberté constitutionnelle de l'Église. Pas plus que leurs adversaires, ils ne rêvaient l'exhumation de l'ancien régime et l'installation d'un gouvernement théocratique. Là n'était pas le caractère distinctif de la situation ; celle-ci se trouvait nettement définie en deux mots : on voulait inaugurer une politique nouvelle !

(page 224) Sous ce rapport le programme disait la vérité tout entière. La politique inaugurée le 12 août était nouvelle pour le roi, pour le pays et pour les Chambres. Le système du cabinet était la répudiation hautaine de cette politique traditionnelle qui plaçait le gouvernement dans la coalition des centres, dans l'union des hommes modérés de tous les partis. La politique étroite du Congrès libéral de 1846 prenait la place de la politique généreuse, large et féconde du Congrès national de 1831 ! Le programme ministériel constatait l'inauguration des gouvernements de parti, la classification des citoyens en vainqueurs et en vaincus, l'abandon définitif de l'alliance patriotique de 1828.

Nouvelle pour le roi, pour les Chambres, pour le pays, cette politique offrait le même caractère pour M. Rogier. Lui qui, en 1833, plaça sa signature au bas d'un projet de loi accordant au chef de l'État le droit de dissoudre les conseils communaux et de les remplacer par des commissions provisoires ; lui, qui voulait donner au roi la faculté de nommer les bourgmestres, non seulement hors du conseil, mais même hors de la commune, le voilà forcé de réclamer le retrait d'une législation autorisant exceptionnellement le choix du bourgmestre parmi les électeurs de la localité ! Le voilà devenu l'un des porte-drapeau du parti où figurent les hommes qui, tandis que les catholiques lui prêtaient l'appui de leur influence, l'appelaient avec mépris « un laquais impudent, un faquin subalterne ! » (Voy. t. II, p. 128).

C'était en vain que le cabinet prenait l'engagement d'être impartial, juste et bienveillant pour tous, sans distinction d'opinion politique. C'était en vain qu'il repoussait dédaigneusement « la pensée d'une administration réactionnaire, étroitement partiale. » Tout pouvoir subit les conséquences de son origine, et ce n'est jamais impunément qu'on contracte des alliances compromettantes. Dans l'ordre politique, comme dans le cercle plus restreint des intérêts privés, l'homme rencontre la grande loi de la responsabilité des antécédents.

39. 2. La discussion de l'adresse au trône et l'attitude du gouvernement et de l'opposition

Malgré les protestations de leur programme, les premiers actes des ministres furent des actes de réaction. Le jour même où ils placèrent leur signature au bas du manifeste, ils destituèrent trois gouverneurs de province : résolution d'une gravité incontestable dans un (page 225) pays de l'étendue de la Belgique. Quelles pensées de tolérance et d'impartialité attribuerait-on aux ministres français qui, le jour même de leur avénement, chasseraient de leurs postes le tiers des préfets de département ? Encore cet acte, malgré son importance, ne suffit-il pas pour contenter les exigences des associations libérales. La destitution de trois gouverneurs fut suivie de la destitution de onze commissaires d'arrondissement et du déplacement de plusieurs autres pour cause politique : c'est-à-dire que, sur quarante commissaires que renfermait le pays, plus du quart furent sacrifiés aux rancunes de la politique nouvelle (Voy. le Moniteur du 5 et du 22 septembre, et du 13 août 1847. Quelques-uns de ces fonctionnaires étaient admis à faire valoir leurs droits à la pension de retraite ; mais leur éloignement n'en était pas moins une disgrâce politique). Sans doute, le gouvernement usait d'un droit incontestable en confiant les emplois politiques à des hommes investis de sa confiance ; mais c'était la première fois que ce droit était exercé avec cette rigueur extrême. Jusque-là les ministres n'avaient employé l'arme brutale de la destitution que dans le seul cas d'une désobéissance formelle. En 1847, M. Rogier s'était borné à réclamer des moyens défensifs contre l'hostilité éventuelle des fonctionnaires publics ; cette fois-ci le député d'Anvers, cédant aux clameurs du libéralisme avancé, prenait sous sa responsabilité le recours à des moyens préventifs. Il ne daigna pas même donner aux fonctionnaires menacés un avertissement officieux, pour leur laisser le choix entre la destitution et la retraite volontaire : tous apprirent leur remplacement par la voie du journal officiel.

En présence de cette politique hautaine, de cette interprétation significative du programme ministériel, on croyait que les députés catholiques allaient jouer le rôle d'une opposition bruyante et systématique ; mais cet espoir secret de leurs adversaires ne fut pas réalisé. Dès le début de la session de 1847, dans la discussion politique soulevée par le vote de l'adresse en réponse au discours du trône, ils prirent une attitude calme et digne, qui formait un contraste saisissant avec la tactique adoptée par leurs antagonistes, chaque fois que ceux-ci s'étaient trouvés en présence d'un cabinet appartenant à une opinion différente. Au lieu de suivre l'exemple donné par la Revue nationale, en se livrant à des commentaires malveillants sur les vues secrètes des ministres ; au lieu d'analyser les diverses nuances du parlement, pour en déduire des conséquences blessantes pour la majorité, ils acceptèrent (page 226) loyalement le résultat de la dernière lutte électorale. « Je reconnais, disait M. Malou, que le ministère devait naître tel qu'il est, après les élections du 8 juin ; je ne lui conteste pas, comme on l'a fait si souvent, en présence de l'évidence des faits, le droit d'être au pouvoir. » (Séance du 17 novembre ; Ann. Parl., p. 50). « Je n'hésite pas à déclarer, ajoutait M. de Theux, que ma ferme résolution est d'examiner avec impartialité les projets de loi qui nous sont annoncés par le gouvernement, adoptant ceux qui me paraîtront bons et repoussant les autres. » (Ibid., p. 35). « Je subis de bonne grâce, disait M. de Decker, le triomphe de mes adversaires politiques. Jusqu'à ce qu'ils aient prouvé, par leurs actes, qu'ils veulent s'écarter des principes de la Constitution, je ne veux pas leur refuser le concours auquel ils ont droit. » (Ibid., p. 36). Placés en présence d'un cabinet dont le premier acte fut un arrêt de proscription administrative, les hommes qu'on avait sans cesse accusés de méconnaître l'esprit de la Constitution étaient les premiers à rendre hommage à la règle constitutionnelle par excellence, le gouvernement par la majorité. Ils avaient invoqué ce principe à l'heure où il plaçait le pouvoir aux mains de leurs amis ; ils le proclamaient encore au moment où ses conséquences tournaient au bénéfice de leurs adversaires.

Refusant de voter en faveur d'une adresse renfermant une formule d'adhésion à la politique ministérielle, mais ne voulant pas davantage émettre un suffrage hostile, leurs chefs prirent le parti de l'abstention. (L’adresse fut votée par 58 voix. 23 membres s’étaient abstenus. Ibid.>, p. 3). Appelant de tous leurs vœux la fin des luttes stériles qui, depuis six ans, absorbaient une notable partie des séances, ils étaient prêts à seconder le pouvoir, pour peu que celui-ci voulût se montrer bienveillant à l'égard des droits et des intérêts des vaincus. Jetant un regard en quelque sorte prophétique sur l'avenir, M. Dechamps s'écria : « Les questions catholiques et libérales vont faire place à des questions plus brûlantes, à des questions sociales, agitées ici et autour de nous, questions qui nous diviseront bientôt en parti conservateur, voulant le progrès dans l'ordre et dans nos institutions, et en parti avancé, radical, voulant, à son insu peut)être, le progrès par la ruine de l'ordre et des institutions... Je (page 227) me refuse à opposer au ministère un vote d'hostilité prématurée. » (Ann. Parl., p. 67). Qu'on compare le langage de la droite en 1847 à celui de la gauche en 1843, en 1845, en 1846, et l'on verra de quel côté se trouvent le respect de la majorité, l'intelligence des principes constitutionnels, l'acceptation loyale des verdicts du corps électoral.

Cette conduite pleine de modération des catholiques était d'autant plus remarquable qu’on semblait peu disposé à leur en tenir compte. Une sorte de surexcitation, d'ivresse causée par la victoire régnait dans toutes les phalanges du libéralisme. Le vae victis ne se trouvait pas seulement dans les colonnes des journaux, dans les cris de triomphe des clubs : pour la première fois depuis la révolution, il apparaissait dans les discours des ministres. M. Rogier et M. Frère avaient la parole hautaine, dédaigneuse, pleine de menaces faiblement déguisées.

Oubliant les promesses de bienveillance et de justice formulées dans le programme du 12 août, le premier se permit de jeter la tirade suivante à la face de ses prédécesseurs : « Nous sommes entrés unis, nous sortirons unis, et sous ce rapport encore nous espérons donner de salutaires exemples au pays ; au pays qui n'a que trop souffert de ces administrations bâtardes, administrations peu dignes d'une nation libre, où l'on a vu des ministres, préoccupés avant tout du soin de leur préservation personnelle, siégeant aujourd'hui avec M. Nothomb, demain avec M. Van de Weyer, après-demain avec M. de Theux, toujours contents de leur position, jusqu'à ce que la grande voix du pays soit venue mettre un terme à ce système justement flétri. » (Séance du 17 Novembre 1847 ; Ann. parl., p. 58). Il est vrai que, dans la séance de la veille, M. Rogier avait brisé les derniers liens qui l'attachaient aux défenseurs de la politique unioniste. La tête et les bras tournés vers la gauche, il s'était écrié : « ... D'autres influences ont été amenées aux affaires par les élections du 8 juin. Ce sont ces influences-là qui doivent faire aujourd'hui notre force principale. C'est à elles que nous en appelons, c'est sur elles que nous nous reposons... Nous ne demanderons rien à la nouvelle majorité qui répugne à ses antécédents... Nous soumettons nos actes à son contrôle. Mais dans les circonstances décisives, lorsqu'il s'agira de l'existence du (page 228) cabinet, alors nous, qui ne sommes après tout que vos représentants, nous réclamerons, mes chers amis, votre concours énergique et sympathique ! » (Ann. Parl., p. 67).

Il n'est pas nécessaire d'ajouter que le ministre des Travaux publics s'empressa de suivre les traces de son collègue de l'Intérieur. Répondant à deux orateurs catholiques, qui avaient affirmé que la lutte entre les hommes modérés de la droite et de la gauche provenait en grande partie d'un regrettable malentendu, M. Frère, montrant du doigt les bancs où siégeaient ses adversaires, s'écria : « Il est impossible d'admettre qu'il n'y ait pas au fond de ces discussions, au fond de ces débats ardents, un motif vrai, sérieux, avouable de notre part, mais que l'on cache de ce côté de la Chambre. » (Ibid., p. 53) A des avances loyales, franches et sincères, il répondait par une accusation d'hypocrisie politique ; puis, passant des députés catholiques au chef de la hiérarchie religieuse du royaume, il accusa le cardinal-archevêque de Malines de viser à l'asservissement du pouvoir civil, parce que, dans une lettre adressée à M. Nothomb, le prélat avait signalé la convenance de ne pas donner aux écoles normales de l'État une extension telle qu'elles rendraient impossible l'existence des écoles normales libres, élevées à l'aide d'énormes sacrifices. Peu soucieux des précédents administratifs, un ministre communique, à la Chambre et jette en pâture aux passions politiques une lettre qui, dans l'opinion du prélat qui l'écrivit, aussi bien que dans celle du fonctionnaire qui la reçut, n'était pas destinée à la publicité !

39. 3. La publication de la correspondance entre le gouvernement et les évêques, en matière d'enseignement religieux dans les écoles publiques

Ce n'était là que le prélude d'un incident parlementaire qui restera comme un monument des passions et des luttes ardentes de l'époque. M. le ministre des Travaux publics avait exhibé une lettre écrite par le chef du clergé national. Un député de Tournai s'empressa d'aller puiser aux mêmes sources. Ayant obtenu communication du dossier renfermant la correspondance échangée entre les évêques et le département de l'Intérieur, M. Lehon vint, quelques semaines plus tard, donner lecture de plusieurs fragments remplis de détails, de renseignements et d'aveux d'une nature nécessairement confidentielle. Il poussa l'ardeur de ses révélations au point de lire un passage que M. Nothomb avait biffé dans la minute, comme empreint d'une exagération (page 229) manifeste ! Ainsi qu'on devait s'y attendre, l'ancien ministre de l'Intérieur s'empressa de protester énergiquement contre cet inconcevable oubli de toutes les convenances administratives. Ne voulant pas laisser à ses adversaires la tâche facile de s'emparer de quelques phrases isolées, pour en déduire l'asservissement de l'État et la suprématie politique de l'Église, il demanda que la correspondance tout entière fût publiée dans les annales parlementaires. La Chambre accueillit la proposition ; mais l'effet de ces indiscrétions administratives n'était pas moins produit. Toutes les feuilles libérales avaient avidement accueilli, propagé et commenté les révélations dont elles étaient redevables à la complaisance du cabinet, à l'humeur agressive de M. Frère, à l'ardeur militante de M. Lehon. C'était ainsi que les amis de la politique nouvelle interprétaient le passage du programme qui promettait justice et bienveillance aux ministres des cultes ! (Voy. le discours de M. Lebon (Ann. parl., p. 308, 334 et suiv.) et la réponse de M. Nothomb (Ibid., p. 312, 335 et suiv.). La publication du dossier a été faite dans les Ann. parl., 1847-48, p. 521 à 536. Le fac-simile du passage raturé, dont M. Lehon avait donné lecture, se trouve à la p. 526. Voy. aussi la note insérée à la demande de M. Nothomb au Moniteur du 20 décembre 1847).

39. 4. La jurisprudence de Haussy en matière de bienfaisance

Les tendances qui s'étaient manifestées dans les débats de l'adresse se reproduisirent, avec des exigences nouvelles, dans la discussion générale du budget de la Justice. Le chef de ce département parla longuement de la nécessité de régler par une loi nouvelle les rapports de l'État et de l'Église (Séance du 18 janvier 1848 ; Ann. parl., p. 540.). M. Verhaegen, élu vice-président de la Chambre avec l'appui des ministres, nia carrément l'existence d'un pouvoir spirituel (Ann. parl., p. 558). M. de Bonne, qui reproduisit sous une forme nouvelle les sophismes théologiques dont il avait déjà plus d'une fois fatigué ses collègues, eut cette fois le bonheur d'entendre le ministre de la Justice louer « son talent remarquable, ses études profondes et consciencieuses. » (Ibid., p. 540).

Avec une indiscrétion très peu diplomatique, M. le ministre de l'Intérieur mit en avant le projet d'ouvrir une négociation avec la cour de Rome, à l'effet d'obtenir du Pape une « déclaration favorable aux prétentions raisonnables du clergé inférieur. » Comme si le clergé inférieur, si profondément dévoué à ses chefs, avait remis ses pouvoirs au cabinet du 12 août ! Comme si la Constitution ne (page 230) refusait pas à l'État le droit d'intervenir dans la nomination et dans l'installation des ministres des cultes ! (Discours de M. Rogier ; Ann. parl., p. 545. Nous reviendrons sur la question des desservants).

Au lieu de la bienveillance promise dans le programme du ministère, on voyait surgir de toutes parts le projet de limiter l'influence de l'Église et de réduire l'action de ses chefs à des proportions aussi étroites que possible.

Déjà même la réaction s'était manifestée sous une autre forme. M. de Haussy venait d'inaugurer sa déplorable jurisprudence en matière de legs et d'institutions charitables.

Un curé de la capitale, léguant toute sa fortune aux pauvres, avait chargé ses confrères du soin de la distribuer, sous forme d'aumônes, aux familles nécessiteuses de leurs paroisses. En France, le conseil d'État avait décidé que la loi du 7 frimaire an V, en organisant les bureaux de bienfaisance, « n'avait pas interdit la liberté naturelle que doit avoir tout homme de charger un curé ou un individu quelconque d'exécuter ses dernières volontés. » (Voy. l'avis du 2 frimaire an XII, approuvé par l'empereur le 9 du même mois). Rassuré par cette jurisprudence, constamment suivie en Belgique, le testateur était mort dans la conviction que sa volonté dernière allait être fidèlement exécutée. M. de Haussy fut d'un autre avis. Il soumit à la signature royale un arrêté portant que la distribution du legs se ferait, non par les curés de la capitale, mais par les comités de secours organisés par le bureau de bienfaisance de Bruxelles (Arrêté royal du 30 décembre 1847).

Une demoiselle de Braine-le-Comte avait disposé de quelques immeubles en faveur de la fabrique d'église de sa commune. La libéralité comprenait une maison destinée à servir de logement à l'un des vicaires à désigner par le curé. Les autres biens compris dans le legs étaient grevés des conditions suivantes : 1° obligation de payer annuellement une somme de 68 francs à l'administration des hospices, pour fournir un asile momentané à un vieillard à désigner par le curé ; 2° obligation de consacrer chaque année une somme de 170 francs à l'achat de vêtements pour les enfants fréquentant l'école des sœurs noires, vêtements à distribuer par la supérieure de la (page 231) communauté ; 3° remise annuelle de la somme de 110 francs aux vicaires de la paroisse, pour être distribuée en aumônes parmi les pauvres de la commune. Que fit M. de Haussy ? Il autorisa la fabrique d'église à accepter le legs ; mais il décida : 1° que le pauvre destiné à jouir du bénéfice de la première condition serait désigné, non par le curé, mais par la commission administrative des hospices ; 2° que les sommes de 170 et de 110 francs seraient distribuées, non par la supérieure des sœurs noires et par le clergé de Braine-le-Comte, mais par les membres du bureau de bienfaisance ; 3° que le vicaire destiné à jouir de la maison léguée serait désigné, non par le curé, mais par le conseil de fabrique. C'était la première manifestation d'un déplorable système dont la conséquence finale sera, dix ans plus tard, un attentat contre la majesté de la représentation nationale. Poussée par le désir incessant d'amoindrir l'influence du prêtre, la politique nouvelle, dans l'interprétation des lois sur la bienfaisance publique, se montrera plus sévère que les administrateurs du Consulat et de l'Empire, plus intolérante que le gouvernement protestant de Guillaume Ier !

(Note de bas de page : On trouvera plus loin, dans le récit des faits qui amenèrent la chute du ministère de 1855, un aperçu complet du problème de l'assistance publique. Ici, comme dans toutes les parties de notre travail, nous ne révoquons pas en doute la loyauté de nos adversaires politiques. Nous croyons à la bonne foi de M. de Haussy, mais il nous est permis de signaler les erreurs et les suites de sa jurisprudence administrative. La décision sur le legs de Braine-le-Comte a été prise le 12 février 1848.)

39. 5. Le retrait des lois réactionnaires

Ces symptômes de réaction contre toutes les influences religieuses se produisaient précisément à l'heure où le cabinet se faisait un devoir d'aller au-devant des vœux du libéralisme. Tous ministres se posaient en exécuteurs complaisants et fidèles des décisions du Congrès de 1846. Déjà la loi relative à la nomination des bourgmestres hors du conseil avait été modifiée par la Chambre des Représentants, dans le sens de l'opinion émise par les délégués des clubs. La loi concernant le fractionnement des collèges électoraux allait être purement et simplement révoquée par la législature. Enfin, pour ouvrir la carrière des réformes électorales, le ministère avait déposé un projet de loi étendant le droit de suffrage aux membres des professions libérales appelés à faire partie du jury (Les trois lois que nous venons de mentionner furent présentées à la Chambre le 14 février 1848).

(page 232) Il faut lire les feuilles libérales de l'époque pour se faire une idée de l'enthousiasme que ces décisions provoquaient dans les rangs des amis des ministres. On possédait enfin l'indépendance du pouvoir civil, l'hydre cléricale était vaincue, et le pays jouissait de la plénitude des libertés constitutionnelles ! Les fonctionnaires catholiques, réduits au silence, refoulaient au fond du cœur les sentiments de reconnaissance qu'ils nourrissaient à l'égard des hommes répudiés par leurs chefs. Les fonctionnaires libéraux, vingt fois plus nombreux, réclamaient audacieusement le concours de leurs subordonnés en faveur des idées et des œuvres de la politique nouvelle. Dans les journaux, dans les clubs, dans tous les rangs de l'administration, c'était un concert bruyant de félicitations et d'éloges, un long cri de victoire.

39. 6. Effet de la révolution de 1848 en France

Le ministère lui-même, envisageant l’avenir avec une confiance entière, était venu déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi décrétant l'exécution successive de travaux d'utilité publique et d'autres mesures d'intérêt général, jusqu'à concurrence de soixante-dix-huit millions de francs ! Quand la Belgique avait à sa tête un ministère catholique, on parlait avec terreur de la pénurie du Trésor et du délabrement des finances nationales. Ce ministère tombe, une administration libérale prend sa place, et aussitôt la situation devient assez prospère pour autoriser une dépense extraordinaire de près de cent millions ! Les plaintes, les accusations, les prophéties sinistres étaient remplacées par des dithyrambes en l'honneur des ministres libéraux. (Le projet dont nous venons de parler, présenté dans la séance du 23 février 1848, forme le n° 132 des documents parlementaires de la session. Dans les 78,255,300 fr., la réduction à opérer sur la dette flottante ne figurait que pour 8,500,000 fr.)

Mais tout à coup ces chants de triomphe sont interrompus par une catastrophe terrible. Le trône de Louis-Philippe, qu'on croyait assis sur des bases inébranlables, disparaît dans une émeute. Les classes inférieures prennent une attitude pleine de redoutables menaces, les prolétaires revendiquent le pouvoir, et le sol de l'Europe tremble depuis les Pyrénées jusqu'à la Vistule. Le feu de la révolte se propage avec la rapidité de la foudre. A Vienne, à Berlin, à Milan, à Prague, à Presbourg, dans toutes les capitales de l'Europe occidentale, la révolution lève son drapeau funeste, et partout elle parle le même langage, partout son cri de ralliement est un appel à la haine du (page 233) pauvre contre le riche, du prolétaire contre le capitaliste, de l'homme ambitieux et obscur contre toutes les sommités sociales : premier et terrible avertissement donné par la Providence aux classes supérieures et moyennes, qui voient le monde à leurs pieds et se croient maîtresses de l'avenir, quand elles possèdent le pouvoir politique et qu'elles ont entravé par d'ignobles liens l'action civilisatrice de l'Église.

Ce fut dans la nuit du 25 février 1848 que la nouvelle de la révolution de Paris parvint à Bruxelles.

Un sentiment mêlé de douleur et de crainte se répandit dans toutes les provinces. Ce roi précipité du trône était le père de la reine, le soutien et l'ami de notre jeune dynastie nationale. Ces nobles princes qui s'acheminaient vers l'exil étaient les parents, les amis, les protecteurs naturels des princes belges. Cette armée humiliée par l'émeute avait repoussé les régiments du prince d'Orange et planté notre drapeau sur les remparts de la citadelle d'Anvers. Cette république qui relevait sa bannière et ses emblèmes, jadis maîtresse de notre territoire, n'avait pas oublié les frontières du Rhin et des Alpes. Sympathie respectueuse pour la douleur de la reine et de la famille royale, sollicitude et pitié pour l'illustre maison d'Orléans, inquiétudes à l'égard de la conservation de l'indépendance nationale, étonnement naïf à l'aspect de la coalition des classes inférieures, peur d'un gouvernement démocratique au sein duquel un ouvrier exerçait sa part de souveraineté, toutes ces émotions, toutes ces craintes, mêlées et confondues, produisirent d'abord un découragement immense et universel. On s'attendait à voir apparaître immédiatement le drapeau républicain dans le Hainaut et les Flandres.

Heureusement ces alarmes ne tardèrent pas à perdre beaucoup de leur intensité. Dans le gouvernement provisoire de Paris figurait un homme qui, après avoir largement contribué à la chute de la monarchie, s'était imposé la tâche de creuser un abîme entre les aspirations socialistes de 1848 et les traditions guerrières de 1793. Dès le 28 Février, M. de Lamartine adressa au prince de Ligne une dépêche renfermant les phrases suivantes : « La forme républicaine du nouveau gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l'indépendance des nations et la paix du monde. Ce sera un bonheur pour (page 234) moi, Prince, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque, et à rappeler à l'Europe que le principe de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France. »

Ces paroles étaient rassurantes, mais la position du gouvernement belge n'en restait pas moins considérablement modifiée par la chute du trône de Juillet. Pressé par la révolution française au midi, trouvant la révolution allemande à l’est, rencontrant bientôt la révolution dans toutes les capitales de l'Italie, son attitude à l'intérieur, aussi bien que ses rapports avec les États étrangers, réclamait à la fois de la prudence, de la modération et de la fermeté.

Dans ses relations avec les puissances étrangères, le cabinet choisit la seule voie qui fût compatible avec les intérêts, l'honneur et la sûreté de la patrie. Pays essentiellement neutre, la Belgique n'avait pas à s'immiscer dans les luttes engagées entre les souverains et une partie de leurs peuples ; elle n'avait pas davantage à s'occuper des formes gouvernementales dont les nations étrangères jugeaient à propos de se gratifier ; mais, d'un autre côté, tout en acceptant loyalement les faits accomplis, elle ne devait pas compromettre son influence et son avenir par des reconnaissances précipitées et intempestives. La diplomatie nationale reçut l'ordre de se conduire d'après ces principes, les seuls qui fussent appropriés aux circonstances, les seuls qui se trouvassent en harmonie avec la position que les traités de 1831 et de 1839 avaient assignée à la Belgique dans la grande famille des peuples. On s'empressa de reconnaître le gouvernement provisoire de France, et M. de Lamartine adressa au prince de Ligne une lettre officielle renfermant l'assurance « du respect profond, inaltérable du gouvernement français pour l'indépendance et la nationalité belges et pour la neutralité que les traités ont garantie à la Belgique. » Quelques mois plus tard, lorsque l'archiduc Jean fut placé comme Vicaire à la tête de l'empire de Francfort, notre gouvernement ne fit aucune difficulté de le reconnaître en cette qualité et de recevoir son ambassadeur à la cour de Bruxelles (On sait que la France et l'Angleterre agirent différemment à l'égard de l'archiduc Jean ; mais la politique belge, ayant pour base la neutralité la plus complète, ne devait pas se modeler sur celle de ses puissants voisins. L'envoyé de l'archiduc Jean, le baron de Drachenfels, fut admis à la cour de Bruxelles.).

Partout où s'élevait un pouvoir (page 235) régulier, jouissant de l'assentiment des populations, le cabinet du 12 août appliquait loyalement le principe fondamental de la neutralité ; mais, on doit le dire à son honneur, il suivit une autre marche à l'égard des républiques éphémères, issues du désordre, s'appuyant sur la populace, régnant par la terreur et destinées à périr à l'heure même où le calme rentrerait dans les esprits et dans les régions officielles. Notre envoyé à Rome, après s'être associé aux protestations des ambassadeurs accrédités près la cour pontificale, suivit le Saint-Père à Gaëte et confia les intérêts des sujets belges au chargé d'affaires de Hanovre. Peu de temps après, le prince de Ligne, remplacé à Paris par le frère du ministre de l'Intérieur, se rendit à Portici, remit ses lettres de créance au souverain pontife et reçut l'ordre de ne pas quitter la personne du chef auguste de la catholicité.

A Venise, à Milan, en Toscane, en Hongrie, les agents belges agirent avec la même prudence. Nos diplomates attendirent patiemment la fin de la lutte, avant d'engager leur responsabilité par des reconnaissances officielles qui, le lendemain, pouvaient devenir un motif de méfiance et de rancune aux yeux des gouvernements victorieux. C'était le seul moyen de ne pas pousser le principe de la neutralité à ces conséquences extrêmes où l'application des droits les plus légitimes devient souvent une source de dangers et d'injustices.

Nous regrettons de ne pas pouvoir donner les mêmes éloges à l'attitude que le gouvernement crut devoir prendre dans la politique intérieure.

Il n'est pas possible de nier que le cabinet se trouvait en présence de grandes difficultés. Le crédit public était ébranlé au point que quelques semaines suffirent pour faire baisser les fonds belges de près de 50%. L'industrie, le travail, le commerce, le crédit privé, toutes les sources de la richesse nationale étaient à la veille de subir une perturbation profonde. Aux embarras financiers allaient se mêler les dangers du chômage, et ceux-ci méritaient une attention d'autant plus sérieuse que des émissaires étrangers ne manqueraient pas de venir exploiter les souffrances du peuple au profit de la démagogie européenne.

Mais quelles étaient les commotions politiques que, par suite de ces circonstances, on avait à redouter à l'intérieur même du pays ? A cet égard il importe de se préserver de toute exagération. Aucun (page 236) soulèvement, aucun embarras, aucune résistance n'était à craindre de la part des catholiques. Le jour même où la catastrophe de février fut connue à Bruxelles, ils s'étaient empressés d'oublier leurs griefs et de se grouper loyalement autour du trône et des ministres. On ne devait pas davantage redouter un soulèvement de la part des libéraux, puisque leurs chefs composaient le conseil du roi et que, depuis six mois, ils se félicitaient hautement de l'intronisation d'une politique nouvelle.

Tandis que les amis des ministres se préoccupaient de la conservation des avantages qu'ils avaient conquis au prix de tant d'efforts et de luttes, les catholiques, respectant le pouvoir, même aux mains de leurs adversaires, redoutaient par-dessus tout la perte de leurs libertés religieuses et l'irruption des folies et des spoliations du socialisme. Or, le concours des libéraux et des catholiques une fois obtenu, il ne restait que le parti radical, toujours bruyant et passionné, mais en réalité peu redoutable. Que pouvait-il en présence de l'union des deux grandes opinions nationales ? L'armée était fidèle ; l'administration était prête à faire son devoir, et le peuple lui-même, encore accessible aux influences religieuses, manifestait énergiquement le désir de conserver le trône de Septembre et l'indépendance du pays. Loin d'ébranler la fidélité des Belges, la nouvelle de la chute du trône de Louis-Philippe avait ravivé les sentiments de respect et d'amour que la nation avait voués à la famille royale et aux lois constitutionnelles. Dans la séance de la Chambre du 1er mars, M. Rogier dit avec raison : « Il s'est manifesté un si vif sentiment de nationalité, d'indépendance, que l'esprit politique du pays nous laisse dans la plus entière sécurité. » (Quelques cris isolés, quelques manœuvres obscures pratiquées à Bruxelles et à Gand, étaient absolument dépourvus d'importance).

Cette situation indiquait à la fois la nature et les limites des mesures extraordinaires que le gouvernement était appelé à prendre. Porter remède à la crise industrielle et financière, raffermir la confiance, placer l'armée sur un pied respectable, enlever tout prétexte à la malveillance des ennemis avoués ou secrets de l'indépendance du pays : telle était la mission difficile mais glorieuse qu'il avait à remplir.

Les ministres et les Chambres se mirent à l'œuvre avec courage et succès. On décréta deux emprunts forcés, l'un de douze et l'autre (page 237) de vingt-cinq millions de francs. (Loi des 26 février et du 6 mai 1848). On donna cours forcé, sous la garantie de l'État et jusqu'à concurrence de cinquante millions, aux billets émis par la Société Générale et la Banque de Belgique (lois du 20 mars et du 22 mai 1848). Dans le désir d'étendre la circulation du numéraire et de faciliter les rapports internationaux, on donna cours légal à plusieurs monnaies étrangères (loi du 4 mars 1848). On introduisit dans la législation nationale le système des warrants, si utilement pratiqué en Angleterre (loi du 26 mai). On réorganisa la garde civique (loi du 8 mai 1848). Malgré les embarras de la crise, on imprima aux travaux publics toute l'activité compatible avec les ressources du trésor. On ouvrit un crédit de 1,300,000 fr. pour travaux extraordinaires de construction et d'amélioration de routes (loi du 2 mars 1848). On mit deux millions à la disposition du ministre de l'Intérieur, pour lui fournir le moyen de venir en aide aux besoins du travail national et à la détresse des classes ouvrières (loi du 18 avril 1848). Joints au crédit de 500,000 fr., déjà voté pour mesures relatives aux subsistances dans les districts liniers du royaume, ces subsides, sans offrir une efficacité souveraine, pouvaient prévenir bien des chutes et adoucir bien des souffrances.

39. 7. Les réformes électorales

Jusque-là le gouvernement méritait l'approbation de tous les hommes modérés.

Malheureusement les mesures purement politiques réclamées par les ministres n'offraient pas le même caractère de sagesse et d'impartialité. Au lieu de s'arrêter aux actes commandés par la situation, ils soumirent à la sanction des Chambres une série de réformes radicales, qui, nullement requises par les circonstances, ne pouvaient avoir d'autre résultat que d'amener la prépondérance du libéralisme, la suzeraineté électorale des villes et le vasselage politique des arrondissements ruraux.

Dès le 28 février, c'est-à-dire trois jours après celui où il avait appris la proclamation de la république en France, M. Rogier donna lecture d'un projet de loi abaissant le cens électoral pour la (page 238) nomination des membres des Chambres au minimum fixé par la Constitution (fr. 42-32). C'était aller bien au-delà des vœux immédiats du Congrès libéral. C'était immensément dépasser les idées que M. Frère avait défendues au sein de cette assemblée politique, dont les représentants, de l'aveu de M. Rogier, disposaient de tous les portefeuilles ministériels. C'était une réforme tellement exagérée qu'un député libéral de Liége, le baron de Tornaco, au moment même de la lecture du projet, s'écria d'une voix émue : « Je n'ai jamais admis une réforme telle que celle qui est proposée subitement. J'aurais voulu une réforme plus lentement progressive. J'ai toujours craint, je l'avoue, que le nivellement du cens des villes et des campagnes n'entraînât pour ainsi dire l'asservissement des campagnes. » (Ann. Parl., p. 936).

Tel était en effet le seul résultat possible de cette modification brusque et complète de notre système électoral. L'opinion publique n'avait pas réclamé cette mesure extrême. De même que la presse catholique, les feuilles libérales de toutes les nuances n'avaient élevé la voix que pour protester de leur dévouement au roi, aux institutions constitutionnelles et à l'indépendance du pays. Ce n'est pas ainsi que l'homme d'État digne de ce nom procède dans les crises qui, tôt ou tard, se présentent dans l'existence de tous les peuples. Quand des concessions sont devenues nécessaires, un ministre éclairé ne se jette pas d'un seul bond jusqu'aux dernières limites de la Constitution. Que restera-t-il à céder le jour où le radicalisme, qui se trouve incontestablement en progrès, sera devenu assez fort pour réclamer des concessions nouvelles ? Il ne restera qu'à déchirer la Constitution elle-même !

Sans doute, il était d'une sage politique de faire quelques sacrifices à l'esprit démocratique ; mais le cabinet ne devait pas priver ses successeurs de la possibilité de s'engager un jour dans une voie analogue. Les ministres auraient dû se rappeler les nombreux exemples que leur fournissait l'histoire constitutionnelle de l'Angleterre. Marcher lentement pour avancer avec sécurité : telle est la tactique des Pitt, des Russell, des Peel et des Palmerston. En politique comme ailleurs, la peur est mauvaise conseillère.

Les catholiques ne se firent point illusion sur le coup qu’on allait (page 239) porter à leur influence politique ; ils savaient que le cabinet, sous prétexte de faire des concessions aux idées démocratiques, allait procurer au libéralisme un avantage que ses chefs les plus énergiques n'avaient pas osé réclamer, au sein du Congrès de 1846, comme une concession immédiatement réalisable. Mais ils avaient trop de patriotisme, ils étaient trop profondément dévoués au pays et au roi, pour concevoir, un seul instant, la pensée d'entraver la marche du gouvernement dans ces circonstances solennelles. Répondant encore une fois par leurs actes aux insinuations malveillantes de leurs détracteurs, ils votèrent unanimement en faveur du projet déposé par les ministres (Ann. parl., p. 997. En présentant ce projet, M. Rogier avait retiré sa proposition antérieure relative à l'adjonction des capacités). Ils votèrent de même à l'unanimité un deuxième projet destiné à réduire le cens électoral pour la nomination des conseils communaux à fr. 42-32, dans les localités où il excédait ce taux en vertu de la loi de 1836. Cette réforme nouvelle était la conséquence nécessaire de la première. Il eût été absurde de se montrer plus sévère pour le choix des mandataires de la commune que pour l'élection des membres de la représentation nationale (Ibid, p. 1104).

La meilleure de toutes les politiques eût été d'oublier nos luttes intestines, de pacifier les esprits, d'accueillir avec sympathie les avances d'une grande opinion nationale. Or, nous le verrons, la guerre administrative faite aux catholiques, un instant interrompue par les redoutables événements qui s'accomplissaient le long des frontières, fut bientôt reprise avec une vigueur inusitée. Nous verrons venir le jour où quelques-uns d'entre eux se demanderont avec douleur si la conquête étrangère n'eût pas été un bienfait pour leurs coreligionnaires !

Cependant les Chambres et le pays présentaient un admirable spectacle. Dans l'une des premières séances qui suivirent la catastrophe de février, un représentant imbu d'idées républicaines, plein d'enthousiasme à l'aspect des débordements du torrent démocratique, annonça que les idées de la révolution française allaient faire le tour du monde. M. Delfosse lui répondit aussitôt : « Pour faire le tour du monde, la liberté n'a plus besoin de passer par la Belgique ! » A ces paroles, en même temps si patriotiques et si vraies, les sentiments qui se trouvaient au fond de tous les cours éclatèrent avec force ; la gauche (page 240) et la droite, oubliant leurs querelles, mêlèrent leurs acclamations à celles des spectateurs pressés dans les tribunes ; tous les collègues du député de Liége lui prodiguèrent leurs félicitations, et la Chambre, en proie à une émotion profonde, se sépara sans aborder son ordre du jour (Séance du 1er mars 1848, Ann. Parl., p. 950).

Le lendemain, M. Dechamps, dans un éloquent appel à tous les Belges dévoués au trône constitutionnel, provoqua les applaudissements de ses coreligionnaires en disant : « Les partis, morts pour longtemps, ne sont destinés à renaître que totalement transformés... Dans les moments suprêmes comme celui auquel nous assistons, où notre nationalité, soumise à une épreuve difficile et peut-être à des sacrifices, recevra, par cela même, le baptême définitif qui lui manquait ; dans de tels moments, toute l'action du pays, toute l'intelligence et l'énergie du pays doivent se concentrer dans les mains du gouvernement que les Chambres entourent de leur confiance. » (Ann. parl., p. 993.)

Nous l'avons déjà dit : ces manifestations du patriotisme de la législature étaient d'accord avec les sentiments et les vœux du pays. A part quelques individualités divergentes, la nation tout entière n'avait qu'un désir et qu'un but : la conservation de la dynastie et des institutions nationales. Cette pensée dominait toutes les sollicitudes du présent et toutes les craintes de l'avenir. Riches et pauvres, capitalistes et prolétaires, tous repoussaient avec le même dédain les doctrines subversives qui se trouvaient si largement représentées au sein du gouvernement provisoire de Paris ; tous manifestaient énergiquement la volonté de rester fidèles au pacte social de 1831. Le roi ne pouvait se montrer sans être aussitôt entouré, pressé, acclamé par une foule enthousiaste, où la blouse de l'ouvrier ne se trouvait pas en minorité. La révolution de Février était un immense malheur pour la Belgique et pour la famille royale ; mais ce malheur, malgré ses proportions redoutables, n'était pas du moins resté sans compensation. Le patriotisme, l'attachement au trône constitutionnel, le sentiment de la nationalité, grandissaient au milieu des dangers qui entouraient la patrie. Un mot du roi avait profondément touché le pays. Léopold avait dit aux ministres : « Si la nation veut donner à son gouvernement une forme (page 241) républicaine, je ne serai pas un obstacle ; mais si le pays désire que le trône constitutionnel reste debout, je le défendrai jusqu'à la dernière extrémité. » A ces nobles et généreuses paroles l'armée et le peuple avaient répondu par une manifestation énergique de dévouement et de fidélité à la première dynastie nationale des Belges. Quelques centaines d'ouvriers, arrivés à la frontière du midi pour proclamer la république, furent dispersés par les premiers pelotons d'une colonne mobile (Voy. la relation officielle du combat de Risquons-Tout (29 mars), au Moniteur du 1er avril).

Grâce à la sagesse et au patriotisme du peuple belge, les malheurs de l'Europe donnaient en quelque sorte une consécration nouvelle à l'indépendance de nos provinces. Jusque-là nos institutions n'avaient pas subi la dernière et solennelle épreuve des orages révolutionnaires. Plus d'une fois des diplomates étrangers, d'ailleurs dévoués à la Belgique, avaient dit que nos libertés si larges, si radicales, deviendraient une source de troubles et d'anarchie, le jour même où la société européenne serait agitée par une crise profonde. Cette crise était survenue avec des caractères d'une gravité incommensurable ! Monarchies absolues, royautés constitutionnelles, gouvernements militaires, dynasties consacrées par les siècles, trônes issus du vœu populaire, toutes les institutions politiques de l'Europe continentale sont secouées par la tempête. Seule inébranlable, seule confiante et calme au milieu des révolutions qui l'enserrent, la jeune Belgique, pressée autour de son roi, suit paisiblement le cours de ses destinées et conquiert l'admiration du monde. L'épreuve était solennelle et décisive ! De l'aveu de tous, les Belges étaient dignes de jouir des institutions éminemment libérales qu'ils avaient conquises en 1830.

C'est avec douleur qu'on voit les chefs du libéralisme s'emparer de cette situation favorable pour porter un rude et dernier coup à l'influence des catholiques.

Lorsque les ministres étaient venus demander à la Chambre des Représentants l'abaissement du cens électoral, ils n'avaient pas dit un mot d'où l'on pût induire que, dans leur opinion, cette mesure devait avoir pour complément la triple dissolution des Chambres, des conseils provinciaux et des conseils communaux. Ces corps, régulièrement élus (page 242) sous l'empire de la législation antérieure, formaient la représentation légale et constitutionnelle du pays, de la province et de la commune ; c'était au fur et à mesure de la retraite, du décès ou de l'expiration du mandat de leurs membres, que les électeurs nouveaux devaient être appelés à l'exercice du droit civique dont on venait de les investir. Les sentiments les plus patriotiques animaient les Chambres. Les conseils provinciaux et leurs députations permanentes se montraient dévoués à nos institutions et secondaient de toutes leurs forces les efforts de l'administration centrale. Les conseils communaux, enfin rentrés dans le cercle de leurs attributions propres, commençaient à perdre le souvenir de leurs adresses politiques et bornaient leurs soins à la direction et à la fécondation des ressources locales. Nulle part on n'apercevait la moindre trace d'hostilité, la moindre velléité d'opposition aux ministres ; partout se manifestait le dévouement le plus absolu au roi, aux institutions, à l'indépendance du pays. Comment, au milieu de circonstances aussi favorables, eût-on soupçonné que la réforme électorale masquait le projet de troubler le calme du pays, par la dissolution presque simultanée des Chambres, des conseils communaux et des conseils provinciaux ? Tel était cependant le plan des associations libérales. Les catholiques avaient compté sans l'influence des clubs, la complaisance du cabinet et l'ambition insatiable du libéralisme avancé.

L'abaissement du cens doublait le nombre des électeurs des villes, dévoués en grande partie à la politique nouvelle. (Voy. Statistique générale du royaume, période décennale, 1840–1850, p. 32 et 39. L'abaissement du cens portait le nombre des électeurs des villes de 16,360 à 33,609, tandis que celui des électeurs des campagnes était à peine augmenté d'un tiers). Dissoudre les Chambres, réunir le corps électoral sous la pression des agents du ministère, user d'une réforme qui donnait la prépondérance aux centres populeux, c'était se ménager la chance de fermer les portes du parlement aux députés catholiques sortis vainqueurs de la lutte de 1847. Dissoudre les conseils communaux, c'était mettre à la disposition du ministère le choix de 2524 bourgmestres et de 5060 échevins. Dissoudre les conseils provinciaux, c'était se procurer le moyen de fortifier l'élément libéral des députations permanentes, dont les rapports journaliers avec les chefs des autorités locales peuvent devenir une source (page 243) abondante d'influences politiques. Or, ce vaste plan était facile à réaliser. Il suffisait de se prévaloir de la prétendue nécessité de fournir aux nouveaux électeurs le moyen d'exercer leurs droits ; il suffisait de dire que les mandataires de la nation n'étaient plus les représentants d'un corps électoral considérablement élargi par la réforme.

Dès le lendemain du jour où l'abaissement du cens avait été soumis à la sanction de la législature, les journaux qui représentaient les clubs des provinces firent entendre ce langage, et le cabinet prit aussitôt la résolution de conformer sa conduite à leurs exigences.

Un arrêté royal suffisait pour dissoudre les Chambres ; mais, contrairement à l'opinion que M. Rogier avait émise en 1834, il fallait des lois pour dissoudre les conseils de la province et de la commune. Le ministre de l'Intérieur vint demander ces lois dans les séances du 20 mars et du 5 avril.

La dissolution des conseils communaux et provinciaux fut votée à l'unanimité des voix. Donnant une dernière preuve de leur patriotisme, sacrifiant leurs intérêts sur l'autel de la patrie, les catholiques unirent leurs suffrages à ceux des libéraux, parce qu'ils ne voulaient pas, même à l'aide d'une opposition légitime, entraver la marche d'un cabinet qui se trouvait en présence des redoutables éventualités de la politique extérieure. Ils ne savaient pas que cette conduite désintéressée deviendrait plus tard une arme aux mains de leurs adversaires. Ils ne prévoyaient pas qu'un ministre du roi, attribuant leur désintéressement à des calculs ignobles, leur dirait un jour dans l'enceinte de la législature : « Vous aviez peur en 1848 ! »

(Note de bas de page : Les lois du 1er et du 9 Mai, décrétant la dissolution des conseils communaux et provinciaux, furent votées à l'unanimité des suffrages ; tandis que celle du 26 mai, relative à la réforme parlementaire, rencontra à la Chambre des Représentants une opposition de 23 voix. Le projet du gouvernement s'appliquait à la fois aux Chambres et aux conseils provinciaux. Il déclarait incompatible avec le mandat de représentant ou de sénateur l'exercice de fonctions salariées par l'État ; mais cette règle n'était pas applicable aux ministres, aux conseillers des cours d'appel, aux généraux de division et aux gouverneurs élus dans une province autre que celle qu'ils administrent. Étendant ensuite le cercle des incompatibilités établies par la loi provinciale, il excluait des conseils provinciaux les commissaires d'arrondissement, les juges de paix, les membres des tribunaux de première instance et les officiers du ministère public.

39. 8. La loi sur les incompatibilités parlementaires

Quelques jours plus tard, le gouvernement déposa un nouveau projet de réforme, déclarant le mandat parlementaire incompatible avec l'exercice des fonctions publiques.

(Tout en acceptant le principe du projet, la Chambre des Représentants refusa de se renfermer dans la limite des propositions ministérielles. Elle maintint l'exception réclamée en faveur des ministres ; mais, pour les autres fonctionnaires, elle appliqua la règle avec une rigueur telle qu'elle y comprit les ministres du culte rétribués par l'État, les avocats en titre des administrations publiques, les agents du caissier de l'État et même les commissaires du gouvernement auprès des sociétés anonymes. Elle décida de plus que les membres des Chambres ne pourraient être nommés à des fonctions salariées qu'une année au moins après la cessation de leur mandat, si ce n'est à celles de ministre, d'agent diplomatique et de gouverneur.

(Il est peu d'actes législatifs qui se soient trouvés en butte à des appréciations plus contradictoires. Les adversaires de la loi se sont prévalus de ce que l'exclusion des fonctionnaires prive le parlement des lumières et de l'expérience d'une foule d'hommes vieillis dans l'étude des questions les plus importantes de l'administration nationale ; mais ses défenseurs ont répondu par un dilemme qui nous semble irréfutable. Le fonctionnaire, disent-ils, est nécessaire ou inutile à son poste : dans le premier cas, il doit y rester ; dans le second, il faut supprimer l'emploi. Ils ont ajouté que les fonctionnaires, déjà trop mêlés aux querelles politiques, peuvent difficilement rester impartiaux, quand ils ont à se prononcer entre les soutiens et les adversaires de leurs candidatures ; et cette raison, il faut l'avouer, se présente avec une force invincible contre l'admission des membres de l'ordre judiciaire. Une expérience de douze années a prouvé que les lois promulguées depuis le départ des députés fonctionnaires ne sont pas plus imparfaites que celles votées avant l'époque de leur exclusion. On ne doit pas oublier que toutes les lois importantes sont préparées par des commissions au sein desquelles le gouvernement a toujours soin d'appeler des hommes spéciaux.)

(page 244) Voilà donc la Belgique jetée dans l'agitation fiévreuse d'une triple élection, au moment où la France se débattait dans les étreintes de l'anarchie, à l'heure où l'Allemagne et l'Italie entraient dans une phase révolutionnaire dont nul ne pouvait prévoir l'issue.

Démoralisés par leur échec de l'année précédente ; troublés par les prétentions sans cesse croissantes de leurs adversaires ; reculant devant les conséquences éventuelles d'une lutte politique, coïncidant cette fois avec une crise européenne, les catholiques eurent à peine le courage d'avouer les candidatures électorales de leurs coreligionnaires. Ils savaient trop bien que les efforts et les sacrifices seraient cette fois dépensés en pure perte. Les fonctionnaires installés par le cabinet du 12 août tenaient à faire preuve de dévouement, de zèle et de reconnaissance envers les associations qui avaient amené le règne de la politique nouvelle. Les bourgmestres hostiles au pouvoir se trouvaient à la veille d'une réélection et n'osaient pas se mettre en évidence. Les rares fonctionnaires catholiques qui avaient conservé des positions influentes, (page 245) avertis par les destitutions qui signalèrent l'avénement du cabinet, évitaient avec soin de se compromettre. La phalange toujours nombreuse des solliciteurs qui désirent des faveurs, des places, des distinctions honorifiques, se tournait vers le soleil levant. Les émissaires des clubs libéraux, dans toute l'ivresse de la victoire, parlaient au nom du gouvernement et avaient la menace sur les lèvres. Dans une circulaire adressée aux gouverneurs de province, M. Rogier avait déclaré que le ministère ne voulait exercer aucune action directe, aucune pression sur la conscience du corps électoral ; mais il avait eu soin d'ajouter : « Tout en nous abstenant de chercher, par des moyens factices ou forcés, le triomphe du libéralisme constitutionnel, nous n'avons pas à dissimuler notre désir et notre espoir de voir la majorité sortie des élections du 8 Juin 1847 maintenue et fortifiée au sein du nouveau parlement, par des votes libres et consciencieux. » (Moniteur du 9 juin). C'était dire assez clairement que la participation au succès des candidatures libérales serait loin d'être envisagée comme une cause de disgrâce. Des milliers de fonctionnaires et de solliciteurs s'empressèrent de donner cette interprétation aux paroles du ministre.

Il eût été plus généreux, plus sage et plus grand de ne pas se souvenir des rivalités des catholiques et des libéraux, pour se préoccuper uniquement des besoins et des intérêts du pays. Mais cette hauteur de vues, cette administration large et féconde, n'étaient pas l'apanage du cabinet de 1847. Porté au pouvoir par l'effervescence des passions politiques, il devait fatalement écouter leur voix et propager leur empire. Tandis que l'Europe se trouvait menacée de l'invasion d'une barbarie nouvelle, pendant que la révolte sanglante de Juin se préparait dans les clubs de Paris, M. Rogier manifestait officiellement le désir de voir affaiblir, au sein des Chambres belges, l'influence d'un parti national, constitutionnel et modéré, qui puisait toute sa force dans les intérêts religieux et moraux !

39. 9. L'hégémonie libérale après les élections de 1848

Le résultat des élections fut tel que pouvaient le désirer les partisans les plus exaltés du cabinet. 55 membres nouveaux entrèrent à la Chambre des Représentants, et l'assemblée compta 85 députés ministériels dans son enceinte. La minorité catholique se trouvait réduite à 23 suffrages. Plusieurs de ses (page 246) représentants les plus éminents avaient succombé dans la lutte. (Voy. l'Indépendance belge du 16 juin 1848. Parmi les candidats éliminés par les électeurs, les catholiques comptaient MM. d’Anethan, Brabant, de Lacoste et Malou. La composition du Sénat fut moins profondément modifiée ; les catholiques et les libéraux y conservèrent à peu près un nombre égal de suffrages. L'opinion républicaine, ouvertement entrée en lice à Bruxelles, à Gand et à Verviers, n'obtint d'autre résultat que de faire constater son impuissance).

Quelques semaines plus tard, les conseils communaux et provinciaux furent renouvelés sous la pression des mêmes influences et avec des résultats à peu près analogues.

Le libéralisme était au comble de ses vœux, au faîte de ses espérances, et, comme toujours, ses prétentions grandissaient avec les succès de sa propagande. A mesure que la république de Février, réduite à l'impuissance par les folies de ses défenseurs, perdait les proportions redoutables qu'elle avait prises à son origine, les chefs des clubs belges manifestaient plus énergiquement le désir de confisquer à leur profit toutes les sources du pouvoir, tous les avantages des budgets, toutes les influences administratives.

S'il est un principe élémentaire, c'est assurément celui qui déclare tous les Belges égaux devant la loi, tous les citoyens également admissibles aux fonctions publiques. On conçoit qu'un ministère, préoccupé du soin de se maintenir au pouvoir, confie les fonctions politiques à des hommes qui partagent ses vues et possèdent sa confiance ; mais on ne saurait, sans fouler aux pieds le pacte constitutionnel, sans méconnaître la justice distributive, sans classer les citoyens en vainqueurs et en vaincus, pratiquer le même système à l'égard des emplois purement administratifs, et surtout à l'égard des fonctions de l'ordre judiciaire. Malheureusement, tel n'était pas l'avis des défenseurs du libéralisme ministériel.

Un seul fait suffira pour donner la mesure de l'intolérance brutale qui, sous prétexte de garantir l'indépendance du pouvoir civil, tendait à se glisser dans nos mœurs politiques. Par une exception unique, l'arrêté royal du 12 août 1847, qui enlevait à M. Lekeu l'emploi de commissaire de l'arrondissement de Liége, portait que le titulaire serait appelé à d'autres fonctions. Après quinze mois d'attente, le ministère remplit enfin cette promesse, et M. Lekeu, homme honorable à tous égards, obtint le modeste emploi de juge à Dinant. Dès le lendemain, les feuilles les plus influentes (page 247) attaquèrent cette nomination comme une preuve de l'abandon du programme du cabinet, comme un acte de trahison envers l'opinion libérale. Les clameurs devinrent tellement vives que l'organe semi-officiel du gouvernement crut devoir rappeler que le ministre de la Justice avait été forcé de remplir une obligation contractée en 1847 (Indépendance du 25 janvier 1849). Ainsi la magistrature elle-même, que sa noble mission place en dehors et au-dessus des partis, qui doit tenir la balance égale entre tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances ou leurs opinions politiques, la magistrature devenait l'apanage des jurisconsultes libéraux ! Une exigence de cette nature peint toute une époque. Les partisans de la politique nouvelle réclamaient le monopole des emplois, des dignités, des honneurs et des influences officielles. Les droits constitutionnels des catholiques semblaient se réduire à l'obligation de prendre leur part des impôts et des charges publiques.

On eût dit que toute la politique nationale consistait désormais à réaliser les voeux du Congrès libéral.

Parmi ces vœux, plusieurs avaient déjà reçu leur application dans les lois du pays. Le cens électoral pour les Chambres se trouvait réduit au minimum fixé par la Constitution. Le fractionnement des collèges électoraux des villes avait cessé d'exister. L'assentiment de la députation permanente de la province était requis pour la nomination du bourgmestre hors du conseil. Pour compléter les réformes politiques indiquées par l'assemblée de 1846, il ne restait qu'à réorganiser l'enseignement de l'État et à réclamer du Saint-Siège une déclaration favorable à l'inamovibilité des desservants.

Le soin de transmettre le vœu du Congrès libéral au chef vénéré de l'Église fui confié à M. Henri de Brouckere, récemment nommé ministre plénipotentiaire près les cours d'Italie.

Le choix de ce diplomate était un acte habile. Libéral sincère, mais modéré, M. de Brouckere ne s'était jamais permis un acte d'hostilité envers le culte de la majorité de ses concitoyens. Au Congrès national, à la Chambre des Représentants, dans les postes les plus élevés de l'administration du pays, il avait su constamment mériter l'estime de tous les partis politiques. Habile, intelligent, connaissant les hommes par une longue pratique des affaires, entouré d'une considération méritée par (page 248) d'honorables services, il acquit bientôt une position influente à la cour du Saint-Père ; mais la mission qu'il avait reçue n'était pas de la nature de celles que le talent, l'expérience et la dignité personnelle peuvent conduire à bonne fin au centre de la catholicité.

M. de Brouckere reçut l'accueil qui lui était dû ; le souverain pontife et le cardinal-secrétaire d'État lui donnèrent publiquement des témoignages de confiance et d'estime ; mais toutes ses instances n'en furent pas moins écartées avec une énergie inflexible. Parmi les milliers de prêtres qui desservent nos paroisses, trois seulement, dans une période de dix-sept années, avaient adressé leurs doléances à la presse, au ministre de la Justice, au Pape. Ce fait seul était assez éloquent pour triompher de toutes les considérations que l'envoyé du ministère du 12 août fondait sur la nécessité d'éviter les conflits et de maintenir l'union dans la hiérarchie ecclésiastique. On lui répondit que les évêques belges étaient les meilleurs juges des besoins religieux de leurs diocèses ; on lui fit observer que l'harmonie la plus constante régnait dans tous les rangs du clergé de nos provinces ; on lui cita les décrets du concile de Trente qui autorisent le dernier des prêtres à prendre son recours auprès du Saint-Siège, quand il se croit victime d'un acte arbitraire ; on lui rappela même les termes de la Constitution belge qui interdisent au gouvernement la faculté d'intervenir dans les questions qui intéressent directement la discipline et la hiérarchie des ministres du culte.

Ce fut en vain que M. de Brouckere, fidèle jusqu'au bout à ses instructions, demanda, à défaut d'une déclaration d'inamovibilité, un avis favorable à l'institution d'une officialité diocésaine, dans le genre de celle que Mgr Sibour avait établie à Digne, à l'époque où il administrait ce diocèse. On lui répondit de nouveau que les évêques étaient les meilleurs juges en cette matière, et que, dans tous les cas, un nonce se trouvant à Bruxelles, les ecclésiastiques révoqués sans motifs pouvaient aisément porter leurs griefs à la connaissance du souverain pontife. M. de Brouckere comprit que toute démarche ultérieure était inutile, et il eut la loyauté d'énoncer franchement cette opinion dans sa correspondance avec le ministre des Affaires étrangères. (Déjà l'année précédente le prince de Ligne avait, sans plus de succès, entamé une négociation analogue à Portici).

Le cabinet du 12 août, pas plus que les membres du Congrès de 1846, « ne connaissait la force d'organisation de cette grande société des âmes, qui dure depuis (page 249) dix-huit siècles, qui a vu tomber tant d'empires, passer tant d'hommes et de systèmes, qui a résisté à tant de violences, à tant de séductions, à tant de causes de dissolution, parce qu'elle est fondée sur l'esprit d’unité, de subordination et d'abnégation. » (De Gerlache, Essai sur le mouvement des partis, p. 31, Œuvres complètes, t. VI.)

39. 10. La loi organique sur l'enseignement moyen

Les clubs politiques furent plus heureux dans le domaine de l'enseignement public. Ici leurs théories reçurent une consécration éclatante.

On avait élargi la liberté communale, en privant les ministres du droit de nommer le bourgmestre hors du conseil, sans l'assentiment préalable de la députation permanente. On avait attribué une force nouvelle à la liberté de la presse, en supprimant l'impôt du timbre qui s'opposait à son développement (loi du 25 mai 1848). On avait fait subir aux lois électorales une réforme tellement importante qu'il ne restait plus qu'un pas à faire pour arriver au suffrage universel. Mais ces idées larges, démocratiques, libérales, disparurent tout à coup, lorsqu'il s'agit de régler l'enseignement donné aux frais de l'État. Au lieu de restreindre l'action du pouvoir central, on le gratifia de nouveaux privilèges. Au lieu de raffermir la liberté d'enseignement, on lui suscita mille entraves. La liberté d'enseignement était favorable aux catholiques ! Malgré le titre qu'ils se sont donné, malgré leurs déclamations incessantes contre le despotisme, une foule de libéraux n'aiment la liberté qu'autant qu'elle favorise leur propagande et maintient leur influence sur le peuple. Aussitôt qu'elle devient favorable à leurs adversaires, ils la repoussent avec ardeur et se mettent à célébrer les droits de l'État, à glorifier l'influence de la bureaucratie officielle. Leurs phrases favorites deviennent alors des tirades sonores sur les besoins et les avantages du pouvoir fort !

Dans la sphère de l'enseignement supérieur, le mode de nomination du jury d'examen, introduit en 1835, maintenu avec quelques modifications en 1844, n'avait pas répondu aux besoins de la science et à l'attente du pays. Les sentiments politiques de la majorité des Chambres s'étaient manifestés dans les choix des examinateurs. De l'aveu de tous les partis, une législation nouvelle était devenue indispensable.

En 1834, M. Rogier avait déposé un projet de loi accordant à la (page 250) cour de cassation, à l'académie de Bruxelles et aux commissions médicales une part considérable dans la nomination du jury (Voy. t. II, p. 233, en note. Dans ce projet, les professeurs des universités de l'État ne venaient qu'en minorité). En 1844, il avait applaudi de toutes ses forces au projet de M. Nothomb, qui attribuait au roi la nomination des examinateurs, non pas d'une manière absolue, mais avec l'obligation de faire ses choix en nombre égal dans les quatre universités de Bruxelles, de Gand, de Liége et de Louvain (projet présenté dans la séance du 21 février 1844). A l'une et à l'autre époque, M. Rogier avait compris que l'État, toujours enclin à favoriser ses propres établissements, devait trouver dans la loi même des entraves destinées à protéger les intérêts des institutions libres.

Cette fois M. le ministre de l'Intérieur fut loin d'éprouver les mêmes scrupules. Le 22 mars 1849, il vint demander que la nomination des membres du jury fût purement et simplement attribuée au roi, c'est-à-dire, au ministre de l'Intérieur, chef et protecteur naturel des universités de l'État. Bien plus : il réclama le pouvoir exorbitant de régler l'organisation même du jury suivant le bon plaisir du conseil des ministres ! Formation du jury, nomination du personnel, lieu des séances, forme des opérations, tout devait être abandonné aux chefs de l'enseignement officiel, en d'autres termes, aux rivaux des établissements libres. Une grande institution nationale devenait une simple commission ministérielle !

Il est vrai que, dans l'Exposé des motifs, M. Rogier prenait l'engagement d'accorder à toutes les universités une représentation égale ; mais rien de semblable ne se trouvait dans le texte de la loi, et le successeur de M. le ministre eût été parfaitement en droit de ne pas tenir compte de cette obligation purement morale et personnelle. Le projet de loi ne renfermait que les mots suivants : « Le gouvernement procède à la formation des jurys chargés des examens, et prend les mesures réglementaires que leur organisation nécessite. » M. Rogier poussait l'esprit d'envahissement au point d'exiger que désormais les bourses d'études fondées par la loi devinssent l'apanage exclusif des élèves des facultés officielles : résolution tellement étroite qu’un représentant de Bruxelles s'écria avec indignation : « Je repousse ce système comme une mesure mesquine dont je suis honteux pour l'opinion libérale. » (Discours de M. Orts. Séance du 19 juin 1849).

(page 251) En Angleterre, où il n'existe point d'enseignement de l'État, l'organisation d'un jury d'examen pourrait à la rigueur être abandonnée aux ministres ; mais ce système ne sera jamais définitivement admis en Belgique, où l'État entretient et dirige lui-même des établissements d'enseignement supérieur, et où par suite il se trouve, à tous égards, dans les conditions d'un rival de la liberté. Un fait qui ne saurait être nié, c'est que les neuf dixièmes des élèves belges fréquentent les universités, non pas dans le dessein de cultiver la science pour elle-même, mais uniquement pour se procurer le diplôme nécessaire à l'exercice des professions libérales. Donner aux rivaux des établissements libres le pouvoir de nommer un jury partial et hostile, c'est leur fournir le moyen de rendre désertes toutes les écoles qui leur portent ombrage. Qu'on s'en plaigne ou qu'on y applaudisse, les circonstances sont telles que nos universités ont pour but principal de mettre l'élève en mesure d'obtenir les grades académiques. Confier au ministre de l'Intérieur, chef et protecteur des universités de l'État, le pouvoir exorbitant de régler la distribution de ces grades, c'est lui mettre entre les mains un instrument à l'aide duquel il pourra renverser, le jour où il le voudra, toutes les facultés qui n'auront pas les sympathies de ses amis politiques.

On est péniblement surpris en apercevant au bas d'un tel projet la signature d'un combattant de Septembre, d'un membre du gouvernement provisoire ! Quand le Congrès national vola l'article 17 de la Constitution, il était loin de prévoir que le gouvernement belge produirait un jour ces prétentions étranges au nom du libéralisme ! Ainsi que le disait le chef de l'université catholique, dans une pétition adressée au Sénat : « La liberté d'enseignement ne consiste pas seulement dans le simple droit d'enseigner. Elle consiste dans le droit d'enseigner avec efficacité ; sinon ce serait une lettre morte, ce serait une liberté purement spéculative. L'inégalité dans le bénéfice des études viole la liberté, aussi bien que la contrainte sur le fait de l'enseignement. Cette simple réflexion détruit la distinction subtile qu'on voudrait établir entre le fait de l'enseignement » et la collation des grades. » (Pétition adressée au Sénat par M. de Ram. Brux., Vanderborght (1849), p. 6.)

Sans doute, en principe et avec des conditions rassurantes pour la (page 252) liberté constitutionnelle, le gouvernement pouvait, comme toute autre autorité, être investi du droit de nommer les membres du jury. L'opposition ne poussait pas ses susceptibilités au point de mettre en avant l'incompétence absolue du ministre de l'Intérieur. Les défenseurs de l'enseignement libre se bornaient à demander qu'on plaçât dans la loi un article destiné à sauvegarder les intérêts légitimes de toutes les institutions universitaires du pays ; ils voulaient uniquement que le ministre de l'Intérieur fût obligé de choisir les membres du jury en nombre égal dans les universités de l'État et dans les universités libres.

M. Rogier admettait, en fait, la nécessité de donner à l'enseignement privé une représentation numérique égale à celle de l'enseignement officiel ; il prenait l'engagement de faire ses choix dans les quatre universités existantes ; mais, égaré par des scrupules difficiles à saisir, il refusait d'inscrire cet engagement dans la loi. A des garanties sérieuses, permanentes et légales, il voulait substituer des garanties administratives et personnelles.

(Note de bas de page : Voici comment M. Rogier formulait ses vues dans l'Exposé des motifs : « Chaque année, pour chaque grade, le gouvernement formerait deux jurys : dans l'un des deux siégeraient les professeurs de l'université de Liége, dans l'autre les professeurs de l'université de Gand. Il appellerait les professeurs de l'université de Louvain à venir s'adjoindre aux uns et les professeurs de l'université de Bruxelles à se réunir aux autres ; de telle sorte que les professeurs de l'établissement privé siégeraient, dans chaque jury, en même nombre que ceux de l'université de l'État... (Ann. parl., 1848–1849, p. 1097.) » C'était le système connu aujourd'hui sous la dénomination de jury combiné, système critiquable au point de vue de la science, mais qui du moins, sous le rapport de l'impartialité du pouvoir, est à l'abri de tout reproche sérieux).

De même que tous les chefs de la gauche, il prétendait qu'on ne pouvait nommer les universités libres dans la loi, sans leur conférer la personnification civile, sans consacrer en leur faveur un monopole incompatible avec l'article 17 de la Constitution. On lui répondit que la personnification civile n'existait que dans son imagination, puisque, le lendemain du vote comme la veille, les universités de Bruxelles et de Louvain n'auraient joui d'aucun des droits qui en dérivent. On lui rappela qu'il n'avait pas éprouvé ces craintes en 1844, lorsqu'il figurait parmi les orateurs de la minorité. On lui prouva qu'il ne s'agissait pas d'attribuer un privilège aux universités de Bruxelles et de Louvain : d'abord, parce qu'une loi postérieure peut toujours défaire l'ouvre d'une loi antérieure ; ensuite, parce que rien ne s'opposait à ce que la même faveur fût accordée aux (page 253) établissements universitaires qui s'élèveraient dans la suite. On lui dit même qu'il pouvait se dispenser de nommer les universités de Louvain et de Bruxelles, et se borner à parler des « universités existantes. »

Il persista dans ses idées et présenta, comme dernière limite des concessions du cabinet, un amendement ainsi conçu : « Le gouvernement composera chaque jury de telle sorte que les professeurs de l'enseignement privé et ceux de l'enseignement public s'y trouvent en nombre égal. » Ce fut en vain que des membres éminents de l'opinion libérale, peu satisfaits de l'expression si vague « enseignement privé, » se joignirent aux catholiques, pour demander que le droit des universités libres à être représentées dans le jury reçût sa consécration dans la loi. La proposition fut rejetée par 65 voix contre 32, et l'ensemble de la loi, déclarée obligatoire pour trois années, fut adopté par 62 voix contre 22 (Séances du 27 juin et du 4 juillet 1849. Au Sénat, la loi fut adoptée, le 13 juillet, par 28 voix contre 17. M. Rogier usa loyalement du pouvoir que les Chambres venaient de lui conférer ; mais il n'en était pas moins vrai que l'enseignement supérieur libre restait privé de garanties légales).

Pendant dix-sept années, les chefs de l'opinion libérale n'avaient cessé de dire qu'ils comprenaient mieux et plus largement que leurs adversaires la pratique de toutes les libertés constitutionnelles. On vient de voir comment ces promesses pompeuses se réalisèrent à l'égard de la liberté de l'enseignement supérieur, qui n'est, après tout, que la liberté des communications intellectuelles dans leur sphère la plus brillante et la plus élevée.

Mais c'était surtout dans le domaine de l'instruction moyenne que la politique nouvelle manifestait des exigences incompatibles avec l'interprétation équitable et rationnelle du pacte constitutionnel.

Nous avons déjà signalé la nature et la portée du texte de l'article 17 de la Constitution. Nous avons prouvé que les vœux du Congrès se résument dans une phrase concise, sortie de la bouche d'un homme peu suspect de partialité envers les catholiques : « Il ne faut pas qu'on gêne la liberté. » (Discours de M. Van Meenen. Voy. t. II, p. 213, en note).

Au lieu d'admettre ce système large, généreux et vraiment libéral, la presse ministérielle exploitait deux idées que les auteurs de la (page 254) Constitution eussent repoussées avec indignation : elle prétendait que l'État ne devait en aucune manière se préoccuper des résultats obtenus par les institutions libres ; elle proclamait l'enseignement de l'État seul national, seul digne de la sollicitude du gouvernement et des Chambres.

L'enseignement libre, disait-on, n'a qu'une existence de hasard ; florissant aujourd'hui, il peut disparaître demain ; les institutions organisées par la loi, dirigées par le gouvernement, entretenues aux dépens du trésor, possèdent seules une existence assurée et définitive. On en concluait que l'État, dans la fixation du nombre et du siège de ses écoles, pouvait se dispenser de tenir compte des besoins actuels du pays. On voulait qu'il multipliât ses établissements au point d'être en mesure de se charger seul de l'éducation de toute la jeunesse belge, le jour où les établissements libres disparaîtraient de la scène. On affirmait hardiment que l'enseignement donné aux frais de l'État réunissait seul les « conditions d'esprit constitutionnel, de stabilité, d'activité, de progrès. » (Discours de M. Lehon, séance du 3 juillet 1849).

On comprend difficilement que de telles doctrines aient pu se produire dans la libre Belgique. Si l'enseignement salarié par l'État possédait seul l'avantage d'être national, il faudrait en conclure que le Moniteur, publié aux frais du trésor et sous la direction suprême du ministre de l'Intérieur, forme seul la presse nationale. Comment accueillerait-on les théories d'un publiciste français qui se mettrait en tête de prétendre que les manufactures de porcelaines, de tapisseries et de tabac, fondées, salariées et dirigées par l'État, renferment toute l'industrie nationale de la France ? L'enseignement national se compose de toutes les forces enseignantes de la nation. Des établissements élevés, subsidiés, encouragés par toutes les classes du peuple belge, sont nationaux au même degré que les écoles ouvertes par les ministres et entretenues aux dépens des contribuables. Prétendre que le pouvoir législatif ne doit pas tenir compte des établissements qui se sont élevés sous la protection du droit constitutionnel, c'est professer une hérésie tellement manifeste qu'elle n'a pas besoin de réfutation. Ainsi que nous l'avons dit et prouvé ailleurs (t. II, p. 213 et suiv.), ce n'est pas seulement à l'aide de la violence que la liberté d'enseignement peut être anéantie dans nos provinces : il (page 255) suffit que le gouvernement prodigue les subsides du trésor au point de rendre toute concurrence impossible. Soutenir que l'État doit multiplier ses écoles sans se préoccuper des lacunes comblées par la force expansive de la liberté, c'est méconnaître à la fois l'économie politique et l'équité, qui veulent, l'une comme l'autre, que l'État n'intervienne que dans la mesure des besoins réels du peuple. Est-ce que la liberté s'était montrée impuissante dans nos provinces ? Est-elle impuissante en Angleterre et aux États-Unis d'Amérique ? L'esprit de parti, mêlé aux exigences et aux rancunes de l'intérêt personnel, avait seul propagé ces doctrines extravagantes et inconstitutionnelles.

M. Rogier s'était imposé la triste tâche de répudier, encore une fois, l'un des actes les plus honorables de sa carrière ministérielle.

Dans l'Exposé des motifs d'un projet de loi sur l'instruction publique, déposé sur le bureau de la Chambre le 31 juillet 1834, M. Rogier avait dit : « Les dispositions du projet sont très simples en ce qui concerne l'enseignement moyen. Elles se bornent à donner au gouvernement le pouvoir de fonder et de diriger trois athénées modèles. Les écoles moyennes communales sont librement administrées par les communes. » Le ministre disait la vérité. L'article 31 du projet portait que « les écoles moyennes communales, même lorsqu'elles recevraient des subsides de l'État, seraient librement administrées par les communes. » (Voy. État de l'instruction moyenne en Belgique. Rapport présenté aux Chambres le 1er Mars 1843, p. 183 et 190).

Rien de pareil ne se trouve dans le projet présenté aux Chambres le 14 février 1850. Cette fois M. Rogier demande dix athénées royaux, cinquante écoles moyennes et deux écoles normales, indépendamment d'un nombre illimité d'écoles d'agriculture. Il fait table rase de toutes les mesures prises, de tous les engagements contractés par les communes, sous l'empire de la législation antérieure. Il exige que les conseils communaux délibèrent sur le maintien ou l'anéantissement de leurs écoles moyennes, et il soumet leurs décisions à l'approbation du gouvernement. Il prive les municipalités du droit d'accorder leur patronage à un établissement privé, à moins qu'elles n'obtiennent à la fois l'autorisation du gouvernement et celle de la députation permanente de la province. Il veut que les communes qui feront usage de cette (page 256) faculté soient exclues de la distribution des subsides ! Il pose en principe que les candidats sortis des écoles normales de l'État seront seuls appelés aux chaires des athénées royaux, des écoles moyennes et des collèges communaux, que ceux-ci soient ou non subsidiés par le gouvernement : en d'autres termes, il organise un corps professoral privilégié, trouvant sa base dans l'école normale et son faîte dans le conseil de perfectionnement de l'instruction moyenne (Le projet renfermait une exception en faveur des docteurs en sciences et des docteurs en philosophie et lettres. M. Dequesne, rapporteur de la section centrale, eut soin d'expliquer la portée de cette exception en disant que les docteurs sont peu nombreux et visent aux fonctions de professeur d'université).

Il réclame le pouvoir de destituer les professeurs, même dans les écoles communales non subsidiées par le trésor public. Il exige que toute commune, avant d'obtenir une subvention de l'État, s'engage à soumettre à son approbation le programme des cours, les règlements intérieurs, les budgets, les comptes et même les livres employés par les professeurs. Oubliant l'un des griefs les plus sérieux de l'opposition sous le règne de Guillaume Ier, M. le ministre sollicite le pouvoir de supprimer des collèges communaux par une simple ordonnance ! (Voy. le projet de loi, Ann. parl., 1850, p. 780).

Un fait qui paraîtra incroyable, mais qui n'en est pas moins à l'abri de toute contestation, c'est que M. Rogier, au moment même où il se disait plein de respect pour la liberté, poussait ses exigences, sous plus d'un rapport, bien au-delà des concessions réclamées par les ministres de Louis-Philippe, à l'époque où le monopole universitaire régnait dans toute sa splendeur chez nos voisins du midi. Il allait plus loin que les gouvernements de Berlin et de La Haye ! En France, on trouvait à peu près un lycée pour deux départements : en Belgique, on demandait dix athénées pour neuf provinces. Sous le gouvernement des Pays-Bas, c'est-à-dire sous l'empire du monopole le plus absolu, les provinces méridionales renfermaient cinq athénées royaux : on en demandait dix en 1850, sous le régime de la liberté la plus illimitée. En France, une seule école normale secondaire était considérée comme suffisante pour les besoins d'une population de trente-six millions : en Belgique, le ministère demandait deux écoles normales pour une population de quatre millions et demi. En France, le budget de l'enseignement moyen s'élevait à (page 257) 1,500,000 fr. Sous le règne de Guillaume, en 1829, les sommes allouées de ce chef ne dépassaient pas 50,000 fr. En Belgique, où les institutions libres étaient si nombreuses et si florissantes, M. Rogier proposait une organisation dont l'entretien allait exiger une dépense annuelle de 650,000 fr., c'est-à-dire, presque la moitié du budget français et douze fois le budget néerlandais de 1829 (Au budget de 1852, les dépenses pour l'instruction moyenne figurent pour 642,000 fr. ; au budget de 1853, pour 698,000 fr. ; au budget de 1857, pour 740,778 fr. Voy. le discours de M. Dechamps cité ci-après).

Il réclamait en faveur des élèves des écoles normales de l'État un privilège auquel les gouvernements de la Prusse, de la France et de la Hollande n'avaient jamais songé. Chez tous nos voisins, on pouvait être appelé aux emplois de l'enseignement moyen, aussitôt qu'on possédait la capacité et la moralité requises : en Belgique, M. Rogier exigeait de plus un diplôme délivré par l'État aux élèves formés dans ses écoles privilégiées !

Et pourquoi tout ce luxe, toutes ces précautions, tous ces sacrifices imposés aux contribuables ? Le ministre de l'Intérieur eut soin de le dire : l'État voulait faire une concurrence redoutable aux écoles catholiques. On avait abusé de la liberté d'enseignement. On avait laissé les communes désarmées en présence d'un concurrent tout prêt à absorber leur autorité. Cet état de choses devait disparaître. Le besoin d'une intervention plus directe et plus efficace du gouvernement était devenu évident. Le clergé est le seul concurrent sérieux que rencontrent les écoles du gouvernement et celles des communes.... Qui use de la liberté d'enseignement ? Qui en profite ?.... C'est le clergé séculier, le clergé régulier, les corporations religieuses (Exposé des motifs de la loi. Ann. parl., p. 775. Discours de M. Rogier. Séance du 9 Avril ; Ann. parl., p. 1091.). Ainsi s'exprimait M. Rogier. Les catholiques usaient largement de la liberté d'enseignement ; les libéraux, moins disposés à s'imposer des sacrifices, devaient appeler le gouvernement et le trésor public à leur aide : tel était le dernier mot du système !

Aussi importe-t-il de remarquer que les garanties données à l'enseignement religieux étaient purement illusoires. Dans le projet de 1834, la religion figurait en tête des matières obligatoires du programme des athénées ; en 1850, programme débutait par la rhétorique pour finir par la gymnastique, mais il gardait un silence absolu sur l'instruction (page 258) religieuse. En 1838, M. Rogier voulait « que l'enseignement religieux fût donné par les ministres des cultes. » En 1850, il se bornait à dire que « les ministres des cultes seraient invités à donner ou à surveiller l'enseignement religieux. » D'un côté, l'enseignement de la religion est devenu facultatif ; de l'autre, rien ne s'oppose à ce qu'il soit confié à des laïques, même dans l'hypothèse d'un refus de concours de la part des évêques.

La section centrale, puis la Chambre des Représentants, apportèrent quelques modifications à ce vaste ensemble, si adroitement combiné pour réduire les effets de la liberté à des proportions aussi inoffensives que possible. Elles supprimèrent le privilège que le gouvernement voulait accorder aux élèves des écoles normales de l'État. Elles décidèrent que l'autorisation de la députation permanente suffirait pour la fondation des établissements exclusivement communaux. Elles placèrent l'enseignement religieux au nombre des matières obligatoires. Mais tous les efforts des catholiques pour obtenir des modifications ultérieures furent inefficaces. Le gouvernement et la majorité refusèrent nettement de déclarer que le clergé était la seule autorité compétente pour donner l'enseignement religieux. Dans la séance du 4 mai 1850, la loi fut adoptée par 75 voix contre 25. Reculant devant une lutte ouverte avec la Chambre populaire, le Sénat prit le même parti, par 32 voix contre 19. Le lendemain, la Belgique était gratifiée d'un système d'instruction publique dont on put dire avec raison : « Nulle part ailleurs on n'a constitué un enseignement avec une centralisation aussi forte, avec des garanties religieuses aussi faibles, avec des dépenses aussi exagérées » (Discours de M. Dechamps. Séance du 22 avril) ; réflexion d'autant plus juste que, par l'établissement du grade d'élève universitaire, l'État s'était ménagé le moyen d'exercer une pression constante sur toutes les écoles moyennes organisées en dehors de son influence.

(Note de bas de page : Tous les évêques du royaume avaient adressé au Sénat une requête motivée, pour protester contre la partie de la loi qui leur déniait le droit d'intervenir, à titre d'autorité, dans l'enseignement de la religion. Cette prétention souleva bien des colères dans les colonnes de la presse libérale. Elle était cependant toute simple et toute naturelle. Où est l'autorité religieuse si ce n'est dans l'Église ? Les évéques ne tardèrent pas à trouver l'approbation de leur conduite sur les lèvres du chef vénéré de l'univers catholique (Voy. l'Allocution du Souverain-Pontife dans le consistoire secret du 20 mai 1850, Revue catholique, 1850, p. 211). M. H. de Brouckere, notre ambassadeur à Rome, s'était donné des peines infinies pour empêcher cette manifestation solennelle des sentiments du Souverain-Pontife. Tous ses efforts avaient échoué contre la fermeté inébranlable qu'on rencontre toujours à Rome, quand les intérêts religieux se trouvent en cause).

39. 11. La mort de la reine

(page 259) L'impression produite par ce vote n'était pas encore calmée, lorsqu'un déplorable événement vint de nouveau suspendre les luttes politiques et réunir la nation entière dans la manifestation d'une pensée commune. La reine Louise était morte à Ostende, dans la matinée du 11 octobre.

Depuis plusieurs années, la reine portait le germe du mal qui finit par la ravir à l'amour et à la vénération des Belges. Les malheurs immenses qui frappèrent successivement sa famille avaient douloureusement retenti dans son cœur. Son frère aîné, l'orgueil et l'espoir de la France, péril misérablement sur une grande route ; sa sœur chérie, la compagne de son enfance, fut atteinte par la mort au moment où, rayonnante de jeunesse et de charmes, elle unissait la gloire de l'artiste à l'éclat de la princesse ; son père, précipité du trône, mourut sur la terre d'exil, après un règne de dix-huit années qui lui avait donné le droit de compter sur la reconnaissance de l'armée et du peuple. Toutes ces douleurs, toutes ces angoisses avaient épuisé ses forces, sans abattre son courage ; car elle possédait un esprit ferme, une intelligence supérieure, en même temps qu'une sensibilité exquise.

L'issue funeste de sa maladie n'était pas douteuse, et cependant l'annonce de sa mort produisit une impression poignante et profonde. Jusqu'au dernier moment, la nation s'était efforcée de se faire illusion ! A mesure que la triste nouvelle se répandait dans nos villes, les magasins se fermaient, les transactions étaient suspendues, et partout se manifestaient les signes d'un deuil réel et vraiment national. Depuis la capitale jusqu'au dernier des hameaux, depuis le palais jusqu'à la chaumière, dans tous les lieux et dans toutes les classes, on rencontrait, non pas ces regrets officiels qu'on trouve toujours aux funérailles des grands, mais une douleur vive, sincère et durable. C'est que jamais princesse ne fut aimée comme la première reine des Belges ! Au milieu de nos dissensions et de nos luttes, elle apparaissait comme un symbole de paix, comme l'ange tutélaire de la patrie et de la famille royale.

(page 260) Modèle de la chrétienne, de l'épouse et de la mère, elle semblait n'avoir gravi les marches du trône que pour donner de plus haut l'exemple de toutes les vertus. Humble et douce, fuyant le bruit et l'éloge, elle aimait à entourer de mystère les innombrables bienfaits qu'elle répandait dans la foule ; mais toutes les précautions étaient inefficaces, le peuple connaissait la main toujours prête à soulager ses douleurs, et le nom de la reine était devenu à ses yeux le symbole de la bienfaisance et de la vertu ! Les derniers moments de cette existence si bien remplie furent encore un enseignement salutaire pour toutes les classes. Entourée de sa famille en pleurs, seule calme et sereine, Louise faisait à Dieu le sacrifice de sa vie, bénissait ses enfants, parlait du ciel et adressait à son auguste époux des paroles de tendresse et de consolation. A cette heure suprême, comme dans toutes les phases de sa carrière, elle remplissait la mission sublime qu'elle avait reçue de la Providence : prier, aimer et consoler. La nation comprit toute la grandeur de cette vie et toute la grandeur de cette mort.

Par un mouvement spontané, le projet d'une souscription publique pour ériger un monument à la reine fut conçu le même jour dans toutes les provinces. Le riche et le pauvre apportèrent leur offrande, et bientôt un temple magnifique, élevé au-dessus des dépouilles mortelles d'une princesse chérie, rappellera aux générations futures que les Belges, à l'heure où la révolution ébranlait tous les trônes, contractèrent, sur le tombeau d'une sainte, une alliance nouvelle avec leur première dynastie nationale. Que ne nous est-il permis d'ajouter que les passions haineuses et les luttes stériles disparurent au milieu de ces manifestations touchantes d'un deuil universel ! Malheureusement l'heure de la réconciliation n'avait pas encore sonné.

39. 12. La mise en oeuvre de la politique nouvelle vis-à-vis de l'opinion catholique

Un instant unis pour rendre un dernier hommage à la reine, les partis reprirent leurs querelles le lendemain de l'accomplissement des cérémonies funèbres. Le rétablissement de l'union était d'autant plus éloigné que les ministres eux-mêmes semblaient se plaire à multiplier les griefs de leurs adversaires politiques.

« L'opposition libérale, parvenue au pouvoir, dit un de nos historiens, traite la minorité à peu près comme elle traitait jadis les ministres. Le cabinet libéral... se complait dans sa force et savoure sa vengeance. Van Maanen et le parti hollandais n'allaient guère aussi loin ! » (De Gerlache, Essai, p. 19 ; Œuvres complètes t. VI.)

Ces lignes peignent la situation avec une (page 261) exactitude rigoureuse. Après avoir longtemps fouillé dans le vaste arsenal des lois de la République et de l'Empire, on y avait trouvé tout un système d'entraves et d'obstacles merveilleusement imaginés pour contrarier la diffusion des influences religieuses. On déniait aux catholiques le droit de fonder à leurs frais un hospice administré par des hommes investis de leur confiance. On prétendait que les sœurs hospitalières violaient les règles de leur institut, en donnant l'instruction gratuite aux enfants pauvres. On contestait aux fabriques d'église la faculté de distribuer quelques pains à l'issue d'un service célébré pour les morts. On réduisait par arrêté royal le casuel que la volonté des testateurs avait attaché à la célébration des anniversaires ! On inventait des restrictions administratives inconnues aux ministres calvinistes de Guillaume Ier. Et cette politique étroite et tracassière, cette mise en suspicion de l'Église, se nommaient la sécularisation de la charité, la restauration des grands principes de 1789.

Les actes, les intentions et les veux des catholiques étaient repoussés, méconnus et dénaturés avec une ardeur inconcevable. On incriminait jusqu'au concours qu'ils avaient prêté aux ministres libéraux, dans la crise européenne qui suivit la révolution de Février. Ce concours était un acte d'hypocrisie, une preuve de lâcheté, un misérable calcul de la peur ! « C'est le libéralisme, disait l'un des ministres, qui vous a sauvés le 24 février ! Ah ! je m'en souviens encore, je vous ai vus descendre de vos bancs ; vous trembliez alors, vous aviez peur, vous êtes venus presser nos mains et reconnaître vos erreurs ! »

(Note de bas de page : Séance du 20 avril 1850. Le lendemain M. Deschamps répondit noblement à M. le ministre des Finances. Nous nous bornerons à transcrire quelques lignes des Annales parlementaires : M. Dechamps. - « ... Avez-vous sondé votre propre pensée ? Qu'avez-vous voulu dire ? Vous nous auriez sauvés ! Nous aurions péri ! Mais comment donc et pourquoi nous avez-vous sauvés ? Qui nous aurait renversés ? Par quelles mains aurions-nous péri ? ... Je vous interroge. Vous avez dit souvent et vous avez eu raison de le dire : il n'y a en Belgique que deux grandes opinions, la vôtre et la nôtre ; il n'y a pas en Belgique de parti révolutionnaire, vous le savez bien, ou, s'il existe, il est tellement faible que ce n'est pas lui à coup sûr qui, le 24 février, aurait pu passer sur votre corps pour nous renverser. Qui donc nous aurait renversés ? (Mouvement.) ».)

On se figure sans peine quel devait être le langage des orateurs et des journaux de la gauche, lorsque les ministres eux-mêmes, représentants du roi et chefs de l'administration nationale, oubliaient ainsi le respect qu'ils devaient aux délégués du corps électoral.

(page 262) Forcés de contribuer aux frais d'un enseignement organisé pour faire une concurrence redoutable à leurs propres écoles ; écartés des fonctions publiques à tous les degrés de la hiérarchie administrative ; calomniés dans leurs intentions les plus pures et les plus patriotiques ; contrariés jusque dans l'exercice de la bienfaisance ; rencontrant partout des passions haineuses, depuis le conseil de la commune jusqu'à la tribune des Chambres législatives ; trouvant le dédain et l'outrage sur les lèvres du membre le plus influent du cabinet, quelques catholiques, égarés par les sophismes de la presse étrangère, eurent le tort de rendre les institutions libérales elles-mêmes responsables de ces déceptions et de ces souffrances.

Ils se demandaient avec douleur si les libertés constitutionnelles n'étaient pas essentiellement hostiles aux croyances et à la discipline de l'Église ; si le succès dans les luttes électorales n'était pas le bénéfice nécessaire de l'intimidation, de la calomnie, de la ruse et de la fraude ; si cette guerre implacable déclarée à toutes les influences religieuses n'était pas le prélude d'une catastrophe révolutionnaire, la préparation d'un redoutable soulèvement des classes inférieures. D'autres, allant plus loin encore, poussaient le découragement au point de jeter un regard d'envie au-delà de la frontière. A leurs yeux, l'invasion étrangère et la perte de la nationalité eussent été préférables au règne définitif du libéralisme (Voy. à ce sujet les réflexions du Journal historique et littéraire, mars 1852).

Les premiers étaient dans l'erreur, les seconds étaient coupables. Quand on défend la vérité, on a tort de s'effrayer de la lutte ; quand on possède des institutions larges et vraiment libérales, la justice et le droit ne perdent jamais irrévocablement leur empire ; quand les ministres doivent s'appuyer sur une majorité issue des suffrages du corps électoral, leurs empiétements rencontrent tôt ou tard des obstacles dans les réactions inévitables de l'opinion publique. Les institutions parlementaires peuvent sans doute abriter des desseins hostiles à l'Église ; mais il importe de se rappeler que le respect du dogme et de la discipline religieuse ne forme pas l'apanage nécessaire du despotisme.

Du reste, ces découragements et ces craintes étaient loin de représenter l'opinion de l'immense majorité des catholiques ; ils n'étaient que l'expression des défaillances d'une imperceptible minorité. De même que les libéraux, les catholiques étaient fiers de voir leur pays (page 263) prospère, libre et calme au milieu des révolutions qui bouleversaient la société européenne. De même que leurs adversaires, ils plaçaient l'indépendance, les institutions parlementaires et le trône constitutionnel au premier rang des intérêts nationaux. La presse ministérielle se rendait coupable d'injustice en attribuant à tout un parti les opinions isolées de quelques retardataires.

Les catholiques étaient trop éclairés, ils connaissaient trop bien l'histoire, ils apercevaient trop clairement ce que les Anglais appellent « les signes du temps, » pour ignorer que les tendances du cabinet du 12 août n'étaient pas le dernier mot de la politique nationale.

Jamais parti n'avait usé de moyens plus nombreux, plus énergiques et plus habiles pour se maintenir au pouvoir : destitutions largement pratiquées, répartition des emplois publics entre les partisans de la politique nouvelle, dissolution des Chambres, dissolution des conseils de la commune et de la province, renouvellement intégral des collèges échevinaux, organisation d'une ligue puissante, réforme électorale, tout avait été mis en œuvre pour perpétuer le règne du libéralisme exclusif ; et cependant, dès le milieu de 1851, il devint manifeste que des éléments de discorde s'étaient glissés dans les phalanges électorales et parlementaires qui servaient d'appui aux ministres.

39. 13. La politique nouvelle et les finances. L'impôt sur les successions

Un premier symptôme de mécontentement se produisit à l'occasion du plan conçu par le cabinet pour améliorer l'état des finances.

La réduction des impôts, à l'aide d'économies larges et sérieuses, avait figuré parmi les moyens les plus puissants de la propagande libérale. Nous l'avons déjà dit : l'avénement d'un ministère de la gauche devait être le signal d'un notable dégrèvement de toutes les contributions publiques.

La surprise et le désappointement furent grands lorsque, le jour même où le cabinet comparut devant les Chambres, on vit déposer un projet de loi établissant un droit sur les successions en ligne directe. Le désenchantement fut plus complet encore, lorsqu'on apprit que ce même projet rétablissait le serment exigé par la loi hollandaise du 27 septembre 1817, serment que le gouvernement provisoire, dont faisait partie M. Rogier, avait supprimé comme une exigence immorale (Voy. la séance du 1er décembre 1847, Ann. parl., p. 164, et l'arrêté du gouvernement provisoire du 17 octobre.).

Au lieu de répéter les brillantes promesses (page 264) des émissaires des clubs, le discours de la couronne déclara nettement que des ressources nouvelles étaient devenues nécessaires, parce que les impôts existants ne suffisaient pas pour couvrir les dépenses indispensables. Exposant avec franchise les voeux de ses collègues, M. Rogier disait à la Chambre : « Nous déclarons comme indispensable la création de ressources nouvelles.... Il est indispensable à la bonne marche de l'administration que le budget des voies et moyens soit augmenté d'environ 1,500,000 fr. Il faudra des ressources extraordinaires. Que vous les demandiez à l'emprunt, que vous les demandiez à l'impôt, il est de fait que la Chambre aura à voter des ressources nouvelles. » (Ann. parl., p. 164). Dans la même séance, après avoir longuement parlé des dépenses inévitables, M. Frère ajouta : « Je ne connais que deux moyens : l'emprunt et l'impôt.... Il est impossible de faire face aux dettes du passé, aux dettes du présent, aux dettes qu'il faudra contracter demain, sans recourir à l'emprunt et à l'impôt, à moins qu'on ne veuille faire des économies radicales, de ces grandes économies qui permettraient de trouver les sommes nécessaires pour couvrir l'intérêt et l'amortissement de l'emprunt... Un de nos collègues s'est expliqué sur ces économies radicales qui ne peuvent être prises que sur l'armée. Je dirai que les sommes nécessaires pour l'armée forment aussi une dette du pays. » (Ann. parl., p. 167).

Si de nouveaux impôts étaient nécessaires, si des économies radicales étaient impossibles à réaliser sans détruire notre établissement militaire, les cabinets précédents n'étaient donc pas coupables de prodigalité ; car leurs membres, après avoir organisé toutes les administrations du pays, consacré deux cent cinquante millions aux travaux publics, traversé une crise industrielle compliquée d'une crise alimentaire, ne léguaient à leurs successeurs qu'une dette flottante de quelques millions. Et s'il en était ainsi, que devenait l'un des griefs les plus sonores de la presse libérale ?

Les ministres avaient dit la vérité ; mais les contribuables, qu'on avait bercés de l'espoir d'une diminution des impôts et à qui l'on annonçait maintenant des charges nouvelles, furent loin d'envisager l'avenir avec la même placidité que le chef du département des (page 265) Finances. De nombreuses pétitions demandant la réduction des dépenses affluèrent à la Chambre ; des plaintes surgirent de toutes parts ; des murmures se firent entendre jusque dans les clubs, et le cabinet ne tarda pas à se convaincre de la nécessité d'opérer au moins un commencement de réforme administrative. M. Frère, devenu ministre des Finances en remplacement de M. Veydt, se chargea de cette tâche. Le budget des dépenses pour 1849, comparé à celui de l'exercice précédent, constatait une réduction de six millions. Toutes les feuilles ministérielles poussèrent des cris de triomphe.

Malheureusement ces félicitations bruyantes avaient le tort d'être exagérées au plus haut degré.

Le budget des dépenses était réduit de six millions, mais le budget des recettes égalait, dépassait même celui de l'année précédente. La recette pour 1848 avait été évaluée à 117,612,250 fr. ; elle était portée à 117,591,020 pour 1849. C'était une diminution de 21,230 fr. ; mais, par contre, on devait y ajouter 900,000 fr. à provenir de la vente de biens domaniaux. Au lieu d'une diminution, on demandait ici un accroissement de recettes de 878,770 fr. : contradiction manifeste qui ne pouvait échapper au bon sens du pays.

La clef du mystère fut bientôt trouvée. Sur le budget de la dette publique, on avait opéré une réduction accidentelle de fr. 2,345,428-56 ; c'est-à-dire que le ministre des Finances, loin de diminuer la dette d'un centime, s'était borné à grouper les chiffres suivant un système différent, et avait de la sorte trouvé le moyen de faire porter la somme sur un autre exercice. Les économies réelles n'étaient pas dans ce nouveau « système de comptabilité. » On ne pouvait pas davantage attribuer le nom d'économie à la suppression provisoire de quelques dépenses extraordinaires, qui avaient grossi les budgets précédents de près de deux millions ; car ces dépenses, momentanément écartées, allaient reparaître dans un avenir peu éloigné.

Les économies réelles et immédiates étaient de 82,962 fr. sur le budget de la Justice ; de fr. 495,801-66 sur le budget des Affaires étrangères ; de 231,472 fr. sur le budget de l'Intérieur ; de 900,000 fr. sur le budget de la Guerre ; de fr. 360,012-75 sur le budget des Travaux publics ; de 367,300 fr. sur le budget des Finances. Les six millions d'économies annoncés par la presse ministérielle se réduisaient à fr. 2,437,548-41. C'était sans doute un résultat important et qui ne saurait être dédaigné sans injustice ; mais le point (page 266) essentiel consistait à savoir si cette diminution des dépenses était de nature à pouvoir entrer définitivement dans l'organisation financière du pays. Or, à cet égard, l'illusion n'était pas possible.

Au budget de la Guerre, les économies provenaient en partie du renvoi de 914 sous-officiers et soldats, et de l'ajournement de l'emploi intégral du crédit annuellement destiné à l'achat de chevaux pour la remonte de la cavalerie et de l'artillerie ; on y voyait même figurer des réductions sur les crédits alloués pour la solde et la nourriture des troupes. Au budget de la Justice, les économies consistaient surtout dans la suppression de plusieurs emplois de magistrature, suppression incompatible avec les besoins du service et que le pouvoir législatif allait être bientôt obligé de faire disparaître (Voy. notamment les lois du 15 juin 1853, du 7 mars et du 26 juin 1858). Évidemment la somme de fr. 2,437,548-41 était loin de représenter une réduction définitive, compatible avec les exigences raisonnables de l'administration. La réforme n'était sérieuse et durable que pour le département des Finances. D'ailleurs, aux yeux des contribuables, l'importance de la question se trouvait ailleurs : ils voulaient savoir si les impôts seraient réduits en proportion des économies, et à cet égard M. Frère s'était empressé de dissiper tous les doutes. Le lendemain du jour où il fit le dépôt des budgets de 1849, il reproduisit la demande d'un droit sur les successions en ligne directe, évalué 1,800,000 fr. par an (Séance du 6 novembre 1848).

Si la réforme devait se borner à la suppression de quelques emplois, combinée avec un changement dans les attributions de certains fonctionnaires, il était difficile d'aller au-delà des économies réalisées par M. Frère. Pour arriver à un dégrèvement sensible des charges imposées aux contribuables, il eût fallu modifier l'assiette des impôts et bouleverser de fond en comble toute la hiérarchie administrative du royaume : opérations longues, périlleuses et en tout cas peu compatibles avec l'impatience des pétitionnaires.

Le ministre des Finances prouva fort bien que des ressources nouvelles étaient nécessaires ; mais il s'était trompé en donnant la préférence à l'impôt sur les successions en ligne directe, qui rencontrait une répulsion à peu près universelle. Sur tous les bancs des Chambres, les amis du cabinet déclaraient hautement qu'ils repousseraient un système (page 267) qui tendait à mêler les exigences du fisc au deuil des familles.

Ils n'étaient pas plus satisfaits du rétablissement du serment, formalité oiseuse pour les fripons, source d'inquiétudes et de scrupules pour les consciences honnêtes, exigence dangereuse pour la moralité publique, superfétation fiscale supprimée en 1830 aux applaudissements de la nation tout entière.

M. Frère n'en exigea pas moins que le projet subit l'épreuve d'un examen approfondi dans les sections de la Chambre des Représentants. Cette épreuve fut désastreuse. Une majorité considérable rejetą le serment aussi bien que l'impôt, et la section centrale de l'assemblée émit le même avis, par cinq voix contre une. M. Verhaegen s'était vainement efforcé d'obtenir un résultat plus favorable, en disant : « Les économies seules, quelque profondes, quelque radicales qu'on les fasse, ne suffiront pas pour créer, en présence des besoins qui se manifestent tous les jours et qui sont, en grande partie, la conséquence du progrès des lumières et de la civilisation, une position financière forte, c'est-à-dire un excédant des recettes sur les dépenses. » Preuve nouvelle de l'inanité de toutes les déclamations basées sur les prétendues prodigalités des cabinets catholiques et mixtes ! (Voy. le rapport de M. Deliége, Ann. parl., 1848-1849, p. 640).

Le ministre des Finances dédaigna cette leçon sévère, comme il avait dédaigné les conseils, les avertissements et les supplications de ses amis politiques. Il maintint toutes ses exigences, et un débat public, ouvert le 19 mars 1849, occupa la Chambre pendant sept séances.

L'impôt si chaleureusement défendu par le cabinet y rencontra trois catégories d'adversaires. Les uns, exagérant les proportions économiques et sociales du projet, voyaient dans un prélèvement sur les successions en ligne directe une atteinte à la propriété et à la famille, un acheminement vers le socialisme. Les autres disaient que, si des impôts nouveaux étaient nécessaires, on trouverait aisément ailleurs des matières imposables et un système moins antipathique au pays. D'autres encore, et c'étaient les plus nombreux, prétendaient que la nécessité d'impositions nouvelles ne leur était nullement démontrée ; ils soutenaient que des économies nouvelles, faites avec intelligence, suffiraient pour amener une excellente situation financière. L'échec du ministère n'était plus douteux, lorsque, le 27 mars, sur la proposition d'un député libéral, l'assemblée vota l'ajournement (page 268) des débats jusqu'à l'époque où les budgets de 1850 auraient fait connaître les besoins réels du trésor.

On croyait généralement que cette résolution n'était qu'un rejet déguisé, un moyen imaginé pour épargner une défaite humiliante aux ministres, et deux années se passèrent sans qu'on entendît parler de la loi. Mais M. Frère fut d'un autre avis ! Avec cette indomptable ténacité qui forme l'un des traits distinctifs de son caractère, il fit reprendre la discussion dans la séance du 8 mai 1851. Il consentait, à la vérité, à laisser en suspens la question du droit à établir sur les successions en ligne directe ; mais il persistait hautement dans ses prétentions relatives au rétablissement du serment. Il mettait la Chambre en demeure de se déjuger : il voulait qu'elle admît en 1851 une prérogative odieuse du fisc qu'elle avait à peu près unanimement repoussée en 1849.

L'assemblée refusa de subir cette humiliation. Le serment fut rejeté par 52 voix contre 39. Les ministres remirent aussitôt leurs démissions aux mains du roi, et la Chambre, après le vote de quelques lois urgentes, suspendit provisoirement ses séances.

La situation offrait quelque chose d'étrange. La majorité du parlement était libérale ; cette majorité trouvait une représentation fidèle dans le ministère, et le dernier vote ne présentait en aucune façon le caractère d'un refus de confiance. Les orateurs libéraux s'étaient empressés de déclarer que, tout en repoussant le serment, ils n'entendaient pas retirer leur appui au cabinet du 12 août. La crise ne pouvait avoir qu'une seule issue : la rentrée des ministres. Après avoir vainement offert à M. Verhaegen, à M. Dumon-Dumortier et à M. Ch. de Brouckere la mission de former un cabinet libéral, le roi les pria de reprendre leurs portefeuilles, ce qu'ils firent sans résistance.

Des signes de mécontentement et d'impatience se manifestèrent sur tous les bancs de la Chambre, lorsque, le jour même où elle reprit ses travaux, M. Frère vint lui dire que, cette fois, il renonçait au serment, mais exigeait, comme un témoignage de confiance, le vote d'un impôt sur les successions en ligne directe. L'embarras des adversaires du projet était d'autant plus grand que la presse et les associations politiques venaient de jeter leur poids dans la balance. La presse, habilement dirigée, faisait du droit de succession l'impôt (page 269) démocratique par excellence ; les clubs, dont M. Frère était la personnification la plus élevée, réclamaient le vote affirmatif de leurs délégués, comme une preuve de libéralisme, comme un acte d'adhésion à la politique ministérielle.

Les perplexités des députés libéraux devinrent cruelles ! Ils étaient invités à voter un impôt qu'ils avaient vivement critiqué au point de vue moral et au point de vue financier. Ils étaient sommés de déchirer leurs discours, de renier leurs actes, de donner un démenti solennel à leurs antécédents parlementaires. Ils devaient se transformer en partisans d'un système qu'ils avaient jusque-là repoussé de toutes leurs forces ! Les menaces de la presse, les instances des clubs et surtout la crainte de renverser définitivement le cabinet opérèrent cette métamorphose : le 1er jtillet 1851, l'établissement d'un droit sur les successions en ligne directe fut admis par 57 voix contre 27.

Mais la victoire de M. Frère n'était pas encore complète et définitive. Il devait triompher de l'opposition du Sénat, comme il avait triomphé des répugnances de la Chambre.

Nous avons déjà dit que le libéralisme ne chérit que les libertés qui favorisent et raffermissent sa propagande. La même réflexion s'applique aux institutions constitutionnelles. Comme le Sénat ne semblait guère disposé à suivre l'exemple d'humble condescendance donné par l'autre Chambre, la presse libérale poussa ses colères et ses rancunes au point de mettre en doute la nécessité de conserver désormais cette « assemblée aristocratique. » On rappela aux sénateurs les débats qui, au sein du Congrès national, avaient porté sur l'existence même d'une chambre haute ; on leur fit sentir que les adversaires de cette institution n'avaient pas tous disparu en 1851, et l'on finit par déclarer nettement que les « représentants de la grande » propriété » commettraient une imprudence grave en repoussant un impôt qui devait atteindre en premier lieu les familles favorisées de la fortune.

Le Sénat n'en persista pas moins dans son opposition consciencieuse au projet de loi. Pour confondre ses adversaires et éloigner jusqu'au soupçon d'une opposition systématique, il offrit aux ministres de venir en aide au trésor par l'établissement de centimes additionnels sur la contribution foncière ; mais il rejeta l'impôt sur les successions en ligne directe, par 33 voix contre 18. (Séance du 2 septembre 1851).

Le (page 270) cabinet prit immédiatement une résolution extrême. Il fit dissoudre le Sénat par un arrêté du 4 septembre, et l'on vit aussitôt les agents du gouvernement se coaliser avec les émissaires des clubs, pour combattre les candidatures de tous les adversaires, catholiques ou libéraux, du plan financier de M. Frère. Mais tous ces efforts faillirent être dépensés en pure perte. L'assemblée nouvelle avait parmi ses membres autant d'ennemis que de partisans du nouvel impôt ; mais, effrayée de l'exaltation croissante des clubs et de la presse, elle consentit à courber la tête et à voter la loi, avec quelques modifications qui furent admises par les autres branches du pouvoir législatif (Séance du 27 Novembre. La loi fut adoptée par 45 voix contre 6 et 1 abstention).

Trois mois auparavant, le ministère avait obtenu le vote de nouveaux impôts sur les bières, le tabac et le genièvre ; ceux-ci étaient destinés à couvrir les intérêts d'un emprunt qu'il se proposait de contracter pour l'exécution de travaux publics réclamés par plusieurs provinces (Parmi ces travaux la dérivation de la Meuse, dans la traverse de Liége, figurait pour 8 millions de fr. (Voy. la loi du 20 décembre 1851).

39. 14. La fin du ministère

M. Frère restait maître du champ de bataille. Les hésitations de ses collègues, les scrupules de ses amis, les résistances des Chambres, tout avait cédé devant sa volonté inflexible. La presse ministérielle annonçait avec une confiance entière le terme des tiraillements qui avaient ébranlé les forces du libéralisme, elle célébrait avec bonheur le rétablissement d'une alliance intime entre tous les vainqueurs de 1847. Illusion trompeuse !

La victoire obtenue par M. Frère était de celles qui épuisent les ressources et les forces du vainqueur. Il ne fallait pas être homme d'État pour savoir que le cabinet ne tarderait guère à payer l'humiliation qu'il avait publiquement infligée à ses amis les plus dévoués. Ces représentants de la nation, obligés de voter alternativement le pour et le contre, le blanc et le noir, ne pardonnaient pas au ministre des Finances la contrainte morale qu'il avait exercée sur leur conscience. Les reproches que les feuilles catholiques adressaient à cette majorité si fièrement bravée, si facilement soumise, devenaient, dans l'âme de ceux qui en étaient l'objet, autant de motifs de désaffection envers le cabinet du 12 août : Plus d'un membre du parti libéral attendait impatiemment l'occasion d'exercer sa vengeance.

(page 271) D'autres causes de mécontentement exerçaient surtout leur influence dans les classes supérieures.

Les événements des quatre dernières années avaient alarmé les intérêts et dissipé les illusions d'une foule d'hommes qui, jusque-là, s'étaient franchement associés à tous les efforts dirigés contre l'action sociale du catholicisme. L'ordre était rétabli dans les capitales de l'Europe ; mais les prolétaires frémissaient sous le joug, le feu de la révolte couvait sous la cendre, et mille symptômes effrayants se montraient aux regards de l'observateur attentif.

Dans un discours prononcé pendant les débats parlementaires de 1849, M. Frère avait dit : « Quand la barbarie semble renaître au sein de la civilisation ; » quand, au cœur des États les plus civilisés, les passions les plus sauvages fermentent et éclatent, il y a nécessité de maintenir une force publique respectable pour défendre l'ordre, demain peut-être la civilisation. » Le ministre avait raison ; mais les hommes prudents disaient que l'armée se compose d'enfants du peuple, et que par conséquent les idées et les passions du peuple deviennent tôt ou tard les idées et les passions de l'armée. Ils prétendaient que la garantie la plus sûre du maintien de l'ordre et du respect de la propriété se trouvait dans la restauration des croyances religieuses. La politique nouvelle était devenue un anachronisme dans la politique européenne !

Tandis que la leçon terrible des révolutions dissipait ailleurs des préjugés surannés ; lorsque la France, ouvrant enfin les yeux à la lumière, cherchait à rendre à l'Église une influence que le roi Louis-Philippe lui avait maladroitement enlevée ; pendant que l'Autriche brisait les liens odieux dont Joseph II avait chargé la hiérarchie religieuse ; à l'heure où le gouvernement protestant de Berlin lui-même appelait le catholicisme au secours de la civilisation menacée d'un épouvantable cataclysme, le ministère et la presse belges semblaient s'être imposé la tâche d'amoindrir l'influence morale du clergé sur les masses ! Ils redoutaient l'influence du prêtre, au moment où tous les hommes d'État dignes de ce nom voyaient dans l'affaiblissement de la foi le germe d'une barbarie nouvelle. Dans un pays profondément religieux, le titre de catholique était devenu un brevet d'incapacité administrative, une cause d'exclusion de toutes les faveurs officielles !

Aux yeux d'une foule d'hommes intéressés au maintien de l'ordre, cette politique arriérée était d'autant plus inopportune que, même (page 272) à l'égard de l'armée, tous les ministres ne conformaient pas leur conduite aux promesses de bienveillance et de protection prodiguées le lendemain de la révolution de Février.

Poussé par le désir, très louable en soi, d'améliorer la situation du trésor, M. Frère avait conçu le projet de réduire le budget de la guerre au chiffre de vingt-cinq millions de francs. Il voulait amener de la sorte, indépendamment de l'équilibre parfait entre les recettes et les dépenses, un excédant annuel pouvant servir de réserve pour les circonstances exceptionnelles. Ce vœu était légitime et conforme aux intérêts bien entendus du pays ; mais, égaré de nouveau par l'ardeur bouillante de son caractère, M. Frère commit la faute grave de ne tenir aucun compte des redoutables éventualités de la politique extérieure. Malgré la majorité de ses collègues et malgré le pays, il voulait travailler immédiatement à la réalisation d'un vœu qui ne pouvait se traduire en fait, que le jour où l'Europe rentrerait dans une ère nouvelle de stabilité, de paix et d'ordre. Au moment où la France, attendant avec effroi l'expiration des pouvoirs du président de la République, redoutait la révolte des classes inférieures et le bouleversement de l'ordre social ; à l'heure où, chez nos voisins du midi, bien des hommes politiques envisageaient la guerre comme un dérivatif indispensable à l'effervescence des passions populaires, M. Frère voulait jeter le trouble et le mécontentement dans les cadres de la force publique.

Le général Brialmont, désespérant de triompher de ces exigences, déposa le portefeuille de la guerre ; son successeur, le général Anoul, prit une attitude pleine de réserve ; la presse s'empara de ces dissidences, pour les aigrir au contact des passions politiques ; et finalement, au milieu de l'une des crises les plus alarmantes de l'histoire de l'Europe, l'armée belge vit subordonner son sort à l'avis d'une commission chargée d'étudier les besoins de la défense nationale (Voy. les discours de M. Frère et du général Brialmont aux Annales parlementaires, 1850-1851, p. 477 à 480)..

Dans le chaos des passions et des doctrines, deux institutions étaient restées debout comme les symboles du dévouement et de l'ordre : l'armée et l'Église. Le cabinet du 12 août mécontentait la première et se posait en rival jaloux de la seconde !

(page 273) Malgré les nombreux préjugés répandus dans le corps électoral, cette politique imprudente ne pouvait manquer de dessiller les yeux. Chaque jour le règne des clubs comptait quelques adversaires de plus. Ces clubs mêmes devenaient pour le gouvernement un embarras sérieux.

Grâce à leur permanence, ils étaient dans les mains de leurs chefs un moyen de pression constante sur toutes les parties de la hiérarchie administrative. Les membres des Chambres accordaient leur appui aux candidats recommandés par les associations, et les ministres, obligés de ménager les susceptibilités de la majorité, se trouvaient constamment en face d'exigences peu compatibles avec les règles de la justice distributive. Ce n'était plus seulement dans les antichambres des ministères que se pressaient les solliciteurs avides d'emplois et de distinctions ; les membres influents des clubs partageaient largement ce triste avantage avec les sommités politiques du pays. « Tout cela, dit un ancien sénateur libéral, se passait dans l'ombre. Le silence des journaux libéraux était acquis à ces influences ; ceux du parti contraire étaient suspects de partialité. C'était un travail sourd dont le mystère se laissait pourtant pénétrer ; les solliciteurs affluaient chez certains membres de l'association ; il en était parmi ces derniers dont la recommandation était toute-puissante. L'accusation de partialité ne tarda guère à s'élever. » (De l'union. Coup d'œil historique sur la marche et les rapports des partis, etc., Brux., Decq, 1855, p. 15).

Les hommes dont les titres étaient méconnus blâmaient énergiquement l'intervention d'une influence occulte, cette fois bien réelle et tout à fait incontestable. Les candidats malheureux se plaignaient de l'ingratitude des ministres et discutaient avec amertume la valeur des services rendus par leurs concurrents. Des récriminations et des menaces se faisaient entendre, chaque fois que les promesses faites dans l'ardeur de la lutte n'étaient pas fidèlement remplies par le pouvoir central. La discorde, la méfiance et la tiédeur se glissaient dans les rangs des vainqueurs.

Les causes de mécontentement étaient d'autant plus nombreuses que M. Rogier se plaisait à mêler l'action de l'État à une foule d'opérations réservées à l'industrie privée. Il vendait à prix réduit de la chaux et de la marne ; il publiait des livres d'agriculture ; il se faisait éditeur d'images populaires ; il (page 274) accordait des bourses de voyage à des négociants futurs ; il encourageait par des avances considérables la fabrication des soieries, des fleurs artificielles, des chapeaux de paille des étoffes de fantaisie ; il protégeait la culture des plantes exotiques et des fleurs de serre chaude ; il donnait des subsides pour un voyage de circumnavigation, et même pour la fondation d'un comptoir en Californie ; il affectionnait tout particulièrement les primes à l'exportation des marchandises : en un mot, il usait largement de tous les crédits mis à sa disposition pour maintenir et étendre le travail national. Ainsi qu'il arrive toujours quand le gouvernement sort de sa sphère, M. Rogier, malgré toutes les précautions dont il entourait ses largesses officielles, commit des erreurs nombreuses. Les protégés du ministre de l'Intérieur l'appelaient pompeusement le défenseur de l'industrie et le « sauveur des Flandres » ; les fleuristes donnaient son nom à des camélias et à des roses ; mais les contribuables murmuraient, les industriels et les commerçants se plaignaient des faveurs accordées à leurs rivaux, et, en dernier résultat, une nouvelle source de récriminations venait se joindre à toutes les autres.

(Note de bas de page : Le titre de « sauveur des Flandres » est souvent attribué à M. Rogier dans les feuilles ministérielles du temps. A les entendre, l'équilibre rétabli par les épidémies, par l'émigration, par la transformation du travail, par l'introduction des machines, était uniquement le résultat des mesures prises par M. Rogier ! De même que ses prédécesseurs, M. Rogier avait employé les ressources de l'État pour rendre la transition aussi peu douloureuse que possible. Là était le service réel qu'il avait rendu aux Flandres ; mais on se moque du lecteur quand on célèbre comme des conceptions lumineuses l'introduction de quelques industries factices, incapables de se soutenir sans les subsides du trésor.)

Les catholiques profitaient de ces erreurs et de ces fautes. Aux élections de 1850 pour le renouvellement partiel de la Chambre des Représentants, ils gagnèrent quelques voix, et parmi les nouveaux élus figuraient MM. de Muelenaere et Malou. Aux élections du 8 juin 1852, leur victoire fut plus complète encore : le nombre de leurs partisans à la Chambre s'accrut de douze. Il ne leur manquait que quelques voix pour récupérer la majorité. La position du cabinet était ébranlée d'autant plus profondément que plusieurs membres de la gauche se déclaraient fatigués de ses exigences.

Le 9 juillet 1852, les ministres déposèrent une seconde fois leurs portefeuilles.

(page 275) La majorité étant restée libérale, le roi fit successivement appeler M. Leclercq, M. Lebeau et M. Verhaegen ; mais ces conférences demeurèrent sans résultat, et la crise ministérielle se prolongea jusqu'au 17 septembre. Elle se dénoua par la retraite du ministre des Finances, dont le département fut confié par interim à M. Liedts, gouverneur du Brabant. M. Frère renonçait à son portefeuille, parce qu'il ne voulait pas donner son assentiment à une convention littéraire avec la France, acceptée par ses collègues (Nous parlerons des négociations avec la France au chapitre suivant). Les autres ministres restaient à leur poste, et les Chambres furent convoquées en session ordinaire pour le 27 septembre.

Abandonné du plus éminent de ses collègues, M. Rogier saisit la première occasion de sonder le terrain dans l'enceinte de la Chambre des Représentants. Il posa la question de cabinet sur la réélection de M. Verhaegen à la présidence de l'assemblée.

Quelques semaines avant la dernière lutte électorale, M. Verhaegen avait placé sa signature au bas d'un manifeste dans lequel on dénonçait au pays une minorité réactionnaire, dont les doctrines et les actes ne tendaient qu'à un seul but : le renversement de nos institutions, le rétablissement des castes et la résurrection des privilèges. Cet outrage jeté à la face de ses collègues, par un homme qui avait eu l'honneur de présider à leurs travaux, n'était pas resté sans réponse. Les représentants de la droite avaient énergiquement repoussé l'attaque ; au manifeste de l'association libérale de Bruxelles, ils avaient répondu par un appel à la loyauté de leurs concitoyens. « Notre opinion, disaient-ils, a presque constamment dirigé les affaires du pays pendant dix-sept années. Ses adversaires parvenus au pouvoir ont trouvé toutes les libertés debout, la Constitution respectée, le sentiment national assez raffermi pour que la Belgique pût résister, en 1848, aux entraînements du dehors. Nous avons juré d'observer la Constitution. De quel droit vient-on nous accuser de parjure ? Tout notre passé, tous nos actes, nos devoirs les plus sacrés, nos intérêts les plus chers donnent à ces imputations un éclatant démenti. Nous voulons la Constitution appliquée selon l'esprit du Congrès national, qui a fondé l'indépendance de la Belgique, et non d'après les maximes du Congrès de 1846, qui n'a fondé que (page 276) la domination d'un parti exclusif. Nous défendrons la Constitution contre ceux qui menaceraient encore de la bouleverser, d'abolir le Sénat, ou d'appliquer le principe révolutionnaire de l'impôt progressif. » (Journal de Bruxelles du 11 mai 1852).

L'incident avait produit une impression profonde. Les députés les plus éminents du parti libéral n'étaient pas les derniers à blâmer le président de la Chambre signant, comme président d'un club, une proclamation outrageante pour des hommes honorables, qui avaient acquis des titres nombreux à l'estime de toutes les opinions. Il suffit de rappeler ces faits pour donner la mesure de l'exigence de M. Rogier.

Ainsi qu'on devait s'y attendre, la Chambre répondit à cette bravade en infligeant une défaite éclatante aux ministres. Le dépouillement du scrutin secret constata que M. Verhaegen n'avait obtenu que 46 voix contre 54 données à M. Delehaye. On dit que M. Frère, en apprenant ce résultat inattendu, s'écria avec colère : « Nous sommes étranglés par des muets. » Les muets étaient les hommes qu'il avait humiliés et bravés en 1851.

M. Rogier donna une troisième fois sa démission, et les Chambres furent ajournées au 26 octobre. Le roi fit appeler M. Henri de Brouckere ; mais le Parlement se réunit de nouveau, sans que la crise ministérielle fût arrivée à son terme. M. Delehaye ayant refusé d'accepter la présidence, la question politique surgit encore une fois à l'occasion du renouvellement du bureau. M. Delfosse, le candidat du cabinet démissionnaire, obtint 54 voix contre 49 données à M. Delehaye ; mais, par contre, les candidats que la droite avait proposés pour la vice-présidence l'emportèrent sur leurs concurrents appuyés par les ministres. La politique exclusive avait décidément perdu les sympathies de la représentation nationale, et M. Rogier comprit enfin que ses longues hésitations devaient avoir un terme.

Après un règne de cinq années, la politique nouvelle se retirait de la scène, en laissant le parti libéral en désarroi, l'armée mécontente, l'État en lutte avec l'Église, la majorité de la Chambre déconsidérée, les passions politiques installées dans toutes les sphères de la hiérarchie administrative, et, comme couronnement de cette œuvre de désorganisation, nos rapports avec la France dans une phase très (page 277) peu rassurante pour les intérêts belges. C'était à ce triste résultat qu'avaient abouti les cris de triomphe et les prophéties magnifiques de 1847 ! C'était à celle politique délétère, impuissante, pleine de périls pour la nationalité., qu'on allait désormais appliquer la dénomination orgueilleuse du programme du 12 août !

Le bilan du cabinet n'était digne d'attention que dans les matières étrangères à la politique. Là du moins l'histoire peut décerner des éloges. Les nouveaux impôts établis par M. Frère, tout en péchant par l'une de leurs bases, avaient considérablement amélioré la situation financière. La démonétisation de l'or était un acte de haute prudence. La fondation de la Banque nationale, sans échapper à toutes les objections de la science économique, était une œuvre importante et utile. Les subsides distribués par M. Rogier n'avaient pas toujours été infructueux. Les encouragements donnés à l'agriculture avaient répandu le goût des améliorations et popularisé l'industrie la plus importante du pays. Les travaux publics avaient reçu une impulsion nouvelle. On doit également citer avec éloge les lois sur l'organisation d'une caisse générale de retraite, sur les sociétés de secours mutuels, sur la réforme postale, sur la marine marchande, sur les irrigations, sur le régime hypothécaire, sur les faillites, sur les dépôts de mendicité et sur le régime des aliénés.

Les causes du contraste existant entre le bilan politique et le bilan administratif du cabinet de 1847 ne sont pas difficiles à saisir. Là où les passions politiques étaient hors de cause, les ministres consultaient les besoins réels du pays. Là où se montrait de près ou de loin une influence favorable aux catholiques, les exigences de la raison cédaient le pas aux prescriptions hautaines du Congrès de 1846.