(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 146) Toujours guidé par le désir de rallier au gouvernement une fraction importante du libéralisme modéré, le roi, immédiatement après le départ de M. Van de Weyer, offrit encore une fois à M. Rogier la mission de reconstituer le ministère. Prenant pour lui-même le portefeuille de l'Intérieur, M. Rogier se choisit aussitôt des collègues dans toutes les nuances du parti libéral. M. Delfosse aurait pris les Finances; M. Henri de Brouckere, les Affaires étrangères; M. d'Hoffschmidt, les Travaux publics; le général Chazal, la Guerre; M. de Bavay, procureur général à la cour d'appel de Bruxelles, la Justice. On le voit : toutes les fractions de l'opinion libérale obtenaient un représentant dans le conseil des ministres. Une seule nuance du parlement était dédaigneusement oubliée : c'était celle qui possédait la majorité (Nous verrons bientôt que, même au sein de la Chambre des Représentants, les catholiques possédaient encore la majorité. Quant au Sénat, il avait à peu près conservé sa composition de 1840) ! L'homme d'État, qui se met au-dessus des exigences du régime parlementaire, se condamne à chercher sa force et son appui en dehors de l'influence que procure l'exercice normal des fonctions ministérielles.
(page 147) Cette vérité politique ne tarda pas à se présenter à l'esprit de M. Rogier. Obligé de comparaître devant une majorité inquiète, humiliée, justement blessée de l'ostracisme dont on voulait la frapper, le député d'Anvers arriva naturellement à des exigences peu compatibles avec la dignité des Chambres et les prérogatives constitutionnelles de la couronne. Dans un rapport au roi, il formula ses prétentions dans les termes suivants:
« 1° Indépendance respective du pouvoir civil et de l'autorité religieuse. Ce principe, en harmonie avec le texte et l'esprit de la Constitution, doit dominer toute la politique. Il trouverait notamment son application dans la loi sur l'enseignement moyen. Rien ne serait négligé pour assurer, par voie administrative, aux établissements laïques le concours de l'autorité religieuse.
« 2° Jury d'examen. Le mode actuel de nomination du jury devra subir les modifications indiquées comme nécessaires par l'expérience et conformes à l'esprit de la Constitution.
« 3° Le nombre des représentants et des sénateurs devrait être mis en rapport avec l'accroissement de la population, conformément à l'article 49 de la Constitution.
« 4° Retrait de la loi de fractionnement, et avis conforme de la députation permanente pour la nomination du bourgmestre en dehors du conseil.
« 5° Moyens défensifs contre l'hostilité éventuelle des fonctionnaires publics.
« 6° Jusqu'aux élections de 1847, dissolution éventuelle des Chambres, 1° en cas d'échec sur les propositions indiquées ci-dessus » sub n° 1 à 4, sur une question de confiance ou le vote d'un budget; 2° s'il arrivait que, par une opposition journalière et combinée, la marche du ministère fût entravée au point qu'il ne pût plus rester sans compromettre la considération du pouvoir ou les intérêts du pays. »
En présentant ce programme, M. Rogier croyait échapper au reproche de porter atteinte aux prérogatives du trône. Cette fois encore, il exigeait éventuellement le pouvoir de dissoudre les Chambres; mais, à son avis, cette demande, faite en vue de certains cas (page 148) déterminés et prévus d'avance, se trouvait à l'abri de toutes les critiques que M. Van de Weyer avait dirigées contre le programme officieux de l'année précédente. Il n'est pas nécessaire de faire ressortir l'inanité de cette distinction subtile, peu digne de l'intelligence, du caractère et des antécédents de son auteur. Quatre points étaient indiqués avec précision, et sous ce rapport la demande éventuelle de la dissolution n'offrait rien d'exorbitant, ni pour le fond, ni pour la forme. Mais les prétentions de M. Rogier allaient bien plus loin! Il prévoyait le cas d'un vote de confiance, vote que les ministres ont toujours le moyen de provoquer, quelle que soit la nature ou la portée des mesures soumises à l'appréciation de la législature. Il prévoyait encore le cas d'une opposition journalière et combinée, en d'autres termes, l'hypothèse d'une opposition systématique. Mais que faut-il pour que l'opposition prenne ce caractère? Suffit-il qu'elle devienne incommode ou gênante pour les ministres? Les hommes politiques sont plus ou moins susceptibles, plus ou moins irritables, plus ou moins prompts à qualifier sévèrement les résistances qu'ils rencontrent dans la représentation nationale. Exiger du roi la promesse de dissoudre les Chambres, le jour même où les ministres cesseraient de disposer à leur gré des votes de la majorité, n'était-ce pas, à la dernière évidence, se placer en dehors de l'hypothèse d'un conflit nettement prévu, clairement défini d'avance? Quel que fût l'objet du débat, l'importance du litige ou la nature des motifs allégués par la majorité, il eût toujours suffi de provoquer un vote de confiance, pour forcer la main au roi et mettre les Chambres en demeure de se prononcer sur leur propre dissolution! Et qu'on ne dise pas que cette condition exorbitante du programme eût cessé d'exister après les élections de Juin 1847. L'assignation d'un terme n'atténuait en rien le caractère des exigences du député d'Anvers. Les prérogatives de la royauté sont essentiellement fixes et permanentes; elles ne peuvent être suspendues ni aliénées, pas plus pour une année que pour un quart de siècle. Or, dans le système du programme, le chef de l'État eût indirectement aliéné, jusqu'aux élections de 1847, l'un des privilèges les plus importants de la couronne! C'était en vain que la presse libérale se prévalait de ce que M. Rogier ne demandait en définitive autre chose qu'un appel au pays légal. Le Congrès a voulu que l'opinion publique se manifestât par degrés dans les résultats (page 149) du scrutin. En admettant le système du renouvellement des Chambres par moitié, l'assemblée constituante a eu précisément pour but d'éviter les secousses trop brusques, les modifications trop profondes qui sont les conséquences ordinaires d'un renouvellement intégral. Éclairé par l'histoire des États qui nous ont devancés dans les voies du régime parlementaire, le Congrès a placé la dissolution parmi les mesures exceptionnelles ; et ce n'est pas à l'appréciation plus ou moins partiale des ministres, mais au pouvoir modérateur, permanent et désintéressé de la couronne, qu'il a réservé l'usage de ce remède extrême.
Interprétés et appliqués dans cet esprit de prudence et de modération que l'homme d'État ne doit jamais abandonner, les quatre premiers points du programme de M. Rogier étaient admissibles. Les catholiques voulaient, eux aussi, l'indépendance du pouvoir civil dans le cercle de ses attributions réelles. Ils n'attachaient pas une importance extrême au maintien de quelques lois administratives votées sous le ministère de M. Nothomb. Ils étaient disposés à consentir à l'augmentation du nombre des membres de la législature. En matière d'enseignement, ils étaient prêts à accueillir le projet de 1834, que M. Rogier lui-même avait déposé sur le bureau de la Chambre et dont il avait plus d'une fois proclamé l'excellence. Mais ces quatre points, qualifiés de bases fondamentales, étaient suivis d'une double menace, l'une à l'adresse de la représentation nationale, l'autre à l'adresse des fonctionnaires publics, et c'était surtout à cette espèce de contrainte morale que l'auteur du programme attachait de l'importance. Non seulement il voulait paralyser l'action des fonctionnaires catholiques par la crainte incessante d'une destitution; mais, aspirant à dominer les Chambres elles-mêmes, il avait conçu le projet de les rendre humbles, dociles, complaisantes, jusqu'au jour où l'alliance du libéralisme et de l'administration réussirait à briser la majorité traditionnelle de 1830. M. Rogier lui-même avoua hautement ce double projet à la tribune de la Chambre des Représentants. « Appelés à apporter au pays une politique nouvelle, dit-il, nous allions nous trouver en présence de deux Chambres, dont l'une avait renversé, il y a cinq ans, une administration libérale, sans avoir subi depuis des modifications dans son personnel ; dont l'autre avait aussi fourni depuis cinq ans une majorité numérique au système que nous venions remplacer. Quel était notre droit incontestable? De réclamer pour une politique (page 150) nouvelle des Chambres nouvelles (Annales parlementaires, 1845-1846, p. 1071) ! » L'aveu est on ne peut plus explicite; il restera comme un trait caractéristique des idées hautaines et intolérantes qui régnaient dans le camp du libéralisme modéré. La postérité y verra de quel côté se trouvaient le respect de la majorité, la modération des idées, l'esprit de conciliation, la fidélité au drapeau de 1830.
Comme condition de son entrée au pouvoir, M. Rogier avait le droit de réclamer la dissolution des Chambres dans l'éventualité d'une dissidence nettement déterminée d'avance; il pouvait, après l'acceptation du portefeuille de l'Intérieur, demander l'éloignement des fonctionnaires qui refuseraient d'obéir à ses ordres; mais rien ne l'autorisait à dire indirectement au roi : « Jusqu'aux élections de Juin 1847, le cabinet disposera de l'exercice d'une double prérogative attachée à votre couronne; jusqu'aux élections de Juin 1847, le conseil des ministres sera de fait le roi constitutionnel des Belges . »
(Note de bas de page : Nous respectons le caractère de M. Rogier, et nous ne révoquons nullement en doute la loyauté de ses intentions; mais il doit nous être permis de signaler nettement les conséquences de ses doctrines politiques)
Ses prétentions à l'égard des fonctionnaires publics n'étaient pas plus admissibles que ses menaces à l'adresse des Chambres. C'est au roi que la Constitution accorde le droit de destituer les agents du pouvoir exécutif. Cette prérogative ne peut être aliénée ni pour une ni pour deux sessions; elle doit constamment rester libre, indépendante, entière (Discours de M. de Theux. Annales parlementaires, p. 1071). Le roi ne peut agir sans le contreseing d'un ministre responsable; mais, chaque fois que le ministre réclame le concours de la royauté, il doit exposer ses motifs et faire un appel aux lumières du chef de l'État; et si cet appel n'est pas entendu, le ministre conserve son indépendance et sa dignité par l'abandon de son portefeuille. De cette manière, le pouvoir passager et souvent passionné des ministres trouve son contrepoids dans le pouvoir permanent, modérateur et désintéressé de la couronne. Puisque M. Rogier ne demandait que des moyens de défense contre l'hostilité présumée de quelques fonctionnaires, il ne pouvait raisonnablement supposer que ces moyens lui seraient refusés par le chef de l'État, aussi longtemps qu'il inspirerait à celui-ci assez de confiance pour être maintenu à la tête de l'administration nationale.
(Note de bas de page : Ici encore M. Rogier croyait écarter toutes les objections en affirmant qu'il était prêt à renoncer à la dissolution, si le roi avait consenti à lui fournir un moyen équivalent. Mais si le moyen eût été équivalent, la prérogative royale se fût trouvée amoindrie au même degré! Quoi qu'il en soit, voici les paroles de M. Rogier : « ... Je fais remarquer que le cabinet n'avait pas même posé comme condition absolue la dissolution éventuelle ; le cabinet demandait à S. M. tout autre moyen équivalent d'où fût résulté pour le pays la preuve que le cabinet, en entrant aux affaires, était assuré du concours du roi.» (Ann. parl., p. 1072.))
(page 151) Obligé de défendre les prérogatives du trône, le roi refusa de souscrire à ces conditions exorbitantes; mais, persistant dans son projet d'offrir le pouvoir à la nuance libérale modérée, il fit un appel au dévouement de MM. d'Hoffschmidt et Dumon-Dumortier, qui, de même que M. Rogier, appartenaient au libéralisme gouvernemental. Il leur donna l'autorisation de former un cabinet, soit exclusivement libéral, soit mixte avec l'élément libéral prédominant. Il ne leur posa qu'une seule condition, celle de ne pas demander la dissolution éventuelle des Chambres. Certes, en présence d'un parlement où les catholiques possédaient la majorité, il n'était pas possible d'aller plus loin, et cependant, le croira-t-on? Pas un homme marquant de la gauche ne consentit à entrer dans une combinaison ministérielle ainsi organisée. Non seulement tout projet de ministère mixte était rejeté avec dédain, mais pas un député jouissant de la confiance de ses collègues ne voulut faire partie d'une administration purement libérale, formée en dehors de l'influence et du programme de M. Rogier. Le parti tout entier semblait s'être inféodé au député d'Anvers. Réduits à l'isolement le plus complet, MM. d'Hoffschmidt et Dumon-Dumortier furent obligés de déposer le mandat qu'ils tenaient de la confiance royale.
La situation pouvait se résumer en quelques mots : impossibilité absolue d'organiser un ministère mixte; impossibilité de former un cabinet libéral, sans lui faire des concessions incompatibles avec les droits de la couronne, l'indépendance et la dignité des Chambres.
Jusque-là les ministres démissionnaires étaient restés complétement étrangers aux incidents de la crise. Ils connurent à la fois le programme de M. Rogier, le rejet de ce programme et l'avortement de la mission confiée à MM. d'Hoffschmidt et Dumon-Dumortier. Les conférences entre le roi et les aspirants à la succession ministérielle avaient eu lieu en dehors de toute influence étrangère et à l'abri de toute espèce d'entraves. Placé dans l'alternative de subir les exigences de M. Rogier ou de (page 152) s'adresser à la droite, le roi prit conseil des ministres démissionnaires; et ceux-ci, tout en regrettant l'abstention du libéralisme modéré, l'engagèrent à avoir recours au comte de Theux. Ce fut là le terme de la crise. Les arrêtés qui réorganisaient le cabinet furent signés le 31 Mars. M. de Theux devint ministre de l'Intérieur. M. de Bavay, secrétaire général du département des Travaux publics , remplaça M. d'Hoffschmidt. Le lieutenant-général baron Prisse reçut le portefeuille de la Guerre. Les autres membres du cabinet précédent restèrent à leur poste. Le comte de Muelenaere et le baron d'Huart continuèrent à être membres du conseil avec voix délibérative.
(Note de bas de page : L'appel de M. de Theux avait été précédé de l'avortement d'une combinaison qui occupe une large place dans la polémique de l'époque. Comme les feuilles libérales renferment à ce sujet les détails les plus erronés, nous croyons devoir rétablir les faits dans toute leur intégrité. Dans cette combinaison, la plupart des ministres restaient à leur poste. Le prince de Chimay prenait le portefeuille des Affaires étrangères, et M. Dechamps celui de l'Intérieur. M. Louis Orban remplaçait M. d'Hoffschmidt aux Travaux publics. Toutes les mesures étaient prises , le roi avait donné son approbation , les arrêtés étaient prêts à paraître au Moniteur; il ne s'agissait plus que d'obtenir l'assentiment de M. Orban. Le refus de celui-ci fit tout manquer. Loin d'ambitionner un portefeuille, ainsi que le disent les journaux du temps, l'honorable député de Marche déclara nettement que, tout en approuvant l'esprit dans lequel le cabinet était formé, il ne croyait pas pouvoir accepter les offres qui lui étaient faites. Il allégua, d'une part, son insuffisance personnelle et son arrivée récente à la Chambre, de l'autre, les susceptibilités que sa nomination n'aurait pas manqué d'éveiller chez quelques membres de la droite , plus anciens et plus accrédités parmi leurs collègues. Le prince de Chimay et M. Dechamps qui, en leur qualité d'anciens présidents de la députation permanente du Luxembourg, avaient appris à connaître la valeur du jeune député, l'engagèrent vainement à ne pas se constituer lui-même juge de son importance personnelle: il demeura inébranlable. - On le voit, M. Orban joua dans cet incident ministériel un rôle tout différent de celui que lui assignent les feuilles libérales. Si nous entrons dans ces détails, ce n'est que dans l'intérêt de la vérité historique, et nullement pour mettre M. Orban à l'abri de fades plaisanteries qui ne sauraient l'atteindre. Les sarcasmes d'une presse ennemie ne l'empêcheront pas d'unir à la force et à la noblesse du caractère l'autorité d'une science réelle et l'éclat d'un remarquable talent oratoire).
Puisque la gauche modérée se retirait, la tâche de diriger l'administration centrale revenait naturellement aux chefs de la droite. Il ne leur était pas permis de reculer devant l'accomplissement de cette mission; ils ne pouvaient laisser la couronne en face des exigences de M. Rogier, sans méconnaître en même temps leurs devoirs envers (page 153) la royauté constitutionnelle, envers eux-mêmes et envers le parti qu'ils avaient l'honneur de représenter. Renoncer au pouvoir à l'heure où l'on possède encore la majorité, déserter le champ de bataille avant le triomphe de l'ennemi, c'est douter de l'honneur du drapeau , c'est repousser toute pensée d'avenir, c'est se suicider comme parti politique. Ni M. de Theux ni les hommes qui s'associaient à sa fortune ne se faisaient illusion sur les progrès incessants du libéralisme. Ils comprenaient les signes du temps; ils étaient trop éclairés pour ne pas prévoir le résultat de l'entraînement des passions qui se glissaient de toutes parts dans les rangs du corps électoral ; mais , profondément dévoués à nos institutions, et suivant avant tout la règle austère du devoir, ils voulaient maintenir la royauté dans les voies du régime parlementaire, en lui fournissant le moyen de ne pas subir les exigences de la gauche, avant le jour où la gauche serait devenue la majorité.
C'était la première fois que les catholiques se trouvaient en présence d'une administration centrale exclusivement composée d'hommes appartenant à la droite. Sous ce point de vue, la formation du cabinet du 31 mars s'écartait complétement des traditions parlementaires qui avaient toujours obtenu leur assentiment et leur appui. Mais il importe de ne pas oublier que ce retour aux cabinets homogènes était le résultat nécessaire, inévitable, forcé, de l'attitude prise par leurs adversaires. En 1831, en 1832, en 1833, ils avaient accordé leur confiance à des cabinets exclusivement libéraux. Plus tard, appréciant d'une manière plus saine les exigences du régime constitutionnel, ils avaient réclamé le partage du pouvoir et donné leur appui à des ministères mixtes. C'était cette dernière combinaison qu'ils avaient voulu faire prévaloir en 1846; ils n'auraient pas même repoussé un cabinet purement libéral, qui se fût présenté devant les Chambres avec des idées conciliantes et vraiment gouvernementales. Le refus obstiné de leurs antagonistes, les prétentions excessives des amis de M. Rogier, l'ostracisme dont on voulait frapper la majorité parlementaire, telles étaient les seules causes de la formation du ministère du 31 Mars. Placés dans l'alternative de prendre le pouvoir ou de subir le joug de leurs ennemis politiques; sommés de consentir à une abdication qui, pour les partis politiques, équivaut à un suicide, ils se présentèrent encore une fois sur la brèche, résolus à (page 154) faire prévaloir dans leurs actes les idées conciliantes que la persistance hautaine de leurs adversaires ne leur permettait pas de réaliser dans la composition du ministère.
Ajournée depuis le 25 Mars, la Chambre des Représentants reprit ses travaux le 20 Avril, et la question politique fut aussitôt portée à la tribune.
Le comte de Theux fit connaître l'attitude loyale et modérée que le cabinet se proposait de prendre. « Si le ministère du 31 Mars, dit-il, est plus homogène dans sa composition, il ne doit cependant pas son origine à un sentiment d'exclusion; déterminé par les nécessités de la situation, il s'est formé en vue de maintenir la politique de modération qui a dirigé le gouvernement depuis 1830. » (Annales parlementaires, p. 1069). Mis dans l'impossibilité de suivre les précédents de l'Union dans le choix de leurs collègues, les ministres voulaient du moins honorer ses doctrines et appliquer ses principes dans leurs actes. Fidèles jusqu'au bout à la bannière de 1830, ils se proposaient de pratiquer la politique mixte à l'aide d'une administration homogène. Les débats, roulant en grande partie sur l'admissibilité du programme de M. Rogier, se distinguèrent cette fois par un symptôme dont la gravité n'a guère besoin d'être signalée. Les droits de la couronne, la personne même du roi furent mêlés aux reproches et aux accusations que se renvoyaient les amis et les adversaires des ministres. M. Rogier ne craignit pas de s'écrier : « L'opinion libérale, par sa seule présence aux affaires, aurait émancipé la royauté du joug que, dans l'opinion du pays, elle subit aujourd'hui.» A l'entendre, les catholiques étaient non pas les défenseurs, mais les exploitateurs de la prérogative royale (Séance du 20 avril, Annales parlementaires, p. 1073). Et les tribunes, toujours remplies d'une jeunesse ardente, applaudissaient bruyamment ces paroles imprudentes , si dangereuses pour le prestige du trône, si peu dignes d'un ancien ministre devenu, en quelque sorte, la personnification des idées gouvernementales du libéralisme! Un jeune député de Gand fut plus explicite encore. « Qu'est-ce donc, dit-il, qui écarte le parti libéral du pouvoir?... C'est cette influence funeste qui pèse sur la couronne; c'est cette influence qui entoure, qui circonvient, qui (page 155) obsède la couronne; c'est cette influence qui, s'étayant des souvenirs de deux révolutions , menace encore, alors qu'elle se proclame dans cette enceinte la gardienne des prérogatives de la royauté... » De nouveaux et chaleureux applaudissements éclatèrent dans les tribunes; et l'orateur, s'adressant pour ainsi dire au roi lui-même, ajouta : «Si, en ce moment, je n'hésite pas à signaler avec énergie le mal de la situation, le véritable mal qui ruine le pouvoir et l'avilit, qui jette dans le pays des ferments de discorde, de mécontentement, d'irritation, c'est qu'en homme modéré avant tout j'ai dû signaler au pilote, si haut qu'il soit assis, l'écueil qui menace le navire de l'État, afin qu'il l'arrête ! » (Séance du 21 avril, Annales parlementaires, p. 1079).
Un député de Tournay, que ses opinions républicaines éloignèrent plus tard du parlement belge, affirma qu'une puissance occulte avait continué de gouverner pendant l'interrègne ministériel (p. 1085). Poussant, comme toujours, les erreurs de ses amis à leurs conséquences dernières, M. Verhaegen dit audacieusement qu'il n'était pas permis au roi de choisir dans les rangs des libéraux un ministère réunissant des conditions de vitalité (Séance du 22 avril, p. 1094). Ainsi le grief absurde et banal de l'influence occulte acquérait de jour en jour des proportions plus imposantes. De MM. d'Huart et Ernst il s'était étendu à M. Nothomb; de celui-ci à M. Van de Weyer, et de ce dernier au roi lui-même! Et cependant, on l'a vu, le roi avait si peu tenu à conserver le pouvoir aux mains des catholiques; il était si loin d'avoir montré de la répugnance à l'égard des chefs du parti libéral, qu'il avait successivement donné à M. Rogier, à M. Dolez, à M. d'Huart et à M. d'Hoffschmidt l'autorisation de former un cabinet exclusivement composé d'éléments libéraux : et cela en présence d'un parlement où la majorité appartenait incontestablement aux catholiques! Il n'avait posé à l'avènement de la gauche qu'une seule condition , celle de ne pas réclamer la dissolution éventuelle des Chambres!
Ces tristes, ces incroyables exagérations de l'esprit de parti produisirent un résultat auquel leurs auteurs étaient loin de s'attendre. Recueillies et commentées dans les bas-fonds de la politique et de la presse, elles servirent de prétexte à d'ignobles attaques contre le chef de l'État; et bientôt il fallut demander aux chambres (page 156) une loi sévère pour réprimer les offenses envers le roi et les membres de la famille royale (Loi du 6 avril 1847). On comprend sans peine que cette absence de scrupules à l'égard de la royauté devait avoir pour complément des attaques pleines de violence dirigées contre les ministres. Un seul exemple suffira pour caractériser la polémique parlementaire de l'époque.
Un receveur des contributions nommé Retsin avait été condamné à cinq ans d'emprisonnement du chef de soustraction. Malgré de hautes et puissantes influences, sa requête en grâce avait été rejetée, sur le rapport du ministre de la Justice; seulement, comme la santé du coupable était trop altérée pour qu'on pût le soumettre au régime de la maison centrale de St-Bernard, il reçut l'autorisation de subir sa peine à la prison de Bruxelles. Plus tard on lui permit d'en sortir momentanément pour se faire soigner dans un hospice, parce que, suivant un rapport de l'administrateur des prisons, l'épuisement de ses forces réclamait ce changement de régime; mais, toujours préoccupé des intérêts de la vindicte publique, le ministre posa pour condition que le temps passé à l'hospice ne compterait pas dans la durée de la peine. Les précédents administratifs autorisaient cette mesure. Le baron d'Anethan se bornait à faire en faveur d'un condamné correctionnel ce que ses prédécesseurs avaient fait en faveur d'individus frappés de peines afflictives et infamantes. Malheureusement, au lieu d'entrer sans retard à l'hospice qu'on lui avait désigné, Retsin se rendit à Mons, où il eut l'air de narguer les magistrats qui l'avaient condamné. Informé de cet abus de confiance, de cet inconcevable oubli des conditions apposées à sa mise en liberté, le ministre de la Justice fit immédiatement arrêter le coupable, qui fut déposé à la prison de Turnhout. Tous ces faits étaient accomplis, lorsque M. Verhaegen, dans la séance du 22 Avril, crut devoir en faire l'objet d'un long et virulent réquisitoire contre l'administration centrale. Cachant ses sentiments et ses actes sous des dehors séduisants, Retsin avait réussi à s'attirer la bienveillance d'une foule de personnes influentes. Ayant passé quelques années au service d'un nonce, il se vantait d'entretenir des relations avec les dignitaires les plus éminents du (page 157) clergé. Il est constant que, guidé par ses passions cupides, il exploitait, peu de temps avant sa condamnation, une sorte de commerce de fausses reliques. Croira-t-on que l'opposition eut le triste courage de grouper ces faits, de se prévaloir de ces antécédents, d'exploiter ces mensonges, pour transformer cet homme «si adroit, si jésuite » (expression de M. Verhaegen, séance du 22 avril, p. 1165) en enfant chéri du parti catholique? On accusa le ministre de la Justice d'avoir agi sous la pression du pouvoir occulte, en accordant à Retsin une faveur dont il était indigne; on s'empara des manœuvres de ce malheureux pour faire planer d'odieux soupçons sur la moralité d'une grande opinion nationale. «Retsin, s'écria M. Castiau, c'est l'incarnation de tout un système de mensonge et d'hypocrisie. C'est Tartuffe qui ressuscite, mais le Tartuffe du dix-neuvième siècle, Tartuffe avec un nouveau perfectionnement d'hypocrisie. Voilà les hommes que l'on protége aujourd'hui, voilà les hommes que le pouvoir occulte fait arriver à tous les avantages et à toutes les faveurs. Aujourd'hui, comme du temps de Molière, il n'y a de protection, de chances d'avancement que pour ceux qui font de la dévotion métier et marchandise.... Voilà sous quels auspices a été inaugurée la morale administration qui nous gouverne ! » (p. 1165).
Malgré les explications les plus complètes et les plus péremptoires que M. d'Anethan s'empressa de fournir à la Chambre, malgré l'ordre d'arrestation qu'il avait donné à une époque où rien ne présageait que cet incident administratif dût être porté à la tribune, malgré l'évidence accablante des faits, plusieurs séances de la Chambre des Représentants furent absorbées par les développements de ce thème. La majorité commit une grande faute en s'abstenant de passer immédiatement à l'ordre du jour. Dans un pays voisin, où une accusation analogue se produisit sous le ministère de M. Martin (du Nord), l'assemblée n'avait pas même voulu que le chef du département de la Justice prît la parole pour se défendre. Il ne suffit pas de parler et de voter en faveur des ministres; on compromet la dignité du pouvoir en permettant que l'un de ses représentants soit traité à la tribune «comme un filou en police correctionnelle, parce qu'il a permis à un malheureux atteint d'une maladie mortelle de sortir pendant quelques instants de sa prison pour respirer au dehors (page 158) un air plus salubre. » (Expression de M. de Gerlache; Essai sur le mouvement des partis, p. 19, en note. Œuvres complètes, t. VI). C'était un triste spectacle que cette phalange d'hommes honorables et graves, s'acharnant pendant huit jours contre le chef d'un département ministériel, parce qu'il avait, d'après eux , montré trop de condescendance envers un condamné malade! L'avenir ne tarda pas à justifier la conduite de l'administration centrale. Trois mois après ces déplorables débats, Retsin mourut en prison des suites de la maladie qui avait motivé sa mise en liberté provisoire. Mais l'effet était produit, et cet incident, malgré ses proportions mesquines, avait alimenté pendant plusieurs semaines la polémique des feuilles libérales.
(Note de bas de page : Voyez les Annales parlementaires, 1845-1846, p. 1098 et suivantes. M. d'Anethan prononça dans cette discussion quatre discours qui résument clairement et consciencieusement les faits. L'un de ces discours énumère tous les précédents administratifs. Voyez aussi le discours de M. Malou , ibid., p. 1099. Sous le dernier ministère , les attaques de l'opposition étaient principalement dirigées contre M. Nothomb; sous le ministère du 31 Mars, ce privilège était dévolu à l'honorable ministre de la Justice. Dans la séance du 13 Janvier 1847, M. Verhaegen souleva un débat digne de figurer à côté de l'incident Retsin. Le député de Bruxelles affirma que M. d'Anethan, dans le dessein de rendre récusables quelques membres de la Cour de cassation, les avait consultés sur une question de mainmorte décidée par la Cour de Bruxelles dans un sens contraire aux sympathies du gouvernement. « Inutile de dire, s'écria M. Verhaegen, que les membres consultés sont indépendants de toute influence cléricale...; mais il fallait les écarter et les empêcher de prendre part à la décision du pourvoi : c'est un abus que je ne puis assez flétrir et contre lequel je proteste de toute la force de mon âme. » Le ministre s'empressa de repousser cette accusation; il somma M. Verhaegen de lui faire connaître les noms des conseillers consultés, et le député de Bruxelles promit de faire la désignation après la séance. La séance levée, le baron d'Anethan exigea l'accomplissement de cette promesse. A sa grande surprise, M. Verhaegen finit par lui dire qu'il ne se rappelait qu'un seul nom, celui du conseiller Peteau. Malheureusement le prétendu grief, même réduit à un seul nom, n'avait jamais existé que dans l'imagination de ceux qui avaient prié M. Verhaegen de porter cette accusation à la tribune. Dans la séance du 15 Janvier 1847, le ministre donna lecture d'une lettre de M. Peteau, où celui-ci déclarait nettement ne pas avoir été consulté sur cette question de droit, ni directement ni par intermédiaire d'un tiers (Ann. parl., p. 493). Cet exemple caractérise l'opposition de l'époque. Contentons-nous de dire que M. d'Anethan repoussa toujours victorieusement tous les faits articulés à sa charge)
Ces discussions irritantes et stériles se terminèrent, dans la séance du 29 Avril, par un vote de confiance, qui fournit au cabinet une majorité de dix voix. Tous les libéraux, à l'exception d'un seul (M. Albéric (page 159) Dubus), votèrent avec l'opposition, et parmi eux se trouvaient un gouverneur de province et deux procureurs du roi. Un catholique (M. Dedecker) s'était abstenu.
(Note de bas de page : M. Dedecker crut devoir motiver son abstention dans les termes suivants: « Je n'ai pu, en conscience, voter en faveur du ministère , parce que je trouve qu'il n'est pas la conséquence logique des événements qui se sont passés depuis cinq ans ; il est donc un anachronisme, si même il n'est un défi... (Annales parlementaires, p. 1178.) » Le mot fit fortune dans les journaux de la gauche, mais produisit une pénible impression dans les rangs des coreligionnaires de l'orateur. Il n'y a pas d'anachronisme à prendre le pouvoir à des conditions honorables, constitutionnelles, rassurantes pour tous les partis. Il n'y a pas de défi à lever la bannière d'une opinion loyale et modérée, qui possède la majorité dans les Chambres. A la suite des difficultés qui avaient précédé la formation du cabinet et dont M. Dedecker connaissait tous les détails, il y avait peu de générosité à jeter cette boutade à la tête des hommes que leur dévouement seul amenait au banc des ministres).
La majorité était certes peu considérable; mais , dans le célèbre vote du 2 Mars 1841, le ministère libéral n'avait pas obtenu une majorité plus forte, et cette fois le Sénat, au lieu d'être ouvertement hostile, était prêt à donner à M. de Theux un appui énergique. Les feuilles de l'opposition , en s'efforçant de prouver qu'une majorité de dix voix était insuffisante pour diriger les affaires du pays dans les voies de l'ordre et du progrès, manquaient à la fois de mémoire et de logique; puisque, cinq ans plus tôt, elles avaient dépensé des flots d'encre à l'appui de la thèse contraire. En tout cas, le vote actuel, quelle que fût son importance ou sa faiblesse, attestait la présence d'une majorité catholique , et par suite le droit de celle-ci au partage du pouvoir et des influences officielles.
Mais il importe de remarquer que le vote du 29 Avril n'était pas le dernier mot des hommes modérés du libéralisme constitutionnel. Dans une deuxième discussion politique, ouverte à l'occasion de l'adresse en réponse au discours du trône , le cabinet obtint, le 20 Novembre, une majorité de 52 voix contre 34. Il avait donc gagné bien du terrain depuis son avènement. Ce progrès s'expliquait par la modération, la franchise et la loyauté que tous les ministres apportaient dans l'exécution de leur programme, même quand il s'agissait des intérêts du parti libéral.
La condescendance du cabinet pour les vœux équitables du libéralisme s'était surtout manifestée dans le problème législatif de l'enseignement (page 160) moyen, qui avait amené la dislocation du ministère précédent et le départ de M. Van de Weyer. Loin de se retrancher derrière les aveux de quelques chefs de la gauche et de reproduire mot pour mot le projet de 1834, M. de Theux déposa, dans la séance du 3 Juin, plusieurs amendements qui élargissaient considérablement l'action administrative de l'État. Au lieu de trois athénées royaux, nombre jugé suffisant par le cabinet libéral de cette époque, le gouvernement proposait cette fois de fonder une institution de ce genre au chef-lieu de chaque province et dans la ville de Tournai, ce qui portait leur nombre de trois à dix. M. de Theux plaçait ces établissements sous la direction exclusive de l'État. Il voulait que l'enseignement religieux fût donné par les ministres du culte de la majorité des élèves; mais, pour calmer les susceptibilités les plus exagérées, il eut soin d'ajouter : « Le gouvernement se concertera avec les autorités ecclésiastiques pour régler le mode et les conditions du concours des ministres du culte. Si les conditions de ce concours étaient reconnues par le gouvernement incompatibles avec les principes de la présente loi, l'enseignement de la religion serait suspendu. » En dehors des athénées de l'État, il respectait la liberté communale dans l'organisation des écoles moyennes; mais il eut soin de stipuler que tout collège communal recevant un subside de l'État serait astreint aux conditions suivantes : soumission au régime d'inspection établi par la loi, participation aux concours généraux, acceptation d'un programme déterminé par le gouvernement, approbation ministérielle du budget et des comptes. C'était une nouvelle et considérable extension des pouvoirs du gouvernement; car la loi de 1834, présentée par M. Rogier, exigeait que les écoles moyennes communales, alors même qu'elles recevaient des subsides de l'État, fussent librement administrées par les communes. On avouera que M. de Theux ne pouvait aller plus loin sans anéantir la liberté des autorités locales, sans admettre une omnipotence administrative que M. Lebeau, M. Rogier et tous leurs collègues libéraux avaient repoussée en 1834 (Voyez les amendements déposés par M. de Theux, aux Annales parlementaires de 1845-46, p. 1689).
Cet esprit de conciliation, cette loyauté politique, ce désir sincère d'enlever tout grief sérieux aux défenseurs de l'opinion libérale , se (page 161) manifestèrent de nouveau dans un projet de loi relatif à l'augmentation du nombre des membres des deux Chambres. La Constitution porte que le nombre des Représentants ne peut excéder la proportion d'un député sur 40,000 habitants, et que celui des sénateurs doit être de la moitié des membres de l'autre Chambre. Un tableau qui répartissait sur ces bases la représentation nationale, entre les divers arrondissements du royaume, avait été dressé en 1831; mais le dernier recensement attestait que la population s'était considérablement accrue dans quelques districts, et la presse libérale réclamait énergiquement l'augmentation du nombre de leurs délégués dans les Chambres. Ici encore, il eût été facile d'éviter l'application d'un système qui ne pouvait avoir d'autre résultat que d'accroître considérablement l'influence électorale des grandes villes, presque toutes acquises au libéralisme; il eût suffi de dire que la Constitution, loin d'exiger un député par 40,000 habitants , indique ce nombre comme une limite que le législateur ne peut jamais dépasser. Mais les membres du cabinet étaient trop équitables pour ne pas avouer que l'accroissement de la population dans certaines provinces réclamait la révision du tableau annexé au décret du 3 Mars 1831. Prenant pour base les résultats du dernier recensement, ils soumirent à la sanction des Chambres un projet de loi élevant de 102 à 108 le nombre des représentants, et de 51 à 54 le nombre des sénateurs (La Chambre adopta le projet à l'unanimité des suffrages; le Sénat, par 28 voix contre 2. Loi du 31 mars 1847).
Les principes de l'Union, pratiqués avec cette loyauté scrupuleuse, dissipèrent bien des préjugés, et plus d'un membre de la législature regretta sincèrement le vote hostile par lequel il avait accueilli les débuts de l'administration nouvelle. L'opposition resta forte et passionnée; mais ses attaques, quoique fréquentes, n'empêchaient pas les ministres de rendre des services signalés au pays. Le reste de la session de 1845-1846 se distingua par une longue série de travaux utiles. Pour en fournir la preuve, il suffit de citer les lois sur la comptabilité de l'État et sur l'organisation de la Cour des comptes, le remaniement de la législation sur les sucres, le vote de plusieurs ouvrages d'utilité publique, les conventions commerciales avec la France, les États-Unis et les Pays-Bas. On peut en dire autant de la session suivante. Indépendamment des mesures réclamées par la crise des subsistances (Nous parlerons plus loin de la crise des subsistances et des mesures promptes et énergiques que prirent les ministres. Nous en ferons autant pour les finances et les travaux publics), elle se fit remarquer par l'adoption des lois sur les irrigations, sur le défrichement des terrains incultes, sur la création d'une monnaie d'or, sur la position des princes dans l'armée, sur le règlement définitif des comptes du trésor de 1836 à 1840, sur les offenses envers la famille royale ; et si le vaste programme d'affaires conçu par le gouvernement ne fut pas complétement rempli, si les Chambres négligèrent d'aborder l'examen de plus d'un projet déposé par les ministres, ce n'était ni aux lumières ni à l'activité du pouvoir que le pays pouvait adresser des reproches.
Un fait digne d'être remarqué, c'est que le cabinet du 31 Mars, malgré le nombre, l'ardeur et l'habileté de ses adversaires, parvint à l'époque des élections de 1847, sans avoir subi le moindre échec, sans qu'un seul projet de loi eût été rejeté ou amendé par l'opposition. Constamment fidèle aux principes de modération et d'ordre qui constituent l'essence du pacte constitutionnel de 1830, il opposa des faits irrécusables aux accusations d'insuffisance et d'incapacité qui lui furent prodiguées au début de sa carrière. Tandis qu'on le représentait comme l'incarnation de l'ancien régime, comme une contrefaçon maladroite du ministère Polignac, il se montrait plein de dévouement aux intérêts du pays, plein d'ardeur dans la réalisation du progrès, plein de respect pour toutes les libertés constitutionnelles. A l'époque où nous sommes parvenus, ce n'était pas sous un verdict des Chambres que pouvait succomber cette politique loyale et franchement unioniste. La triste et redoutable tâche d'inaugurer une politique exclusive était réservée aux entraînements du corps électoral.
Cette œuvre de démolition, ces progrès incessants du libéralisme anti-unioniste, cette guerre implacable aux principes qui faisaient la force et qui font aujourd'hui la gloire du Congrès national, forment une page éminemment instructive de nos annales. Nous leur consacrerons un chapitre spécial