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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXXVII. Mouvement politique. Le congrès libéral (1838-1847)

36. 1. Le rôle déterminant de Paul Devaux et de la Revue nationale dans la remise en question de la politique unioniste

(page 163) Quinze années se sont écoulées depuis le jour mémorable où les membres du Congrès, entourant le trône du premier roi des Belges, proclamèrent l'achèvement de leur tâche patriotique, aux applaudissements de tout un peuple qu'ils venaient de doter des institutions les plus libérales de l'Europe. Fière de son indépendance noblement reconquise, forte de l'union de tous les hommes dévoués à la cause nationale, la Belgique rentrait dans les voies constitutionnelles avec l'espoir et la volonté de s'affranchir à jamais de ces luttes dangereuses qui, à moins d'un demi-siècle de distance, avaient remplacé les élans du patriotisme par les querelles des partis, la victoire par la défaite, l'indépendance par la conquête étrangère (On n'a qu'à se rappeler les querelles des partisans de Vonck et de Van der Noodt, qui amenèrent la triste issue de la révolution du dernier siècle). Quelques voix discordantes disaient que l'Union de 1830 était une trêve passagère, une ligue sans avenir, un accident produit par la domination hollandaise et destiné à disparaître avec elle ; mais ces protestations isolées, sans écho dans les masses, rencontraient une réprobation à peu près unanime dans toutes les classes ralliées à la royauté constitutionnelle. Catholiques et libéraux, citoyens et soldats, magistrats et peuple, tous voyaient dans l'alliance des deux grands partis nationaux un progrès marquant dans la vie politique des Belges.

A l'époque où nous sommes parvenu, le regard de l'historien rencontre un tout autre spectacle ! A la tribune, dans la presse, dans les villes, dans les campagnes, dans l'administration, dans l'armée, partout se manifestent les symptômes d'une lutte acharnée et sans relâche. Un parti puissant, actif, plein de vigueur et d'audace, se lève à la fois (page 164) contre le gouvernement et contre l'Église. Enhardi par les succès incessants de sa propagande, le libéralisme réclame hautement la possession exclusive du pouvoir et le vasselage politique de ses adversaires.

Le lecteur connaît déjà la nature et l'importance de la propagande ultra-libérale, depuis la dissolution du Congrès jusqu'au jour où Guillaume Ier fit notifier son adhésion aux Vingt-quatre Articles. Un moment oubliée au milieu de nos différends avec la Hollande et avec l’Europe, la lutte ne tarda pas à renaître avec tous les caractères qui la distinguaient avant la conclusion de cette espèce de trêve diplomatique. A peine débarrassés de la crainte d'une guerre étrangère, les adversaires des catholiques reprirent les armes avec d'autant plus de confiance et d'ardeur que, depuis le commencement de 1840, ils avaient trouvé un appui considérable et inespéré dans la publication de la Revue nationale.

De 1840 à 1847, un immense travail politique se manifeste dans toutes les provinces. Le grand parti de l'Union se fractionne en deux camps hostiles. Des doctrines inconciliables avec les principes fondamentaux de la Constitution se propagent dans les classes supérieures et moyennes. Les germes d'irritation semés pendant les dix dernières années se développent avec vigueur et prennent des proportions redoutables. Les influences se déplacent, le corps électoral se prononce en faveur d'une politique nouvelle, et la minorité de 1831 devient la majorité de 1847.

Les causes de cette transformation politique sont nombreuses et variées ; mais, on peut le dire sans exagération et sans injustice, la part la plus large revient à la Revue nationale. Il suffit de jeter un coup d'ail sur les journaux de l'époque, pour apercevoir les théories et les arguments de M. Devaux au fond du langage de tous les défenseurs de l'opinion libérale (1).

(Note de bas de page : Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des attaques dirigées par la Revue contre tous les cabinets qui se sont succédé depuis 1841. Nous allons examiner ici les doctrines générales de ce recueil, dont l'influence fut prédominante dans la polémique libérale, jusqu'au moment de la réunion du Congrès de 1846)

Laissant à la presse quotidienne les attaques de détail, le directeur de la Revue affectait de se placer sur le terrain du droit, des principes, de la dignité du pouvoir et de la sincérité du régime constitutionnel. Initié à tous les détails des luttes politiques de l'Angleterre et de la (page 165) France, habile à rapprocher et à présenter comme identiques des situations en réalité très distinctes, il s'était imposé la tâche de jeter le trouble dans l'esprit de cette foule de libéraux modérés qui, toujours fidèles à l'Union, croyaient que les catholiques, après avoir contribué à l'affranchissement du pays, avaient le droit de participer à la direction des affaires nationales.

L'honorable député de Bruges réussit au-delà de l'attente de ses amis et de ses partisans. Chaque jour sa parole grave et didactique ralliait quelques influences électorales à la bannière du libéralisme exclusif.

En tacticien habile, M. Devaux dirigea ses premières batteries contre le chef de l'armée ennemie. Appréciant toute la valeur de M. Nothomb, il cherchait à l'écarter du pouvoir et à ruiner son influence, sauf à s'en prendre plus tard aux nuances parlementaires ralliées à la politique du ministre. Le thème favori du directeur de la Revue consistait à prétendre que le système du député d'Arlon était une cause permanente d'abaissement pour le pays, de faiblesse pour le gouvernement, de dégradation pour les âmes. Sa modération habituelle disparaissait de ses idées et de son langage, aussitôt que les noms des ministres, et surtout celui de M. Nothomb, se présentaient sous sa plume. Le cabinet de 1841 était à ses yeux une espèce de monstruosité parlementaire, « où l'immoralité politique d'une part et la nullité administrative de l'autre se prêtaient un mutuel appui » (Revue nationale, t. VIII (1842, p. 275).

Issu d'une hypocrisie déloyale, la tendance continue et forcée de ce cabinet était « la démoralisation des partis et l'abaissement des caractères » (Revue nationale, p. 289).

M. Nothomb spéculait « sur la faiblesse » des caractères et sur l'absence de moralité politique. » (Revue nationale, t. VIII (1843), p. 150).

Le symptôme le plus marqué dans la situation, c'était « cet abaissement incessant de l'esprit du gouvernement, cette immoralité presque avouée des moyens, cette absence si peu déguisée de respect de soi et de conviction dans les hommes. » (Revue nationale, t. VIII (1843), p. 357).

Le rôle de l'administration dans les débats parlementaires se réduisait « à renoncer à toute conviction, à se mettre à la piste de la volonté flottante de la majorité. » (Revue nationale, 1844, p. 139 (t. X)). A cet (page 166) édifice à proportions imposantes, à franches et nobles lignes, fondé par la Constitution belge, le successeur de M. Rogier voulait « substituer une étroite construction à l'usage des ambitions vulgaires, reposant sur les petits mensonges, les petites hypocrisies, les petites corruptions. » (Revue nationale, t. X, p. 212). Pour les partisans de M. Nothomb, « l'esprit de nationalité était une espèce de hors-d'œuvre frivole, une plante de luxe, dont l'homme d'État, quand elle existe, tire parti comme de tous les préjugés populaires, mais dont la culture n'a aucun droit à le préoccuper et peut, sans plus de souci, être abandonnée aux déclamateurs de la presse et aux rêveurs de la politique sentimentale. » (Revue nationale, 1844, p. 177 (t. XI). Être au pouvoir, rester au pouvoir, faire à ce but tous les sacrifices d'opinions, d'antécédents, de dignité, passer par tous les expédients, se servir de tous les hommes, les gagner par tous les appâts, semer l'indifférence du bien public dans les masses, exciter l'intérêt cupide et ambitieux chez les individus : voilà les moyens de gouvernement de M. Nothomb ! (Revue nationale, 1844, p. 183 (t. XI)). Abaissé, déconsidéré, méprisé, le ministère semblait dire à tous les partis : « Je me résigne à me laisser mépriser, résignez-vous à me laisser vivre ! » (p. 184). Pour sauver son existence, il n'était pas d'opprobre, pas de degré d'abaissement qu'il n'acceptât sans répugnance ! Il prétendait régir les intérêts de la nation « en prenant les individus par leurs intérêts isolés et honteux » (p. 195). Tous les instincts corrompus de la société moderne, toutes les passions cupides qui souillent la civilisation contemporaine, la soif des jouissances matérielles, l'amour de l'or, l'ambition, l'égoïsme, toutes ces misères et tous ces vices étaient le produit d'une politique qui propageait le culte de l'intérêt personnel. « Le dévouement, le patriotisme désintéressé, les instincts nobles et généreux étaient refoulés dans les âmes. » (Revue nationale, t. XII p. 300). Et tout cela parce que M. Nothomb, placé à la tête d'un ministère de conciliation, tenait compte des résistances, des veux et des intérêts qu'il rencontrait aujourd'hui sur les bancs de la gauche et demain sur les bancs de la droite ! Comme si la politique de conciliation (page 167) ne deviendrait pas inévitablement une politique exclusive, le jour même où les ministres planteraient franchement leur bannière dans l'un des camps rivaux !

L'ambition, l'égoïsme et l'amour de l'or envahissaient les âmes ; les dévouements profonds, les convictions fortes et généreuses, les croyances vives, les pensées viriles, les caractères noblement trempés devenaient chaque jour plus rares. Sous ce rapport, le directeur de la Revue pouvait à bon droit se plaindre du présent et s'inquiéter de l'avenir. Mais de quel droit faisait-il remonter à M. Nothomb la responsabilité des maladies morales qui ravageaient tous les États de l'Europe ? M. Devaux n'avait qu'à porter ses regards au-delà de nos frontières. Est-ce que le désintéressement, l'abnégation et l'esprit de sacrifice brillaient parmi les populations françaises ? Et cependant, depuis la révolution de Juillet, le libéralisme doctrinaire régnait sans partage sur les rives de la Seine ! Là aussi le gouvernement était accusé de semer la corruption à pleines mains, et cependant ce n'était pas une politique mixte, mais une politique exclusivement et largement libérale qui se trouvait personnifiée dans le cabinet des Tuileries.

Quoi qu'il en soit, commentés par l'enthousiasme des feuilles libérales, reproduits et développés sous toutes les formes, répétés dans les salons, discutés dans les lieux publics, pénétrant rapidement dans toutes les communes du royaume, ces réquisitoires implacables, ces attaques virulentes et sans trêve, se succédant pour ainsi dire de mois en mois, produisaient une impression d'autant plus vive qu'ils émanaient d'un homme qui, pendant dix années, au milieu des circonstances les plus difficiles, avait constamment prêté à la cause de l'ordre et du pouvoir un concours énergique et désintéressé. On ne tenait pas assez compte de l'irritation que la chute du ministère de 1840, composé de ses amis, organisé sous ses auspices et vivant de ses doctrines, avait jetée dans l'âme de M. Devaux. On oubliait que l'abandon de la politique unioniste par une fraction considérable du libéralisme modéré, fraction conduite, animée, dirigée par le député de Bruges, devait avoir profondément modifié ses idées et ses tendances. On ne scrutait pas assez le mobile qui dirigeait sa plume, les espérances qui animaient sa verve, les rancunes qu'il nourrissait à l'égard de M. Nothomb. On acceptait comme autant d'axiomes les exagérations d'un publiciste écrivant dans l'ardeur de la lutte.

(page 168) Mais il ne suffisait pas de lancer des traits acérés contre le ministère et contre son chef. La retraite de M. Nothomb n'aurait pas réalisé toutes les espérances de M. Devaux. Pour lui comme pour ses amis politiques, il s'agissait avant tout d'amener les Chambres à prêter leur appui à un cabinet purement libéral.

Le Congrès national a pris soin de fournir aux électeurs des moyens plus que suffisants pour maintenir la représentation nationale en harmonie avec les idées, les vœux et les besoins du pays. De deux en deux ans, la moitié de la Chambre populaire subit le contrôle du scrutin ; de sorte qu'une période de quatre années suffit pour opérer au besoin le renouvellement intégral de la partie active et réellement influente de la législature. C'est au pays lui-même, et non pas à un ou à plusieurs chefs de parti, que la Constitution reconnaît le droit de dire si le parlement a conservé ou perdu la confiance du corps électoral.

M. Devaux n'avait garde de se placer sur ce terrain. Doué d'un remarquable talent d'écrivain, il se donnait des peines infinies pour défendre et faire accepter une thèse dont on chercherait en vain des traces dans les annales des gouvernements parlementaires. Il voulait que la majorité, abandonnant le pouvoir aux chefs de la minorité, se condamnât elle-même avant d'être condamnée par le pays légal ! « Résignez le pouvoir, contentez-vous d'un rôle secondaire, devancez les redoutables arrêts du corps électoral, confiez la direction de vos intérêts les plus chers à la loyauté de vos adversaires politiques. Ils seront généreux, à condition d'être les maîtres. Demain peut-être on vous imposera des conditions plus onéreuses. Le temps presse : soumettez)vous de bonne grâce. » Nous avons déjà dit que telle était, réduite à sa plus simple expression, la doctrine constitutionnelle de la Revue nationale.

(Note de bas de page : Pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir inventé cet étrange langage, il suffira de transcrire textuellement quelques lignes de la Revue. « .... Il n'y a qu'un moyen de diminuer l'ardeur de la lutte, c'est de changer le fond même de la situation, c'est d’ôter d'une manière décisive à l'opinion catholique la prépondérance qu'elle exerce. La querelle des deux partis ne fera que s'aigrir et s'animer de plus en plus, tant que l'opinion libérale ne sera pas en possession de l'influence prédominante, tant que l'opinion catholique ne sera pas convaincue par les faits qu'elle doit se résigner au rôle de minorité (t. VIII, » p. 290 ). » Il nous serait facile de reproduire plusieurs fragments où cette pensée se révèle avec la même franchise. Voyez Revue. nationale t. II, p. 284 et 371 ; t. IV, p. 86 et 87 ; t. VI, p. 313 et suiv. ; t. VIII, p. 286 ; t. XIII, p. 307.)

(page 169) Ce langage était tellement étrange, tellement en dehors des fictions légales du régime parlementaire, que M. Devaux lui-même, sans le savoir, fournissait à ses adversaires des arguments irréfutables pour combattre sa théorie de la prépondérance nécessaire du parti libéral. A l'heure même où il voulait que les catholiques, pleins de confiance dans les libertés conquises en 1830, cédassent le pouvoir aux représentants de l'opinion libérale, il s'efforçait de prouver que les constitutions les plus explicites, les plus généreuses, ne seront jamais qu'une barrière impuissante contre les empiétements des ministres qui disposent de la majorité des Chambres. « Chez nous, disait-il, les Chambres, si elles le voulaient, pourraient anéantir nos plus précieuses garanties sans se heurter à la lettre de la Constitution. La Chambre des Représe tants ne pourrait-elle supprimer ou rendre illusoire le traitement des magistrats, et rendre ainsi l'administration de la justice impossible ? Ne pourrait-elle, étendant la mesure aux fonctionnaires amovibles, annuler le pouvoir exécutif ? Ne pourrait-elle, en soumettant chaque feuille imprimée à un timbre de dix francs, confisquer la presse ? Ne pourrait-elle supprimer la liberté des industries qui n'est écrite nulle part, en les soumettant toutes à une autorisation préalable. » (Revue nationale, t. IV (1840), p. 284 et 285).

Si M. Devaux avait voulu se donner la peine d'allonger cette liste, il aurait facilement trouvé des solutions analogues pour toutes les libertés chères aux catholiques. Que deviendrait la liberté de l'enseignement, si l'État, puisant à pleines mains dans les coffres du trésor public, multipliait et favorisait ses propres établissements au point de rendre toute concurrence impossible ? Que deviendrait-elle si, au sortir de l'école, du collège et de l'université, le gouvernement forçait l'élève à se présenter devant un jury composé d'adversaires de l'enseignement libre ? Que deviendrait la liberté de la charité, si l'Etat, substituant sa volonté à celle des testateurs, s'emparait des fonds légués et plaçait l'action froide et monotone du pouvoir administratif, là où les bienfaiteurs des pauvres auraient placé l'influence vivifiante de l'autorité religieuse ?

Et cependant le publiciste éminent qui traçait ces lignes ne pouvait comprendre que les catholiques, peu rassurés par le texte de la Constitution, voulussent conserver une part d'influence au sein du cabinet et des Chambres ! Sans doute, M. Devaux et la plupart de ses amis (page 170) étaient animés d'intentions généreuses ; ils voulaient être justes et impartiaux à l'égard des catholiques ; ils se seraient contentés de l'installation définitive du libéralisme au pouvoir central. Mais pouvaient-ils répondre de la modération de leurs alliés et de leurs successeurs ? Les catholiques avaient le droit de tenir aux libéraux le langage que M. Rogier adressait à ses adversaires, dans la séance du 23 avril 1846. « Nous négocions en ce moment avec la Hollande, » disait le député d'Anvers... « Je suppose que, par aventure, les ministres de S. M. néerlandaise viennent trouver les nôtres et leur tiennent à peu près ce langage : « Eh ! bonjour, MM. les ministres belges. Nous sommes animés pour vous des meilleures intentions. Les intérêts belges ne peuvent être confiés à de meilleures mains que les nôtres. Chargez-nous de ces intérêts ; nous les règlerons pour votre plus grand bien.» Nos ministres n'auraient pas, sans doute, la bonhomie de céder à ce beau langage et de lâcher leurs droits. Ils répondraient sans détour à de telles avances : « Merci de vos services. Vous êtes trop bons Hollandais pour régler les intérêts belges ; nous sommes décidés à les régler nous-mêmes. » Eh bien ! Messieurs, à notre tour, et sans vouloir porter aucune atteinte à votre caractère, nous vous dirons : » « Merci de vos services. Ce n'est pas à vous que nous voulons confier le règlement de nos intérêts. Vous êtes trop bons catholiques pour cela. » (Ann. parl., p. 1109). Qu'on dise libéraux là où M. Rogier disait catholiques, et son discours sera la réfutation péremptoire de la théorie fondamentale de M. Devaux.

Le directeur de la Revue nationale avait raison quand il affirmait que le cabinet et les Chambres devaient largement tenir compte des droits et de l'influence de l'opinion libérale. Un parti, qui dispose de la majorité des villes qui compte dans ses rangs une foule d'hommes honorables et distingués, doit être respecté dans les limites de ses droits et dans la mesure de son importance. Méconnaître cette vérité, placer le parti libéral parmi ces coteries impuissantes qu'on peut impunément rejeter de toutes les sphères où s'agitent les influences officielles, ce serait s'engager dans une voie pleine de mécomptes pour soi-même, pleine de périls pour l'avenir de la monarchie constitutionnelle, pleine de redoutables éventualités pour l'indépendance du pays. Mais les (page 171) catholiques ne se rendaient point coupables de cette faute politique, de ce déni de justice parlementaire, puisqu'ils se contentaient du partage des portefeuilles. M. Devaux, qui reprochait à ses adversaires de ne pas priser assez haut l'influence des idées libérales, commettait précisément cette erreur à l'égard des idées catholiques. Le caractère distinctif des théories de la Revue nationale, n'était-ce pas cette persistance à réclamer le pouvoir pour soi, l'obéissance et la résignation pour les autres ?

On a vu que le pays refusa d'abord de ratifier cet ostracisme politique. L'opinion libérale était incontestablement en progrès, mais les élections de 1843 n'en laissèrent pas moins au gouvernement une majorité considérable. Malgré les efforts chaque jour plus énergiques de toutes les nuances de l'opposition, celle-ci réunissait rarement, dans les circonstances les plus favorables, une phalange de 25 votants. Sous peine de méconnaître les principes les plus élémentaires du régime constitutionnel, le cabinet et la majorité du parlement étaient donc en droit d'attendre le verdict électoral de 1845.

Tel n'était pas l'avis du directeur de la Revue nationale. Impuissant à contester la quantité, il se mit résolument à discuter la qualité de la majorité gouvernementale (Note de bas de page : Cependant, même au sujet de la « qualité », M. Devaux commit parfois des erreurs singulières. Dans un article consacré au résultat des élections de 1843, il rangea MM. de Corswarem et le prince de Chimay parmi les partisans de ses doctrines. (Revue nationale, 1843, t. IX, p. 57)). Mettant habilement à profit les succès électoraux obtenus par ses partisans dans quelques centres populeux, il fit une distinction injuste et blessante entre les députés des villes et ceux des districts agricoles. « Les représentants libéraux, disait-il, ne succombent que dans les petites localités, où manque la vie politique, où l'on prête peu d'attention aux affaires du gouvernement, où presse locale est nulle. C'est, au contraire, dans les centres les plus éclairés, où les affaires générales du pays préoccupent le plus les esprits, où toutes les questions de choses et d'hommes sont contradictoirement discutées chaque jour par des journaux de couleur diverse, c'est là que l'opinion catholique échoue. » Le tableau n'était pas tracé avec une exactitude rigoureuse. La lutte électorale n'existait pas précisément entre l'opinion catholique et l'opinion libérale, mais bien plutôt entre les partisans (page 172) de la majorité mixte, personnifiée dans le cabinet, et les partisans d'une majorité libérale homogène, représentée par les défenseurs du cabinet de 1840. Or, si quelques candidats du gouvernement avaient échoué dans les villes les plus importantes du pays, d'autres y avaient у obtenu un nombre considérable de suffrages. A Tournai, MM. Dumortier et Goblet ; à Bruxelles, MM. Van Volxem, Meeûs et Coghen ; à Gand, MM. Desmaisières, Kervyn et de Saeger ; à Namur, MM. Garcia et Brabant, avaient été élus en parfaite connaissance de cause. Et quand même toutes les villes importantes se fussent coalisées pour repousser les candidats du ministère, était-ce une raison suffisante pour (page 173) établir à leur bénéfice le vasselage politique des districts ruraux ? Était-il juste et légal de s'emparer de ce fait pour effacer le texte de la Constitution qui proclame que chaque député représente la nation entière, et non pas seulement l'arrondissement qui lui accorde la majorité des suffrages ?

Ainsi qu'on devait s'y attendre, la presse quotidienne s'empara de l'opinion de M. Devaux, pour la commenter avec son ardeur et son adresse habituelles. Comme les élections de Bruxelles, de Gand et de Liége prenaient de plus en plus une teinte libérale, tandis que les arrondissements moins importants par leurs richesses restaient fidèles aux traditions du Congrès, les feuilles libérales proclamèrent audacieusement la suzeraineté électorale des villes populeuses. Les électeurs de ces villes étaient représentés comme formant le pays intelligent, tandis que tout district électoral accordant sa confiance aux catholiques était dépeint comme un bourg pourri soumis à l'influence abrutissante du pouvoir occulte. Attribuant aux grandes villes le monopole de l'intelligence, des lumières et du tact politique, on arrivait naturellement à prétendre que leurs élus devaient posséder le pouvoir, alors même qu'ils se trouvaient en présence d'une majorité hostile ! C'était proclamer l'asservissement des deux tiers des collèges électoraux ; c'était miner le régime parlementaire par sa base ! Cependant, à l'heure où ces étranges doctrines étaient professées à la tribune belge, l'Angleterre et la France voyaient les sommités de leurs parlements sortir, non pas des capitales de ces grands pays, mais de quelques bourgs perdus sur l'immensité de leur territoire. En Angleterre, les districts secondaires envoyaient au parlement les Palmerston, les Stanley, les Graham, les Robert Peel. En France, M. Guizot, (page 173) le chef avoué du parti conservateur, était le député de Lisieux ; M. Thiers, le chef avoué de l'opposition, représentait la petite ville d'Aix ; M. Dupin, le président de la Chambre élective, était le candidat du bourg de Clamecy : tandis que Paris, confiant ses intérêts à des hommes dont l'opposition inintelligente amena la catastrophe de Février, préludait, sans le savoir, au choix des Caussidière, des Louis Blanc, des Pierre Leroux, des Eugène Sue. Qu'on place, aujourd'hui encore, les destinées de la France aux mains des électeurs de Paris et de Lyon, et l'expérience sera bientôt faite ! L'homme d'État est obligé de tenir compte de l'opinion des grandes villes, alors même que l'erreur les domine et que la passion les égare ; mais elles n'ont pas le droit d'aspirer au monopole de l'influence politique. Si leurs murs renferment plus de lumières scientifiques, plus d'activité industrielle, plus de richesses, elles abritent aussi plus de corruption, plus d'immoralité, plus de passions cupides. Par cela même que les électeurs s'y trouvent dans l'impossibilité de s'entendre, de se concerter, de se connaître, le choix des représentants y dépend presque toujours de deux ou trois hommes qui réussissent à se placer à la tête d'une association politique. En fait, on ne doit pas seulement tenir compte de la qualité des électeurs, mais aussi des idées et lumières de l'élu ; en droit, il convient de se rappeler le texte de la Constitution qui accorde à tous les membres de la législature le même titre et les mêmes prérogatives.

Pour couronner sa tâche, pour dissiper les derniers scrupules de ses amis politiques, M. Devaux se livrait à de longues dissertations sur la nécessité de placer désormais l'union des catholiques et des libéraux parmi les utopies parlementaires. Sans doute, il eût été puéril de nier l'existence de deux partis profondément divisés ; sans doute, bien des amitiés s'étaient brisées dans la lutte, et la majorité mixte avait subi des changements notables dans le personnel de ses membres ; sans doute encore, les circonstances qui avaient amené la coalition des deux grands partis nationaux avaient disparu le lendemain de la victoire du peuple. Mais si la nation était désormais affranchie du joug de l'étranger, était-ce une raison pour rompre un pacte librement et loyalement conclu en présence de l'ennemi commun ? Si la passion, la haine et l'esprit de vengeance se glissaient dans le corps électoral ; si les croyances et les intérêts devenaient la source d'une lutte acharnée ; si les (page 174) rivalités des partis prenaient des proportions alarmantes, était-il équitable et prudent de s'en prévaloir pour ériger en axiome la domination permanente des uns, le vasselage éternel des autres ? Ne fallait-il pas, au contraire, s'efforcer de maintenir le pouvoir dans une sphère supérieure aux passions déchaînées ? N'était-il pas mille fois préférable de confier les rênes de l'État à des hommes choisis dans les nuances modérées des deux camps rivaux ? N'y avait-il pas un incontestable avantage à calmer les consciences inquiètes, à rassurer toutes les opinions honnêtes, à résoudre dans un esprit de condescendance mutuelle les problèmes parlementaires qui attendaient leur solution ? L'organisation de la commune et de la province, la loi sur l'enseignement supérieur, la loi sur l'instruction primaire, l'établissement du chemin de fer, l'adoption du traité de paix, tous ces grands problèmes résolus par une majorité mixte prouvaient assez que la politique de l'Union ne devait pas être appelée « une politique de fantômes » (Expression de M. Devaux (Revue nationale, t. XII, p. 314)). Puisque la Constitution elle-même était l'œuvre de l'Union, le produit des efforts des centres coalisés, pourquoi les nobles et fécondes traditions du Congrès devaient-elles être proscrites, lorsqu'il ne s'agissait plus que de l'examen de questions relativement secondaires ? La polémique alimentée par M. Devaux, tout en partant d'un fait vrai, l'existence des partis, ne pouvait avoir d'autre résultat que de rendre la lutte plus ardente, les convoitises plus âpres, les haines plus implacables. Le directeur de la Revue s'était lui-même chargé d'en fournir la preuve, lorsqu'il écrivit ces lignes significatives : « Nous demanderons si c'est en déclarant une opinion puissante indigne du pouvoir, en n'opposant à ses progrès qu'un aveugle dédain et une injuste proscription, qu'on espère la modérer ? » (Revue nationale, t. XII, p. 313. Voyez sur la dissolution de l'Union, la Revue nationale, t. XIII, p. 235 et suivantes.

Comme conclusion de toutes ces prémisses, M. Devaux prétendait que les catholiques devaient se laisser gouverner par les libéraux modérés. « La querelle des deux partis, disait-il, ne fera que s'aigrir de plus en plus, tant que l'opinion libérale ne sera pas en possession de l'influence prédominante, tant que l'opinion catholique ne sera pas convaincue par les faits qu'elle doit se résigner au rôle de minorité. » (Revue nationale, t. VIII (1843), p. 290).

Il en concluait que les catholiques, dans l'intérêt de la (page 175) paix, dans l'intérêt du pays, dans leur intérêt propre, n'avaient rien de mieux à faire que de mettre les portefeuilles à la disposition des amis de la Revue nationale. Mais si ce langage étrange était conforme aux exigences du régime constitutionnel ; si une grande opinion devait renoncer au pouvoir, par cela seul qu'elle trouve en face d'elle des adversaires bruyants et passionnés, il faudrait en déduire cette singulière conclusion, que le gouvernement d'un pays revient de droit au parti le plus remuant, le plus audacieux, le plus intraitable ! Que répondrait M. Devaux aux démocrates qui, le lendemain de l'anéantissement du parti conservateur, viendraient dire aux libéraux modérés : « Cédez le pouvoir de bonne grâce ; des symptômes d'agitation se manifestent dans toutes les provinces ; cette agitation prendra chaque jour des proportions plus redoutables, jusqu'à l'heure où vous serez enfin convaincus que le libéralisme modéré doit se résigner au rôle de minorité ? » Il leur répondrait sans doute que, fidèle à ses antécédents et à ses principes, il resterait sur la brèche aussi longtemps qu'il croirait défendre le droit, l'équité, l'intérêt bien entendu du pays. Il leur citerait ce passage de la Revue nationale : « Existe-t-il dans le monde politique un seul homme d'une opinion sincère, qui ne désire pas que son opinion exerce de l'influence sur les affaires de son pays ? Non seulement il le désire, mais, s'il a la moindre confiance dans ses convictions, il l'espère. En exprimant ce désir, cette espérance, que disons-nous de plus que ce que pense tout homme politique, quel que soit son parti, quelle que soit la nuance de ses idées ? » (Revue nationale, t. IV, p. 88).

Les catholiques ne disaient, n'espéraient rien de plus ! Sans doute, une irritation vive et profonde se manifestait dans une partie du pays ; mais la responsabilité de cette situation anormale ne devait pas être imputée à ceux qui, fidèles au pacte de 1830, persistaient à tendre loyalement la main à leurs adversaires politiques. On reprochait aux ministres, et par conséquent à ceux qui leur servaient d'appui, d'envisager « l'esprit de nationalité comme une espèce de » hors-d'œuvre frivole, comme une plante de luxe. » (Revue nationale, t. XI (1844), p. 177.). On représentait le pouvoir comme vivant dans une atmosphère de corruption et d'intrigues ; on lui reprochait de tarir toutes les sources de la vie (page 176) nationale, de flétrir tous les germes de grandeur et de gloire que renfermait la Belgique ; on l'accusait de faire la chasse aux consciences, de se livrer à des manœuvres sataniques contre la dignité de ses adversaires ; on lui attribuait le rôle infâme d'inoculer à la jeune Belgique « les vices de la décrépitude ; » on annonçait que l'esprit qui soufflait autour de lui pouvait conduire à la démolition des forteresses et au remplacement de l'armée « par une économique gendarmerie » (Revue nationale, t. XI, p. 187, 189 et 192) ; on humiliait le pays en disant qu'il avait à sa tête une administration puisant toute sa force dans « cette ressource des petits expédients dans l'emploi de laquelle un pouvoir sans dignité et sans conviction est destiné à s'abaisser chaque jour d'un degré, jusqu'à ce que l'homme d'État soit descendu à la hauteur du funambule de la foire » (Revue nationale, t. IX, p. 56). Puis, quand l'irritation, grâce à ces paroles imprudentes, se manifestait dans les classes lettrées, dans la bourgeoisie, dans la hiérarchie administrative, dans la jeunesse, et même dans une partie de l'armée, les amis de M. Devaux se fondaient sur cette irritation même pour déclarer la politique unioniste impossible !

Ce n'est pas que M. Devaux partageât à l'égard des catholiques les passions et les haines qui distinguaient un grand nombre de ses coreligionnaires politiques. Son intelligence élevée lui faisait apprécier les éléments de moralisation, de conservation et d'ordre qui se trouvaient représentés au sein de la majorité parlementaire. Il ne désirait pas « un triomphe absolu, exclusif, brutal, oppresseur » (Revue nationale, t. IV, p. 88). Il ne voulait pas exclure les catholiques des fonctions lucratives de l'État ; il craignait même de voir décroître leurs forces au-delà d'une certaine mesure (t. XII, p. 125 et 126 ; t. XIII, p. 305. M. Devaux a plusieurs fois protesté contre l'imputation de vouloir exclure les catholiques des emplois publics. t. VIII, p. 286 ; t. X, p. 146.). De temps en temps, il se relâchait de la rigueur de ses prétentions, pour déclarer qu'il ne verrait pas d'inconvénient à leur donner une position secondaire au sein du ministère (t. VIII (1843), p. 214 ; t. XII, p. 306). Un jour, rendant aux catholiques un hommage précieux sous sa plume, il écrivit ces lignes significatives : « L'opinion catholique a rendu de très grands services à la révolution et par conséquent au pays et (page 177) à sa nationalité. Elle a beaucoup aidé à développer la révolution et à la rasseoir ; elle a le mérite d'être soumise à l'influence d'un intérêt moral... Oui, nous nous sommes demandé quelquefois si, dans l'intérêt de nationalité et pour mieux conserver à celle-ci un caractère propre, il n'était pas à regretter que la Belgique tout entière n'appartînt pas à cette opinion... Mais la politique d'un État ne s'établit ni sur des regrets ni sur des désirs : son point de départ, ce sont les réalités, les faits. Or, un fait dont, à moins de fermer les yeux à la lumière, il est impossible de ne pas reconnaître la gravité, c'est que l'opinion libérale tient une place considérable dans les grandes influences du pays, c'est que les forces de cette opinion croissent d'année en année...» (Revue nationale, t. XIII (1845), p. 304). M. Devaux possédait trop de lumières pour ne pas savoir que, le jour même où les catholiques disparaîtraient complétement de la scène politique, le rôle de l'opposition serait immédiatement saisi par le radicalisme révolutionnaire. Il voulait non pas anéantir leur influence, mais les réduire à la condition de minorité permanente ; bien plus, il exigeait que les catholiques acceptassent librement cette position de dépendance et d'infériorité éternelle. Il ne se bornait pas à revendiquer le pouvoir pour ses amis ; il cherchait en outre à procurer à ceux-ci une opposition patiente, résignée, raisonnable et commode. Malheureusement, si des plans de ce genre sont faciles à combiner dans le silence du cabinet, ils ne résistent pas un seul jour au souffle de la réalité. Le parti qui proclamerait son exclusion perpétuelle du pouvoir se condamnerait par ce seul fait à un anéantissement rapide et inévitable ! Des hommes politiques, relégués à jamais dans les rangs de la minorité, lutteraient en vain, dans l'arène électorale, contre des candidats que recommanderaient les sympathies des ministres, le concours du parti victorieux et la perspective des faveurs officielles : la dispersion de leurs phalanges serait l'œuvre d'une seule campagne. Sans le savoir, le directeur de la Revue demandait, non pas l'infériorité, mais l'anéantissement de l'influence des catholiques dans les régions gouvernementales.

Malgré son incontestable bonne foi, malgré la droiture de ses intentions, M. Devaux s'était chargé de la défense d'une thèse (page 178) inconciliable avec les faits, avec l'équité politique, avec les saines traditions constitutionnelles. Quand on dépouille ses arguments des séductions de la forme, quand on pénètre au fond de ses doctrines, quand on pèse ses griefs dans la balance de l'équité et de la raison, on y découvre une foule d'erreurs graves, de formules hasardées et de propositions contradictoires. Mais il n'en est pas moins vrai que, présentées avec art, développées et commentées avec une certaine modération dans les formes, ces idées devaient sourire, no -seulement aux libéraux déjà séparés de l'Union, mais encore à ceux qui, restés fidèles aux traditions de 1830, assistaient avec effroi aux luttes chaque jour plus ardentes de la tribune et de la presse. Comme les amis de M. Devaux s'engageaient à être impartiaux et justes envers les catholiques, une partie du corps électoral se plaça de leur côté, dans l'espoir de ramener ainsi le calme et la paix dans l'enceinte des Chambres. On se berçait de l'espoir chimérique de contenter les libéraux, sans priver les catholiques des droits, des libertés et des avantages qu'ils avaient conquis en 1830. Chaque jour les rangs des unionistes s'éclaircissaient au profit de la gauche, et le directeur de la Revue nationale finit par devenir l'âme et le drapeau d'une armée redoutable.

Pour trouver grâce devant les électeurs libéraux, il ne suffisait plus d'aimer la liberté de toutes les forces de son âme ; il ne suffisait pas même d'avoir voué sa vie entière à la défense des garanties constitutionnelles qui faisaient l'orgueil et la gloire du pays. Sous peine d'être frappé d'ostracisme, il fallait se ranger sous la bannière de M. Devaux et proclamer hautement la nécessité du vasselage politique de ses adversaires. Il y avait de tristes vérités au fond du remarquable discours que prononça le comte Félix de Mérode, dans le célèbre débat politique de vovembre 1845. L'ex-membre du gouvernement provisoire faisait l'histoire de tout un parti, quand il s'écria : « Vainement, me dis-je souvent à moi-même, je sens bouillonner dans mon cœur, depuis ma plus tendre jeunesse, la haine des oppressions religieuses, factieuses, monarchiques, aristocratiques ou démocratiques, - car peu m'importe le masque sous lequel grimace la tyrannie, – je dois, vu la fausse et ridicule acception que l'on donne à ce mot, je dois renoncer à me prétendre libéral ! Que suis-je donc ? Si l'on doit s'en rapporter au style incompréhensible maintenant en honneur, je suis (page 179) anti-libéral. Et pourtant j'éprouve, je le répète, la plus grande répugnance à la vue de l'oppression ! Lorsque l'on traquait en Espagne ceux qu'on appelait les negros ; lorsque j'apprenais la mort de Riégo, livré par l'armée du duc d'Angoulême à la vengeance de Ferdinand VII et des apostoliques, bien qu'attaché à l'Église, clérical enfin pour me servir de l'argot du jour, du sobriquet inventé pour ridiculiser le sentiment qui a civilisé un monde ingrat, j'éprouvais la plus profonde sympathie en faveur de la victime, la plus vive répulsion à l'égard du royal bourreau et de ses appuis.... Le même amour pour le droit et pour la liberté m'a fait prendre, en toute occasion, la défense des enfants de la malheureuse Pologne. Au risque de déplaire à des vainqueurs puissants, j'ai prêté de mon mieux aux proscrits mon faible appui. Et qu'on ne dise pas que c'est parce que la Pologne était un royaume catholique ! La Grèce ne l'était point, et je n'en ai pas moins, avec mon frère mort pour la cause belge, souscrit largement, l'un des premiers, pour ce pays, esclave depuis tant de siècles. » Cependant je dois toujours, vu la bizarre transformation du vocabulaire, me refuser le titre de libéral et subir en conséquence l'exclusion destinée aux ilotes déclarés incapables d'être aujourd'hui ministres, puisque le ministère doit être homogène et ne peut être que libéral, à sa manière, bien entendu. Ainsi donc je n'ai plus le droit de prendre part au gouvernement du pays, mais seulement de me soumettre aux intelligences supérieures qui s'attribuent exclusivement la capacité d'exercer le pouvoir en Belgique, et qui daigneront peut-être me régir avec un orgueil bienveillant !.... Je protesterai sans relâche contre une pareille duperie, dont les conséquences sont beaucoup plus dangereuses qu'on ne le croit généralement. Il ne faut pas s'imaginer que la multitude raisonne avec une logique très» ferme ; qu'elle sache parfaitement comprendre la portée d'un style qui confond les notions reçues sur la valeur fondamentale des expressions. Elle entend dire qu'un homme est libéral quand il ouvre sa bourse généreusement, quand il remet facilement sa dette à un pauvre débiteur : elle attache donc, comme de raison, de la largeur, de la noblesse au sentiment libéral. Or, en opposition avec lui, vous présentez toujours le sentiment d'attachement sérieux et non superficiel à la religion. Vous dites : l'opinion libérale, l'opinion catholique ; et, pour ridiculiser celle-ci, le prétendu libéralisme l'appelle cléricale. (page 180) Dès lors, fussiez-vous le plus sincère ami de la liberté vraie, de la tolérance civile, de l'égalité des droits ; fussiez-vous l'adversaire le plus constant de tous les despotismes, vous ne savez plus comment vous définir, et vous paraissez sur la scène politique comme si vous n'étiez qu'homme d'Église, que serviteur du clergé, et non pas ce que vous êtes réellement, citoyen appartenant à l'ordre civil, dévoué à tous les intérêts de cet ordre, occupé des besoins matériels du peuple, non moins que de ses besoins religieux et moraux.

« Il y a, dans plus d'un pays, des catholiques qui ne sont pas libéraux, qui ne comprennent pas l'ordre constitutionnel moderne : tels étaient et sont encore les légitimistes français. Mais chez nous, pourquoi la liberté sincère domine-t-elle depuis quinze ans ? N'est-ce point parce que la majorité a toujours été libérale selon la langue vraie ? Les faits sont d'irrécusables témoins de ce que j'avance ; car où trouverez-vous une Constitution mise en pratique sans réserve pendant plus de trois lustres, » avec une loyauté pareille à ce qui s'est pratiqué parmi nous ? »

37.2. Les soutiens du libéralisme exclusif : orangistes, radicaux et francs-maçons

Il est vrai que M. Devaux ne s'était pas seul montré sur la brèche. Peu de temps après la fondation de la Revue, le parti libéral avait acquis des auxiliaires d'un autre genre. Les orangistes et les démocrates lui avaient apporté le concours de leurs forces militantes.

Ainsi que nous l'avons dit, la dissolution des dernières phalanges de l'orangisme date du traité du 19 avril. C'était en vain que les chefs multipliaient les banquets et les réunions clandestines qui avaient jusque-là servi de stimulant et de lien aux fidèles. La pitoyable et ridicule issue de la conspiration de 1841 dissipa les illusions les plus vivaces. A l'exception de quelques fanatiques incorrigibles, les hommes énergiques du parti passèrent avec armes et bagages dans le camp du libéralisme exclusif (On trouve à ce sujet des détails intéressants dans les Souvenirs de Lebrocquy, p. 97 et suiv.). On en acquit bientôt la preuve par la transformation complète qui s'opéra dans l'attitude et dans le langage d'une partie de la presse. A Liége, à Anvers, à Gand surtout, les écrivains qui s'étaient montrés si âpres, si hautains, si arrogants à l'égard des auteurs de la révolution, faisant brusquement volte-face, se mirent à parler avec une sympathie respectueuse des hommes et des choses que, pendant douze années, ils avaient accablés de leurs dédains et de (page 181) leurs sarcasmes. Le Messager de Gand, réservant désormais son fiel pour les candidats catholiques, fit publiquement des vœux en faveur de l'avènement ministériel de M. Rogier ! Le secours n'était pas à dédaigner, parce que l'orangisme, toujours comprimé par les masses, s'était réfugié dans les classes supérieures. Dans la seule ville de Gand, la fusion du libéralisme et de l'orangisme valait au premier un appoint de quelques centaines de voix. Aussi les libéraux furent-ils loin de se montrer ingrats envers ces nouveaux auxiliaires. Dans les élections pour la commune, pour la province et pour les Chambres législatives, ils placèrent parmi leurs candidats plus d'un partisan avoué de la maison d'Orange. On vit leurs feuilles les plus influentes acclamer des noms qui, au milieu des luttes du patriotisme et des dangers de la patrie, avaient été la personnification du dévouement aux intérêts d'une dynastie étrangère.

L'adhésion des radicaux, moins sincère peut-être, n'était pas moins bruyante. Impuissants et sans lien au moment de la promulgation du traité de 1839, peu nombreux encore en 1845, ils suppléaient au nombre par l'audace et le bruit d'une polémique implacable. Tandis que leurs émissaires semaient la méfiance et la désaffection dans les classes moyennes, surtout à Bruxelles, leurs rares organes dans la presse des provinces se distinguaient par l'énergie des attaques qu'ils dirigeaient contre les candidatures électorales appuyées par les catholiques. Ajoutons que, même sous le rapport du nombre, leurs partisans ne restaient pas complétement stationnaires. Une sorte de vent démocratique soufflant de l'étranger leur procurait des recrues dans cette classe toujours nombreuse qui porte son dévouement banal, là où se montrent des indices même trompeurs d'une domination future. Le concours qu'ils apportaient à l'opinion libérale, sans offrir une importance considérable, avait sa valeur dans l'arène électorale, où très souvent le succès d'une candidature dépend d'un petit nombre de suffrages. Les doctrines étaient inconciliables, et tôt ou tard une guerre politique devait éclater entre des alliés qui n'avaient ni les mêmes principes ni le même but ; mais, en attendant le jour de cette lutte inévitable, la réunion de leurs forces respectives pouvait être avantageusement exploitée au détriment de la majorité unioniste des Chambres.

Abandonnés de leurs alliés naturels, combattus par les chefs de (page 182) la gauche parlementaire, les catholiques restaient seuls en présence des radicaux, des orangistes, des libéraux avancés et de la presque totalité des libéraux modérés.

Un autre fait, dont l'importance ne doit pas être méconnue par l'histoire, contribuait à donner à la lutte des proportions de plus en plus redoutables. Nous voulons parler de l'appui que l'opinion libérale trouvait dans l'extension sans cesse croissante des loges maçonniques.

Depuis la circulaire épiscopale de 1837, les loges s'étaient multipliées avec une rapidité extraordinaire. Les chefs les plus actifs de l'opposition avaient aisément compris les avantages que leur offraient les cadres d'une société séculaire, précisément organisée en vue de centraliser les forces de ses membres et de diriger toutes les volontés vers la réalisation d'une pensée commune. Des hommes énergiques et habiles formèrent le projet d'opérer, sinon la fusion, au moins l'alliance intime du libéralisme et de la maçonnerie.

La nature, le but et les résultats de cette alliance sont clairement indiqués dans un discours prononcé à la loge d'Anvers, le 12 février 1845. « La maçonnerie, disait l'orateur, est florissante ; les cadres de notre sainte milice s'étendent de jour en jour, nos bras se multiplient, et bientôt nous pourrons étreindre tout le pays dans un embrassement fraternel..... Quelle ne serait pas notre force et notre puissance sur le monde, si nous élevions notre but, notre pensée et nos actions à la hauteur de ses besoins actuels ? Unis par toutes les forces du cour, de l'intelligence et de la volonté, serions-nous pas à l'instant même à la tête du parti libéral, vaste corps, se soutenant tout en succombant souvent, parce que lui aussi manque d'unité ? Je n'entends point remorquer le parti libéral ; mais le libéralisme sera nous ; nous serons sa pensée, son âme, sa vie, nous serons lui enfin !... Pour poursuivre ses succès et ses conquêtes, ne voit-on pas qu'il nous attend ? Hâtons-nous d'aller à lui » (Voyez la Franc-Maçonnerie dans sa véritable signification, par Ed. Eckert ; trad. de l'abbé Gyr, t. II, p. 405). Cette harangue, imprimée par ordre de l'assemblée, fut envoyée à toutes les loges du royaume, accompagnée d'une lettre dans laquelle le Vénérable d'Anvers annonçait nettement la domination prochaine (page 183) de l'ordre maçonnique. « Déjà à Bruxelles, écrivait-il, la maçonnerie est toute-puissante ; il y a quelques années, son influence était presque nulle. Ce n'est que par la persévérance et l’union qu'elle est parvenue à ce résultat. Ce qui est possible à Bruxelles l'est dans tout le pays ; seulement le but est plus difficile à atteindre. » Nous ignorons quelle fut la réponse officielle des loges, mais les faits nous apprennent que, dès cet instant, elles s'emparèrent du premier rôle et devinrent décidément la force prépondérante du libéralisme. Les vœux de l'orateur d'Anvers se réalisèrent, et la maçonnerie put à bon droit s'écrier, comme lui : « le libéralisme sera nous ; nous serons sa pensée, son âme, sa vie. »

Et qu'on ne s'imagine pas que les loges n'eussent d'autre ambition que de s'emparer du pouvoir et d'en expulser les catholiques. Elles étalèrent hautement, sans détour et sans ambages, la prétention de former l'esprit public et de façonner à leur gré le cour et l'intelligence de la jeunesse. Le 2 juillet 1846, le Vénérable de la loge la Fidélité, de Gand, formula les projets de l'ordre avec une précision rigoureuse. Après avoir parlé avec emphase de l'hydre monacale relevant partout ses têtes hideuses ; après avoir tonné contre l'organisation cléricale, ayant sa tête à Rome et ses bras dans tous les royaumes de la terre ; après avoir amèrement reproché à l'Église sa sollicitude pour l'éducation religieuse des masses ; après avoir évoqué les ombres de Joseph II, des héros de la Rochelle et des victimes des dragonnades de Louis XIV, l'orateur résuma les prétentions de la maçonnerie nationale dans une de ces phrases énergiques et concises qui dispensent de tout commentaire : « Il faut » s'écria-t-il, « établir autel contre autel, enseignement contre enseignement ! » (Ce discours a été publié par le Journal de Bruxelles, n° du 6 février 1855).

Radicaux, orangistes, francs-maçons de tous les rites, libéraux de toutes les nuances, ennemis hier, alliés aujourd'hui, se mirent à l'œuvre avec une ardeur nouvelle.

37. 3. Le développement des sentiments et des manifestations anticléricales

Ainsi qu'il arrive toujours, les doctrines professées dans les régions supérieures de la société trouvaient un écho complaisant dans la crédulité des masses. Celles-ci ne se bornaient pas à dénier au clergé catholique l'exercice de ses droits constitutionnels : avec cette redoutable logique de la foule, elles avaient immédiatement aperçu les conséquences dernières de la propagande ultra-libérale. Toutes les œuvres (page 184) de dévouement entreprises par le prêtre, les sacrifices qu'il s'imposait pour améliorer le sort des classes inférieures, les écoles qu'il fondait pour éclairer et moraliser le peuple, les asiles qu'il ouvrait à l'indigence, tous ses travaux et tous ses actes furent bientôt envisagés comme autant de manœuvres habilement dirigées vers un but unique : la conquête de la suprématie politique. On attribuait à des mobiles vulgaires, à des ambitions mesquines, à des calculs misérables, cette activité puissante et féconde qui, depuis dix-huit siècles, dans tous les pays, sous tous les régimes et à travers toutes les vicissitudes, forme le caractère distinctif du clergé catholique. Tandis que les chefs de l'opinion libérale étaient fermement résolus à ne pas sortir des voies légales, un déplorable esprit d'intolérance se manifestait dans les districts industriels. A Verviers, où le clergé séculier avait réclamé le concours de deux membres de la compagnie de Jésus, plusieurs milliers de prolétaires firent entendre des menaces devant la demeure d'une famille honorable, qui s'était chargée de l'entretien de ces religieux inoffensifs. Le repos public était menacé au point que l'administration communale crut devoir se livrer à des démarches humiliantes pour apaiser l'émeute. L'ordre ne fut rétabli que par la promesse que les deux jésuites ne viendraient pas à Verviers !

Certes, il n'était pas possible d'imaginer une violation plus manifeste, plus odieuse de la liberté des cultes et du droit constitutionnel d'association. Aussi la presse libérale s'empressa-t-elle de blâmer ces excès révolutionnaires ; mais, il est triste de le dire, la désapprobation était loin d'être sans réserve. Un journal de Liége, voyant une sorte de provocation dans l'appel de deux prêtres belges, publia ces lignes significatives : « Si nous traitons avec la sévérité qui leur est due des démonstrations d'intolérance,... nous n'en blâmons pas moins l'imprudence qui a été la première cause de ces désordres, en nous réjouissant toutefois qu'elle n'ait pas reçu dans ces circonstances la leçon terrible qu'étourdiment elle était allée chercher. » (Fragment du Politique, cité par le Journal historique et littéraire, 1844, p. 295).

User loyalement d'une liberté garantie par la Constitution, consacrer une partie de sa fortune à l'instruction religieuse du peuple, prendre au sérieux le texte et l'esprit de la loi fondamentale, c'était commettre une imprudence grave, c'était chercher étourdiment une (page 185) leçon terrible ! Les catholiques n'eurent pas lieu de s'étonner lorsque, quelques jours plus tard, un membre du barreau de Liége, chargé de la défense des individus soupçonnés d'avoir participé à l'émeute, prononça ces incroyables paroles : « Que deux loups affamés viennent se jeter au milieu d'une société de citoyens paisibles, et le ministère public, aujourd'hui si prompt à poursuivre, sera le premier qui vous aidera à vous garantir des morsures de ces animaux malfaisants... Eh » bien ! si le rassemblement qui aurait eu lieu pour se préserver des loups eût été légitime, celui qui tendait à éloigner d'une population paisible les jésuites doit être également légitime, moral et constitutionnel. La présence des jésuites est un fléau... ! » (Observateur belge du 26 octobre 1844). Qu'on compare ce langage aux discours prononcés dans l'enceinte du Congrès national, et l'on apercevra du premier coup d'œil la distance immense qui sépare les idées et les doctrines de 1830 des aspirations et des haines de 1844 !

On commettrait une injustice odieuse en rendant l'opinion libérale tout entière solidaire de ces excès et de ces doctrines ; mais le fait seul de leur manifestation, dans un pays où le respect de la liberté d'autrui sert de base à l'édifice politique, était un triste présage pour l'avenir des institutions nationales. Un journal influent de la province de Liége ne craignit pas de dire au clergé : « Vous serez abattu révolutionnairement, ou vous verrez anéantir légalement la Constitution qui vous accorde la faculté de mal faire ! » (Fragment cité par le Journal historique et littéraire, novembre 1844, p. 340).

Éclairés par une expérience tardive, les catholiques fondèrent quelques journaux pour défendre à la fois leur passé et leur avenir ; mais, tout en obtenant des résultats qui n'étaient pas à dédaigner, leur influence dans la presse continuait à rester immensément inférieure à celle de leurs adversaires. C'était l'époque où le journalisme parisien, spéculant sur les instincts vicieux d'un public avide d'émotions désordonnées, prenait à ses gages les romanciers les plus licencieux de la France. Tandis que le journal défendait dans ses colonnes la cause du gouvernement, de l'ordre et de la morale, des feuilletons placés au bas des pages exaltaient toutes les passions, renversaient tous les principes, sapaient toutes les bases de la société civile et préparaient, à l'insu et à la honte de leurs innombrables lecteurs, les tristes scènes (page 186) qui suivirent la catastrophe de Février.

La presse catholique ne pouvait puiser à cette source impure ; mais les feuilles libérales de Bruxelles, de Gand, de Liége, se montraient moins scrupuleuses. Profitant largement de l'absence d'une convention littéraire avec la France, elles empruntaient aux journaux de Paris les romans impies qui pouvaient venir en aide à la propagande dirigée contre le clergé catholique. Fermant les yeux aux lueurs sinistres qui présageaient un cataclysme social ; poursuivant de leurs railleries les hommes qui parlaient d'une lutte prochaine entre les riches et les pauvres, entre le capital et le travail, entre l'ordre et l'anarchie, elles saluèrent avec enthousiasme l'apparition du Juif errant d’Eugène Sue : œuvre immorale, où le mariage était nommé une action folle, égoïste, impie ; œuvre antisociale, où l'organisation du travail était glorifiée avec emphase, où M. Louis Blanc était salué comme l'une des gloires du socialisme ; œuvre révolutionnaire, où les rêveries de Fourier étaient appelées des théories immortelles. Il suffisait que le Juif errant fît la guerre aux jésuites ; il suffisait que la Compagnie de Jésus fût lâchement accusée de marcher à la conquête du pouvoir par l'espionnage, la délation, la guerre civile, le meurtre, l'empoisonnement et l'incendie ! Le Juif errant obtint les honneurs de la reproduction dans les colonnes des neuf-dixièmes de nos feuilles libérales. Des pères de famille, des propriétaires, des hommes sincèrement dévoués à l'ordre, lurent et commentèrent ces pages où l'Église apparaissait sous la forme d'une vaste arène peuplée d'intrigues infâmes et de crimes atroces, mais où la société civile, malgré des ménagements adroitement conservés dans la forme, recevait aussi des coups nombreux et terribles. Des Belges, égarés par leurs passions politiques, se rendirent à Paris pour offrir à l'auteur une médaille portant cette inscription pompeuse : Les libéraux belges à Eugène Sue... Sa plume foudroie l'hydre qui brava Rome et les rois ! La semaine suivante, la loge la Persévérance, d'Anvers, lui envoya une plume d'or, et le romancier répondit avec emphase : « Grâce à l'extrême et juste influence que les loges acquièrent de jour en jour en Belgique, par le patriotisme, par la fermeté, par l'indépendance, par les lumières de leurs membres, ces loges sont à la tête du parti libéral, socialiste et véritablement chrétien, qui se pose hardiment en face de l'association ultramontaine et rétrograde. »

Trois ans plus tard, l'auteur du Juif errant était l'un des (page 187) héros de la démagogie française, tandis que les membres de la députation et les fournisseurs de la plume d'or se voyaient réduits à trembler pour leurs propriétés, pour l'avenir de leurs familles, pour l'indépendance de leur patrie !

(Note de bas de page : Voici la description de la médaille : Avers : Buste habillé d'Eugène Sue, en profil, avec l'inscription : Les libéraux belges à Eugène Sue. Revers : Un foudre et une plume placés en sautoir. Les cantons du sautoir ont reçu les inscriptions suivantes : Bulle de Clément XIV 1773. Édit de Louis XV 1769. Édit de Marie-Thérèse 1773. Le Juif errant 1844. Le revers est entouré de cette légende : Sa plume foudroie l'hydre qui brava Rome et les rois. Janvier 1845. La lettre d'Eugène Sue à la loge d'Anvers a été reproduite par le Journal de Bruxelles du 15 février 1845).

37. 4. Organisation politique des libéraux. Le Congrès libéral de 1846

Les succès électoraux de 1845, la retraite de M. Nothomb, le départ de M. Van de Weyer et l'avènement d'un ministère catholique eurent pour conséquence naturelle d'accroître l'animosité des chefs de l'opposition. A mesure qu'ils voyaient approcher le jour d'une lutte décisive, ils disciplinaient leurs phalanges et perfectionnaient leurs armes. Trois mois après la formation du cabinet du 31 mars, toutes les nuances du libéralisme belge se confédérèrent dans un Congrès réuni à Bruxelles.

A la fin de 1840, les loges de la capitale avaient pris la résolution d'établir, comme centre de propagande active et d'opposition militante, une association civile fortement constituée et susceptible d'un accroissement indéfini. Les frais furent couverts à l'aide d'un emprunt et d'un subside maçonnique de deux à trois mille francs. La société ouvrit ses travaux le 15 avril 1841, sous le titre de L'Alliance.

Les progrès de l'association dépassèrent l'attente de ses fondateurs. Composée d'un premier noyau de 350 membres tous francs-maçons, elle comprit bientôt l'avantage qu'elle pourrait retirer de l'admission d'une foule d'hommes qui, tout en voulant rester en dehors des sociétés secrètes, se montraient dévoués de cœur et d'âme aux progrès du libéralisme. En vertu d'une décision prise en assemblée générale, les personnes étrangères à la maçonnerie furent admises dans les cadres de la société ; puis, par une nouvelle résolution, on fit disparaître toute inégalité entre les membres. Grâce à cette mesure, un travail de quelques mois suffit pour porter le nombre des associés à plus de mille. Maîtresse des élections pour la commune et pour la province, pesant de tout son poids sur les élections générales de l'arrondissement de Bruxelles, l'Alliance marchait visiblement vers la toute-puissance (page 188) politique au sein de la capitale. Malgré les efforts du ministère, du clergé, des sommités de la finance, de toutes les influences acquises à l'administration centrale, ses candidats étaient assurés de passer au premier tour de scrutin, dans un avenir peu éloigné (Voy. pour ces détails M. de Gerlache, Essai sur le mouvement des partis, p. 26. Œuvres complètes, t. VI)

Liége et quelques autres villes avaient suivi cet exemple, sinon avec le même succès, du moins avec la même ardeur ; mais une foule d'autres localités étaient restées en arrière et se contentaient de faire précéder les élections de quelques conciliabules secrets, où les hommes les plus influents de l'opposition mettaient en commun leurs efforts et leurs rancunes. Les membres de l'Alliance résolurent de régulariser cet état de choses ; ils formèrent le projet d'unir, de coaliser, de grouper sous une seule bannière, d'enrégimenter dans un seul et vaste cadre, toutes les forces vives du libéralisme. Le 14 juin 1846, un Congrès libéral, convoqué par leurs soins, se réunit à l'hôtel de ville de Bruxelles, sous la présidence de M. Defacqz, chef de l'Alliance, conseiller à la cour de cassation et grand-maître de l'ordre maçonnique.

(Note de bas de page : En prenant l'initiative de la convocation du Congrès, le comité de l'Alliance avait décidé que l'assemblée se composerait d'un délégué sur 7,000 habitants, c'est-à-dire, de 615 membres sur une population de 4,300,000 âmes. Ce voeu ne fut pas complétement réalisé. L'appel fait à l'ouverture de la séance constata que la salle ne renfermait que 320 délégués effectifs. Les représentants d'Anvers avaient refusé d'accepter la délégation de cette ville, et l'on remarqua l'absence de M. Devaux, délégué de Bruges.

(De même qu'à Bruxelles, les associations libérales s'assemblaient à l'hôtel de ville dans plusieurs chefs-lieux d'arrondissement. C'était un inconcevable oubli de toutes les convenances administratives, qui doit être signalé comme un trait caractéristique de l'attitude et du caractère de l'opposition. L'hôtel de ville est la maison commune ; l'administration qui met ses salles à la disposition d'un club méconnaît les droits et blesse nécessairement les susceptibilités légitimes d'une partie de la population).

Le caractère de M. Defacqz était généralement et justement estimé ; mais son nom seul, devenant le drapeau du Congrès, attestait que les traditions vraiment libérales de 1830 avaient reçu une atteinte profonde. Dans notre immortelle assemblée constituante, où le patriotisme avait si noblement triomphé de toutes les dissidences, où l'amour sincère de la liberté avait brisé du même coup les barrières qui s'opposaient à la propagande catholique et les entraves qui gênaient la (page 189) manifestation de la pensée humaine sous toutes ses formes, M. Defacqz avait demandé l'asservissement de l'Église à l'État. A l'heure où les derniers soldats de la Hollande n'avaient pas encore abandonné le sol belge, il voulait priver les catholiques de l'un des avantages en vue desquels ils avaient si largement contribué à la conquête de l'indépendance nationale ! (Voy. ci-dessus, t. I, p. 280. Huyttens, Discussions du Congrès national, t. I, p. 587).

La présidence de M. Defacqz, acceptée par acclamation, saluée avec enthousiasme, suffisait pour prouver que le Congrès libéral de 1846 était l'antithèse du Congrès national de 1830. En 1830, on voulait réunir tous les Belges en une seule famille libre, unie, forte par la communauté des intérêts et des droits ; en 1846, on demandait la suprématie permanente d'un parti, on classait les Belges en vainqueurs et en vaincus, on proclamait la nécessité d'une lutte acharnée, en d'autres termes, on réunissait, sans le savoir, les éléments d'une dissolution nationale !

Le discours de M. Defacqz, fréquemment interrompu par des applaudissements unanimes, n'était autre chose qu'un résumé lucide et éloquent de toutes les préventions, de tous les soupçons, de toutes les accusations exploitées par la presse ultra-libérale. Il parla longuement de l'influence occulte, de l'assujétissement du pouvoir civil, du droit divin, des vues ambitieuses de l'épiscopat, du gouvernement théocratique aspirant à remplacer la monarchie constitutionnelle; en un mot, il reproduisit sous une forme brillante et concise tous les griefs imaginaires que nous avons plus d'une fois énumérés (Voy. les chapitres IX et XXVI).

« La Constitution » belge, dit-il, semblait avoir résolu le grand problème de la liberté en tout et pour tous : elle donnait une juste satisfaction à des droits longtemps méconnus ; elle pouvait suffire aux besoins nés de la marche du temps et du progrès des grandes doctrines sociales. Elle le pouvait, mais à une condition, c'est qu'un gouvernement loyal et habile favorisât, suivit au moins l'impulsion qu'elle avait donnée ; qu'il maintînt l'équilibre entre ses rouages ; qu'il s'appliquât à développer graduellement et avec sagesse les germes précieux qu'elle renferme... » Jurisconsulte éclairé et savant, M. Defacqz oubliait ici que le pacte fondamental était une œuvre de transaction, fondée sur l'accord des esprits et des cœurs, sur le concours et le respect de tous les intérêts légitimes.

Parlant à une assemblée qui, malgré le nombre (page 190) de ses membres, n'était que l'expression d'un parti, d'une seule catégorie de citoyens, l'orateur blâmait l'attitude de ceux qui, restés fidèles aux traditions du Congrès national, interprétaient la charte en se plaçant au point de vue de l'assemblée constituante, c'est-à-dire, en repoussant de toutes leurs forces la domination exclusive de l'un de nos grands partis parlementaires. On éprouve un sentiment pénible en voyant un homme aussi éclairé, aussi justement honoré que M. Defacqz tenir cet étrange langage : « Une égoïste ambition n'a pas craint de rendre stériles les principes actifs de la Constitution. Une classe de citoyens, non contente de la part qui lui était accordée, a voulu s'approprier encore celle des autres ! » On ne s'attend guère à trouver cette accusation dans la bouche du président d'une assemblée, où l'abandon de l'union, la conquête du pouvoir, l'absorption des influences officielles et l'asservissement politique des catholiques étaient l'objet de tous les vœux et de toutes les espérances ! (Le discours de M. Defacqz se trouve dans toutes les feuilles libérales de l'époque).

Une seule séance suffit pour rédiger l'acte de fédération et formuler le programme du libéralisme belge. L'assemblée fut unanime à proclamer la nécessité d'une réforme électorale ; mais des dissidences assez vives se manifestèrent à l'égard de la position qu'on devait assigner aux électeurs des campagnes. M. Frère, délégué de l'Association libérale de Liége, proposait la rédaction suivante : « La réforme électorale, par l'adjonction, dans les limites de la Constitution, des citoyens exerçant une profession pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et par l'abaissement successif du cens actuel des villes avec toutes les garanties de lumières, d'indépendance et d'ordre. »

Plus hardi, plus rapproché des idées démocratiques, M. Barthels, délégué de l'Alliance de Bruxelles, repoussait le système de M. Frère, et proposait de dire : « La réforme électorale par l'abaissement du cens des villes au niveau du cens des campagnes, pour arriver successivement un jour jusqu'à la limite fixée par la Constitution. » M. Frère déclara nettement qu'il ne voulait, ni l'égalité du cens entre les villes et les campagnes, ni l'abaissement du cens jusqu'au minimum fixé par la Constitution. « Je désire, dit-il, autant que possible l'extension du droit de voter ; mais, avec le système d'impôts qui nous régit, je ne pense pas qu'il serait juste d'établir l'égalité du cens entre les villes et les (page 191) campagnes... Je n'ai pas voulu, d'un autre côté, indiquer une limite extrême comme pouvant être atteinte dès à présent... Je n'ai pas voulu demander l'abaissement du cens jusqu'au minimum fixé par la Constitution, mesure qui, de l'aveu de tous, ne peut pas être prise dès à présent, qui, dans les circonstances actuelles, serait même mauvaise, inopportune, dangereuse... » Interrompu par les murmures de l'assemblée, l'orateur éleva la voix et s'écria avec force : « Beaucoup d'électeurs à vingt florins ne présenteraient pas des garanties suffisantes d'ordre, de lumières et d'indépendance ; vous aurez à vingt florins, non pas des électeurs, mais des serviteurs, des gens soumis à la domination d'autrui, des hommes qui n'auront ni assez de lumières, ni assez d'indépendance, pour résister aux influences dont ils seront entourés ! »

Une scission allait éclater, lorsque M. Roussel vint proposer une rédaction nouvelle : « La réforme électorale par l'abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la Constitution, et comme mesure immédiate : 1° l'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés sur la liste du jury; 2° un certain abaissement dans le cens actuel des villes. » Quoique cette formule ne fût que la reproduction de l'amendement de M. Barthels sous une autre forme, elle réunit l'unanimité des suffrages (Voy. la brochure intitulée Congrès libéral de Belgique, p. 46 à 49).

Une autre discussion surgit à l'égard du mandat impératif. MM. Verhaegen et Roussel, l'un et l'autre délégués de l'Alliance, voulaient que les associations libérales, laissant à leurs élus une liberté entière, se contentassent des garanties qu'offraient l'honneur, le dévouement et la conscience des candidats. D'autres membres, plus méfiants et moins scrupuleux, prétendaient, au contraire, que tout candidat, porté par la confédération libérale à des fonctions électives, devait s'engager, sur l'honneur, à user de toute son influence pour réaliser les principes du programme. Ici encore le débat se termina par un amendement qui, tout en conservant le fond, adoucissait les termes de la formule. Il fut convenu que l'acceptation d'une candidature offerte par une société libérale serait considérée comme un acte d'assentiment aux principes de la confédération énoncés dans son programme (Congrès libéral de Belgique, p. 53 et suiv.).

Du reste, aux yeux des membres les plus influents du (page 192) Congrès, ces questions n'offraient qu'une importance secondaire. Le point essentiel était de grouper, de coaliser, de discipliner les forces électorales du libéralisme. On en acquit la preuve dès le début de la discussion. Des murmures unanimes interrompirent le baron de Sélys-Longchamps, lorsque, revendiquant en faveur des confédérés le droit de ne pas favoriser les candidatures repoussées par leur conscience, il prononça les paroles suivantes : « On peut très bien exiger que les libéraux n'agissent pas en faveur de candidatures qui ne sont pas celles de l'association, mais on ne peut pas exiger qu'un libéral opprime sa conscience au point de voler et d'user de son influence en faveur du candidat de l'association, alors que sa conscience lui dit que l'association a fait un mauvais choix. » L'argument était sans réplique. Il fallait ou admettre la proposition de M. de Sélys ou proclamer la toute-puissance des clubs. Ce fut ce dernier parti qui réunit la majorité des suffrages. Des hommes qui se proclamaient les défenseurs les plus énergiques de la liberté commençaient par se condamner eux-mêmes à un véritable vasselage politique ! (Congrès libéral de Belgique, p. 24).

(Note de bas de page : M. Jacobs (d'Anvers) avait présenté un amendement ainsi conçu : « Si exceptionnellement' un membre croyait ne pas pouvoir prendre un engagement aussi formel vis-à-vis de l'un ou de l'autre candidat présenté, il le déclarerait au président par écrit qui restera secret, en désignant nominativement le ou les candidats auxquels il ne pourrait, le cas échéant, accorder son vote. Mais, dans ce cas, le sociétaire s'abstiendrait d'user de son influence contre le candidat de la majorité. » Cet amendement fut rejeté à une grande majorité (p. 25 et 27)).

L'assemblée allait se séparer, lorsqu'un délégué de Liége fit une proposition ainsi conçue : « Le Congrès forme des veux pour l'affranchissement, par tous les moyens légaux, du clergé inférieur, qui est sous le coup d'une menace incessante de révocation, et dont la constitution civile est impunément violée. » Combattue par M. Lelièvre, vigoureusement appuyée par M. Frère, la proposition fut adoptée à une grande majorité (Nous avons déjà parlé de l'inamovibilité des desservants, et nous aurons l'occasion d'y revenir (Voy. ci-dessus, p. 139).

Quelques jours plus tard, toutes les feuilles libérales publièrent les documents suivants, que leur importance rend dignes d'être intégralement reproduits :

(page 193) « I. CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU LIBÉRALISME EN BELGIQUE.

« Prenant en mûre considération le vœu presque unanime du pays, qui réclame la mise en pratique loyale des principes écrits dans la Constitution belge et la réalisation de toutes ses promesses ;

« Considérant qu'il est urgent de revenir définitivement à ces principes, et d'en assurer le respect par la réforme des lois qui s'en sont écartées ; d'imprimer aux institutions un sage esprit de progrès ; de garantir l'indépendance du pouvoir civil contre toute influence religieuse ou extra-légale, patente ou cachée ; de rappeler dans le gouvernement la franchise et la loyauté trop longtemps exilées ;

« Considérant que c'est pour l'opinion libérale un devoir sacré de faire rentrer la politique intérieure du pays dans la voie que le Congrès national et constituant lui avait tracée, en tenant compte toutefois des besoins nouveaux qui ont surgi depuis lors et qui pourront surgir encore, notamment celui d'une réforme équitable de la loi électorale et de l'amélioration du sort physique et moral des classes peu aisées de la société ;

« Considérant enfin que l'un des moyens les plus efficaces et les plus constitutionnels pour parvenir aux résultats qui viennent d'être signalés, est l'association de tous les hommes appartenant à une même opinion, dans le but de s'entendre sur le choix des mandataires du pays, et d'augmenter ainsi, par l'union et la discipline, la force de cette opinion ;

« Le Congrès libéral a résolu :

« Art. 1er. Dans tout chef-lieu d'arrondissement administratif, le parti libéral constituera immédiatement une société composée de tous les libéraux qui auront été admis, au scrutin, par la commission administrative de la société.

« Dans tout chef-lieu de canton, il sera, par les soins de la commission administrative de la Société d'arrondissement, établi un comité électoral qui correspondra avec la commission administrative de cette société, et dans lequel les communes du canton seront suffisamment représentées.

« Art. 2. La Société d'arrondissement fera ses règlements d'ordre intérieur. Elle procédera, en assemblée générale, à l'élection préparatoire des candidats à présenter aux suffrages des électeurs dans les (page 194) élections des membres des Chambres législatives, des conseillers provinciaux du canton et des conseillers communaux du chef-lieu.

« Les comités cantonaux s'entendront avec la commission administrative de l'arrondissement pour les choix préparatoires des conseillers provinciaux de chaque canton et des communes du canton ; ces choix seront proclamés par le comité cantonal.

« Art. 3. La base de toute cette organisation sera le ralliement sans réserve de tous les libéraux aux choix préparatoires de la majorité, de telle sorte que chaque électeur libéral prend l'engagement d'honneur de voter et d'user de toute son influence en faveur du candidat de la Société libérale de son arrondissement ou de son comité cantonal.

« Art. 4. Les commissions des diverses sociétés d'arrondissement établiront entre elles des correspondances, à l'effet de s'assurer, s'il en est besoin, du mérite des candidats, et de faire agir dans un arrondissement les influences libérales des arrondissements voisins.

« Ar. 5. Pour la première constitution des Sociétés libérales dont il est parlé à l'article premier, elle se formera par la réunion de tous les libéraux qui, dans le mois de la présente résolution, auront demandé à en faire partie et se seront adressés, à cette fin, aux personnes déléguées par leur localité vers le Congrès libéral.

« Art. 6. Les délégués faisant partie du Congrès libéral promettent de constituer sans retard, soit une société, soit un comité dans leur résidence, sur les bases du présent règlement. Tous pouvoirs leur sont donnés à cette fin par le Congrès.

« Art. 7. A chaque époque à fixer par la Société de l'Alliance, les Sociétés d'arrondissement députeront à Bruxelles un nombre de leurs membres proportionnel à la population de leur arrondissement pour délibérer, avec les délégués de la Société l'Alliance, nommés dans la même proportion, sur les besoins du libéralisme et la marche des élections.

« Art. 8. L'acceptation d'une candidature offerte par une Société libérale sera considérée comme une adhésion aux principes de la confédération énoncés dans son programme.

» Art. 9. Pour faire partie des associations confédérées, il faut faire acte d'adhésion aux principes proclamés par le Congrès libéral. »

(page 195) « II. PROGRAMME DU LIBERALISME BELGE

« Le Congrès libéral adopte, pour programme du libéralisme belge, les articles suivants :

« Art. 1er. Comme principe général :

« La réforme électorale par l'abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la Constitution ;

« Et comme mesures d'application immédiate :

« 1° L'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés sur la liste du jury ;

« 2° Un certain abaissement dans le cens actuel des villes.

« Art. 2. L'indépendance réelle du pouvoir civil.

« Art. 3) L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence avec les établissements privés, et en repoussant l'intervention des ministres des cultes, à titre d'autorité, dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil.

« Art. 4 Le retrait des lois réactionnaires.

« Art. 5. L'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs, à raison d'un représentant par 40,000 âmes et d'un sénateur par 80,000 âmes.

« Art. 6 Les améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrières et indigentes. »

« III. VOEU DU LIBERALISME BELGE.

« Le Congrès libéral fait des vœux pour l'affranchissement, par tous les moyens légaux, du clergé inférieur, qui est sous le coup d'une menace incessante de révocation et dont la constitution civile est impunément violée. »

Ces documents étaient signés par M. Defacqz, président, et M. J. Barthels, secrétaire.


Il n'est pas nécessaire de signaler l'importance immense de cette vaste (page 196) confédération de toutes les nuances de l'opinion libérale. Une société dirigeant à son gré le corps électoral de la capitale, étendant ses ramifications dans toutes les villes et dans tous les cantons ruraux, ayant à ses ordres une presse audacieuse et habilement servie, étalant hautement la prétention d'imposer ses idées, ses projets, son programme à la nation, au gouvernement, aux Chambres, une telle société était par elle-même un danger permanent pour l'indépendance et la dignité de l'administration centrale. Mais la gravité de cette situation devenait bien plus évidente encore quand on jetait les yeux sur les termes de l'article 7 de l'acte de fédération.

Dans son discours d'ouverture, M. Defacqz avait dit : « Ce que le Congrès ne fera pas aujourd'hui, il l'accomplira quand il le voudra. Il ne va pas se dissoudre à la suite d'une première réunion. Il constitue désormais un corps permanent qui s'assemblera quand les intérêts de la cause libérale l'appelleront à leur aide ; qui s'assemblera mieux organisé, formé d'une représentation plus complète, et d'ailleurs préparé à traiter les questions qui auront été d'avance signalées à son attention. » C'était une tribune retentissante élevée à côté de la tribune des Chambres ; c'était la représentation des clubs politiques siégeant à côté de la représentation constitutionnelle du peuple belge ; c'était une assemblée irresponsable contrôlant, dirigeant, dominant le parlement organisé par la Constitution. Rien n'empêchait le Congrès libéral de discuter à son tour, de flétrir et de condamner toutes les mesures solennellement décrétées par les trois branches du pouvoir législatif.

En voyant pousser le droit d'association à ces limites extrêmes, on se rappelait involontairement cette maxime devenue triviale à force d'être répétée, que les lois les plus belles et les plus justes, pour être durables et salutaires, ont besoin d'être appliquées avec sagesse et interprétées avec modération. Cela est tellement vrai que la diplomatie étrangère conçut des craintes ; elle s'imagina que la Belgique se trouvait à l'entrée d'une longue période d'anarchie, et le roi Louis-Philippe lui-même crut devoir manifester ses alarmes. Le 14 mai 1846, il écrivit au roi des Belges : « C'est sur la table du conseil que je vous écris. Vos lettres et tout ce que je recueille d'informations sur la situation de la Belgique fermentent dans ma tête, sur le fonds de ma vieille expérience et des orages révolutionnaires qui ont passé sous mes yeux. C'est surtout cette assemblée de délégués des associations belges, qui va (page 197) se réunir à Bruxelles, qui me préoccupe. Elle ne me rappelle rien moins que la commune de Paris de 1792, dictant de l'hôtel de ville à la Convention nationale aux Tuileries (après la disparition de la royauté) tout ce qu'il lui plaisait de lui imposer, et parvenant jusqu'à envoyer à sa barre des députations audacieuses qui lui faisaient rapporter le lendemain les décrets qu'elle avait prononcés la veille.

« J'ignore le moyen que peut fournir la législation belge pour paralyser, frapper et anéantir cette audacieuse réunion, si elle ne permet pas de la prévenir, ce qui serait toujours préférable. On dit que la Constitution belge autorise les associations ; mais je ne sais pas jusqu’où s'étend cette autorisation, et je doute qu'elle puisse s'étendre, même en droit, jusqu'à autoriser la formation d'une assemblée de délégués, élue sans autorité légale, délibérant, prenant des arrêtés, comme des Chambres légalement élues et exerçant les pouvoirs constitutionnels dont elles sont investies par la Constitution et la loi du pays. Ce n'est rien moins, à mes yeux, qu'une convention nationale révolutionnairement constituée, puisqu'elle le serait en dehors de toutes les lois et de l'autorité constitutionnelle de la royauté, et même probablement sans rapport avec le gouvernement légal du pays.

« J'en ai entretenu tout à l'heure mes ministres, et il n'y a eu parmi eux qu'un cri sur l'incompatibilité d'un tel état de choses avec l'existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. Grâce à Dieu, cet état de choses n'existe pas encore, au moins dans ce développement ; mais n'oubliez pas que c'est précisément de l'absence de toute règle légale dans leur création que les assemblées révolutionnaires tirent la force de détruire les institutions légales, et que ces dernières se laissent intimider par l'audace effrénée des autres.

« Nous ne sommes nullement disposés à laisser arriver la crise belge à de telles extrémités ; mais nous ne le sommes pas davantage à sortir des limites que nous tracent les traités et notre respect pour l'indépendance et la neutralité du royaume belge.

« En voyant devant nous la possibilité de pareils événements, j'éprouve le besoin de connaître votre opinion :

« 1° Sur ce que vous croyez pouvoir faire pour les prévenir ;

« 2° Sur ce que, le cas échéant où votre gouvernement se (page 198) trouverait impuissant, et encore celui où il serait débordé, vous croiriez devoir et pouvoir nous demander. Nous ne devons ni ne voulons rien faire que par votre initiative ; mais il faut prévoir à l'avance et concerter ce que des orages rapides peuvent inopinément exiger.

« L'heure de la poste ne me permet pas de vous écrire plus longuement. Gardez bien votre ministère actuel ; soutenez-le le plus vigoureusement que vous pourrez ; rien ne serait plus propre à tout ébranler qu'une crise ministérielle, et surtout que l'entrée au ministère des délégués, de leurs adhérents, et de ceux de leur couleur politique. »

(Note de bas de page : La lettre de Louis-Philippe, trouvée dans le cabinet du roi pendant le sac des Tuileries en 1848, a été publiée dans la Revue rétrospective. Elle a été reproduite par les feuilles belges et par M. de Gerlache, Essai, p. 32 (Œuvres complètes, t. VI).)

Le danger était réel ; mais ce que le roi Louis-Philippe et les diplomates étrangers oubliaient de mettre dans les plateaux de la balance, c'était le bon sens, l'amour de l'ordre et le besoin de sécurité qui distinguent le caractère belge. L'heure du premier entraînement passée, un nombre considérable de libéraux modérés ne pouvaient manquer d'apercevoir les inconvénients d'une institution peu compatible avec le jeu normal des rouages constitutionnels. On oubliait que le Congrès libéral était l'expression, non d'un parti homogène, mais de plusieurs nuances politiques momentanément coalisées. Libéraux doctrinaires, libéraux avancés, démocrates, orangistes fraîchement ralliés à la cause nationale, toutes les fractions hostiles aux catholiques s'y trouvaient représentées par leurs mandataires. Il était évident que ces éléments disparates ne pouvaient rester longtemps en présence, sans manifester leurs tendances contraires. Les délégués étaient à peine rentrés dans leurs foyers, l'enthousiasme provoqué par la séance du 14 juin n'était pas encore calmé, que de toutes parts se montraient des symptômes d'antagonisme entre les démocrates et les libéraux modérés. Ces derniers, désignés sous les dénominations peu flatteuses de « doctrinaires », de « vieux » et d' « arriérés », se trouvaient en présence d'une fraction remuante et jeune, fatiguée du patronage hautain du libéralisme parlementaire, réclamant sa part d'influence et disant hautement qu'on devait marcher à la conquête du pouvoir, non pour contenter quelques ambitions vulgaires, mais pour se procurer le moyen d'opérer des réformes démocratiques. Malgré les baisers fraternels échangés au sein du Congrès, l’Association de Liège, qui représentait l’élément modéré du parti, hésitait à se réconcilier avec l’Union libérale de la même ville, où dominait la fraction démocratique. A Bruxelles, M. Devaux, M. Verhaegen et tous les représentants de la capitale se retirèrent de l’Alliance et fondèrent, sous le titre d’Association, un club nouveau destiné à servir de centre au libéralisme parlementaire. C’en était assez pour rendre impossible la permanence et même la réunion périodique du Congrès libéral.

(Note de bas de page : Les causes de cette scission fourniront une page intéressante à l'histoire des associations politiques. Les fondateurs de l'Alliance avaient admis dans leurs rangs tous ceux qui, électeurs ou non électeurs, se montraient disposés à lutter en faveur de l'avènement du libéralisme. Il en résulta que, peu de mois après la réunion du Congrès libéral, l'élément parlementaire et constitutionnel se trouva débordé et dépassé par l'élément démocratique. La convocation d'une nouvelle réunion du Congrès, la création d'une rente libérale à 50 centimes, quelques autres incidents plus ou moins significatifs, mais surtout les tendances démocratiques du bureau, firent surgir des dissidences profondes. M. Devaux, M. Verhaegen et tous les députés de Bruxelles demandèrent : 1° que le droit d'admission fût enlevé à la commission administrative, pour être transféré à l'assemblée générale des membres effectifs ; 2° qu'on n'admît comme membres effectifs que les électeurs pour les Chambres, les Belges majeurs payant cent francs d'impôts, les Belges exerçant une profession libérale et payant au moins 20 florins d'impôt, etc. La majorité rejeta ces conditions, et les auteurs de la demande se séparèrent de l'Alliance, pour fonder un nouveau club électoral, sous le titre d'Association libérale de Bruxelles (1er novembre 1846). Les vieux et les jeunes, les doctrinaires et les avancés se dirent à ce sujet des choses très peu flatteuses ; ils n'avaient conservé de commun que leur animosité contre les catholiques (Voy. l'Observateur du 16, du 20 et du 22 août, du 12, du 14, du 26, du 30 et du 31 octobre 1846). L'Alliance n'en ordonna pas moins une nouvelle réunion du Congrès libéral (28 mars 1847). L'assemblée fut loin d'être aussi nombreuse que la précédente ; Liége, Gand et une foule de districts s'y firent remarquer par leur absence. La rente libérale, votée à une faible majorité, ne produisit aucun résultat digne d'être signalé).

Mais toutes ces querelles intestines étaient dépourvues d'importance au point de vue des intérêts immédiats des catholiques. Malgré les dissidences, les rancunes et les jalousies qui s'étaient glissées dans leurs rangs, toutes les fractions dissidentes s'unissaient, comme par enchantement, dès qu'il s'agissait de combattre l'ennemi commun, c'est-à-dire les catholiques et les libéraux restés fidèles à l'union de 1830. Les bras, les cours et les efforts de tous les confédérés étaient acquis au triomphe du libéralisme exclusif.

La réunion du Congrès (page 200) fut suivie d'un travail électoral dont l'activité rappelle sous plus d'un rapport l'ardeur patriotique des premiers mois de la révolution du dix-huitième siècle. Chaque arrondissement obtint rapidement une société politique dirigée par les libéraux les plus influents de la localité. Chaque canton fut gratifié d'un comité local, agissant sous la direction de la société du chef-lieu. Divisés par des aspirations inconciliables, mais unis par les mêmes intérêts, exaltés par les mêmes passions, luttant contre les mêmes adversaires, tous ces clubs, obéissant à l'impulsion partant de la capitale, enlaçaient le pays dans un vaste et inextricable réseau. On s'était procuré des centaines de tribunes, où l'on parlait de l'asservissement du pouvoir civil, de l'ambition du clergé, des vues réactionnaires des catholiques. Par un étrange oubli du droit et de la vérité, tous ces orateurs se posaient en défenseurs incorruptibles d'une charte dont les articles fondamentaux supposent l'union, la transaction, la tolérance dans les doctrines et dans les hommes. La tête haute, la menace sur les lèvres, ils annonçaient la victoire prochaine du libéralisme exclusif.

Tout ce bruit, toutes ces manœuvres obtenaient chaque jour de nouveaux succès. Les fonctionnaires dévoués au gouvernement concevaient des craintes pour l'avenir de leurs familles et se condamnaient à l'inaction la plus dangereuse. Les citoyens paisibles abandonnaient la lutte, effrayés de l'exaltation chaque jour croissante de leurs adversaires. Les hommes sans convictions religieuses ou politiques, si nombreux à toutes les époques, se tournaient vers le soleil levant et portaient leurs adulations et leur dévouement servile, là où ils croyaient apercevoir les faveurs de la fortune et les influences officielles de l'avenir.

Alors on entendit professer d'étranges doctrines sur les droits et les privilèges de l'État. Reculant brusquement d'un quart de siècle, on se mit à reproduire, à glorifier des théories qu'on croyait à jamais ensevelies sous les débris du trône de Guillaume Ier. Au lieu de vanter les prérogatives et les bienfaits de la liberté, on parlait avec enthousiasme des droits, des privilèges, des immunités, de la mission, de l'influence civilisatrice de l'État. Au moment même où les sommités de la science économique, battant en brèche des préjugés surannés, s'efforçaient de réduire le rôle de l'État aux limites fixées par la raison et par l'équité, des hommes qui vantaient leurs lumières s'efforçaient de faire passer tous les éléments de la vie sociale sous le niveau de l'action (page 201) ministérielle.

Oubliant que l'État représente la nation tout entière, et par conséquent aussi bien les catholiques que leurs adversaires ; perdant de vue que l'intervention du pouvoir central ne peut jamais s'exercer qu'à la condition de puiser dans les coffres d'un trésor alimente par tous les contribuables indistinctement ; oubliant surtout que l'État, dans l'intérêt de la civilisation et du progrès, dans l'intérêt de l'ordre et de la liberté, dans son intérêt propre, ne doit jamais agir que là où l'initiative individuelle est impuissante, on ne parlait que d'étendre, de raffermir et de glorifier l'influence du gouvernement. On flétrissait, sans le savoir, les luttes généreuses qui avaient amené l'émancipation politique du pays. Les courtisans de Guillaume Ier parlaient des droits du prince, comme les libéraux de 1846 parlaient des droits de l'État. Il suffisait de remplacer un mot par un autre, pour se croire reporté aux beaux jours de la toute-puissance ministérielle de M. Van Maanen !

Il est vrai que cette glorification du pouvoir central masquait une tactique qui ne se distinguait point par sa franchise. L'État recevait l'encens de la tribune et de la presse, parce que ses ressources, son influence et ses forces étaient destinées à devenir un instrument puissant aux mains des adversaires des catholiques. L'action de l'État allait être une action libérale. L'enseignement de l'État, entretenu à l'aide du trésor général, allait jouer le rôle d'un concurrent redoutable pour les écoles élevées et entretenues par les subsides des catholiques. Les fonctionnaires de l'État étaient à la veille de se transformer en hommes-liges des clubs politiques. Les chefs du camp libéral, parodiant Louis XIV, disaient en leur cour : « l'État, c'est nous !»

Aussi était-ce principalement sous prétexte de garantir l'indépendance et la dignité de l'État qu’on continuait à faire au clergé national le reproche banal de viser à la domination politique du pays. Dix-sept années s'étaient écoulées depuis l'émancipation politique du royaume. Où étaient les emplois envahis par les prêtres ? Où étaient les résultats de cette influence toute-puissante attribuée au sacerdoce ? Éloigné des conseils communaux, des conseils provinciaux, des Chambres, de toutes les administrations publiques, le clergé n'avait pas même profité de sa prétendue puissance pour augmenter l'indemnité plus que modeste allouée aux ministres des cultes. Le grief était à la fois injuste et absurde ; mais les passions étaient surexcitées, la lutte était ardente, implacable, et l'heure de l'équité historique n'avait pas encore sonné.

(page 202) Ces soupçons odieux, chaque jour mieux accueillis dans la classe moyenne, étaient d'autant plus déplorables que les vertus mêmes du clergé devenaient des armes aux mains de ses antagonistes. Sa charité masquait le désir de s'emparer des masses ; son dévouement à toutes les œuvres utiles était une lettre de change tirée sur la reconnaissance et la crédulité des classes inférieures ; son activité à combattre le vice, à ranimer la foi, à répandre les doctrines salutaires, n'avait d'autre mobile que le désir audacieux d'asservir les intelligences ; les asiles qu'il ouvrait à l'enfance, à la vieillesse, à l'indigence, à toutes les infortunes, étaient signalés et flétris comme autant de centres d'une propagande liberticide ; l'exercice de ses droits de citoyen, pour conserver au pays une législature favorable aux libertés de l'Église, était dénoncé comme une tentative d'asservissement, comme un acte de révolte contre toutes les institutions chères aux peuples modernes ! Et quand le bon sens proverbial de la nation répugnait à admettre ces accusations sans preuves et ces soupçons sans base, quand les passions semblaient se calmer, mille moyens ingénieux étaient mis en œuvre pour raviver les haines, ranimer les alarmes et surexciter l'opinion libérale.

En 1843, des meneurs demeurés inconnus avaient fait frapper des monnaies sur lesquelles un des prélats les plus éminents du pays prenait les titres de prince-évêque de Liége, duc de Bouillon, marquis de Franchimont, comte de Looz et de Horn ! Et pour que le public fût d'autant plus sûrement la dupe ce cette mystification déloyale, on eut soin d'adresser un exemplaire au directeur d'une revue de numismatique de Berlin, qui s'empressa de décrire la pièce et d'en révéler l'existence à l'Europe.

Accusés de prêter les mains aux envahissements d'un clergé (page 203) ambitieux, soupçonnés de viser au renversement de la Constitution, déclarés incapables de participer au gouvernement du pays, les catholiques furent encore en butte au reproche d'avoir gravement compromis les intérêts matériels de leurs compatriotes. On les accusa d'avoir introduit et propagé le paupérisme dans une partie du royaume !

Un déplorable concours de circonstances fatales, dont nous verrons plus loin les causes et les résultats, avait jeté la misère et la désolation parmi les populations industrielles des Flandres. Grâce à la cherté des subsistances, grâce surtout à la transformation des procédés de l'industrie linière, des milliers d'ouvriers sans asile et sans pain parcouraient les communes de ces belles provinces, la veille encore si heureuses et si calmes ! Non seulement les feuilles de l'opposition firent remonter au gouvernement la responsabilité de ce désastre, mais leur langage, toujours âpre et dédaigneux, prit cette fois un caractère inusité de violence. Si les ministres ne parvenaient pas à soulager ces effroyables misères, c'était parce qu'ils n'avaient pas le courage d'atteindre par de nouveaux impôts le luxe inutile des riches : « ils respectaient trop l'aristocratie de l'argent pour oser se permettre une telle irrévérence ! » (Observateur du 19 novembre 1846). Au lieu de seconder les efforts intelligents de l'administration centrale, des publicistes qui vantaient leur dévouement à la cause de l'ordre parlaient avec colère de « la triste indifférence du gouvernement pour toutes les questions qui intéressaient » les classes pauvres. » (Observateur du 6 décembre 1846). On disait hautement que le cabinet consacrait à de viles intrigues les heures que réclamaient ses administrés mourant de faim, et un journal influent de la capitale ne craignit pas d'écrire cette incroyable tirade : « Ce cabinet, qui ne possède qu'une existence artificielle et maladive, n'a-t-il pas beaucoup à faire pour se soutenir ? Ne faut-il pas qu'il songe à se conserver une majorité qui lui est attachée par les liens de l'intérêt ? Ne faut-il pas qu'il s'occupe des pétitions que lui adressent ses amis ? Ce sont des places à donner, des concessions, des secours, des indemnités, des médailles, des brevets, des croix, enfin toutes ces grandes et menues faveurs qui composent la monnaie électorale. Le ministère a ses pauvres. Il ne peut rien faire pour les autres ! » (Observateur du 6 Décembre 1846).

Au moment où (page 204) 300,000 prolétaires étaient réduits au désespoir, un journal libéral de Bruges accueillait dans ses colonnes une série d'articles où se trouvaient les lignes suivantes : « La famine qui dévore des milliers de familles provient des suites de l'incapacité gouvernementale du parti catholique qui, depuis tant d'années, pèse sur la Belgique... Un demi-million de malheureux sont condamnés à mourir misérablement par l'impéritie et la mauvaise volonté d'un gouvernement, dont toute la préoccupation est d'empêcher que le râle des mourants ne vienne troubler la douce quiétude de ces faiseurs qui ont fait si bien leurs affaires en faisant si mal celles du pays ! » (Extrait d'un article publié par le Journal de Bruges et reproduit dans les colonnes de l'Observateur du 9 Novembre 1846). Et ces exagérations stupides, ces paroles si dangereuses obtenaient les honneurs de la publicité, à l'heure où des populations entières subissaient les angoisses de la misère, au moment où la cour d'assises du Brabant était appelée à juger les auteurs et les distributeurs présumés d'un pamphlet renfermant ces menaces brutales : « Riches de la terre ! Aristocrates ! vous êtes bien à plaindre... Votre dureté, votre rapacité, votre conduite inhumaine auront pour conséquence le vol, l'incendie, l'assassinat et toutes leurs suites ! » (Voy. l'acte d'accusation de l'affaire dite des pamphlets ; Observateur du 6 Novembre 1846, suppl.)

Ce n'est pas tout : tandis qu'on faisait aux ministres catholiques un crime de ne pas puiser assez largement dans les coffres de l'État pour venir en aide aux souffrances des Flandres, on les rendait responsables de toutes les prodigalités des budgets votés depuis la révolution de septembre.

Quoique les finances se trouvassent dans une situation favorable, elles n'avaient pas toujours été administrées avec une économie sévère. Mais cette accusation ne devait pas uniquement peser sur les partisans de la politique unioniste ; elle atteignait tous les cabinets libéraux ou catholiques qui s'étaient succédé depuis la révolution, ou pour mieux dire, elle devait s'adresser à toutes les assemblées législatives élues depuis 1830. Chose étrange ! c'étaient surtout les libéraux qui avaient poussé l'action de l'État au-delà des bornes qu'il ne devrait jamais franchir dans les pays libres, et c'étaient leurs journaux qui supputaient les millions que cette intervention abusive du gouvernement (page 205) avait enlevés aux contribuables ! Ils déclamaient contre l'élévation des traitements des fonctionnaires publics, tout en se vantant de ce que leurs amis formaient l'immense majorité des titulaires dans toutes les branches de l'administration nationale ! Mais ces contradictions et ces oublis calculés n'étaient pas remarqués au milieu de l'effervescence des passions politiques. A force d'entendre parler d'économies à faire, de dépenses à supprimer, d'abus à extirper dans leur source, une foule de contribuables s'imaginaient de bonne foi que l'avènement d'un ministère libéral devait amener une notable réduction du chiffre des impôts de toute nature. Ils oubliaient que cette réduction ne pouvait se faire qu'à la condition d'interdire à l'État toute immixtion dans les sphères où l'activité individuelle peut suffire aux besoins du pays ; ils oubliaient que l'extension des pouvoirs de l'État, indiquée, prônée, exigée par tous les organes de l'opinion libérale, allait nécessairement devenir une source de dépenses nouvelles !

Ainsi qu'on devait s'y attendre, la guerre au cabinet, aux catholiques et aux libéraux unionistes atteignit son apogée la veille des élections de 1847. Jamais corps électoral ne fut ébloui par des promesses plus séduisantes, plus magnifiques. Non seulement on signalait l'avènement du cabinet libéral comme une ère d'ordre, de paix intérieure, de prospérité matérielle, d'activité universelle et féconde, mais on attribuait au libéralisme exclusif le monopole du patriotisme, du dévouement, de la probité politique, de toutes les vertus civiques. Tandis que M. Lebeau, au sein de la Chambre des Représentants, comparait l'opinion libérale au soleil qui jette des flots de lumière sur ses obscurs blasphémateurs (Annales parlementaires, 1845-1846, p. 1138), les principaux organes du parti répétaient et commentaient les lignes suivantes, extraites de l'œuvre d'un jeune et éloquent publiciste, devenu membre du parlement malgré ses tendances républicaines hautement avouées : « Le libéralisme, c'est la personnification de toutes les grandes pensées, de tous les sentiments généreux, de toutes les idées de progrès, des conquêtes du passé et des espérances de l'avenir. C'est lui qui a réveillé la race humaine de son long sommeil, secoué le joug des préjugés vulgaires, retrouvé les titres du genre humain et revendiqué les droits de l'homme et la souveraineté des peuples. C'est lui qui a remplacé l'anarchie (page 206) féodale par la majestueuse loi de l'unité, effacé les dernières traditions de la barbarie, désarmé le fanatisme, prêché la loi de la tolérance, proclamé l'indépendance de la pensée et de la conscience, renversé le régime des corporations et des castes, et préparé la réalisation de l'égalité et de la fraternité humaine. C'est lui qui, par le prodigieux essor qu'il a imprimé à l'intelligence, a enfanté les merveilles réunies des sciences, des arts, de l'industrie et du commerce, et qui, toujours infatigable, doit guider les sociétés modernes vers cet avenir de grandeur, de puissance et de liberté qui est, en quelque sorte, la terre promise des peuples (Le libéralisme, par Adelson Castiau, p. 16). » Le parti qui revendiquait pour ses adeptes tous les instincts élevés, toutes les pensées généreuses, toutes les gloires du présent, tous les bienfaits du passé, toutes les espérances de l'avenir, ce parti ne pouvait placer que des vues coupables et des projets dangereux dans le camp de ses adversaires.

Ce fut au milieu de cette surexcitation des esprits que se firent les élections de juin 1847.

Malgré l'activité prodigieuse déployée par les clubs disséminés sur tous les points du pays, le résultat du scrutin ne répondit pas entièrement aux espérances du parti libéral. Nonobstant les pertes qu'elle subit à Gand, à Tournai, à Alost, à Soignies, l'opinion catholique conservait dans la chambre des Représentants un nombre de députés exactement égal à celui des libéraux de toutes les nuances (Ce fait est incontestable. Dans son numéro du 10 juin 1847, l'Observateur a publié un tableau de la Chambre des Representants, dans lequel il attribue 54 voix aux libéraux et 54 voix aux catholiques). Il est vrai qu'elle n'en sortait pas moins vaincue de l'arène électorale. Parmi les membres soumis à la réélection, 21 avaient voté contre le cabinet, dans la séance du 29 avril 1846, et 21 s'étaient prononcés en sa faveur. Or, dans le nombre des premiers, un seul avait été repoussé par les électeurs, tandis que les seconds avaient laissé cinq de leurs collègues sur le champ de bataille. Un ancien ministre, M. Desmaisières, gouverneur de Gand, avait succombé dans le collège électoral du chef-lieu de sa province. Oubliant toute une série de glorieux services rendus à la cause nationale, méconnaissant à la fois l'un des plus beaux talents et l'un des caractères les plus élevés du parlement, les électeurs de Tournai avaient eu le triste (page 207) courage de refuser leur vote à M. Dumortier ! Les pertes étaient du côté des catholiques, le progrès du côté des libéraux. C'était à ceux-ci que le pouvoir revenait de droit. Malgré le partage de la Chambre des Représentants en deux fractions égales, la signification morale du scrutin réclamait cette fois l'avènement d'ụn ministère libéral homogène.

Toujours fidèles aux exigences légitimes du gouvernement parlementaire, les ministres remirent leurs démissions au roi dans la matinée du 12 juin.