(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
Afin de ne pas interrompre le récit des débats diplomatiques qui précédèrent l'échange des ratifications du traité du 15 novembre, nous avons passé sous silence l'importante question des places fortes élevées le long de la frontière de France. Il importe de combler cette lacune.
La formation du royaume des Pays-Bas avait été le résultat d'une pensée de méfiance envers les instincts belliqueux de la nation française.
Éclairés par une longue et douloureuse expérience, les vainqueurs de Napoléon 1er avaient voulu établir, au nord de la France, un État assez puissant pour arrêter, au moins momentanément, les armées qui seraient tentées d'ajouter un nouvel épisode à l'épopée impériale. (page 246) Selon l'énergique expression d'un contemporain, les Pays-Bas étaient la tête de pont de l'Europe du côté de Paris.
Dans cet ordre d'idées, la construction d'une ligne de forteresses dans les provinces méridionales du nouveau royaume était une conséquence logique de la pensée européenne qui avait présidé à sa formation. Aussi peut-on affirmer que l'érection de ces boulevards fut résolue en même temps que la réunion de la Belgique et de la Hollande sous le sceptre de la maison d'Orange.
Dès le 15 août 1814, et par conséquent sept mois avant le jour où Guillaume ler prit le titre de roi, une convention fut conclue à Londres entre le vicomte Castlereagh, représentant le gouvernement anglais, et M. Fagel, investi des pleins pouvoirs du prince-souverain des Provinces-Unies de Hollande. L'article 2 de ce traité portait que l'Angleterre contribuerait pour une somme de deux millions de livres sterling aux dépenses destinées à augmenter et à fortifier une ligne de défense dans les Pays-Bas. » Par l'article 5, l'Angleterre s'engageait à contribuer au besoin, pour une autre somme de trois millions de livres sterling, à tels frais ultérieurs qui pourraient être réglés et arrêtés d'un commun accord entre les parties contractantes et leurs alliés, dans le but de consolider et d'établir finalement d'une manière satisfaisante l'union des Pays-Bas avec la Hollande sous la domination de la maison d'Orange. » Le gouvernement de Guillaume 1er était tenu de contribuer à ces dépenses pour .une somme égale à celle qu'il réclamerait du gouvernement anglais (Martens, Supplément au recueil des principaux traités, t. VI, p. 60 (Gottingue, 1818)).
L'année suivante, après la seconde entrée des alliés à Paris, cette mesure reçut son complément. Par le traité du 20 novembre 1815, les puissances coalisées se réservèrent le droit d'élever des forteresses dans quelques pays Limitrophes de la France, et destinèrent à cet objet une partie de la rançon de 700 millions, imposée au gouvernement de Louis XVIII. Le roi des Pays-Bas reçut pour sa part 60 millions, qui furent ajoutés aux subsides de l'Angleterre. et employés à la construction et à la réparation des forteresses belges (Martens, loc. cit., p. 676. - Moniteur belge du 25 mai 1832).
Grâce à ces largesses de l'Europe, une magnifique série de travaux de défense fut établie dans le Hainaut, le Luxembourg, la province (page 247) de Namur et la Flandre occidentale. En 1830, le royaume des Pays-Bas était devenu, dans toute la force des termes, un boulevard européen élevé contre la France. Sur la côte de la mer du Nord, se trouvaient Ostende et Nieuwport ; sur la ligne de l'Escaut, Tournai, Audenarde, Gand (la citadelle), Termonde, Anvers, les forts de Lillo et de Liefkenshoeck ; sur la ligne de la Meuse, Dinant (le fort), Namur, Huy (le fort), Liége (la citadelle et la chartreuse), Maestricht et Venloo ; entre ces deux lignes et sur les frontières du midi et de l'est, Ypres, Menin, Ath, Mons, Charleroy, Philippeville, Mariembourg, Bouillon et Luxembourg. La pensée de Marie de Hongrie se trouvait réalisée par les souverains de la Sainte-Alliance (Note de bas de page : On sait que cette femme illustre appelait les Pays-Bas l'avant-mur de la Germanie (Note de bas de page : Voy. Vie de Marie de Hongrie, par Th. Juste, p. 78 - M. Trumper, dans l'ouvrage cité ci-après, évalue à 182,839,200 florins des Pays-Bas les sommes consacrées à l'érection des forteresses belges (p. 52)).
Il en résulta cependant une situation assez étrange. Quoique les remparts se trouvassent sur un territoire dont Guillaume Ier possédait exclusivement la souveraineté, les monarques de la Sainte-Alliance se regardaient comme propriétaires ou, du moins, comme copropriétaires des forteresses élevées dans nos provinces ; car toutes ces places étaient périodiquement inspectées en leur nom par des officiers étrangers au gouvernement néerlandais. Le duc de Wellington, promu au grade de feld-maréchal dans l'armée des Pays-Bas, était principalement chargé de cette tâche (Moniteur belge du 25 mai 1832).
Il est inutile de faire observer que cet état de choses se trouva profondément modifié par la révolution de septembre. Séparée de la Hollande, poussée vers la France par la triple communauté de la langue, des institutions et du culte, la Belgique pouvait mettre à la disposition des Français les forteresses élevées contre eux avec les subsides de l'Europe. D'ailleurs, en toute hypothèse, l'indépendance et la neutralité de la Belgique étant admises, il importait que le système défensif du pays fut mis en rapport avec le rôle nouveau qu'on lui destinait dans la famille des États de l'Europe.
Expression de l'intérêt européen, la Conférence de Londres ne pouvait s'abstenir de porter son attention sur la question des forteresses des Pays-Bas.
(page 248) Le 17 avril 1831, les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie se réunirent en conférence et rédigèrent le protocole suivant :
« Les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, s'étant réunis, ont porté leur attention sur les forteresses construites aux frais des quatre cours, depuis l'année 1815, dans le royaume des Pays-Bas, et sur les déterminations qu'il conviendrait de prendre à l'égard de ces forteresses, lorsque la séparation de la Belgique d'avec la Hollande serait définitivement effectuée.
« Après avoir mûrement examiné cette question, les plénipotentiaires des quatre cours ont été unanimement d'opinion que la situation nouvelle où la Belgique sera placée, avec sa neutralité reconnue et garantie par la France, devait changer le système de défense militaire adopté pour le royaume des Pays-Bas ; que les forteresses dont il s'agit seraient trop nombreuses pour qu'il ne fût pas difficile aux Belges de fournir à leur entretien et à leur défense ; que d'ailleurs l'inviolabilité unanimement admise du territoire belge offre une sûreté qui n'existait pas auparavant ; qu'enfin une partie des forteresses construites dans des circonstances différentes pourraient désormais être rasées.
« Les plénipotentiaires ont éventuellement arrêté, en conséquence, qu'à l'époque où il existerait en Belgique un gouvernement reconnu par les puissances qui prennent part à la Conférence de Londres, il serait entamé entre les quatre cours et ce gouvernement une négociation à l'effet de déterminer celles des dites forteresses qui devraient être démolies » (Moniteur belge du 2 août 1831).
On aura remarqué que le plénipotentiaire français ne figurait pas au nombre des rédacteurs de ce document diplomatique. Le protocole ne lui fut officiellement notifié que le 14 juillet 1831. Comme la France n'avait pas contribué aux frais de construction des forteresses des Pays-Bas, les autres cours ne lui reconnaissaient pas le droit d'intervenir dans les mesures relatives à leur démolition.
(Note de bas de page) On a prétendu que la mesure avait été adroitement provoquée par le prince de Talleyrand. Cette circonstance nous semble loin d’être démontrée ; nous croyons, au contraire, que la mesure a été invoquée par le gouvernement prussien. Le général Trumper, dans ses Considérations sur les forteresses de la Belgique, affirme que le protocole a été dérobé, pendant trois mois, à la connaissance du plénipotentiaire français (2e édit. p. 56). Il est vrai que la date du protocole était de nature à faire soupçonner l'intervention de la France. Le cabinet des Tuileries avait protesté contre les bases de séparation arrêtées par la Conférence de Londres sous les dates du 20 et du 27 janvier 1831. Or, son plénipotentiaire accepta ces bases le 17 avril, c'est-à-dire, le jour même où les quatre autres cours représentées à la Conférence consentirent à la démolition d'une partie des forteresses belges.
Les termes mêmes de la notification du protocole au prince de TalIeyrand présentent la mesure comme un acte de déférence envers la France. Voici ce document :
« Foreign-Office, 14 juillet 1831.
« Les soussignés, plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, désirant donner une nouvelle preuve de la confiance qu'ils placent dans les dispositions montrées par S.M. le roi des Français pour le maintien de la paix générale, croient de leur devoir de communiquer au prince de Talleyrand la copie ci-jointe d'un protocole qu'ils ont arrêté au sujet des forteresses élevées depuis 1815 dans le royaume des Pays-Bas. - Les soussignés ne trouvent aucune objection à donner la même publicité à ce protocole qu'à tous les autres actes des négociations qui ont eu lieu depuis le mois de novembre 1830, sur les affaires de Belgique.
" (Signé) Esterhazy, Wessenberg, Palmerston, Bulow, Lieven, Matuszewic. » (Fin de la note)
(page 249) En principe, le cabinet des Tuileries n'était pas systématiquement hostile à l'idée de la démolition d'une partie de nos places fortes. Sans doute, à l'égard de la France et dans la situation où l'Europe se trouvait à la suite de la révolution de juillet, l'utilité de cette démolition était contestable ; mais, par contre, pour les partisans du ministère Périer, c'était un magnifique thème à développer en réponse aux sarcasmes de l'opposition. A ceux qui accuseraient le gouvernement de juillet d'impuissance et de pusillanimité, on pourrait désormais opposer le nivellement des boulevards élevés par la Sainte-Alliance.
L'attitude du ministère français ne tarda pas à prouver que tel était en effet le parti qu'on voulait tirer du protocole du 17 avril.
Dans le discours d'ouverture des Chambres, prononcé le 23 juillet 1831, le roi des Français n'hésita pas à donner à la démolition de nos forteresses le caractère d'un triomphe remporté par le prestige, la puissance et la modération de la France. Au milieu d'applaudissements chaleureux partant de tous les bancs ministériels, il prononça les (page 250) paroles suivantes : « Le royaume des Pays-Bas, tel que l'avaient constitué les traités de 1814 et de 1815, a cessé d'exister. L'indépendance de la Belgique et sa séparation de la Hollande ont été reconnues par les grandes puissances... Les places élevées pour menacer la France, et non pour protéger la Belgique, seront démolies ; une neutralité reconnue par l'Europe et l'amitié de la France assureront à nos voisins une indépendance dont nous avons été le premier appui (Moniteur universel du 21 juillet 1831). »
Les orateurs ministériels développèrent ce thème sous toutes les formes, et la presse ne resta pas en arrière. « La démolition des forteresses de la Belgique, disait le Journal des Débats, est le premier avantage que nous fait l'Europe ; c'est le premier aveu de l'ascendant et de la prépondérance que la France a acquis depuis sa révolution. L'Europe a senti et sentira de plus en plus que la France de 1830, libre, ardente, regorgeante de force et d'activité, ne peut pas être traitée comme la France de 1815. » (Note de bas de page : Moniteur belge du 30 juillet 1831. - « Vingt fois, dit un diplomate, les journaux de Paris ont répété en chœur cet hymne en prose de courtisan : « La diplomatie de la Sainte-Alliance dépensa plus de cent millions en 1815 pour hérisser de remparts les frontières des Pays-Bas vers la France ; la révolution de juillet 1830 éclate, un nouveau trône s'élève, et l'on apprend bientôt que ces ruineuses murailles avaient été construites en vain. » (Le dernier des protocoles, par un diplomate français, p. 181.)
Le discours du roi des Français, commenté par l'enthousiasme des feuilles ministérielles de Paris, produisit en Angleterre une impression profonde. Grâce aux précautions minutieuses prises par les signataires du protocole, le secret avait été fidèlement gardé et, contrairement à ce qui s'était fait depuis un an, la question des forteresses belges avait été soustraite aux débats irritants de la tribune et de la presse. Pour les membres du parlement, de même que pour les journalistes de Londres, les paroles de Louis-Philippe étaient une révélation. .
Dans la Chambre des lords, le duc de Wellington exprima son mécontentement dans les termes les plus énergiques. Sir Robert Peel fit entendre les mêmes reproches au sein de la Chambre des Communes. Il y avait maladresse, disaient-ils, à consentir à la démolition de ces boulevards formidables, élevés à frais communs par les grandes puissances, protégés par des traités européens et jugés indispensables à la sûreté des Pays-Bas. « Il est absurde, s'écriait le duc de Wellington, (page 251) de présenter une garantie de neutralité comme suffisante pour assurer l'indépendance du nouveau royaume. En 1814, ceux qui avaient réuni la Belgique à la Hollande savaient qu'il n'existe pas de garantie solide et permanente sans l'emploi de moyens militaires ; ils y avaient pourvu par l'établissement d'une ligne de forteresses, et ces forteresses sont évidemment plus nécessaires à la Belgique seule qu’à ce pays réuni à la Hollande. » D'autres orateurs, allant beaucoup plus loin, flétrissaient le protocole du 17 avril comme un attentat aux droits de l'Angleterre, comme une lâche condescendance envers la France. Les ministres répondirent que la proposition n'était pas émanée du gouvernement français, que le plénipotentiaire de cette puissance n'avait pris aucune part à la résolution, et qu'il serait de même exclu des négociations ultérieures. Ils ajoutèrent que le protocole ne renfermait qu'une décision préliminaire ; que les forteresses à démolir n'étaient pas désignées ; enfin, que toute la négociation se trouvait subordonnée à la reconnaissance du roi des Belges par les grandes puissances de l'Europe (Note de bas de page : Séances du Parlement du 25, du 27 et du 28 juillet 1831. - A l'une et à l'autre Chambre, les ministres avaient eu soin de faire remarquer l'exclusion de la France des négociations relatives aux forteresses belges. Dans la Chambre haute, lord Grey dit à lord Aberdeen : "La proposition n'émane pas du gouvernement français. » Le lendemain, au sein de la Chambre des Communes, lord Palmerston, provoqué par une interpellation de sir Robert Peel, répondit en ces termes : « Je ne puis entrer en aucun détail. J'ai déposé le protocole. La négociation n'aura lieu qu'entre les quatre puissances et la Belgique. La France en est exclue. »)
En Belgique, l'impression fut plus vive encore ; elle y prit le caractère d'une véritable irritation.
Lorsque le roi des Français annonça la démolition d'une partie de nos places fortes, aucune notification officielle n'avait été faite au cabinet de Bruxelles. Celui-ci s'était soumis aux conditions que l'Europe nous avait imposées ; mais aucune de ces conditions ne stipulait la démolition des forteresses. Ces paroles hautaines et brèves : Les places fortes seront démolies, blessaient profondément l'orgueil national, encore exalté par les victoires de septembre. Si la France, disait-on, désire la démolition de quelques forteresses élevées sur notre sol, qu'elle produise sa demande dans une négociation régulière ; mais que son roi ne prenne pas, à la face de l'Europe, ce langage impérieux (page 252) et absolu qui fait de la Belgique indépendante une vassale de sa puissante voisine. On alla jusqu'à soupçonner l'existence d'une série de protocoles secrets, imposant à la nation de nouveaux sacrifices et de nouvelles humiliations. La presse de l'opposition exploita cet incident avec son aigreur habituelle ; l'opinion publique s'alarma, et le ministère lui-même crut devoir manifester ses craintes par la voie du journal officiel.
« Les forteresses dont la Belgique est hérissée, lisons-nous dans le Moniteur du 26 juillet, nous appartiennent comme le sol dont elles ne sont que des accessoires ; si elles n'existaient pas, il n'entrerait dans les vues d'aucun Belge de les élever ; mais, quelle que soit l'influence à laquelle elles doivent l'existence, elles sont là, et leur conservation est pour la Belgique une question d'honneur plus que d'utilité... Sans doute, si la Belgique reconnaît que l'entretien de toutes ces forteresses excède ses ressources, elle pourra en démolir quelques-unes ; mais elle prendra elle-même cette résolution. Cette mesure d'économie intérieure sera sage, si la sûreté extérieure n'en souffre pas. Les relations que nous établirons avec la France seront, il faut l'espérer, telles qu'il nous sera permis, sans compromettre notre indépendance, d'éclaircir un peu nos frontières. Si la France tient à la démolition de quelques-unes de nos places, il lui sera facile d'obtenir ce résultat : c'est en donnant par des traités et des alliances des garanties particulières à la Belgique et à sa dynastie. » Le journal officiel poussa la sévérité au point de rappeler à la France les désastres d'une double invasion : « En 1815, la France a été obligée par la conquête à démanteler quelques-unes de ses places, et elle se le rappelle avec douleur. La Belgique a-t-elle été conquise en 1831, et quels sont ses vainqueurs ? »
Ce ne fut que le 28 juillet, quatre jours avant l'invasion, que M. de Muelenaere reçut de lord Palmerston une dépêche renfermant la copie du traité particulier du 17 avril. La lettre du ministre anglais portait la date du 25 juillet, c'est-à-dire, celle du jour même où la Chambre des Communes s'était occupée de la question des forteresses belges.
Cette manière insolite de procéder, dans une matière intéressant au plus haut degré l'avenir militaire et politique du pays, blessa profondément le gouvernement belge. Dès le lendemain, le Moniteur publia, avec l'assentiment du conseil des ministres, la note suivante : (page 253) « Il faut que la Belgique, il faut que la France le sachent, la démolition des forteresses belges n'a pas été résolue.
« Et y eût-il une résolution sur ce point, elle serait nulle, la Belgique n'ayant pas été consultée.
« Il existe un protocole en date du 17 avril 1851, par lequel les envoyés d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie, considérant que la neutralité de la Belgique, reconnue et garantie par la France, devait changer le système de défense militaire adopté pour le ci-devant royaume des Pays-Bas et que les forteresses seraient trop nombreuses pour qu'il ne fût pas difficile aux Belges de pourvoir à leur entretien, arrêtent éventuellement qu'à l'époque, où il existerait en Belgique un gouvernement définitif, il serait entamé entre les quatre cours et ce gouvernement une négociation à l'effet de déterminer celles des forteresses qui seraient démolies.
« On voit donc que rien n'est résolu ; qu'il existe une promesse de négociation et rien de plus.
« Le protocole du 17 avril, eût-il décisif, fût-il impératif, serait sans effet à l'égard de la Belgique, dont toutes les conditions d'existence politique sont renfermées dans les dix-huit articles des préliminaires de paix. Nous ne connaissons aucun des vingt-cinq protocoles qui ont précédé ces préliminaires ; nous devons protester contre un système qui consisterait à exhumer d'anciens protocoles tenus secrets, pour nous les opposer aujourd'hui.
» Le Journal des Débats avoue qu'il n'y a pour la France aucun avantage matériel dans la démolition des forteresses belges, mais que c'est une concession faite à l'honneur français, un hommage rendu à sa prépondérance morale. Est-ce que la Belgique n'a pas aussi son honneur à défendre ? Pourrait-elle permettre qu'on disposât d'elle et de ce qui lui appartient, sans qu'elle fût consultée ? » (Moniteur belge du 29 juillet 1831). Ce ne fut qu'après la retraite de l'armée hollandaise que jl cabinet de Bruxelles put songer à formuler sa réponse officielle.
La conservation de toutes les forteresses eût été une mesure peu sage. Nous n'avions ni les ressources financières requises pour les entretenir en état de défense, ni les hommes nécessaires pour les (page 254) munir de garnisons suffisantes. Un nombre de forteresses sans rapport avec le chiffre de la population est à la fois un embarras et un danger, principalement pour les pays neutres. Source de dépenses ruineuses pendant la paix, elles provoquent, en temps de guerre, la convoitise de la puissance belligérante la plus rapprochée de leurs remparts dégarnis. Celle-ci s'en empare, les autres accourent pour les arracher à leur rivale, et le pays neutre devient le champ de bataille.
Cette vérité était d'autant mieux comprise que l'invasion de l'armée hollandaise venait de faire ressortir la nécessité d'établir de nouveaux travaux de défense sur le Demer. D'un autre côté, le protocole du 17 avril ne tranchait pas complètement le problème ; il renfermait une promesse de négociation entre les quatre puissances signataires et le souverain de la Belgique. Consentir à cette négociation et la diriger de manière à sauvegarder l'indépendance et la dignité du pays, c'était en définitive le parti le plus sage.
Le système du gouvernement belge se manifesta dans le discours de la couronne, prononcé à l'ouverture de la première session des Chambres. « La neutralité de la Belgique, garantie par les cinq puissances, disait le roi, a fait concevoir la possibilité d'apporter des modifications à notre système défensif. Cette possibilité, admise en principe par les puissances qui ont pris part à l'érection des forteresses en 1815, sera, je n'en doute point, reconnue par la nation. Des négociations auront lieu pour régler l'exécution des mesures qui se rattachent à la démolition de quelques-unes de ces places. Heureuse de pouvoir resserrer encore les liens qui unissent les deux peuples, la Belgique donnera dans cette occasion une preuve de sa reconnaissance envers la France, l'Europe un gage, éclatant de sa juste confiance dans la loyauté du roi des Français. » C'était associer l'action de la Belgique à celle des puissances signataires du protocole du 17 avril, tout en lui réservant ses prérogatives de nation indépendante (Note de bas de page : Les adresses des Chambres prouvent que cette politique avait en sa faveur l'assentiment de la nation. - «Si la paix générale, si les vœux d'une puissance amie, à laquelle nous lient si intimement et nos intérêts et nos sympathies, exigent le sacrifice de quelques-unes de nos forteresses, nous nous flattons, Sire, que, dans les négociations relatives à la démolition de ces forteresses, le gouvernement n'oubliera rien de ce qui importe à la sûreté et à l'honneur de la Belgique. » (Adresse de la Chambre des Représentants. Moniteur du 17 septembre 1831) - L'adresse du Sénat gardait le silence sur la question des forteresses ; l'assemblée laissait au ministère une liberté entière (Moniteur, ibid.)).
M. Trumper (loc. cit., p. 78), relevant, dans l'adresse de la Chambre, les mots vœux d'une puissance amie, dit à cette occasion : « La Chambre avait pris pour point de départ une hypothèse erronée, celle des vœux d'une puissance amie, c'est-à-dire, celle des instances de la France... ; assertion qui pouvait bien être émise par le ministère français, dans un intérêt de position et pour ménager le sentiment national, mais qui était contraire à la vérité. »)
(page 255) Ainsi que nous l'avons dit, la France n'était pas systématiquement opposée à la démolition d'une partie de nos places fortes. Un seul point avait profondément blessé les ministres de Louis-Philippe. Ils regrettaient que le prince de Talleyrand eût été exclu de la négociation, et ces regrets étaient d'autant plus vifs que tous les organes de l'opposition exploitaient la persistance avec laquelle l'isolement de la France avait été signalé au sein du parlement britannique.
Afin de tourner la difficulté, M. Périer tenta d'attirer la négociation à Bruxelles. Obtenir de la Belgique l'engagement de démolir une partie de ses places fortes, produire cet engagement à Londres pour en réclamer l'exécution, borner la mission de la Conférence à sanctionner des stipulations irrévocablement arrêtées à Bruxelles, intervertir ainsi les rôles et placer la France en première ligne, telles étaient les vues de la diplomatie française. Pour obtenir ce résultat, un agent spécial], M. le marquis de La Tour-Maubourg, fut envoyé à Bruxelles.
\8. 4. Le dénouement de la question : la convention du 15 novembre 1831
En réunissant ses efforts à ceux du général Belliard, l'envoyé français atteignit en partie le but désiré par son gouvernement. Il n'obtint pas un traité séparé ; mais M. de Muelenaere lui remit une note portant que le roi des Belges, conformément au principe posé dans le protocole du 17 avril, consentait et s'occupait à prendre, de concert avec les puissances aux frais desquelles les forteresses avaient été en grande partie construites, des mesures pour la prompte démolition des places de Charleroi, de Mons, de Tournay, d'Ath et de Menin. On dit que le roi des Belges confirma cet engagement dans une lettre autographe adressée au roi des Français.
Quelques jours après, le général Goblet partit pour Londres en qualité de plénipotentiaire auprès des quatre puissances signataires du protocole. Officier du génie instruit et expérimenté, M. Goblet possédait (page 256) toutes les qualités requises pour donner à ce nouvel incident diplomatique une solution conforme aux intérêts du pays.
Dans le cours de ces dernières négociations, et malgré l'opposition la plus énergique de la France, les places de PhilippevilIe et de Marienbourg furent substituées à celles de Charleroi et de Tournai. En effet, au point de vue de la défense du territoire national, l'abandon de ces deux dernières places avait été une faute grave. Trop faible pour résister par elle-même aux puissants voisins qui l'entourent, la Belgique doit combiner son système défensif de telle manière que le gouvernement et l'armée puissent se mettre promptement à l'abri, en attendant que les protecteurs de sa neutralité viennent à son aide. C'est surtout en vue de cette éventualité qu'il importe de combiner les moyens de résistance ; car, si la neutralité n'est pas toujours respectée, alors même qu'elle se trouve garantie par les puissances du premier ordre, il est rare que celles-ci se trouvent toutes d'accord pour tolérer un attentat au droit des gens ; presque toujours, l'une d'elles aura recours aux armes pour réclamer l'exécution des traités. Or, dans cette situation, une ligne de forteresses parallèle aux frontières menacées ne saurait que très imparfaitement atteindre le but. La préférence doit incontestablement être donnée à des lignes transversales aux frontières, disposées de manière à fournir en quelques heures un asile, au moins momentané, aux régiments disséminés dans les provinces. Les forteresses disposées sur des lignes transversales favorisent d'ailleurs les marches de flanc, toujours si menaçantes pour l'envahisseur.
Il est évident que, dans ce système, les remparts de Tournai et de Charleroi, placés à l'entrée des vallées de l'Escaut et de la Sambre, ne pouvaient être sacrifiés. Dans la vallée de l'Escaut, il fal1ait conserver les fortifications de Tournai, d'Audenarde, de Gand, de Termonde et d'Anvers, de même que les forts qui protègent les rives du fleuve ; dans les vallées de la Sambre et de la Meuse, il fallait prendre le même parti à l'égard de Charleroi, de Dinant, de Namur, de Huy et de Liége. En ajoutant à cette double ligne les places d'Ostende et de Nieuport sur les côtes de la mer du Nord, le but était parfaitement atteint. Le gouvernement de Louis-Philippe eut le tort de ne pas comprendre cette vérité et d'exiger purement et simplement l'exécution de la promesse de M. de Muelenaere. Mais ses conseils, ses instances et ses menaces furent également inefficaces. Une convention provisoire (page 257) fut signée le 15 novembre 1831, le jour même de la signature du traité des vingt-quatre articles (Note de bas de page : Ici encore existe une coïncidence de dates qu'on a fait remarquer. Le jour où le prince de Talleyrand signe les vingt-quatre articles, les plénipotentiaires des quatre autres cours représentées à la Conférence signent avec le général Goblet une convention provisoire concernant la démolition des forteresses. C'est ce qui a fait dire au diplomate anonyme déjà cité : « L'ambassadeur français, toujours poursuivi de je ne sais quel songe et de fâcheux soupçons, ne consentit à signer le traité du 15 novembre que donnant donnant, c'est-à-dire, qu'on fut obligé de lui exhiber préalablement une convention provisoire, signée le 15 novembre même, entre les représentants des quatre cours et le général Goblet, plénipotentiaire de Belgique auprès des quatre puissances pour cet objet spécial. » (Le dernier des protocoles, p. 182.) - Nous avons tout lieu de croire que le prince de Talleyrand, loin d'exiger cette fois la signature immédiate de la convention, était on ne peut plus mécontent de la tournure qu'avait prise la négociation relative aux forteresses).
Cette convention provisoire fut suivie d'un traité définitif, le 14 décembre suivant. L'article 1er ordonnait la démolition des places de Menin, d'Ath, de Mons, de Philippeville et de Marienbourg. Les deux articles suivants déterminaient le mode de démolition et attribuaient à la Belgique le matériel des places sacrifiées. Par l'article 4, le roi des Belges s'engageait à maintenir en bon état les autres forteresses construites depuis 1815. L'article 7 stipulait que les ratifications seraient échangées dans le terme de deux mois.
Il suffit de jeter un coup d'œil sur ces stipulations pour se convaincre que les quatre puissances, tout en exigeant la démolition de quelques places, voulaient respecter l'indépendance et la souveraineté territoriale de la Belgique. L'inspection étrangère, que le roi des Pays-Bas avait tolérée, n'était plus accordée aux gouvernements du nord.
Pour les forteresses condamnées, leur intervention se réduisait au droit de s'assurer de la démolition des remparts dans le délai fixé par la convention ; pour les forteresses conservées, ils se contentaient de l'engagement pris par le roi des Belges de maintenir ces places en bon état de défense. Le sol national était complètement affranchi de toute servitude militaire au profit de l'étranger.
Néanmoins, afin de dissiper tous les doutes et d'obtenir l'abandon explicite et complet du système de 1815, le cabinet des Tuileries témoigna le désir que l'échange des ratifications fût précédé d'une (page 258) déclaration de principes conçue de manière à prévenir des controverses ultérieures. Cette demande fut accueillie. Le 25 janvier 1832, les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie signèrent une déclaration portant « que les stipulations de la convention du 14 décembre, motivées par le changement survenu dans la situation politique de la Belgique, ne pouvaient et ne devaient être entendues que sous la réserve de la souveraineté pleine et entière de S. M. le roi des Belges sur les forteresses indiquées dans ladite convention, ainsi que sous celle de la neutralité et de l'indépendance de la Belgique, indépendance et neutralité qui, garanties aux mêmes titres et aux mêmes droits par les cinq puissances, établissaient sous ce rapport un lien identique entre elles et la Belgique. » Le protocole se terminait par les mots suivants : « Par cette déclaration, les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie placent hors de doute que toutes les clauses de la convention du 14 décembre sont en parfaite harmonie avec le caractère de puissance indépendante et neutre, qui a été reconnu à la Belgique par les cinq cours. »
Tous ces arrangements avaient été pris sans la participation des plénipotentiaires hollandais. Le jour même de la signature de la convention définitive, ils protestèrent contre cette exclusion, dans un mémoire adressé à la Conférence de Londres. « Le droit de Sa Majesté de concourir à régler cette matière, disaient-ils, lui est assuré non-seulement par le système de barrière, auquel on s'engagea dans le dernier siècle vis-à-vis de la république des Provinces-Unies, mais encore par un acte de date récente et qui concerne spécialement la réunion de la Hollande et de la Belgique. » (Papers relative to the affairs of Belgium, A , p. 172). Cet acte récent étaient les huit articles signés à Londres le 20 juin 1814, dont le septième portait que les dépenses requises pour l'établissement et la conservation des fortifications sur les frontières des Pays-Bas seraient supportées par le trésor général, comme intéressant la sûreté et l'indépendance de la nation entière.
La Conférence de Londres répondit que le traité de la Barrière (1715), pour être encore obligatoire, aurait dû être renouvelé au (page 259) rétablissement de la paix générale ; elle ajouta que le roi des Pays-Bas, en consentant à la séparation des provinces méridionales, avait lui-même invalidé les huit articles du 20 juin 1814, lesquels constituaient d'ailleurs un ensemble et n'avaient rapport qu'à l'état de choses qui résultait de la réunion de la Hollande et de la Belgique ; elle dit enfin que la neutralité de la Belgique, garantie par les cinq cours, offrait à la Hollande le boulevard que devait lui assurer le système de barrière, avec la différence que ce système lui imposait l'obligation coûteuse d'entretenir des garnisons, tandis que la neutralité de la Belgique , placée sous la garantie des puissances de l'Europe, lui laissait les moyens de réduire sans danger son état militaire (Mémoire du 4 janvier ; ibid., p. 175).
Cet incident n'eut pas de suite. Le 5 mai 1832, M. Van de Weyer échangea avec les plénipotentiaires de Berlin, de Londres, de St-Pétersbourg et de Vienne, les ratifications de la convention du 14 décembre, La veille, il avait échangé avec le plénipotentiaire de Russie les ratifications du traité des vingt-quatre articles (Note de bas de page : On aura remarqué que nous avons examiné la question dans l'état où elle se présentait en 1831. Le système défensif de la Belgique a été modifié en 1859 (Loi du 8 septembre). La frontière ayant été percée par des chaussées, des chemins de fer et des canaux, qui conduisent au cœur du pays en tournant toutes les places fortes, le gouvernement abandonna le système de défense excentrique et se prononça en faveur du système de défense concentrique, c'est-à-dire, basé sur une grande position stratégique servant de pivôt à l'ensemble des forces actives du pays. C'est pour ce motif que les Chambres ont voté les crédits nécessaires à l'effet de faire d'Anvers une forteresse du premier ordre. Quand ces travaux gigantesques seront exécutés, il faudra nécessairement démolir quelques-unes des places fortes conservées en 1831 (Voy. les discours prononcés par le baron Chazal, ministre de la Guerre, dans les séances de la Chambre des Représentants du 16 et du 17 août 1859)).
Pour ce qui concerne les débats diplomatiques de 1831, ainsi que pour les suites données à la convention conclue avec les quatre puissances, on peut consulter le remarquable livre du général Trumper ; Considérations politiques et financières sur les forteresses de la Belgique (2e édit. Bruxelles, Decq, 1851)).