(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 278) La majorité de la Chambre des Représentants était restée libérale ; mais ses derniers votes avaient prouvé qu'elle ne voulait plus de cette politique exclusive, tracassière, étroitement partiale, installée à la suite des élections de 1847. Fatiguée des luttes stériles et sans cesse renaissantes des cinq dernières années, la majorité appelait de tous ses vœux l'avénement d'une politique libérale modérée. Le roi avait immédiatement compris les exigences de cette situation nouvelle, et c'était pour arriver à un régime plus conciliant et plus calme qu'il avait confié à M. Henri de Brouckere la mission de reconstituer le cabinet.
Cette tâche n'était pas facile à remplir. Les membres les plus éminents de l'opinion libérale s'étaient prononcés en faveur du ministère du 12 août, et les députés qui, depuis quelques mois, formaient une fraction dissidente, ne disposaient pas d'une influence suffisante pour rallier à leur bannière toutes les nuances modérées de la législature. M. de Brouckere tourna la difficulté en formant un ministère extra-parlementaire. Il accepta pour lui le département des Affaires étrangères. L'administration de la Justice fut confiée à M. Faider, avocat-général à la cour de cassation. M. Piercot, bourgmestre de Liége, devint ministre de l'Intérieur. MM. Liedts, Anoul et Van Hoorebeke conservèrent leurs portefeuilles. Le dernier était le seul membre du cabinet investi d'un mandat législatif.
Dès le 3 novembre, M. de Brouckere fit connaître à la représentation nationale le programme et les projets des ministres. Après avoir passé en revue les résultats électoraux de 1852, le vote du 28 septembre sur la présidence de la Chambre, les indécisions de la majorité, les vœux de conciliation émis sur plusieurs bancs de l'assemblée, il prononça les paroles suivantes : « Le ministère devait être libéral par essence, (page 279) invariable dans ses principes, mais disposé à toute conciliation raisonnable et résolu à éviter tout ce qui pourrait faire naître des luttes vives entre les partis ; il devait avoir surtout pour mission et pour but une trêve honorable pour tout le monde et heureuse pour le pays qui la désire (Séance du 3 novembre). » En tenant compte de la force respective des éléments représentés au sein des Chambres, il n'était pas possible de tenir un langage plus conforme aux exigences du gouvernement parlementaire.
La situation était grave et même, à certains égards, pleine de redoutables éventualités. La question d'Orient, après avoir longtemps alarmé les intérêts des grandes puissances, allait enfin amener une conflagration qui pouvait devenir universelle. Nos relations avec la France étaient loin de se trouver dans une phase de bienveillance réciproque, et les industries capitales du pays redoutaient les conséquences ruineuses d'une guerre de tarifs avec nos voisins du midi. Alarmé par les exigences sans cesse croissantes de la politique nouvelle, le clergé s'était retiré des écoles de l'État, et les hommes éclairés, qui connaissaient les doctrines et les passions répandues dans les masses, voyaient avec effroi toute une génération élevée à l'écart des influences religieuses, plus que jamais indispensables au salut de la société moderne. Au dehors, au dedans, partout se montraient des difficultés sérieuses.
L'un des premiers soins du cabinet fut d'écarter toute aigreur, toute cause d'irritation de nos rapports avec la diplomatie française. Interpellé à ce sujet par le comte de Muelenaere, M. de Brouckere avait répondu : « Je ne négligerai rien pour conserver les meilleures relations avec nos voisins du midi ; ces relations sont utiles aux deux pays, et j'ajouterai même qu'un gouvernement qui, de gaieté de cœur, s'exposerait à les troubler, ne serait pas un gouvernement raisonnable ; ce serait un gouvernement insensé. » (Séance du 3 novembre).
Ainsi que nous l'avons dit au chapitre précédent, les prétentions du cabinet des Tuileries n'avaient pas été sans influence sur la retraite de M. Frère. Un coup d'œil rétrospectif est donc indispensable.
La convention commerciale conclue avec la France, le 13 décembre 1845, perdait ses effets le 10 août 1852. Elle devait être renouvelée avant cette dernière date, si l'on ne voulait pas replacer les relations (page 280) des deux peuples sous l'empire du droit commun. Une négociation destinée à prévenir ce résultat avait été entamée par le cabinet du 12 août.
Pendant les six dernières années, les circonstances qui avaient amené le traité de 1845 s'étaient considérablement modifiées du côté de la Belgique. Nos exportations de tissus et de fils de lin vers la France étaient descendues de 4,753,000 kilogr. à 1,593,000 ; en d'autres termes, l'intérêt de l'industrie linière, qui était surtout entré en ligne de compte, avait perdu 66 % de son importance primitive. Le même fait s'était présenté, avec des proportions plus ou moins considérables, pour la plupart des industries nationales. Sous l'empire du traité qu'il s'agissait de renouveler, la somme des marchandises d'origine belge consommées en France avait fléchi de 30 % : circonstance d'autant plus digne d'attention que, pendant la même période, la masse des produits français achetés en Belgique s'était accrue de 16%. L'exportation des charbons de terre, favorisée par un système de taxes établi chez nos voisins le long de leur frontière du nord, avait seule atteint une importance considérable ; mais le cabinet de Paris avait plusieurs fois déclaré que le système des zones douanières n'était, sous aucun rapport, le résultat de la convention commerciale de 1845. Les avantages accordés à nos houilles étaient une faveur obtenue en dehors des concessions obligatoires pour les deux peuples.
Il suffit de rappeler ces faits pour prouver que le cabinet de Bruxelles avait le droit de réclamer de nouveaux avantages, afin de compenser la moins-value de l'acte international dont le cabinet des Tuileries demandait le renouvellement. La Belgique n'ayant plus le même intérêt ne devait plus s'imposer les mêmes sacrifices. Cette vérité était d'autant plus incontestable que la France, tout en exigeant le maintien des concessions qu'elle avait obtenues en 1845, sollicitait des faveurs nouvelles d'une importance considérable, notamment la garantie de la propriété littéraire et l'anéantissement du commerce interlope à l'aide d'une convention douanière. L'ambassadeur belge fut en conséquence chargé de déclarer que son gouvernement se croyait autorisé à demander l'abaissement des droits d'entrée établis par plusieurs articles du tarif français, et de plus la garantie que la législation douanière ne serait pas modifiée au détriment des houilles belges.
Contrairement à l'attente générale, ces prétentions ne furent pas accueillies par le gouvernement français ; son plénipotentiaire ne nous (page 281) offrit que des concessions notoirement insuffisantes. Les pourparlers traînèrent en longueur, la solution vivement désirée dans nos districts industriels reculait sans cesse, et ces retards imprévus, coïncidant avec des événements politiques d'une portée immense, devinrent une source d'inquiétudes de toute nature.
On remarqua avec une pénible surprise le ton plein d'aigreur qu'une partie de la presse ministérielle de Paris prenait à l'égard du cabinet de Bruxelles. Le 27 mai 1852, M. Granier de Cassagnac publia, dans les colonnes du Constitutionnel, un article rempli d'exagérations,adans lequel il disait sans détour que le salut de la Belgique était subordonné au départ des ministres de 1847. L'administration du 12 Août s'était, il est vrai, montrée beaucoup trop indulgente à l'égard de quelques exilés que le coup d'État du 2 Décembre avait jetés dans nos provinces. Une partie de la presse, méprisant les leçons de la prudence la plus vulgaire, se plaisait à lancer l'outrage et la calomnie à la face du Prince-Président. On conçoit que, sous ce double rapport, les ministres français se crussent en droit de se plaindre. Mais il n'en est pas moins vrai que M. de Cassagnac foulait aux pieds toutes les convenances internationales, signalant à la haine de leurs concitoyens les hommes engagés dans une négociation loyale avec le gouvernement de sa patrie. De tels excès de plume n'étaient pas de nature à calmer les passions et à ramener une entente cordiale avantageuse aux deux pays. Le Constitutionnel lui-même n'y gagna qu'un désaveu du Moniteur universel.
Quoi qu'il en soit, les pourparlers, d'abord engagés par écrit, puis continués dans des conférences verbales, duraient encore lorsque, le 9 juillet, le résultat des élections amena la démission des ministres. Ceux-ci firent aussitôt porter cet incident à la connaissance du cabinet des Tuileries, et demandèrent que la convention existante fût prorogée jusqu'au 1er janvier 1853, afin que la situation passât intacte aux mains de leurs successeurs ; mais cette nouvelle démarche n'obtint pas plus de succès que les précédentes. Le marquis de Turgot, chargé du portefeuille des Affaires étrangères, déclara qu'il ne pouvait être question de proroger d'un seul jour le traité de 1845, à moins que la Belgique ne consentît à signer immédiatement une convention destinée à garantir la propriété littéraire entre les deux peuples. Il voulait que le gouvernement belge sacrifiât l'industrie des réimpressions, sans autre avantage que le maintien momentané du statu quo ; (page 282) car, il importe de le remarquer, on ne nous donnait pas même l'assurance que ce sacrifice serait pris en considération dans les conférences qui précèderaient l'arrangement final.
M. Frère fut d'avis que la Belgique devait se renfermer dans l'inaction la plus complète, jusqu'au jour où il lui serait fait des propositions plus acceptables ; mais les autres ministres, reculant devant la responsabilité de cette attitude hautaine, donnèrent la préférence à un système plus conciliant et plus sage. Les négociations furent reprises, et finalement, après avoir en vain essayé des combinaisons plus larges, on convint de terminer le litige à l'aide d'une convention littéraire, attestant dans son préambule le rétablissement des bons rapports entre les deux gouvernements, et accordant à la Belgique quelques faveurs douanières, en échange du profit que la France allait retirer de l'abolition de la contrefaçon des œuvres de ses littérateurs. On signa cette convention le 22 août. Ce fut alors que M. Frère se sépara définitivement de ses collègues, et que ceux-ci consentirent à reprendre leurs portefeuilles.
Mais bientôt se produisit un incident auquel on était loin de s'attendre. Le cabinet belge avait envisagé la convention littéraire comme le terme et le couronnement de ces longs débats diplomatiques ; il croyait que tous les produits non énumérés dans cet acte allaient être placés sous le régime du droit commun. Sa surprise fut extrême lorsque, dès le 9 septembre, il fut sommé par la France de remettre immédiatement les rapports commerciaux des deux pays sous le régime du traité de 1845, sauf à discuter plus tard les mesures propres à améliorer ou à étendre les clauses de ce contrat international. Le ministre des Affaires étrangères de Paris ajoutait que, dans le cas d'un refus, son gouvernement se verrait forcé de modifier, au préjudice de la Belgique, le système des taxes établies sur les houilles et les fontes dans la zone de la frontière du nord.
C'était placer nos ministres dans une position d'autant plus critique que, par l'abandon de l'industrie des réimpressions, ils se trouvaient privés du seul moyen réellement efficace d'obtenir de nos voisins des concessions sérieuses. Ils consentirent néanmoins à reprendre les négociations ; mais ils refusèrent de remettre en vigueur le traité de 1845, sans obtenir au moins quelques-uns des avantages que la Belgique avait incontestablement le droit de réclamer, pour compenser la réduction (page 283) considérable de ses exportations linières. Ce système ne fut pas admis, et bientôt un décret du chef du gouvernement français éleva de 15 centimes par 100 kilogrammes le droit d'entrée sur nos houilles et d'un franc le droit sur nos fontes : rigueur fiscale très préjudiciable aux intérêts du Hainaut. (Nous nous sommes contenté de rapporter très sommairement les faits principaux des négociations commerciales du cabinet du 12 août avec la France. Pour les détails, on peut consulter le rapport communiqué à la Chambre des Représentants, le 29 septembre 1852 (Ann. parl., p. 7 et 23)).
Tel était le triste état des choses, lorsque les ministres du 12 Août, après une troisième démission, déposèrent enfin leurs portefeuilles. Ces incidents de la politique extérieure avaient vivement alarmé l'opinion publique. On était d'autant plus inquiet que la France, enfin dégagée des étreintes de l'anarchie, venait d'inaugurer un gouvernement qui s'inspirait des souvenirs guerriers de l'Empire et replaçait les aigles sur le glorieux drapeau tricolore.
M. de Brouckere avait trop d'expérience et de perspicacité pour ignorer que les intérêts commerciaux de la France n'étaient pas seuls en cause. L'un des premiers actes du cabinet formé sous ses auspices fut la présentation d'un projet de loi frappant de peines sévères l'offense envers les souverains étrangers et les attaques méchamment dirigées contre leur autorité. C'était une mesure équitable et habile, qui exerça immédiatement une influence considérable sur nos rapports avec la France. Celle-ci consentit à ce que les pourparlers fussent repris à Bruxelles, et le 9 décembre, trois jours après le vote de la Chambre sur le projet que nous venons de mentionner, M. de Brouckere et le duc de Bassano signèrent une convention provisoire, qui remettait en vigueur le traité de 1845 et ajournait les effets de l'acte international relatif à la propriété littéraire, jusqu'au jour de la conclusion d'un arrangement définitif.
Quelques semaines avaient suffi au successeur de M. d'Hoffschmidt pour dissiper tous les nuages qui s'étaient amassés entre la Belgique et sa puissante voisine. L'empereur révoqua le décret qui avait élevé les droits sur les houilles et les fontes à leur entrée en France, et nos Chambres, aussi bien que la nation, applaudirent hautement à la conduite prudente du cabinet. Les rapports entre les deux peuples étaient replacés sur le pied d'une cordialité mutuelle, (page 284) en attendant qu'un traité final vînt ouvrir des voies nouvelles à leurs échanges.
(Note de bas de page : Ce traité fut signé le 27 février 1854. La Belgique obtint des garanties contre toute élévation de droits sur les houilles, les fontes et les fers, indépendamment de plusieurs avantages considérables pour les fils et les tissus de lin, les pierres, la chaux, les glaces, le commerce de transit, etc. La Chambre des Représentants vota l'adoption du traité par 63 voix contre 15 et 2 abstentions (Séance du 31 mars)).
Enhardi par ce premier succès, le cabinet résolut d'aborder un autre problème qui, au milieu des complications qui menaçaient la paix de l'Europe, réclamait impérieusement une solution conforme aux intérêts du pays. A l'heure où la possibilité d'une conflagration universelle préoccupait toutes les chancelleries, il fallait donner à l'armée belge une force suffisante pour la mettre en mesure de défendre au besoin la neutralité du territoire.
Guidé par le désir de se débarrasser des controverses qui surgissaient chaque année pendant la discussion du budget de la guerre, le cabinet précédent avait institué une commission extra-parlementaire, composée de généraux, d'officiers d'état-major et de membres de la représentation nationale. C'était à cette espèce de comité consultatif qu'il avait confié le soin d'étudier tous les détails de l'organisation militaire et toutes les nécessités de la défense nationale. Après un examen consciencieux et approfondi, la commission demanda que l'effectif général des forces du pays fût fixé à 100,000 hommes, y compris la réserve. C'était réclamer en faveur de l'armée une dépense annuelle de plus de trente-deux millions : charge considérable pour un peuple dont le budget des voies et moyens atteignait à peine quatre fois ce chiffre.
Le conseil des ministres ne se fit point illusion sur l'énormité de la dépense, et cependant il n'hésita pas à présenter à la législature un projet de loi d'organisation de l'armée, formulé dans le sens de l'avis émis par la commission. Il crut à bon droit que, dans un problème de cette importance, l'honneur, les intérêts, la sûreté et l'indépendance du pays ne devaient pas être subordonnés à des considérations pécuniaires. Le ministre des Affaires étrangères disait avec confiance : « Le pays s'inquiète, et il a raison, du chiffre des dépenses ; mais il se préoccupe bien plus encore de l'indépendance nationale, de l'honneur national. Finances, pouvoir judiciaire, jury, enseignement, (page 285) administration provinciale et communale, tout a été constitué sur des bases stables et régulières. Une seule de nos grandes institutions, et précisément la plus essentielle, l'armée, est toujours restée dans un état précaire et incertain... Il importe à tous, il est dans les veux de tous, et il est sans doute dans les intentions des Chambres dont les sentiments ont toujours été si patriotiques, que cette question reçoive une solution prompte et appropriée à la situation politique du pays. » (Discours de M. H. de Brouckere, séance du 4 mai 1853).
Le projet rencontra d'abord une opposition assez vive. La section centrale de la Chambre des Représentants proposa nettement le rejet, et par suite le maintien de la loi du 19 mai 1845, qui fixait l'effectif de nos forces militaires à 80,000 hommes. Les députés qui, dans les sessions précédentes, avaient demandé la réduction du budget de la guerre à 25,000,000 fr. firent entendre des plaintes énergiques, et la plupart des feuilles libérales, mises à l'aise par le départ de leurs patrons, plaidèrent encore une fois le thème des économies sérieuses. Mais l'attitude habile et décidée du gouvernement triompha de toutes les résistances. Après un débat solennel, où les diverses faces du problème furent examinées avec une attention digne de leur importance, la Chambre vota la loi par 71 voix contre 21 (Ann. parl., 1852–1853, p. 1355).
Les ministres rencontraient la critique et le blâme dans les bureaux de quelques journalistes ; mais l'immense majorité des hommes d'ordre applaudissaient à leurs efforts, et les événements mêmes semblaient seconder leur politique ferme et vraiment nationale.
Le prince royal, ayant atteint la majorité constitutionnelle, vint occuper son siège au Sénat, et, quelques mois plus tard, il épousa l'archiduchesse Marie-Henriette-Anne d'Autriche, arrière-petite-fille de l'impératrice Marie-Thérèse, dont le règne glorieux a laissé tant de souvenirs chers aux Belges. L'Église, l'armée, l'administration, le peuple, toutes les classes célébrèrent cette nouvelle consécration de notre nationalité avec un éclat extraordinaire. Les deux Chambres se rendirent en corps auprès du roi, et le prince de Ligne, président du Sénat, lui dit : « La Belgique et sa dynastie sont tellement liées l'une à l'autre, qu'un événement aussi important, aussi heureux pour la famille royale rejaillit. sur le pays tout entier. Il en revendique sa part de gloire et (page 286) de félicité. » Les sentiments du peuple avaient éclaté avec force, lorsque la majorité du prince héréditaire écarta les dangers d'une régence ; la joie de la nation fut au comble, lorsqu'elle apprit l'union du duc de Brabant avec une princesse accomplie, dont l'arrivée parmi nous était à la fois un gage de bonheur pour la famille royale et un gage de sécurité pour le pays.
Le cabinet profita de ces circonstances favorables pour étendre de plus en plus les proportions de l'œuvre de pacification qu'il avait entreprise en arrivant au pouvoir.
Parmi les legs de la politique nouvelle figuraient deux causes d'irritation sérieuse et permanente : d'un côté, le désaccord survenu entre l'État et l'Église sur le terrain de l'instruction publique ; de l'autre, l'intervention active et patente des fonctionnaires dans les luttes électorales. M. de Brouckere, parfaitement d'accord avec ses collègues, résolut de faire disparaître cette double source de conflits, de haines et de plaintes. Tous les agents politiques du ministère reçurent l'ordre de se renfermer désormais dans la neutralité la plus complète, et le gouvernement ouvrit avec le cardinal-archevêque de Malines une négociation ayant pour but d'obtenir, à des conditions honorables, la rentrée du prêtre dans les écoles de l'État. Ce dernier incident mérite une mention spéciale.
Immédiatement après la promulgation de la loi organique de l'enseignement moyen, M. Rogier s'était adressé au chef du clergé national, pour lui faire connaître que le cabinet était prêt à confier aux ministres du culte l'enseignement de la religion dans les athénées et les écoles moyennes de l'État. Le cardinal de Malines accueillit cette ouverture avec empressement ; mais des difficultés sérieuses ne tardèrent pas à se présenter, sous le rapport des conditions requises pour rendre l'instruction religieuse solide et réellement efficace. Ces difficultés portaient sur le choix des livres, sur les garanties de moralité et d'orthodoxie que devait offrir le personnel enseignant, et surtout sur l'impossibilité de faire entrer un prêtre catholique dans les institutions de l'État où des ministres protestants seraient appelés à donner un enseignement religieux condamné par l'Église : impossibilité d'autant plus manifeste que le souverain pontife avait récemment exprimé son opinion au sujet des écoles mixtes de l'Irlande. Malgré la volonté réciproque d'arriver à une entente désirable à tous égards, les négociations (page 287) demeurèrent sans résultat et furent suspendues au mois de mai 1851.
Le successeur de M. Rogier proposa au cardinal-archevêque de les reprendre dans des conférences verbales, sauf à recourir à la forme officielle quand on se serait entendu sur les conditions du concours de l'autorité religieuse. Des pourparlers s'engagèrent, et l'accord s'établit sur plusieurs questions importantes ; mais, en définitive, on comprit, de part et d'autre, qu'il serait difficile, sinon impossible, d'arriver à un arrangement général, applicable à toutes les écoles moyennes de l'État. On était encore une fois à la veille de se séparer, lorsqu'un fait nouveau vint fournir le moyen d'arriver au moins à une solution partielle.
Craignant avec raison que les conférences entre le ministre de l'Intérieur et l'autorité religieuse ne finissent par une séparation définitive, le bureau administratif de l'athénée d'Anvers prit le parti d'ajouter au règlement d'ordre intérieur un chapitre relatif à l'enseignement religieux. Comme la grande majorité des élèves professait le catholicisme, le bureau décida que l'instruction religieuse serait donnée par un ecclésiastique nommé par le chef du diocèse et agréé par le gouvernement. Il confia à cet ecclésiastique l'éducation chrétienne des élèves, en le chargeant de veiller à ce qu'ils accomplissent en temps opportun tous leurs devoirs religieux. Il consentit à ce que les livres destinés à l'enseignement de la religion fussent désignés par l'évêque du diocèse. Il admit en principe que, dans les autres cours, on ne ferait usage d'aucun livre contraire à l'instruction religieuse. Il prescrivit aux professeurs de saisir toutes les occasions qui se présenteraient dans l'exercice de leurs fonctions, pour inculquer aux élèves les principes de la morale et l'amour des devoirs du chrétien. Il leur ordonna d'éviter, dans leur conduite et dans leurs leçons, tout ce qui pourrait contrarier l'instruction religieuse.
Le cardinal-archevêque de Malines s'empressa de donner son assentiment, et le ministre de l'Intérieur en fit autant, après s'être assuré que le principe constitutionnel de la liberté des cultes resterait intact. Afin de dissiper tous les scrupules, les membres du bureau prirent l'engagement d'accorder une dispense de fréquentation à l'élève dont le père ou le tuteur en ferait la demande ; ils promirent en outre de veiller à ce que l'enseignement religieux fût donné aux dissidents par les ministres de leur culte, soit au temple, soit au domicile du pasteur.
(page 288) M. Piercot communiqua cet arrangement à la Chambre des Représentants, dans la discussion du budget de l'Intérieur pour 1854. Il fit remarquer que le règlement d'Anvers écartait la difficulté relative aux écoles mixtes, en décidant que l'enseignement religieux donné à l'intérieur de l'établissement serait celui de la majorité des élèves ; qu'il faisait la part de l'éducation chrétienne, en confiant ce soin au professeur chargé du cours de religion ; qu'il pourvoyait à la partie morale de l'enseignement, par la recommandation faite à tous les professeurs de veiller sur leurs paroles et sur leurs actes : « Tout bien considéré, disait le ministre, le gouvernement estime que le système d'intervention partielle, à généraliser successivement, est à la fois le seul possible en présence des difficultés d'un arrangement général, et celui qui offre le plus de garanties réciproques de liberté et d'indépendance. Le gouvernement réclame le concours du clergé, quand il le juge convenable et utile ; il conserve sa liberté d'action et ne compromet aucun principe. Le clergé examine librement, dans chaque cas particulier, s'il lui convient d'intervenir, (page 289) et il reçoit, pour prix de son concours, un règlement analogue à celui d'Anvers et une place dans le bureau administratif. Quant aux communes qui sont associées par la loi à l'administration des athénées et des écoles moyennes, elles exercent une juste influence sur la question du concours du clergé ; et ce concours n'aura lieu que lorsque les conseils communaux auront librement décidé que le clergé aura un représentant dans le bureau administratif, et que, d'autre part, un règlement, semblable ou analogue à celui d'Anvers, aura été rendu applicable à l'établissement d'instruction moyenne. » (Séance du 8 février 1854).
La grande majorité de la Chambre accueillit ces explications avec une faveur visible. Malgré les efforts de M. Verhaegen et de M. Frère, un ordre du jour renfermant l'approbation de la conduite des ministres fut admis par 86 voix contre 7. Le conseil communal d'Anvers trouva de nombreux imitateurs, et tous les évêques du royaume adhérèrent, par une lettre collective, à la marche suivie par le ministre de l'Intérieur et le cardinal-archevêque de Malines. Cet arrangement, auquel la sagesse et l'influence personnelle du roi n'étaient pas restées étrangères, produisit une impression profonde et salutaire. Les pères (page 289) de famille applaudissaient au retour du prêtre dans l'école, et les hommes religieux, si nombreux en Belgique, voyaient avec bonheur le terme d'une espèce de schisme dont l'enfance et la jeunesse devaient être les premières victimes.
En arrivant au pouvoir, M. de Brouckere avait dit que le cabinet formé par ses soins s'était imposé la tâche de calmer les passions, d'amener une trêve honorable pour tous les partis, de rassurer les intérêts alarmés par les difficultés de l'intérieur et du dehors. Les faits que nous venons de passer en revue suffisent pour prouver que le gouvernement était resté fidèle à ce programme. La paix commerciale rétablie avec la France, le problème de l'organisation de l'armée résolu d'une manière conforme aux intérêts du pays, la neutralité imposée aux fonctionnaires politiques, un rapprochement opéré entre l'Église et l'État dans la question de l'enseignement, tous ces actes importants attestaient la prudence, la modération et l'habileté du pouvoir central. Qu'on y ajoute la loi du 1er décembre 1852 sur la conversion de la rente 5 p. c., qui procura au trésor une économie de deux millions, la loi relative à la répression des offenses envers les souverains étrangers, la concession de plusieurs chemins de fer, l'établissement d'un service de bateaux à vapeur entre la Belgique et l'Amérique, les lois sur les consulats et sur les brevets d'invention, la réforme du code forestier, la conclusion de plusieurs traités de commerce, et l'on verra ce que valent ces théories haineuses qui font de la politique de conciliation une politique nécessairement impuissante et stérile.
Le cabinet avait pris l'attitude que réclamaient à la fois la composition des Chambres, les vœux du pays et la situation générale de l'Europe. La guerre venait d'éclater entre trois puissances du premier ordre ; leurs querelles pouvaient amener des éventualités menaçantes pour l'indépendance des peuples secondaires, et la prudence était devenue, plus que jamais, l'un des premiers devoirs de nos hommes d'État. La politique de M. de Brouckere était au dehors ce qu'elle était au dedans : juste, bienveillante, impartiale, calme et digne. Dès le début des hostilités, il transmit à tous nos agents l'ordre formel de conformer leur langage et leurs actes à la neutralité permanente, absolue, que le traité de 1839 impose à la Belgique.
Cette conduite franche et loyale avait été appréciée comme elle méritait de l'être, et M. de Brouckere (page 290) put dire avec une fierté légitime : « En face des complications qui affligent ou menacent d'autres puissances, la Belgique n'a qu'à s'applaudir des sentiments que lui manifestent tous les pays étrangers, sans exception aucune.... Pleinement convaincue de la droiture de nos intentions, l’Europe y rend hommage ; la neutralité belge est un principe compris et adopté au dehors comme il l'est à l'intérieur : on la sait loyale et forte, elle est arrivée à l'état d'axiome universellement admis, incontesté. » (Séances de la Chambre du 12 mai et du 21 novembre 1854).
Jamais la situation diplomatique du pays n'avait été meilleure. Le secours efficace de toutes les puissances était assuré à la conservation de notre indépendance. Aux rapports officiels établis entre leurs gouvernements respectifs, le roi des Belges et l'empereur des Français avaient ajouté des relations personnelles empreintes d'une courtoisie et d'une confiance réciproques. Après avoir hésité pendant un quart de siècle, la cour de Russie avait enfin consenti à recevoir un diplomate belge. Le comte de Briey fut accueilli à Saint-Pétersbourg avec une bienveillance marquée, et l'empereur Nicolas lui déclara nettement son intention de sauvegarder contre toute agression et de défendre de toutes ses forces l'existence du royaume de Belgique.
Les élections de Juin 1854 fournirent aux ministres une nouvelle occasion de manifester la loyauté et le désintéressement de leur conduite. Aussitôt qu'ils connurent le résultat du scrutin, qui, cette fois encore, donnait aux catholiques un renfort de quelques voix, ils appelèrent l'attention du roi sur cette situation inattendue, en laissant à sa sagesse le soin de se prononcer sur la retraite ou le maintien d'un cabinet dont les éléments et les principes étaient libéraux. Le chef de l'État crut que l'administration formée le 31 octobre 1852 pouvait continuer à gérer les affaires du pays, et cette opinion reçut bientôt une consécration éclatante.
Au début de la session des Chambres, l'adresse en réponse au discours du trône, rédigée exclusivement par des députés de la droite, renferma la promesse d'un concours loyal, et, dans la séance du 25 novembre, cette adresse fut votée par 80 voix contre 11. (Aux élections de juin, les succès obtenus par les catholiques, peu importants sous le rapport numérique, se distinguèrent par une valeur morale impossible à méconnaître. Parmi les candidats repoussés par les électeurs figuraient deux anciens ministres, MM. Rogier et d'Hoffschmidt).
(Note de bas de page : Nous avons passé sous silence une autre crise ministérielle qui se produisit à l'occasion du voyage du roi à Boulogne. Les membres du cabinet, ayant offert leurs démissions le 25 août, consentirent à reprendre leurs portefeuilles, le 19 septembre. (Voy. les explications fournies par M. de Brouckere dans la séance de la Chambre du 21 novembre).
(page 291) Dans cette nouvelle session, un discours prononcé par M. de Brouckere rencontra une adhésion unanime sur tous les bancs de la Chambre. Interpellé sur la question de savoir si le cabinet avait reçu des ouvertures, tendant à faire entrer la Belgique dans la coalition des puissances occidentales contre la Russie, il ne se contenta pas d'émettre une réponse négative ; il s'empara de l'incident pour retracer en quelques mots toute l'histoire diplomatique du pays depuis la révolution de Septembre.
« La Belgique, dit-il en terminant, est perpétuellement neutre ; ainsi l'a voulu l’Europe, en la constituant ; ainsi l'ont exigé les cinq grands États qui ont été, permettez-moi cette expression, qui ont été ses parrains lors du baptême diplomatique du 15 novembre 1831, renouvelé le 19 avril 1839. La neutralité est le fond, l'essence même des traités de 1831 et de 1839... La neutralité n'est pas pour la Belgique une situation accidentelle, temporaire, subordonnée aux circonstances. Notre situation, sous ce rapport, ne ressemble pas à celle des autres pays. La neutralité belge est permanente, c'est un principe absolu ; c'est un engagement contracté par nous et envers nous ; il ne saurait être ni méconnu ni éludé sans une violation flagrante du droit, des traités, de l'équilibre européen... La neutralité nous a été imposée par l'Europe ; nous ne l'avons point demandée ; qu'elle nous convienne ou ne nous convienne pas, là n'est point la question. Elle constitue la base même de notre existence nationale ; voilà le fait. La renier, ce serait abdiquer. Cette abdication, personne ne nous la demande, personne ne manifeste l'intention de nous la demander. » Au moment où la guerre d'Orient pouvait être suivie d'une guerre européenne, il était impossible d'envisager avec une intelligence plus haute et plus ferme les nécessités de la situation diplomatique. C'était en méêe temps rassurer le pays, rappeler ses devoirs, revendiquer ses droits et fournir la preuve d'une impartialité scrupuleuse à toutes les puissances étrangères (Séance du 16 Février 1865. Ann. parl., 1854-1855, p. 744).
(Note de bas de page : Ce ne fut pas seulement en Belgique que ce langage à la fois calme et digne obtint l'assentiment des hommes d'État. Le ministre des Affaires étrangères d'une grande puissance écrivit à ce sujet les lignes suivantes, dans une dépêche adressée à son ambassadeur à Bruxelles : « ... J'invite V. E. à exprimer à M. de Brouckere toute la satisfaction avec laquelle nous avons lu son discours... M. le ministre nous a habitués à ce langage précis, loyal et digne. Dans cette occasion, il a de nouveau manifesté ses qualités éminentes ; et ses paroles, en faisant ressortir les avantages, les devoirs et les droits de la Belgique neutre, sont sûres de rencontrer partout l'appréciation qu'elles méritent. »).
(page 292) Cependant, par un de ces phénomènes politiques que nous avons déjà plus d'une fois rencontrés dans le cours de notre récit, le ministère marchait vers sa dissolution, au moment même où des succès parlementaires semblaient lui présager une longue carrière.
Depuis plusieurs mois, la presse libérale avancée lui faisait une guerre, tantôt sourde, tantôt patente, mais toujours injuste et déloyale. Elle lui imputait à crime d'abandonner les sentiers étroits de la politique nouvelle, de viser à l'apaisement des passions, de rappeler sous le drapeau libéral les traditions généreuses du Congrès de 1830. Elle ne lui pardonnait pas l'expulsion de quelques réfugiés français dont les menées compromettaient nos relations internationales. Dans les colonnes des feuilles les plus importantes du parti, la ridicule et odieuse qualification d'endormeur était fréquemment accolée aux noms des ministres.
Niant audacieusement tous les résultats obtenus par le cabinet, les publicistes ultra-libéraux affectaient de parler sans cesse de l'impuissance, de la pâleur, de la stérilité de la politique inaugurée en 1852. Ces attaques devinrent un fait sérieux et grave, lorsque les catholiques, peu satisfaits d'un projet de loi sur la bienfaisance publique élaboré par M. Faider, commencèrent, eux aussi, à concevoir des soupçons et à faire entendre des plaintes. Aucun sentiment d'hostilité ne se manifestait dans les rangs de la majorité ; le cabinet continuait à gouverner sans rencontrer de résistance, sérieuse ; mais il était visible que l'extrême gauche désirait le renouvellement de la lutte, et que la droite se croyait assez forte pour espérer que la première crise placerait quelques portefeuilles aux mains de ses membres. Peu soucieux de conserver le pouvoir dans une situation de ce genre, MM. de Brouckere et Piercot donnèrent leur démission, parce que la Chambre, contrairement à leur avis, avait supprimé le grade d'élève universitaire. MM. Liedts, Faider, Van Hoorebeke et Anoul suivirent cet exemple (2 mars 1855).
Comme, depuis deux années, l'élément catholique s'était notablement fortifié dans les Chambres, l'administration nouvelle qui allait se former devait, plus que celle de 1852, se rapprocher des principes et des intérêts de la droite. (page 293) Le roi, qui comprenait trop bien les exigences du régime parlementaire pour ne pas tenir compte de cette vérité politique, confia à M. de Decker, l'un des hommes les plus modérés de l'opinion catholique, le soin de réorganiser le pouvoir central. Un nouveau cabinet mixte fut installé le 30 mars 1855. M. de Decker fut placé au département de l'Intérieur ; le vicomte Ch. Vilain XIIII, aux Affaires étrangères ; M. Mercier, aux Finances ; M. Dumon, aux Travaux publics ; M. Alph. Nothomb, à la Justice ; le général Greindl, à la Guerre. Les quatre derniers appartenaient au libéralisme modéré.
Ce fut sous ce ministère que la Belgique eut le bonheur de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l'installation de la royauté constitutionnelle. (Cette belle et imposante cérémonie fait plus loin l’objet d’un chapitre spacial).
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