Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome II)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXII – Les pillages (avril – mai 1834)

22.1. L’activisme orangiste

(page 176) La loi décrétant l'établissement des chemins de fer n'était pas encore promulguée, la nouvelle de cette glorieuse initiative avait à peine franchi nos frontières, lorsque tout à coup de déplorables événements vinrent ébranler le ministère et réveiller les méfiances de l'Europe.

Depuis quelques mois, les partisans de la maison d'Orange déployaient une activité extraordinaire. La reconnaissance du roi des Belges par les souverains de la Sainte-Alliance, le traité du 15 novembre, la convention du 21 mai, la protection hautement avouée de l'Angleterre et de la France, le siège d'Anvers, le vœu d'une séparation définitive émis par le peuple hollandais lui-même, rien n'avait abattu leur courage ni dissipé leurs espérances. Pendant les négociations de 1833, ils avaient eu l'audace d'envoyer une députation à Londres, pour prier les plénipotentiaires de Russie, de Prusse et d'Autriche, de ne pas prêter la main à des arrangements définitifs qu'une restauration prochaine devait rendre complètement illusoires ! (Note de bas de page : Ce fait, de même que les nombreux détails inédits que renferme le récit des négociations diplomatiques de 1832 et de 1835, nous a été révélé par des documents d'une authenticité irrécusable. Les députés étaient au nombre de trois. Nous ajouterons que les représentants des cours du Nord eurent la loyauté de porter immédiatement cette manœuvre à la connaissance de leurs collègues d'Angleterre et de France. Les émissaires avaient reçu la réponse suivante : « Nous ne traitons ni avec des particuliers, ni avec un parti, mais uniquement avec des gouvernements établis, et il existe un gouvernement de cette espèce en Belgique. »)

Bientôt un fait dépourvu d'importance politique leur fournit une nouvelle occasion de manifester la haine qu'ils avaient vouée à la dynastie nationale.

22.2. Le rachat des chevaux du prince d’Orange

Afin de diminuer les frais d'entretien et de garde, l'administrateur (page 177) des biens de la famille d'Orange, placés sous le séquestre par le gouvernement provisoire, avait ordonné la vente des chevaux saisis au palais de Tervueren. Cette mesure si simple, que les devoirs imposés à l'administrateur réclamaient avec urgence, servit de prétexte à une vaste démonstration contre-révolutionnaire.

Quelques partisans de la monarchie déchue prétendaient que le séquestre de guerre, essentiellement limité à la jouissance actuelle, s'opposait à tout acte de propriété de la part des vainqueurs ; ils firent imprimer une consultation rédigée eu ce sens et revêtue des signatures des sommités du barreau de Bruxelles. Déjà cet acte n'était pas exempt de gravité ; mais d'autres ennemis de la révolution, laissant de côté les arguties judiciaires, allèrent droit au but et conçurent le projet de racheter une partie des chevaux, pour les offrir au prince d'Orange, à l'aide d'une souscription soi-disant nationale. Des listes colportées à Anvers, à Liége, à Mons, à Namur et ailleurs, se couvrirent de nombreuses signatures. Partout le succès dépassa l'attente des instigateurs de cette manœuvre audacieuse. La ville d'Anvers fournit seule près de 9,000 francs. Sur la plupart des listes, les noms de l'aristocratie figuraient en première ligne.

(Note de bas de page) Nous avons eu sous les yeux des copies de toutes ces listes recueillies par un homme profondément dévoué à la maison d'Orange et qui fut lui-même l'un des promoteurs de la souscription ; il était si bien initié aux secrets de l'intrigue, qu'il a pu indiquer au crayon les noms de la plupart des souscripteurs qui avaient prudemment signé un anonyme. La liste de Liége seule ne mentionne pas le montant de la souscription. A la suite de la liste de Soignies, dont nous avons vu l'original, l'un des signataires avait écrit les lignes suivantes ; « Faire inscrire dans les feuilles de la patrioterie (s'i ! est possible) qu'une collecte a été faite à Soignies pour l'objet mentionné plus haut et qu'elle a produit 255 francs, somme extraordinaire pour une petite commune où les cagots et les caffards sont en majorité. » Quelques personnes, dont les noms avaient été fournis par des parents ou des amis, désavouèrent plus tard leur participation à la souscription, Ces désaveux n'étaient pas toujours sincères. - La consultation que nous avons mentionnée portait les signatures de MM. P. Stevens, Verhaegen aîné, Deswèrte, Duvignaud, L. Orts, Vanderton, Drugman et Spinnael. L'exemplaire imprimé forme trois pages in-4°. (Note de bas de page)

La vente du haras de Tervueren eut lieu le 20 Mars. Quatre chevaux furent rachetés et prudemment conduits à la frontière de Prusse, où un aide de camp du prince vint les recevoir en son nom.

Jusque-là on avait agi avec mystère. Craignant les révélations prématurées, les colporteurs des listes avaient réclamé le secret, et la (page 178) police était loin de soupçonner l'étendue de leurs démarches. Mais cette réserve disparut lorsque les chevaux eurent atteint le territoire hollandais. Le 26 mars, les organisateurs de la souscription convinrent d'admettre, jusqu'au 10 avril, les signatures de tous ceux qui voudraient donner un témoignage de sympathie à la maison d'Orange ; et cette résolution fut annoncée par le Lynx, dans un langage empreint du cynisme habituel de cette feuille. « Les nobles animaux, disait le rédacteur, n'ont pas quitté à jamais le séjour royal qu'ils ornaient ; mais quand ils reviendront, la Belgique sera délivrée de ses hôtes malencontreux et de ses visiteurs incommodes. » Ces derniers mots faisaient allusion aux ducs d'Orléans et de Nemours, qui étaient venus visiter la famille royale (Note de bas de page : L'article du Lynx fut réimprimé sous le titre d' « Avis important » et répandu à profusion dans tous les lieux publics de Bruxelles).

Croyant que les listes étaient destinées à rester secrètes, plusieurs souscripteurs avaient agi en dehors de toute préoccupation politique. Les uns, touchés de l'infortune de leurs bienfaiteurs, voulaient se montrer reconnaissants des faveurs qu'ils en avaient reçues, aux jours de la prospérité de la famille royale ; les autres, dignitaires de l'ancienne cour ou amis personnels du prince, se croyaient obligés de concourir à un acte de courtoisie envers l'héritier du trône de Hollande ; d'autres encore, tout en acceptant la révolution comme un fait accompli, avaient été guidés par le seul désir de ne pas mécontenter leurs coreligionnaires politiques. Mais tels n'étaient pas les sentiments des instigateurs de la souscription. Pour ceux-ci le rachat des chevaux était avant tout une manifestation hostile à la révolution de septembre, un outrage à la dynastie nationale des Belges. Le désir d'honorer le prince d'Orange n'arrivait qu'en seconde ligne ; le but principal était de braver la nation, de provoquer des troubles, d'inspirer des craintes à l'Europe monarchique. Le 2 avril, le Lynx publia les noms de tous les souscripteurs de la capitale.

Cette publication, très inopportune par elle-même, acquit un degré extraordinaire de gravité par les insultes et les provocations dont elle fut accompagnée dans les colonnes des journaux orangistes. Comme toujours, le Messager de Gand donna le signal de l'attaque. Aux yeux de ses rédacteurs, la souscription nationale était une protestation (page 179) éclatante contre la révolution de septembre ; c'était « l'arrêt de notre révolte prononcé par le haut jury national. » Dévoilant brutalement le but occulte de la manifestation, la feuille gantoise ne craignit pas de s'écrier : « La Flandre et surtout la ville de Gand ne seront pas en demeure de coopérer à la réparation du larcin commis par nos brigands politiques. Quelle rude leçon pour eux (les patriotes) et quelle joyeuse aubaine pour nous ! Comme l'occasion a été rapidement et noblement saisie ! Certes, lorsqu'ils érigeaient en champ de foire l'enceinte du pavillon de Tervueren, ils ne savaient pas, les misérables, que la réparation suivrait de sitôt l'outrage ! Oh ! s'ils l'avaient prévu, on verrait encore ces beaux coursiers errant sous les avenues du parc et goûtant en paix le farniente du séquestre ! Mais les voilà libres ; les voilà qui foulent le sol de la Hol¬lande ; les voilà qui hennissent à la vue du maître, et c'est peut-être un de ces captifs rachetés qui prêtera quelque jour son allure au porte-étendard de notre délivrance. Oh ! les imprudents ! oh ! les imbéciles ! » Ainsi on ne se contentait pas d'offrir des présents au général en chef d'une armée ennemie, campée à trois journées de marche de la capitale. On se posait en « fondés de pouvoirs de la véritable Belgique » ; on insultait le peuple dans ses affections et dans sa dignité ; on annonçait audacieusement la restauration prochaine de la maison de Nassau (Note de bas de page : Messager du 4 et du 6 avril, reproduit dans le discours de M. de Bavay cité ci-après. - A Bruxelles, à Liége et à Anvers, les journaux du parti réimprimaient ces diatribes, en y ajoutant parfois des commentaires dignes de leur chef de file).

22.3. L’émeute populaire du 4 au 6 avril 1834

Ces apostrophes brutales devaient nécessairement émouvoir les partisans de la révolution. A Bruxelles surtout, le mécontentement du peuple et de la classe moyenne, déjà provoqué par la publication des listes, prit le caractère d'une irritation menaçante, lorsque le Lynx, digne émule du Messager, transforma, lui aussi, en manifestation nationale une intrigue ourdie par les rares partisans d'une restauration désormais impossible.

Un pamphlet incendiaire, répandu à profusion dans la nuit du 4 au 5 avril, détermina l'explosion.

Ce libelle, écrit avec une violence approchant du délire, appelait la vengeance du peuple sur la tête des orangistes. Après avoir flétri (page 180) les menées incessantes des partisans de la monarchie hollandaise, l'auteur s'écriait : « L'énergie de septembre serait-elle donc éteinte au point de tolérer une audace aussi révoltante qu'inouïe ? Les cendres des martyrs de nos immortelles journées souffrent de la molle insouciance où semblent plongés ceux à qui ils ont légué la tâche d'extirper jusque dans la tige l'insolent parti qui ne cesse de couvrir de boue l'œuvre immortelle que vous avez si glorieusement commencée ! Depuis trois ans, le lion sommeille, il est temps qu'enfin il se réveille. Patriotes, combattants de septembre, c'est à nous de demander vengeance, puisque le gouvernement reste impassible devant ces injures, ces affronts continuels auxquels il semble s'habituer ! L'orangisme nous jette le gant ; ramassons-le et courbons encore une fois les insolents sicaires du despote... Il faut anéantir cette race infernale ; il faut que celte plante vénéneuse soit arrachée avec sa racine. L'écrit se terminait par ces mots : « Vive Léopold ! Vive la Belgique ! Guerre d'extermination aux ennemis de la patrie ! » Au bas de la dernière page, on lisait les noms, la qualité et la demeure des principaux souscripteurs de Bruxelles ; et cette énumération, dont il est inutile de signaler le but, était suivie d'un second appel à la colère du peuple : « Tous ces infâmes sont livrés à la vengeance des vrais amis de la patrie ! Guerre aux ennemis de la patrie ! » (Note de bas de page : Cette liste offre plusieurs particularités qui dénotent la violence des passions révolutionnaires de l'époque. Deux dames appartenant à la plus haute noblesse du pays y sont ouvertement qualifiées de concubines de Guillaume et du prince d'Orange. A la suite de deux autres noms, on avait placé ces mots : « dont le fils s'est battu contre nous ». La demeure de quelques souscripteurs était indiquée avec une précision dont le but était manifeste, p. ex., V…, employé au Lynx, rue des Augustins, vis-à-vis de l'église).

Semé dans les rues, glissé sous les portes, répandu par des mains complaisantes dans tous les lieux publics de la capitale, cet appel à la vengeance des masses ne resta point inefficace. La journée du 5 se passa sans désordre, et le peuple, quoique surexcité au plus haut degré, ne sortit pas des voies de la légalité ; mais, vers onze heures du soir, à l'issue du spectacle, où l'on avait réclamé pour le lendemain une représentation de la Muette de Portici, la situation devint réellement alarmante. Après avoir chanté des refrains patriotiques autour de l'arbre de la liberté planté sur la place de la Monnaie, un groupe (page 181) de plusieurs centaines d'individus se rendit dans la rue de l'Évêque et brisa les fenêtres d'un local soupçonné de servir de cercle aux orangistes de la classe supérieure. Encouragé par ce premier exploit, le même rassemblement, suivi de plusieurs milliers de curieux, se dirigea vers la demeure de l'imprimeur du Lynx, afin d'y continuer son œuvre de dévastation. Déjà les plus audacieux se préparaient à enfoncer les portes et à briser les presses, lorsque le bourgmestre Rouppe, accouru sur les lieux, se mit à haranguer la foule et réussit à lui faire rebrousser chemin. Mais cette victoire de l'autorité municipale était loin d'être décisive. Au lieu de se disperser, la foule se porta à l'hôtel du duc d'Ursel. Le bourgmestre et le général en chef de la garde civique l'y suivirent ; mais déjà les perturbateurs, après avoir brisé les fenêtres, étaient partis en proférant des menaces contre le prince de Ligne et le comte de Béthune. M. Rouppe réussit de nouveau à les rejoindre ; épuisé par la vieillesse et la maladie, le digne magistrat ne put qu'à grand'peine se faire entendre de ces hommes égarés, qui croyaient sauver l'indépendance du pays en jetant la terreur dans l'âme des orangistes. La cause de l'ordre finit néanmoins par l'emporter. Cédant cette fois encore aux supplications du chef de la commune, le rassemblement se dispersa sans se souiller par de nouveaux excès. Vers deux heures, la ville avait repris son aspect ordinaire.

L'administration communale de Bruxelles avait mal compris les exigences de la situation. Ce qu'il faut dans les moments d'effervescence populaire, et surtout le lendemain d'une révolution, c'est une attitude énergique et un déploiement imposant de forces militaires. Qu'on débute par le langage de la modération et de la raison, qu'on cherche à calmer les passions, à ramener les esprits égarés, rien de mieux ; mais, quand les passions des masses sont sérieusement surexcitées, la certitude d'une répression énergique est seule assez puissante pour décourager définitivement les fauteurs du désordre. Au lieu de courir péniblement à la suite de l'émeute, M. Rouppe devait réclamer le concours de la garnison de la capitale. Depuis neuf heures du soir, trois compagnies d'infanterie et la moitié d'un escadron de cavalerie se trouvaient à sa disposition dans les cours de leurs casernes. Pourquoi ne pas montrer aux perturbateurs qu'on se trouvait en mesure de réprimer toute tentative de désordre ? Les tristes scènes du lendemain (page 182) firent cruellement expier à M. Rouppe sa confiance excessive de la veille (Note de bas de page : Dans la journée du 5 avril, l'administrateur de la sûreté publique (M. François) avait signalé l'agitation des esprits à M. Rouppe, en le priant de prendre immédiatement les mesures que réclamait le maintien de l'ordre et de la tranquillité publique. C'était à la suite de cet avis que M. Rouppe avait requis le commandant de la place de tenir à la disposition de la police locale trois compagnies d'infanterie et un demi-escadron de cavalerie (Moniteur du 24 avril))).

Le Dimanche 6 avril, dès le lever du soleil, une agitation extraordinaire se manifesta dans toutes les parties de la ville. Des bandes nombreuses de prolétaires parcouraient les rues en chantant des couplets patriotiques, entremêlés de menaces et de cris de vengeance à l'adresse des orangistes. Jusque vers huit heures la foule semblait agir sans desseins prémédités ; mais alors le signal de la réunion des groupes fut donné par quelques hommes en blouse, précédés d'un tambour et portant d'immenses drapeaux tricolores. A partir de ce moment, tout doute sur les intentions hostiles du peuple devint impossible. Obéissant avec empressement à des instigateurs demeurés inconnus, la multitude frémissante se fractionna en bandes de force égale, qui se partagèrent en quelque sorte les divers quartiers de la capitale. L'effet ne se fit pas attendre. Les hôtels du duc d'Ursel, du prince de Ligne, du marquis de Trazegnies, du comte d'Oultremont, le Cercle de la rue de l'Évêque et plusieurs autres habitations furent successivement envahis par la populace. Partout l'œuvre de destruction s'accomplit avec les mêmes épisodes. Les portes et les fenêtres étaient brisées avec fureur ; les glaces, les pendules et les meubles, lancés dans la rue, jonchaient le pavé d'un monceau de débris informes ; les tapis, les rideaux, les œuvres d'art, déchirés avec rage, subissaient un sort analogue ; puis, pour couronner leur ignoble tâche, des prolétaires pillaient les caves et portaient en chancelant des tostes à la liberté et à l'indépendance des Belges. Ce fut en vain que le bourgmestre accourut encore une fois sur le théâtre du désordre ; ses exhortations furent méconnues, et plus d'un pillard osa même l'accuser d'orangisme. Avant le soir, dix-huit habitations étaient saccagées de fond en comble (Note de bas de page : Voici la liste complète des victimes des pillages : Le marquis de Traze¬gnies, le prince de Ligne, le comte d'Oultremont ; le duc d'Ursel, le comte de Bethune ; le baron de Vinck de Westwezel, M. Tilmant, carrossier ; M. Dewasme-Pletinck, lithographe ; M. Messel-Blisselt, banquier, M. G. Hoorinck, le comte de Marnix, M. Jones, carrossier, M. Van den Plas, rédacteur du Lynx ; M. Coe¬naes, rue Royale extérieure, le baron d'Overschie, le local du Cercle de la rue de l'Évêque, les magasins au-dessus et à côté du Cercle).

(page 185) Ces scènes hideuses s'étaient accomplies avec un discernement qui dénotait des instigateurs habiles. Ici on ne pillait que l'appartement occupé par un locataire orangiste ; là une maison entière était dévastée, à l'exception de quelques chambres habitées par un patriote. Partout les attentats contre les personnes étaient évités avec soin ; mais on s'est singulièrement trompé en affirmant que le peuple se contentait de briser les meubles de ses ennemis, sans se souiller d'une seule soustraction frauduleuse. Des vols nombreux et importants furent commis dans les maisons envahies ; mais il est vrai que la très-grande majorité des acteurs étaient guidés par d'autres mobiles. Il était visible que ceux-ci croyaient s'acquitter d'une mission patriotique. Ils accomplissaient leur œuvre de vandalisme aux cris mille fois répétés de Vive le roi ! Vivent les Belges ! Partout une foule nombreuse entourait le théâtre du pillage et témoignait hautement de ses sympathies pour ces prétendus exécuteurs de la justice nationale.

Il y avait quelque chose de plus triste que ces aveugles fureurs du peuple, de plus honteux que ces saturnales d'un patriotisme en délire : nous voulons parler de l'inaction à peu près générale de la garnison de Bruxelles. En plusieurs endroits, des détachements de cavalerie, rangés en bataille devant les hôtels saccagés par la populace, se tenaient tranquillement à distance pour ne pas être écrasés par les meubles tombant des étages supérieurs. Plus loin des soldats d'infanterie, immobiles et l'arme au bras, semblaient avoir reçu la mission d'entourer les pillards d'un cercle de baïonnettes protectrices. Ailleurs des militaires, accourus avec l'intention de mettre un terme au désordre, perdaient courage en arrivant sur les lieux et se plaçaient paisiblement aux fenêtres pour voir rebondir les débris sur le pavé de la rue. Quelques pelotons, commandés par des sous-officiers, oublièrent leur dignité au point de fraterniser avec les pillards et de boire en leur compagnie le vin volé dans les caves. Les amis de l'ordre espéraient que la garde civique se ferait gloire de prendre les armes, pour mettre un terme à ces scènes hideuses ; mais la milice citoyenne, méconnaissant les premiers devoirs de son institution, se distingua par une indifférence inqualifiable. Le rapport .officiel du colonel de la deuxième (page 184) légion constate qu'il put à grand’peine réunir dix-sept hommes ; encore cette phalange se composait-elle d’un lieutenant-colonel, d’un major, de cinq capitaines, de trois lieutenants, de trois sous-lieutenants, d'un sergent, d'un caporal et de veux soldats (Note de bas de page : Moniteur du 9 avril 1854. Voy. pour tous ces faits les dépositions des témoins entendus devant la cour d'Assises du Hainant et le rapport fait à la Chambre des Représentants par le ministre de l'Intérieur, dans la séance du 22 avril (Moniteur du 24 avril et du 17 juillet au 19 août.))

Spectateur indigné de ces tableaux ignobles, l'ambassadeur d’Angleterre, sir Robert Adair, courut au palais pour en rendre compte au roi. On comprend sans peine la douleur et l'indignation que ces nouvelles excitèrent dans l'âme du chef de l'État. Ne consultant que son courage et son patriotisme, le roi, sans même en informer ses ministres, se fit amener un cheval et se rendit sur le théâtre du désordre. Quelques paroles énergiques lui suffirent pour faire cesser le pillage. Partout le peuple, abandonnant les habitations des orangistes, l'accueillait par des acclamations chaleureuses ; partout l'ordre semblait renaître comme par enchantement. Mais cette attitude paisible de la foule n'était qu'un intervalle de calme entre deux tempêtes ! A peine le roi eut-il disparu que les pillards reprirent leur œuvre de destruction (Note de bas de page : Plusieurs feuilles étrangères eurent assez d'impudeur pour annoncer que le roi des Belges s'était rendu sur les lieux afin d'encourager les pillards !)

22.4. Attitude du gouvernement, de l’administration communale et des autorités militaires

Quelle était, au milieu de ces désordres et de ces pillages, l'attitude des autorités de la capitale ? Que faisaient les ministres et les commandants des forces militaires ? Quel fut le rôle du bourgmestre et de la police locale ?

Les ministres étaient loin de mériter les reproches que la presse européenne leur a prodigués jusqu'au jour de leur retraite.

Déjà dans la matinée du 5 avril, M. Lebeau avait donné à l'administrateur de la sûreté publique l'ordre formel de signaler au bourgmestre, au commandant militaire de la province et au colonel de la gendarmerie, l'effervescence produite par la publication des listes et la distribution du' pamphlet anonyme. Ce ne fut que le lendemain, vers huit heures et demie, que les ministres eurent connaissance du renouvellement des désordres de la veille et de l'attaque de l'hôtel du duc d'Ursel. Ils se réunirent aussitôt en conseil au ministère de la (page 185) Guerre, et leur premier acte fut d'envoyer des estafettes à Louvain, à Malines et ailleurs, pour faire diriger vers Bruxelles toutes les troupes disponibles. Mais quelle mesure ultérieures convenait-il de prendre ? La législation de l'époque confiait à l'autorité communale, et non pas aux ministres, le soin de maintenir l'ordre et de requérir au besoin le concours de la force armée (Note de bas de page : A cet égard aucun doute n'est possible. Pour en acquérir la preuve, il suffit de lire les art. 88 et 91 du règlement pour l'administration des villes, provisoirement maintenu par l'art. 137 de la Constitution. Voy. aussi les art. 38,39 et 40 de la loi du 31 décembre 1830, organique de la garde civique). Fallait-il recourir à la mesure extrême de l'état de siège, avant d'avoir acquis la preuve de l'impuissance des moyens ordinaires ?

Le conseil délibérait sur cette question, lorsqu'un officier supérieur vint lui annoncer que les troupes ne se croyaient pas en droit d'arrêter les pillards, sans en être formellement requises par l'autorité communale. C'était une grave erreur dont nous verrons plus loin la source. La loi du 28 germinal an VI exige, il est vrai, que la force militaire n'agisse qu'à la suite d'une réquisition formelle du pouvoir administratif, et qu'elle attende même l'effet de trois sommations faites par un agent de la police locale ; mais l'article 106 du code de procédure criminelle porte que, dans le cas de flagrant délit, tout agent de la force publique, et même tout citoyen, peut arrêter et livrer à la justice répressive les individus qui se rendent coupables d'attentats contre les personnes ou les propriétés. Afin de dissiper immédiatement ce malentendu, M. Lebeau s'empressa de rappeler au gouverneur militaire du Brabant les obligations imposées aux agents du pouvoir qui assistent. à des attentats flagrants dirigés contre les propriétés de leurs concitoyens. Sa lettre, écrite du ministère de la Guerre à dix heures et demie du matin, se terminait par ces mots : « Je vous engage et vous requiers, en tant que de besoin, de prendre toutes les mesures pour arrêter ces excès déplorables et scandaleux dont le gouvernement sera le premier à souffrir. » Une demi-heure plus tard, M. Rogier, informé de l'abstention de la milice citoyenne, adressa au général commandant la garde civique l'ordre de convoquer les légions, de les tenir en permanence et de réprimer avec promptitude et énergie les désordres qui désolaient la capitale.

Les ministres pouvaient et devaient attendre les suites de ces réquisitoires avant de prescrire des mesures ultérieures.

(page 186) Malheureusement la police communale donnait, en ce moment même, un déplorable exemple de mollesse, d'incurie et d'impuissance.

Malgré les troubles de la veille, le bourgmestre Rouppe, avait été surpris par les événements ; tous les rapports des agents de sûreté fixaient le moment du retour du désordre à une heure plus ou moins avancée de la nuit suivante. Ce fut donc avec un étonnement extrême que, dans la matinée du 6, il reçut la nouvelle de l'intervention de la populace et du sac de l'hôtel du duc d'Ursel. Son premier mouvement fut de se rendre sur les lieux ; mais, ayant vu dédaigner ses exhortations, il prit les mesures prescrites par l'urgence des circonstances. Il somma le commandant militaire de la capitale., le général de la garde civique et le capitaine de la compagnie de sûreté, de mettre immédiatement une force suffisante à la disposition des commissaires de police chargés de faire les sommations légales. La garde civique n'obéit pas à l'appel, mais la compagnie de sûreté et de nombreux détachements d'infanterie et de cavalerie ne tardèrent pas à arriver sur le théâtre des pillages (Note de bas de page : Le réquisitoire adressé au commandant d'armes est daté du 6 avril, 8 1/2 heures du malin. A 9 heures 3/4, M. Rouppe lui adressa un nouveau message, pour le prier de diviser en patrouilles de 50 à 60 hommes toutes les troupes dont il pouvait disposer. Chaque patrouille devait avoir à sa tête un agent de la police locale (Moniteur du 24 avril )).

C'est ici que les agents de l'autorité communale oublièrent complètement tous les devoirs attachés à leurs fonctions protectrices. Quelques commissaires de police réclamèrent le concours des soldats et firent évacuer sans peine les appartements déjà envahis par la foule ; mais cette attitude énergique n'était qu'une exception. En plusieurs endroits, les commandants des troupes, honteux de leur abstention, supplièrent les commissaires de procéder enfin aux sommations légales et de requérir l'emploi de la force. L'un de ces fonctionnaires répondit qu'il avait oublié son écharpe ; un autre, qu'il était sans ordres ; un troisième, que les pillards étaient trop nombreux et qu'il fallait attendre l'arrivée des renforts appelés par les ministres. On vit même l'un de ces magistrats se promener tranquillement dans les salles d'un hôtel livré au pillage ! Quant au bourgmestre Rouppe, complètement découragé, pâle, épuisé par des efforts au. dessus de son âge, il finit par se rendre au Palais, où les ministres étaient alors réunis en conseil, pour déclarer (page 187) que l'action de la police municipale, nécessaire pour légitimer l'emploi de la force, lui semblait insuffisante. Il était alors une heure et demie (Note de bas de page : M. Rouppe n'était plus ce magistrat énergique qui, seul dans la capitale livrée au désespoir, osa former le projet de résister à l'armée victorieuse du prince d'Orange (Voy. t. 1, p. 99)).

Le moment était peut-être venu de proclamer la mise en état de siège ; mais les ministres, redoutant les obstacles que cette résolution extrême venait de rencontrer en France, se contentèrent d'emprunter à l'état de siège tout ce qui était nécessaire pour arriver au rétablissement immédiat de l'ordre. Par un premier décret, signé à deux heures, ils autorisèrent les commandants militaires à agir, même sans le concours du pouvoir municipal, partout où l'ordre public se trouvait en péril ; et cette mesure, d'autant plus énergique qu'elle était d'une légalité douteuse, fut immédiatement portée à la connaissance des officiers supérieurs. Par un second décret, ils confièrent au général Hurel, chef de l'état-major général, le commandement de toutes les troupes de la garnison de Bruxelles.

Jusque-là les commandants militaires de la province et de la place n'avaient pas déployé l'énergie nécessaire, et les officiers subalternes se trouvaient toujours sous l'influence de la déplorable erreur que nous avons déjà signalée, erreur d'autant plus enracinée qu'elle avait, en quelque sorte, sa justification dans un événement antérieur. Au commencement de mars, l'annonce de la fondation d'une université catholique avait provoqué à Louvain et à Gand des scènes de désordre dépourvues de gravité réelle. Quelques officiers ayant déployé à cette occasion un zèle excessif, en faisant charger à la baïonnette des groupes dont tout le crime consistait à pousser des cris injurieux, le procureur général de Bruxelles fit rappeler à l'autorité militaire les dispositions de la loi du 28 Germinal an VI, qui exigent l'intervention de l'autorité administrative et subordonnent l'emploi de la force à la formalité des sommations préalables (V. le Moniteur du 24 avril et du 14 août 1834). Cette lettre avait été portée à la connaissance des chefs de corps, et dès cet instant tous croyaient que leur abstention était toujours obligatoire, jusqu'au moment de la réception d'un réquisitoire formel du pouvoir municipal. Étrangers à l'étude des lois, ils avaient perdu de vue l'exception admise pour le cas de (page 188) flagrant délit par l'article 106 du code d'instruction criminelle (Note de bas de page : Ces faits ont été prouvés à la dernière évidence dans les débats ouverts devant la cour d'Assises du Hainaut).

Mais si cette confusion d'idées et cette ignorance de la loi expliquent l'inaction des officiers subalternes, elles ne suffisent pas pour justifier la conduite pleine de mollesse des commandants supérieurs. On a vu que, dès dix heures et demie, le ministre de la Justice les avait sommés de faire opérer par la force l'arrestation de tout individu surpris en flagrant délit d'attentat contre les personnes ou les propriétés. Une demi-heure plus tard, un réquisitoire conçu dans les mêmes termes leur avait été adressé par le procureur du roi. Dès ce moment, ils ne pouvaient plus se prévaloir des scrupules de légalité qui avaient paralysé l'action de leurs subordonnés. Sans doute, avec une garnison de 2,383 hommes, dont plus de 300 occupaient les corps de garde disséminés dans la capitale, il eût été difficile, sinon impossible, de prévenir tous les désordres ; la foule dispersée sur un point se serait réunie sur un autre. Mais pourquoi laisser dans l'inaction ces détachements de cavaliers et de fantassins qui semblaient servir d'escorte aux pillards ? Pas un coup de sabre ou de baïonnette ne fut donné aux auteurs de ces attentats sauvages ! L'état-major de la place ne sortit de sa torpeur qu'au moment où il eut connaissance du décret du conseil des ministres (Note de bas de page : Voy. pour les réquisitoires adressés à l'autorité militaire le Moniteur du 9, du 10, du 11, du 12, du 14 et du 24 avril et du 14 août 1834. Ce ne furent pas les réquisitoires qui firent défaut dans ces tristes circonstances ; leur texte remplit plusieurs colonnes du Moniteur).

Alors en effet la situation ne tarda pas à prendre un tout autre aspect. Aussitôt que le général Hurel eut fait porter ses pouvoirs à la connaissance de la garnison, les troupes agirent avec la promptitude et l'énergie nécessaires. Sûrs désormais de ne pas compromettre leur responsabilité personnelle, les officiers dispersèrent les groupes et opérèrent un grand nombre d'arrestations. Déjà l'ordre était presque complètement rétabli lorsque, vers cinq heures du soir, arrivèrent les renforts demandés à Louvain et à Malines. Quelques tentatives de désordre renouvelées à la fin du jour furent promptement réprimées. Le ministre de l'Intérieur lui-même s'était mis à la tête d'un détachement et n'avait pas craint de pénétrer au milieu des attroupements (page 189) les plus hostiles. Un instant sa sûreté personnelle fut même sérieusement compromise. Pendant qu'il haranguait le peuple sur la place Sainte-Gudule, un ouvrier lui asséna sur la tête un coup de croc en fer, dont son chapeau amortit heureusement l'effet (Moniteur du 7 avril).

Ainsi qu'il était facile de le prévoir, les organes de l'orangisme ne furent pas seuls à exploiter ces déplorables événements au bénéfice de leurs passions politiques. Toutes les feuilles de l'opposition répétèrent en chœur que les ministres étaient les vrais, les grands, les seuls coupables. A les entendre, l'instigation était partie de haut, et la faiblesse de la répression prouvait assez que les pillards avaient des complices dans toutes les régions du pouvoir. Le simple récit des faits suffit pour démontrer tout ce que ces accusations odieuses renfermaient d'exagération et d'injustice. Si les avertissements de l'administrateur de la sûreté publique, donnés dans la journée du 5, avaient été pris en sérieuse considération à l'hôtel de ville de Bruxelles ; si les commissaires de police avaient agi dès le début avec l'énergie nécessaire ; si, même dans la journée du 6, les ordres des ministres et du procureur du roi avaient été rapidement exécutés, l'émeute eût été étouffée dans son premier triomphe. A la vérité, l'intervention directe du pouvoir central ne fut résolue qu'à deux heures ; mais il importe de ne pas oublier que les ministres pouvaient et devaient attendre l'effet des mesures prescrites aux autorités de la commune. En quoi d'ailleurs cette complicité honteuse eût-elle pu sourire à leur ambition ou servir leurs intérêts politiques ? Harcelés par une opposition implacable, habitués à entendre dénigrer tous leurs actes, à voir calomnier toutes leurs intentions, ils ne pouvaient ignorer l'accueil que ces désordres recevraient sur les bancs de la Chambre et surtout dans les chancelleries européennes. Une telle complicité eût été de la démence ! Qu'on dise que les pillages d'avril forment l'une des pages les plus honteuses de nos annales ; mais qu'on n'aille pas imprimer au front de la Belgique une tache ineffaçable en faisant remonter jusqu'au gouvernement national la responsabilité de ces scènes odieuses. Un des ministres a dit avec raison : il en est d'une émeute comme d'une bataille ; après l'événement, il est facile de combiner des plans nouveaux et de critiquer les ordres donnés par le général d'une armée malheureuse.

(page 190) Les premiers coupables étaient les instigateurs de la publication des listes de souscription, démarche bien plus grave qu'un cri séditieux poussé sur la place publique. Ainsi que nous l'avons déjà dit, les fauteurs de cette manifestation n'avaient pas seulement pour but d'encourager la résistance passive que Guillaume opposait à la pression de son peuple et de ses alliés : ils voulaient provoquer des désordres qui fussent de nature à flétrir la cause de la révolution et à la rendre suspecte à l'Europe. Dix jours avant les pillages, l'un des colporteurs des listes répondit au comte Duval de Beaulieu, qui lui signalait l'imprudence de ses démarches : « Que peut-il arriver ? des injures ? des pillages ? C'est ce que nous voulons : que peut-il advenir de mieux pour notre cause ? Ou l'on aura fait piller, ou l'on aura laissé piller, ou l'on n'aura pas pu empêcher de piller, et dans ces trois hypothèses quelle est la puissance hostile à la Belgique qui ne profitera de l'occasion pour rompre avec un tel gouvernement ? » (Note de bas de page : Discours du comte Duval au Sénat ; séance du 21 juillet, Moniteur du 22). Le 5 avril, c'est-à-dire le jour même où, fut donné le signal des premiers désordres, un publiciste au service du cabinet de La Haye, Charles Durand, l'auteur de la Campagne de dix jours, annonçait dans le Journal de Francfort l'imminence d'une émeute républicaine à Bruxelles. Par une coïncidence au moins étrange, à l'heure où l'on commençait à piller en Belgique, les chefs de l'armée hollandaise cantonnée dans le Brabant septentrional reçurent l'avis de se tenir prêts à répondre immédiatement à un ordre de marche (Note de bas de page : Voy. le réquisitoire de M. de Bavay (Moniteur du 15 août 1834)). Enfin, l'instruction judiciaire constata que le pamphlet incendiaire du 4 avril était sorti des presses de l'imprimeur du journal orangiste le Knout (Moniteur du 14 et Emancipation du 16 avril 1834) (Note de bas de page : Il est vrai que l'instruction judiciaire a eu pour résultat de prouver que cet imprimeur n'était pas très dévoué à la cause défendue par le journal imprimé dans ses ateliers).

Ces déplorables événements eurent du moins pour résultat de faire comprendre aux ministres la nécessité de bien définir le rôle éventuel de la force militaire en cas d'émeute ou de rassemblements tumultueux. Par une circulaire datée du 11 avril, le baron Evain rappela à tous les chefs de corps les dispositions de la loi du 28 Germinal an VI et de l'article 106 du code d'instruction criminelle. Entrant dans tous les détails, le ministre leur déclara : 1° que dans le (page 191) cas d'attaque, de violences ou de voies de fait exercées contre les personnes ou les propriétés, le commandant doit, sans sommation préalable, et même en faisant usage des armes s'il y a résistance, arrêter les assaillants et ceux qui les excitent, ou du moins les écarter et défendre les personnes et les maisons attaquées ; 2° que dans le cas où la troupe ne peut arriver qu'au moment où une maison est déjà envahie, le commandant doit arrêter tous ceux qui s'y trouvent et faire au besoin usage des armes, si les pillards résistent ; 3° que les commandants des troupes stationnées dans les rues et les places publiques doivent, à la première réquisition de l'autorité communale, dissiper tout rassemblement et, en cas de résistance, avoir recours aux armes ; 4° que, dans tous les cas, la troupe peut faire usage de ses armes, même sans réquisition ni sommation préalable, contre tous ceux qui exercent contre elle des violences ou des voies de fait.

22.5. L’expulsion des étrangers

Le ministre de la Justice prit de son côté une mesure dictée par les besoins de la situation. Des rapports de police avaient signalé plusieurs étrangers parmi les rédacteurs les plus exaltés des feuilles orangistes, et d'autres réfugiés politiques étaient gravement soupçonnés d'abuser de l'hospitalité pour fomenter des troubles attentatoires à l'honneur du gouvernement et de la nation. Usant d'un droit de légitime défense, formellement consacré par la loi du 28 Vendémiaire an VI, M. Lebeau enjoignit aux plus turbulents de sortir du pays dans les vingt-quatre heures. Mais cette décision devint elle-même l'objet de critiques amères. Ceux qui avaient accusé le gouvernement de mollesse et de condescendance coupable dans la répression des troubles, l'accusèrent cette fois d'agir avec une sévérité excessive. Les membres les plus éminents du barreau de Gand firent imprimer un mémoire en faveur des victimes de l'arbitraire (Note de bas de page : Ce mémoire, daté du 23 avril 1834, forme 11 pages in-8° et porte les signatures de H. Metdepenningen , N. de Pauw, J.-B. Minne, E.-J. van Belle, J. van Toers, J.-B. Groverman, L. de Cock, E. van Huffel, H. Rolin, E. van Acker, de Koninck, Dubois-Beyens, P. de Saegher, J.-B.Moyeau et C. Veraert).

22.6. Les réactions parlementaires

Ces récriminations et ces plaintes allaient se reproduire sur une scène plus élevée et plus vaste. Le 12 avril, le débat fut porté à la tribune des Chambres.

Les ministres avouèrent franchement que tous les agents du pouvoir n'avaient pas agi avec la promptitude et l'énergie désirables ; mais ils (page 192) cherchèrent pour leurs subordonnés une sorte d'excuse dans le relâchement des liens sociaux et l'effervescence des passions révolutionnaires. Le jour même où la populace de Bruxelles brisait les meubles des orangistes, une insurrection éclata à Lyon, et il fallut qu'un général habile et énergique, placé à la tête d'une véritable armée, luttât pendant cinq jours et répandit des flots de sang pour arriver au l'établissement de l'ordre. Le 14 février 1831, à cinquante pas du Louvre, quelques centaines de prolétaires pillèrent l'église de St-Germain-l'Auxerrois, sans que la police de Paris, malgré le nombre de ses agents et les merveilles de ses rouages, eût connu l'attentat avant sa consommation. D'autres pillages eurent lieu pendant les deux jours suivants, en présence d'une garnison de 50,000 hommes secondée par 70,000 gardes nationaux ! Les ministres qu'une révolution vient de porter au pouvoir rencontrent mille obstacles inconnus à leurs successeurs. L'ardeur des passions politiques, l'affaiblissement de l'autorité, le relâchement des liens administratifs, l'inexpérience des chefs, l'insubordination des agents inférieurs, les haines des uns, les craintes exagérées des autres, toutes ces causes réunies entravent l'exécution des ordres, jettent le trouble dans les mesures préventives, effraient les mandataires de la commune et tournent au bénéfice de l'émeute. Sans doute, cette situation anormale ne peut légitimer l'insouciance du pouvoir et les excès du peuple ; mais aussi, quand le désordre a triomphé malgré les efforts des ministres, les obstacles inhérents à toute situation révolutionnaire doivent être portés en ligne de compte. « Tel est, dit M. Guizot, le vice naturel de toute révolution que la plus nécessaire, la plus légitime, la plus forte, jette dans de grands troubles la société qu'elle sauve, et reste longtemps elle-même menacée et précaire. » (Note de bas de page : Discours sur l'histoire de la révolution d'Angleterre, p. 108).Du reste, il suffisait au cabinet de prouver que, si ses ordres avaient été immédiatement exécutés, si tous les pouvoirs avaient déployé la même énergie que les ministres, la capitale et la nation n'auraient pas eu à déplorer ces attentats sauvages.

Tout en renfermant un récit très varié de ces tristes scènes, les discours hostiles au gouvernement offraient cette particularité que, blâmant amèrement l'attitude des ministres, ils renfermaient à peine (page 193) quelques mots de désapprobation à l'adresse des véritables instigateurs du désordre. Cette contradiction devait être relevée ; elle le fut par M. Dumortier, dont le patriotisme savait se placer au-dessus des dissidences qui le séparaient des ministres. « La révolution, s'écria-t-il, est pure des désordres qui ont désolé la capitale ; la révolution ne peut être responsable des actes des agents provocateurs de l'orangisme !... Considérés en eux-mêmes, les événements sont malheureux, ils sont déplorables ; mais en définitive les orangistes n'ont que ce qu'ils ont cherché : ils ont voulu le pillage et le pillage leur est arrivé ! » (Moniteur du 28 avril.)

Mais les désordres du 6 avril n'étaient pas seuls en cause ; les orateurs de l'opposition critiquaient tout aussi vivement les arrêtés d'expulsion contre-signés par le ministre de la Justice. M. Lebeau avait encore une fois violé la Constitution ! En vain répondit-il que le droit d'expulsion se trouvait écrit dans la loi du 28 Vendémiaire an VI ; en vain ajouta-t-il que l'article 128 de la Constitution, qui garantit la liberté individuelle des étrangers, maintient les exceptions établies par la loi : les orateurs de l'opposition se relayaient pour reproduire les mêmes griefs sous toutes les formes, et l'un d'eux, qui prendra bientôt le portefeuille de la Justice, poussa l'ardeur de l'attaque au point d'adresser à M. Lebeau cette apostrophe sanglante : « Il m'est difficile de croire à la bonne foi de l'homme qui faisait le libéral quand il était journaliste et qui fait le despote depuis qu'il est arrivé au pouvoir. » (Séance du 24 avril ; Moniteur du 26.)

D'autres orateurs péchèrent par l'excès contraire. Tandis que, dans la question des expulsions, les adversaires des ministres manifestaient des scrupules de légalité évidemment exagérés, quelques-uns de leurs défenseurs affectaient de placer la raison d'État au-dessus des prescriptions de la loi constitutionnelle : « La légalité, s'écriait le comte Vilain XIIII, est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est troué par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres. La féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore ; la royauté l'a (page 194) foulé aux pieds et traîné dans la fange ; la république l'a tout maculé de sang, car la guillotine fonctionnait légalement en 1795. Napoléon l'a déchiré partout avec la pointe de son sabre ou le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu'on élève, aujourd'hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie, famille ! Voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde ! L'ordre légal est le dernier mot de la civilisation !... Ah ! c'est une amère dérision ! Oui, le mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l'injustice, ont besoin de la légalité pour s'introduire chez une nation et s'y faire obéir matériellement ; mais la vérité et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours se faire respecter par tous les peuples » (Séance du 27 avril ; Moniteur du 28). Paroles éloquentes, mais dangereuses ; rapprochements ingénieux, mais trompeurs ! Le respect de la loi est le premier besoin d'un peuple libre. Quand la légalité résulte des décrets d'un pouvoir constitutionnel, elle a droit au respect de tous, et celui qui la viole, ministre ou citoyen, soldat ou juge, mérite un blâme sévère.

Depuis six jours ces débats irritants alarmaient l'opinion publique, lorsque MM. Dubus et Ernst proposèrent d'y mettre un terme par le vote d'une adresse au roi, renfermant un blâme formel de la conduite des ministres

(Note de bas de page) Voici le texte :

« 1° A l'égard des pillages, l'adresse contiendrait la pensée suivante :

« La Chambre des Représentants a vu avec regret que le ministère n'ait pas pris les mesures nécessaires pour arrêter, dès le principe, les pillages qui ont récemment alarmé la capitale, quoique les intentions de S. M. et des représentants du pays eussent été positivement manifestées à cet égard, à l'ouverture de ]a session de juin 1833, et que le ministère eût été averti par les audacieuses provocations de quelques partisans de la maison d'Orange et la publication d'un pamphlet incendiaire.

« 2° A l'égard des étrangers une proposition conçue dans ce sens :

« Si le gouvernement croit qu'il soit nécessaire, pour la sécurité de l'État, de soumettre les étrangers à des mesures exceptionnelles, autorisées par l'article 128 de]a Constitution, la Chambre, toujours prête à concourir au maintien de l'ordre, autant que des libertés publiques, prendra en mûre considération le projet qu'il plaira à S. M. de lui présenter. » - Le sens du § 1er n'avait pas besoin de commentaire. Quant au second, il accusait indirectement le ministère d'avoir violé l'art. 128 de la Constitution, en procédant à l'expulsion de quelques étrangers sans l'autorisation préalable du pouvoir législatif (Séance du 29 avril ; Moniteur du 30, 4e supplément)). (Fin de la note)

La Chambre se montra plus patriotique et plus juste. Dans la (page 195) question des pillages, elle approuva la conduite des ministres par 51 voix contre 27 ; puis elle rejeta, par 51 voix contre 31 , la partie de l'adresse relative aux étrangers expulsés du territoire. C'était un éclatant hommage rendu à la probité politique des membres du cabinet, une réponse péremptoire aux outrages et aux calomnies de la presse

(Note de bas de page Au Sénat, plusieurs membres firent la proposition de se rendre en corps auprès du roi, afin de lui exprimer le regret de l'assemblée et lui offrir le concours loyal du pouvoir législatif, pour toutes les mesures propres à prévenir le retour des écarts révolutionnaires. Après une longue discussion en comité secret, cette proposition fut écartée, parce que les sentiments du Sénat, à l'occasion des déplorables événements du 5 et du 6 avril, n'avaient pas besoin d'une manifestation particulière. » (Séance du 21 juillet, Moniteur du 22.) - Les poursuites judiciaires, entamées à la demande du Ministre de la Justice, demeurèrent, elles aussi, sans résultat. Les jurés hésitèrent à frapper les instruments aveugles d'une intrigue ourdie par les orangistes eux-mêmes. Dès le 8 avril, la cause des troubles avait été évoquée par la cour d'appel de Bruxelles, et bientôt. 77 accusés furent renvoyés devant la cour d'assises de Mons. La plupart écartèrent victorieusement tous les griefs articulés à leur charge ; mais d'autres avouèrent franchement leur participation aux pillages, en donnant pour excuse « qu'on leur avait dit que c'était pour le roi. » Tous furent déclarés non coupables par le jury du Hainaut (Voy. les débats au Moniteur, numéros 17 juillet au 19 août). – Le retour des accusés devint l'occasion d'un nouveau scandale. Une centaine de jeunes gens se portèrent à leur rencontre jusqu'à Hal). (Fin de la note).

22.7. La loi contre les manifestations orangistes

Il nous reste à rapporter un dernier incident auquel les pillages d'avril donnèrent naissance.

Éclairé par l'expérience et voulant se mettre à l'abri d'attaques nouvelles, le cabinet réclama des Chambres une loi sévère contre les manifestations orangistes.

Cette loi était indispensable. Malgré la leçon terrible qu'ils venaient de recevoir, les partisans de la maison d'Orange continuaient leur propagande avec une inconcevable audace. Polémiques insolentes dans les colonnes des journaux, libelles, satires, caricatures, chansons séditieuses, tous les moyens leur semblaient bons pour alarmer les masses et jeter le discrédit sur le trône issu des suffrages du Congrès. Si l'on voulait éviter une explosion nouvelle, il fallait de toute nécessité mettre un terme à ces menées contre-révolutionnaires. Tel était le but du projet de loi sur les démonstrations orangistes, déposé dans la séance de la Chambre des Représentants du 15 mai 1834 (Note de bas de page : Les pillages semblaient avoir accru l'audace des orangistes. Ils mirent en circulation un prospectus avec fac simile d'une médaille en bronze destinée à perpétuer le souvenir des journées du 5 et du 6 avril. On voyait d'un côté une maison livrée au pillage en présence du roi des Belges, entouré de son état-¬major, de la populace et de plusieurs prêtres, avec cette inscription dans l'exergue : « Vivat ! Vivat ! C'est pour vous, Sire ! - Bien ! Bien ! Mais ne brûlez pas ! » Au revers on lisait : «Quinta. e. sexta aprilis anno MDCCCXXXIV. Leopoldo regnante et. perequitante populatoresque laudante Rodenbacho civitatis ma¬gistro, militari, legionibus adslantibus domus et palatia pro tuendo novo regno expilata » - Rien n'égale la violence des pamphlets orangistes de l'époque. Dans l'Almanach antirévolutionnaire (Anvers, 1834) on lit une foule de strophes tout aussi cyniques que les deux suivantes :

« Je donne aux Anglais l'industrie,

Combats et périls aux Français,

Aux Belges la bigoterie

Et le commerce aux Hollandais ;

Je retiens un poste honorable

Pour chaque mauvais garnement,

Pour moi bon lit et bonne table,

Afin de vivre longuement.

« Si Nassau reprend son royaume,

L'or m'adoucira ce malheur,

Et je pourrai dire à Guillaume :

Rien n'est perdu, rien, fors l'honneur.

Puis prenant de l'or et la fuite,

De Clarmont au jardin charmant

Je saurai regagner le gîte,

Afin de vivre longuement. »

On peut consulter encore le Petit Catéchisme politique à l'usage des honnêtes gens (Liége, 1833) et l'opuscule intitulé : Zedeleer der Oproerigen (Liège, 1834)).

(page 196) Par une exception bien rare à cette époque, les propositions ministérielles furent cette fois adoptées à la presque unanimité des suffrages. La Chambre des Représentants admit le projet par 60 voix contre 4, et le Sénat par 32 voix contre 3. Quiconque, soit par des discours, des cris ou des menaces proférés dans un lieu public, soit par des écrits, des gravures, des peintures ou des emblèmes distribués ou mis en vente, soit par des placards ou des affiches, ou de toute autre manière, avait publiquement appelé ou provoqué le retour de la famille d'Orange Nassau ou d'un de ses membres, devenait passible d'un emprisonnement de trois mois à cinq ans et d'une amende de 500 à 10,000 francs. D'autres peines sévères étaient comminées contre ceux qui se rendraient coupables d'une démonstration publique en faveur de la maison d'Orange, ou qui même se borneraient à porter, sans autorisation du roi, un drapeau, une cocarde ou tout autre insigne distinctif d'une nation étrangère. (page 197) La loi ne devait perdre son effet qu’au jour des ratifications d’un traité définitif entre la Hollande et la Belgique (Note de bas de page : Votée par la Chambre le 9 mai et par le Sénat le 21 du même mois, la loi ne fut promulguée que le 25 juillet.

(Note de bas de page : A l'égard des faits rapportés dans ce chapitre on peut consulter : Lettre adressée à la Chambre des Représentants, le 27 janvier 1835, par M. François, administrateur de la sûreté publique ; Rapports faits à la Chambre des Représentants et au Sénat, par les ministres de l'Intérieur et de la Justice, sur les événements des 5 et 6 avril et les expulsions qui les ont suivis (Brux., Remy, 1834, in-8°)).