(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 194) La popularité de Léopold n'avait pas souffert de nos désastres. Lorsqu'il revint à Bruxelles dans la matinée du 16 août, la foule pressée sur son passage l'accueillit avec des acclamations unanimes.
Dans l'appel aux armes du 4 août, le roi s'était écrié : « Chacun fera son devoir ; Belge comme vous, je défendrai la Belgique, je me rends à mon poste ! » A Anvers, à Malines, à Aerschot, à Louvain, il avait tenu ses promesses. Ce n'était pas sur lui que pesait la responsabilité de ]a défaite de nos troupes.
Trois semaines à peine s'étaient écoulées depuis les belles et patriotiques fêtes de l'inauguration. Bien des événements s'étaient accomplis, bien des illusions s'étaient dissipées dans ce court intervalle. « Il y avait, dit M. Nothomb, dans cette rapide succession des événements, dans cette inconstance de la fortune, dans ce revers après l'éclat d'un si beau jour, quelque chose qui devait toucher profondément le peuple belge. » Ajoutons que la nation avait la conscience des services que le roi, par sa seule présence, avait rendus à sa patrie adoptive.. Au milieu des illusions causées par les victoires de septembre, quel ministre eût osé provoquer l'assistance d'une armée étrangère ? Quel eût été le sort du pays, si les mains débiles du Régent avaient tenu les rênes de l'État, au moment où nos premiers revers furent annoncés à Bruxelles ? Quel prétexte la France eût-elle saisi pour intervenir en notre faveur, sans provoquer un dissentiment au sein de la Conférence de Londres ? Une royauté acceptée par les mandataires de l'Europe avait sauvé la Belgique.
Le 8 septembre s'ouvrit la première session des Chambres. .
Les déplorables événements du mois d'août ne pouvaient être passés (page 195) sous silence dans le discours du trône. L'occasion était opportune pour rappeler au pays et à ses représentants la nécessité de se mettre sérieusement à l'abri d'humiliations nouvelles. Le ministère ne faillit pas à cette tâche. Tout en rendant hommage à la bravoure individuelle que nos troupes avaient déployée dans cette courte et malheureuse campagne, il plaça dans la bouche du chef de l'État des paroles propres à faire ressortir l'urgence d'une nouvelle organisation de l'armée.
« Si le courage individuel, dit le roi aux deux Chambres réunies, si la bravoure qu'on n'a jamais contestée au soldat belge, avaient pu suppléer au défaut d'organisation et d'ensemble qui s'est fait sentir dans notre jeune armée, nul doute, et vous en croirez mon témoignage, nul doute que nous n'eussions victorieusement repoussé une attaque déloyale et contraire à tous les principes du droit des gens. La nation n'en sentira que plus vivement l'impérieuse nécessité des réformes déjà commencées et qui se poursuivent avec une activité dont les résultats ne se feront pas attendre. Dans peu de jours, la Belgique aura une armée qui, s'il le fallait de nouveau, ralliée autour de son roi, saurait défendre avec honneur, avec succès, l'indépendance de la patrie. - Des projets de loi vous seront présentés pour donner au gouvernement sa part d'influence dans la composition des cadres de l'armée, rendre la confiance au soldat et assurer une juste récompense à ceux qui se seront signalés au jour du danger. »
La réorganisation de l'armée était, en effet, le premier besoin de la situation. Voter les ressources nécessaires, accorder au gouvernement la faculté d'épurer largement les cadres, seconder l'administration vigoureuse du ministre de la Guerre, s'abstenir de récriminations inutiles, songer à l'avenir avant de scruter le passé, telle était la mission que les besoins du pays assignaient à ses représentants.
Malheureusement la signification réelle des événements d'août n'était pas assez comprise. L'immense majorité de la nation assignait à nos revers une cause unique, la trahison des chefs. On croyait qu'il suffisait d'éloigner et de flétrir les traîtres pour rendre désormais la victoire inévitable. Démasquer et punir les coupables : tel était le cri général.
Les ministres ne tardèrent pas à rencontrer cette tendance au sein des Chambres.
(page 196) Depuis le 16 août, M. Charles de Brouckere était chargé du portefeuille de la Guerre. Nommé ministre de l'Intérieur au moment de l'invasion de l'armée hollandaise, le roi l'avait envoyé à Liége aussitôt qu'on eut reçu la nouvelle de la défaite de Daine. L'activité, l'énergie, l'intelligence et le zèle qu'il déploya dans ces tristes circonstances valurent à M. de Brouckere les éloges unanimes de la presse. Malgré le découragement des uns et la méfiance des autres, quelques jours lui avaient suffi pour réunir et réorganiser les débris de l'armée de la Meuse. Le chef de l'État crut récompenser ce service en plaçant le ministre de l'Intérieur à la tête du département de la Guerre.
Ce n'était pas sans avoir opposé de vives résistances que M. de Brouckere s'était chargé de l'immense et redoutable tâche de la réorganisation de l'armée et de l'épuration de ses cadres. Les événements des dernières semaines n'avaient que trop dévoilé l'incohérence et la faiblesse des éléments militaires réunis par les ministres du Régent et du gouvernement provisoire. Loin de faciliter la mission de l'administrateur, le travail accompli avant l'invasion était, sous plus d'un rapport, une source d'embarras et de résistances. Sous peine de rester au-dessous de sa tâche, il fallait hardiment revenir sur le passé, blesser tous les intérêts, braver toutes les haines et briser des centaines de carrières, avec la certitude de retrouver les passions révolutionnaires à la tribune et dans la presse. M. de Brouckere puisa dans son patriotisme le courage d'assumer une responsabilité devant laquelle plus d'un officier général avait prudemment reculé.
Le jour même de son entrée en fonctions, il avait chargé une commission militaire de procéder aux. enquêtes requises pour constater la conduite des officiers de tous grades, avant et pendant la funeste campagne qui venait de se terminer (Moniteur du 19 août 1831). Les membres de cette commission s'étaient mis activement à l'œuvre, et déjà plusieurs officiers, qui avaient lâchement abandonné leurs soldats en face de l'ennemi, s'étaient vu renvoyer devant les conseils de guerre (V. entre autres le Moniteur du 29 novembre 1831). Mais les esprits étaient trop irrités pour attendre patiemment le résultat des investigations prudentes et régulières d'une enquête gouvernementale. Croyant qu'il suffisait de pénétrer aux archives de la Guerre et d'entendre les officiers subalternes (page 197) pour découvrir les traîtres, le public réclamait de toutes parts une enquête parlementaire.
Le 15 septembre, la Chambre des représentants reçut une pétition revêtue des signatures de l'élite de la population d'Audenarde. « Les malheurs qui viennent d'accabler la patrie, disaient les pétitionnaires, furent précédés de circonstances si graves, si extraordinaires, qu'il est de l'honneur national d'en faire l'objet d'un examen solennel, afin de faire connaître à l'Europe entière qu'on doit y l'attacher les seules causes de nos désastres. Nous le savons, le nom belge ne saurait être flétri par quelques revers ; mais encore, lorsque ces revers ne sont dus qu'à l'incurie des hommes chargés de ses destinées, la nation ne saurait en être solidaire, et il est juste qu'elle fasse retomber la honte sur les seuls coupables. » Les pétitionnaires finissaient en priant la Chambre de procéder elle-même à une enquête sévère sur les causes de nos désastres.
Cette demande était trop conforme aux vues de la majorité pour ne pas être favorablement accuei1Iie. M. Dumortier déposa sur le bureau la proposition suivante : « Une enquête sera faite sur les causes et les auteurs de nos revers pendant la dernière campagne » (Note de bas de page : Cette proposition portail les signatures de M. Dumortier et de douze de ses collègues : C. Rodenbach, de Haerne, Brabant, de Meer de Moorsel, Watlet, Alexandre Rodenbach, de la Faille, Vuylsteke, Morel-Danheel, Rochet, Eug. De Smet, Vergauwen (Moniteur du 25 septembre 1831)).
Admis à développer sa proposition, M. Dumortier se fit l'organe éloquent et convaincu des accusations auxquelles les ministres du Régent étaient en butte depuis la défaite de l'armée. « Dans cette désastreuse campagne, disait l'orateur, rien n'avait été prévu. Où était cette armée de 66,000 hommes dont nous berçait le ministère et pour laquelle on lui avait alloué des subsides ? Où était cette organisation civique, qui' devait rendre nos soldats citoyens propres à tenir la seconde ligne et même la première au besoin ? Où était cette organisation supérieure, sans laquelle il n'y a pas d'armée ? Où étaient les armes, les munitions ? Où étaient ces corps de réserve, ces plans de campagne que l'on devait avoir depuis longtemps préparés ?.. Qui le croirait ? dans le pays le plus riche et le mieux cultivé du monde, au milieu des moissons les plus abondantes, nous avons vu nos soldats dénués des choses les plus nécessaires , privés de vivres et succombant (page 198) bien plus sous les coups de la faim que sous le fer des Hollandais !... »
Lorsque M. Dumortier eut cessé de parler au milieu d'un silence solennel, la proposition fut prise en considération à la presque unanimité des suffrages. Mise aux voix, dans la séance du six octobre, elle fut adoptée par soixante-deux voix contre trois abstentions (Moniteur du 8 octobre 1831).
L'enquête parlementaire, il faut l'avouer, était dans les vœux du pays.
La défaite des armées de l'Escaut et de la Meuse, l'état de désorganisation où se trouvaient leurs cadres au moment de l'invasion, la disette de vivres qu'avait subie l'armée de la Meuse, les désordres de l'administration et, surtout, l’insuffisance numérique de nos troupes, avaient produit un étonnement universel. Le courage et l'ardeur des soldats ne pouvant être révoqués en doute, la nation arrivait naturellement à soupçonner la loyauté des chefs et à leur imputer la responsabilité du désastre. Expression fidèle de l'opinion publique, la Chambre des représentants, par son vote en faveur de la proposition de M. Dumortier, entrait à tous égards dans les vues de ses commettants.
Mais quels pouvaient être les résultats de cette mesure extrême ? Nous avons dit que, dès le 16 août, un arrêté royal avait institué une commission chargée de procéder, d'après les indications du ministre de la Guerre, à des investigations sérieuses sur la conduite des officiers dans les événements des dernières semaines. Nous avons ajouté que déjà des poursuites judiciaires avaient été dirigées contre les officiers qui avaient déserté le champ de bataille. Le dévouement et le zèle du ministre n'étaient pas contestés. Chaque jour fournissait une preuve nouvelle de l'activité intelligente et énergique avec laquelle il préparait les voies à l'épuration des régiments. On pouvait donc, sans manquer aux droits et aux devoirs de la représentation nationale, attendre le résultat des enquêtes auxquelles on avait procédé par ses ordres.
En effet, s'il ne s'agissait que de rechercher les causes générales de nos malheurs militaires, l'enquête était inutile. Ces causes n'étaient un mystère pour personne. « On vous propose une enquête sur les causes de nos revers, disait le comte F. de Mérode. Messieurs, je vous en définirai les plus essentielles en peu de mots. Force, unité d'action dans l'exercice du pouvoir en Hollande : faiblesse et division en Belgique (page 199) jusqu'à l'avénement du roi Léopold. Armée disciplinée en Hollande, étrangers admis en masse dans ses rangs : amour-propre national trop exclusif chez nous ; opposition à l'introduction d'officiers d'expérience et de vieux soldats dans nos régiments, et par suile défaut de subordination.. Secret des négociations pour les affaires extérieures de la Hollande : débats tumultueux des nôtres dans cette enceinte, au milieu des bravos et parfois des sifflets. Officiers de la schuttery nommés par le chef de l'État en Hollande : élection des officiers du premier ban de la garde civique parmi nous. Argent prodigué en Hollande pour la création d'une force nombreuse ; argent épargné en Belgique par la crainte, très-légitime sans doute, de fouler le pays. Impossibilité de conspirer en Hollande : liberté presque absolue des machinations en Belgique. Ministère bien secondé par les Chambres en Hollande, tiraillé en tout sens par la représentation nationale en Belgique. »
S'agissait-il, au contraire, d'entrer clans les détails des opérations militaires, dans l'examen des actes individuels, l'enquête était dangereuse. Au moment où l'ordre, la subordination et le respect du pouvoir étaient les premiers besoins de l'armée, il y avait un péril réel à soumettre les actes des supérieurs aux appréciations, au contrôle, aux investigations des officiers subalternes. L'audition des témoins, l'étude des faits et l'examen des documents officiels auraient exigé un travail de plusieurs mois. Que serait devenue l'armée pendant cet intervalle ?
L'enquête parlementaire allait fournir aux officiers supérieurs le moyen de rejeter les uns sur les autres les fautes commises pendant la campagne ; car, on le sait, quand une armée subit des revers, il n'est personne qui accepte une part de responsabilité dans les causes de la déroute. L'intervention du pouvoir législatif eût porté à la discipline et à la fraternité militaire une atteinte irréparable ; elle eût détourné l'attention des chefs des besoins du service, à l'heure où cette attention était plus que jamais requise. C'est ce que le ministre de la Guerre fit parfaitement ressortir. « Quand je ne verrais, disait-il, d'autres inconvénients dans le projet que ceux d'apporter une perturbation complète dans l'armée et de renverser toute la hiérarchie militaire, cela suffirait seul pour que je m'y opposasse de toutes mes forces... Tous les militaires, les chefs supérieurs eux-mêmes, se trouveraient à la disposition des commissaires de la Chambre. Je crois que le (page 200) moment n'est. pas venu de détourner les militaires de leur service » (Moniteur du 1er décembre 1831).
Plusieurs membres croyaient que l'or hollandais n'avait pas été entièrement étranger à nos malheurs. Ces soupçons étaient fondés ; mais l'enquête parlementaire ne pouvait conduire à la découverte de ces actes de corruption, puisque les seuls documents irrécusables se trouvaient aux archives de La Haye. Pouvait-on se contenter de quelques rumeurs vagues, ou même des dépositions plus ou moins suspectes des subalternes ? Fallait-il dénoncer et flétrir comme des traîtres tous les officiers qui, avant l'arrivée du roi, dans un moment de lassitude, de découragement et d'anarchie, avaient manifesté le désir de placer le prince d'Orange à la tête d'une Belgique indépendante ?
Le ministre de la Guerre avait parfaitement posé l'état de la question. Pour les causes générales de nos revers, l'enquête parlementaire était inutile ; pour les actes individuels des chefs, elle était dangereuse. Puisque le ministre méritait la confiance de la Chambre, il fallait s'en rapporter à sa vigilance, à son énergie et à son patriotisme. Nous l'avons déjà dit : la commission chargée de procéder à l'enquête administrative n'était pas restée oisive.
La Chambre ne tarda pas à comprendre ces vérités et à revenir indirectement sur ses votes antérieurs. Après avoir nommé une commission d'enquête dans la séance du 14 novembre, elle rejeta successivement toutes les mesures que cette commission réclamait pour rendre son action tant soit peu efficace. Les commissaires demandaient la faculté de déléguer une partie de leur autorité aux fonctionnaires, aux magistrats et même aux militaires investis de leur confiance. Ils exigeaient le droit de compulsoire dans les dépôts publics et dans les archives des départements ministériels. Ils revendiquaient le pouvoir d'infliger des amendes à tout citoyen, fonctionnaire ou autre, qui refuserait de comparaître devant eux ou leurs délégués. Ils sollicitaient l'autorisation de contraindre les fonctionnaires publics à leur fournir des copies de tous les documents confiés à leur garde. Ces mesures s'écartaient, à la vérité, de tous les précédents administratifs. Elles plaçaient les agents du pouvoir exécutif sous les ordres des délégués du pouvoir législatif, elles attribuaient même à ces délégués une partie (page 201) importante du pouvoir judiciaire ; mais, il faut l'avouer, toutes ces précautions étaient indispensables pour donner aux commissaires la part d'autorité que réclamait l'exercice efficace de leur mission. La Chambre devait, ou sanctionner ces demandes, ou se déjuger. Elle prit ce dernier parti. Après des débats orageux, prolongés pendant quatre séances, toutes les demandes des commissaires furent rejetées par 48 voix contre 31. A la suite de ce vote, quelques membres de la commission renoncèrent au mandat qu'ils avaient reçu ; les autres, privés des pouvoirs nécessaires pour agir avec efficacité, gardèrent une attitude passive, et l'enquête fut bientôt oubliée.
(Note de bas de page) Les débats n'avaient que trop prouvé les dangers de l'enquête. Nous ne ferons que deux citations.
Un membre de la commission d'enquête avait soumis à ses collègues une longue série de questions. La 15e et la 16e étaient formulées dans les termes suivants : « 15e Quel était le but du mouvement sur Bautersem, le 11 août, pendant que l'ennemi effectuait un mouvement de flanc décisif ? Ce mouvement a-t-il été prévu, éclairé, entravé, combattu ? Le passage de la Dyle entre Wavre et Louvain a-t-il rencontré quelque opposition ? Quelles mesures avait-on arrêtées pour faire échouer cette entreprise éventuelle ? - 16° Quel était l'état de l’approvisionnement de Louvain à l'époque de son investissement complet, le 12 août ? Par quel enchaînement de faits l'armée, y compris le roi, s'est-elle vue cernée dans une ville ouverte ? Est-ce le résultat d'une résolution, de l’imprévoyance ou d'une force majeure ? Quel devait être le résultat probable de l'attaque de cette ville par les corps ennemis, occupant les hauteurs situées à l'est et à l'ouest de Louvain, interceptant les communications avec Bruxelles et Malines par les trois chaussées qui conduisent à ces villes ? Quelle était la voie de retraite qu'on s'était ménagée ? » Le roi ayant commandé en personne l'armée réunie à Louvain, ces questions incriminaient directement la conduite du chef de l'État. Que devenait ici son inviolabilité constitutionnelle ? (Fin de la note)
La commission réclamait énergiquement le droit de compulser toutes les archives de l'État. Est-il nécessaire de signaler les dangers d'une concession de ce genre ? « La commission, disait M. de Meulenaere, ministre des Affaires étrangères, pourra sonder tous les secrets de l'Etat. Cependant quand, il y a huit jours à peine, je suis venu vous dire que les circonstances ne permettaient pas encore de vous communiquer des pièces diplomatiques qui, par leur nature même, sont destinées à la publicité, vous avez applaudi à ma conduite... Le Roi peut laisser secrètes des pièces qui ont servi à une négociation, même après que celte négociation est achevée, parce que l'intérêt et la sûreté de l'État pourraient être compromis et aujourd'hui la commission d'enquête aurait le droit, non seulement de compulser ces pièces, mais encore celles qui concernent une négociation non achevée. De plus, elle pourra déléguer son pouvoir, et tout délégué pourra rechercher ces pièces ! Il m'est pénible de le dire, mais j'ose le déclarer, si une pareille mesure est ordonnée, on aura violé la Constitution et détruit la forme du gouvernement que la nation a établie » (Moniteur belge du 1er décembre 1831)).
(page 202) La proposition d'enquête avait été faite dans la séance du 24 septembre. Le vote que nous venons de rapporter eut lieu le 1er décembre. Dans l'intervalle, un grand sacrifice s'était accompli pour satisfaire aux exigences de la Conférence de Londres.
Aussitôt que M. Van de Weyer eut reçu les vingt-quatre articles annexés au protocole du 14 octobre, il s'empressa de les porter lui-même il Bruxelles. Il y arriva le 18 octobre.
Chez tous les membres du cabinet, les conditions imposées par la Conférence rencontrèrent les mêmes sentiments de répulsion, les mêmes désirs de résistance. Les ministres étaient unanimes à déclarer que les intérêts belges avaient été odieusement sacrifiés. Mais quel était le parti qu'il convenait de prendre ? Fallait-il opposer un refus dédaigneux à des propositions que les grandes puissances déclaraient finales et irrévocables ? Fallait-il garder une attitude passive, en attendant des circonstances plus heureuses ? Était-il préférable de recourir aux armes, au risque de s'attirer les inconvénients d'une intervention militaire de la Prusse et de la Confédération germanique ? Était-il indispensable de courber la tête sous la pression de la diplomatie européenne ? Toutes ces questions épineuses attirèrent tour à tour l'attention des ministres. Ceux-ci se trouvaient dans une perplexité d'autant plus pénible que toutes les solutions imaginables offraient des inconvénients, et même des dangers.
Avant de prendre une décision définitive, plusieurs ministres voulurent connaître les opinions des ambassadeurs de France et d'Angleterre. Ils attachaient surtout une grande importance à l'avis du général Belliard. Ce noble vétéran des armées impériales avait su conquérir les sympathies de toutes les classes de la nation. Son dévouement au roi Léopold et à la Belgique était incontestable ; en plus d'une occasion, et surtout pendant la campagne d'août, il en avait fourni des preuves éclatantes. C'était autant du cœur que des lèvres qu'il se plaisait à nommer la Belgique sa seconde patrie. Un membre du cabinet se chargea de lui demander quelle serait l'attitude du gouvernement français, dans l'hypothèse où la Belgique rejetterait les propositions de la Conférence.
(page 203) La réponse du général fut en tout point conforme aux déclarations des diplomates de Londres. Le protocole du 14 octobre était, à ses yeux, un acte final et irrévocable. La Conférence, disait-il, avait épuisé sa juridiction pour tous les points susceptibles d'une exécution immédiate ; tout espoir d'obtenir des modifications aux arrangements territoriaux était chimérique. Le général ajouta que la France n'userait pas de sa puissance pour forcer les Belges à souscrire au protocole du 14 octobre ; mais il déclara, tout aussi positivement, qu'elle ne s'opposerait pas aux mesures de rigueur qui seraient adoptées par les autres puissances, et spécialement par la Confédération germanique. « La France, disait-il, ne peut plus que vous donner des conseils et former des vœux pour votre bonheur. »
Consulté à son tour, l'ambassadeur d'Angleterre, sir Robert Adair , émit un avis identique. De même que son collègue de France, il engagea les ministres à céder à la force des circonstances ; mais, plus circonspect et plus expérimenté que le général Belliard, il ne promit pas même la neutra1ité de la marine anglaise.
Tout attestait donc que la Belgique se trouvait en présence d'une décision irrévocable des grandes puissances.
Les ministres, réunis sous la présidence du roi, reprirent leurs délibérations dans les mêmes perplexités. L'avenir du pays était en quelque sorte subordonné à la décision qu'ils étaient appelés à prendre. Rejeter les propositions de la Conférence, c'était rompre avec l'Europe, le lendemain d'une défaite qui avait ébranlé la confiance de la nation et de l'armée. Accepter ces propositions blessantes et injustes, c'était faire rétrograder la révolution et fouler aux pieds les engagements les plus solennels contractés par le gouvernement provisoire et par la Régence.
Dans l'une et l'autre hypothèse, la décision pouvait entrainer des conséquences graves. Les ministres avaient, il est vrai, un moyen de sortir d'embarras et de sauver leur popularité personnelle ; c'était d'assumer un rôle passif et de demander humblement aux Chambres une solution définitive. Mais ce moyen peu digne et peu loyal répugnait au courage et à la loyauté des hommes éminents qui composaient le cabinet. Dans les circonstances suprêmes où le pays se trouvait placé, il était du devoir du gouvernement de prendre l'initiative et de diriger courageusement les débats, en disant la vérité tout entière aux représentants de la nation.
(page 204) C'était surtout dans leurs rapports avec les intérêts du Luxembourg que les propositions de la Conférence devenaient une source d’embarras sérieux, Le 18 novembre 1830, le Congrès national avait compris le Luxembourg tout entier dans la déclaration d'indépendance du pays. Le 9 janvier suivant, les délégués du gouvernement provisoire avaient adressé aux Luxembourgeois une proclamation chaleureuse, renfermant entre autres la déclaration suivante : « Nous sommes autorisés à vous déclarer, au nom du gouvernement, que vos frères des autres provinces ne vous abandonneront jamais et qu'ils ne reculeront devant aucun sacrifice pour vous conserver dans la famille Belge » (Proclamation de MM. Thorn et Nothomb du 9 janvier 1831). Deux mois plus tard, le Régent s'écriait, dans une proclamation revêtue de la signature de tous les ministres : « Nous avons commencé la révolution malgré les traités de 1815, nous la finirons malgré les protocoles de Londres... Luxembourgeois ! restez unis et fermes ! Au nom de la Belgique, acceptez l'assurance que vos frères ne vous abandonneront jamais » Huyttens, t. III, p. 45, en note). Ce n'est pas tout : à ces actes émanés du Congrès national et du gouvernement du Régent, M. Lebeau, alors ministre des Affaires étrangères, avait ajouté la parole du prince Léopold, au moment où celui-ci subordonnait son avénement à l'acceptation préalable des dix-huit articles. Dans la mémorable séance du 5 juillet 1831, M. Lebeau s'était écrié : « Nous conserverons le Luxembourg, j'en ai pour garant notre droit, la valeur des Belges et la parole du Prince. Oui, la parole du Prince, le moment est venu de tout dire.... Le Prince en fait son affaire propre ; c'est pour lui une question d'honneur... Sans la possession du Luxembourg, je défierais bien quel prince que ce fût de régner six mois en Belgique. » Confiant dans ces promesses solennelles, le Luxembourg s'était franchement associé à l'élan révolutionnaire des autres provinces. Et maintenant il s'agissait de déchirer les déclarations du gouvernement provisoire, du Congrès, du Régent et du Roi, pour replacer ]a majorité des Luxembourgeois sous la domination d'un gouvernement prêt à leur demander compte des trésors et du sang qu'ils avaient dépensés dans l'intérêt exclusif de la Belgique !
Il s'agissait de sacrifier à la fois les intérêts et la dignité de la cause nationale.
(page 205) Cependant, pour peu qu'on réfléchisse aux exigences de la situation, on ne tarde pas à se .convaincre que l'acceptation du protocole du 14 octobre était une nécessité. La Belgique se trouvait dans une de ces situations extrêmes où le salut de tout un peuple efface les engagements et fait taire les répugnances.
Pour juger sainement les actes du premier ministère du roi, il faut envisager la question extérieure dans l'état où elle se présentait en 1831. Le refus de la Hollande n'était pas à prévoir, puisque tous les sacrifices et toutes les humiliations se trouvaient du côté des Belges. Or, la Hollande acceptant ; il ne nous restait en réalité d'autre perspective qu'une honteuse et tardive soumission aux ordres de la Conférence.
L'armée prussienne serait venue nous expulser de Venloo , les soldats de la Confédération germanique se seraient emparés de la partie cédée du Luxembourg, les Anglais auraient probablement bloqué nos ports et refoulé l'essor de notre commerce. Quel homme politique eût osé répondre des complications intérieures que cette crise pouvait amener ? Évidemment, dans l'hypothèse de l'acceptation du protocole par la Hollande, le gouvernement belge était intéressé à prendre l'initiative. Quelle gloire y avait-il à faire disperser par les soldats de la Prusse une armée déjà repoussée par les troupes hollandaises ? Où étaient les avantages politiques d'un état d'hostilité avec l'Europe ?
Dans l'hypothèse du refus de la Hollande, l'acceptation du protocole était encore le parti le plus sage. Puisque, dans la situation politique de l'Europe, la Belgique ne pouvait espérer des conditions meilleures, il était désirable que les décrets de la Conférence fussent immédiatement exécutés. La reconnaissance du roi des Belges par les grandes puissances, la clôture de l'ère révolutionnaire et la réduction de l'armée au pied de paix étaient des avantages qu'un homme d'État ne pouvait dédaigner. N'oublions pas que, dans la note du 15 octobre, les cinq puissances garantissaient l'exécution des vingt-quatre articles et prenaient, en termes formels, l'engagement d'obtenir l'adhésion de la Hollande.
Restait, à la vérité, l'hypothèse où les cours alliées, y compris celles de France et d'Angleterre, s'abstiendraient de recourir à la force pour réduire la Hollande à l'obéissance. Mais dans ce cas, alors si peu probable, nous conservions le statu quo et nous faisions reconnaître la royauté belge par les puissances étrangères, tout en possédant l'espoir (page 206) fondé d'obtenir des concessions ultérieures, en retour des sacrifices occasionnés par l'entretien de l'armée sur le pied de guerre. Encore une fois, ce n'est pas à l'aide des événements postérieurs, mais en reportant sa pensée à la situation de 1831, qu'il faut juger l'attitude et les actes du cabinet de Bruxelles. Il ne s'agissait plus alors de produire un appel à l'énergie de l'esprit révolutionnaire. La Pologne venait de succomber. L'Europe, sans en excepter l'Angleterre et la France, voulait mettre un terme aux complications et aux périls résultant du différend hollando-belge. Les cabinets des Tuileries et de St-James, aussi bien que ceux de Berlin, de Vienne et de St-Pétersbourg, déclaraient nettement qu'il fallait en finir. A l'intérieur, le prestige des journées de septembre s'était évanoui dans les désastres de Hasselt et de Louvain. Au dehors, l'Europe nous dictait des conditions finales. Les ministres belges comprirent ces vérités, et ils eurent le courage de les proclamer à la tribune.
Le 21 octobre, deux jours après la réception du protocole, M. de Meulenaere présenta à la Chambre des représentants un projet de loi autorisant le chef de l'État « à conclure et à signer le traité définitif de séparation, sous telles clauses, conditions et réserves que S. M. pourrait juger nécessaires ou utiles dans l'intérêt du pays. » M. Van de Weyer était chargé de défendre le projet, conjointement avec les ministres, en qualité de commissaire royal
(Note de bas de page) Arrêté royal du 21 octobre, Moniteur du 23. Le projet de loi était conçu de manière à faire remarquer que le traité avait été imposé à la Belgique.
« Nous, Léopold, etc. De l'avis de notre conseil des ministres, nous avons chargé notre ministre des Affaires étrangères de présenter aux Chambres, en notre nom, le projet de loi dont la teneur suit : « Considérant que, par leurs actes du 14 octobre, les plénipotentiaires des cinq grandes puissances réunis en Conférence à Londres ont arrêté les bases de séparation entre la Hollande et la Belgique ; que le traité, contenant, aux termes de la déclaration des plénipotentiaires, des conditions finales et irrévocables, est imposé à la Belgique et à la Hollande ;
« Vu l'art. 68 de la Constitution,
« Nous avons, de commun accord avec les Chambres, décrété, et nous ordonnons ce qui suit :
« Art. unique. Le roi est autorisé à conclure et à signer le traité définitif de séparation entre la Belgique et la Hollande, arrêté le 14 octobre 1851, par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances réunis en Conférence à Londres, sous telles clauses, conditions et réserves que S. M. pourra juger nécessaires ou utiles dans l'intérêt du pays.
« Donné à Bruxelles, le 21 octobre 1831. LÉOPOLD. » (Fin de la note)
Le projet portait le contre-seing de MM. de Meulenaere, Ch. de Brouckere, Raikem et Coghen.)
(page 207) Montant à la tribune, M. de Meulenaere exposa la situation avec la franchise et la dignité que réclamaient les circonstances. « Messieurs, dit-il, après vous avoir exposé, dans une autre séance, la marche suivie par le gouvernement dans les dernières négociations ; après vous avoir montré ses efforts persévérants, suivis d'un résultat si inattendu et si contraire à nos vœux, il me reste aujourd'hui, ainsi qu'à mes collègues, comme moi conseillers de la couronne, un triste et douloureux devoir à remplir. Ce devoir, nous ne pouvons nous y soustraire, placés que nous sommes sous la loi d'une nécessité qu'il n'est pas permis de méconnaître, et avec laquelle il n'est possible de composer qu'en soumettant à des chances incalculables le présent et l'avenir du pays, et en sacrifiant peut-être les deux conquêtes de notre révolution, l'indépendance et la liberté... - Au milieu des sentiments pénibles qui l'affectent, le gouvernement, en vous présentant ce projet, ne veut point vous laisser ignorer les motifs qui l'ont décidé à prendre sur lui la responsabilité de l'initiative dont il use en ce moment. La nation, dont il s'agit de fixer définitivement les destinées, et vous, Messieurs, qui la représentez dans cette enceinte, vous connaîtrez notre pensée tout entière. Si jamais le courage et la franchise furent nécessaires, c'est aujourd'hui, c'est en présence des graves intérêts sur lesquels vous allez prononcer : se taire dans un pareil moment ou déguiser sa pensée, ce serait, je ne dirai pas faiblesse, mais lâcheté. La question que le projet soulève est si grave, si vitale, que sa solution renferme tout l'avenir du pays. - Si, à une autre époque, des propositions pareilles aux conditions qu'on nous impose aujourd'hui avaient été faites à la Belgique, le gouvernement aurait pu reculer devant la mission qu'il remplit maintenant ; il aurait pu vous dire peut-être : rejetez ces conditions, elles sont injustes, partiales ; fiez-vous à la bonté de votre cause, au temps et, s'il le faut, à votre bras pour en obtenir de meilleures. Mais ce langage, qui alors aurait eu une apparence de raison, parce que les circonstances, les faits lui donnaient une force qu'il n'aurait pas empruntée de lui-même, ce langage n'est plus possible aujourd'hui. Depuis lors le temps a marché, et l'Europe a été témoin d'événements qui, en modifiant la politique générale, n'ont pu rester sans influence sur la question soulevée par notre révolution. L'appui que nous trouvions dans l'idée de notre force inspirée aux puissances par nos succès de (page 208) septembre, l'appui peut-être plus réel encore que prêtait à notre cause l'héroïque Pologne, nous ont tout à fait échappé. »
Après avoir ainsi loyalement expliqué l'attitude prise par le ministère, M. de Meulenaere rappela que, dans les vues des puissances étrangères, le différend hollando-belge étai avant tout, sinon uniquement, une question européenne : « La question qui se débat depuis un an, dit-il, n'est pas circonscrite à nos intérêts seuls et à ceux de la Hollande... Notre patriotisme, notre amour-propre national, blessés par les décisions des arbitres qui viennent de prononcer entre la Hollande et nous, peuvent se soulever contre cette intervention de l'Europe : elle n'en est pas moins un fait qu'il ne nous est pas donné de détruire. Ce fait, d'ailleurs, n'est pas nouveau ; il a ses antécédents dans l'histoire : d'autres peuples, avant nous, ont eu à en subir les exigences. Cc n'est pas la première fois qu'à tort ou à raison les convenances politiques, le système de l'équilibre européen, ont fait imposer à un peuple, dans l'intérêt général, de ces sacrifices que l'on ne se résigne à subir que parce qu'on est convaincu de l'inutilité des efforts que l'on tenterait pour s'y soustraire. Le sacrifice que l'on exige de la Belgique est de même nature ; toute son excuse, toute sa justification pour vous qui êtes appelés à le voter se trouve dans la nécessité, dans les circonstances, dont l'empire est quelquefois si puissant dans les affaires humaines que l'homme d'État ne saurait y échapper. »
A la suite de ces prémisses, le ministre posa l'état de la question dans les termes suivants : « Les puissances s'entendent pour soutenir les décisions qu'elles ont prises et qu'elles croient calculées de manière à maintenir en même temps le système de la paix et celui de l'équilibre européen... Les puissances (on voudrait en vain se le dissimuler) marchent d'accord entre elles, et les décisions de la Conférence sont, comme le dit la note qui les accompagne, finales et irrévocables. Ces paroles empruntent une force toute spéciale des circonstances et des nécessités du moment. L'incertitude qui plane depuis un an sur les affaires de l'Europe, par suite de la question belge, toujours tenue en suspens, ne saurait se prolonger plus longtemps sans faire naître la crise que l'on a tant à cœur d'éloigner et dont chaque jour de retard augmente l'imminence. C'est à vous, Messieurs, qu'il appartient de décider si ce qu’on nous demande, (page 209) si les cessions de territoire au prix desquelles on nous offre la paix, peuvent se concilier, je ne dirai pas avec l'intérêt du pays (il est partiellement et violemment lésé), je ne dirai pas même avec ses affections (on n'en a tenu aucun compte), mais avec son existence comme nation indépendante. Quelque triste qu'elle soit, nous vous devons la vérité tout entière : il s'agit de savoir si nous voulons ou non, si nous pouvons ou non former une nation indépendante avec le territoire tel, qu'il sera circonscrit par les cessions stipulées dans le traité. »
La fin du discours du ministre produisit une impression profonde. S'élevant au-dessus des intérêts et des passions du moment, M. de Meulenaere adressa aux populations du Limbourg et du Luxembourg un appel qui sera recueilli par l'histoire : « Personne, s'écria-t-il, n'apprécie mieux et ne partage plus vivement que nous les regrets et la douleur que réveillent dans l'âme ces déchirements forcés, qui arrachent à notre affection, à nos sympathies, ceux qui ne formaient avec nous qu'une seule famille, et qui ont si puissamment aidé à la conquête d'un patrimoine dont on veut qu'ils cessent de jouir avec nous. Loin de nous la pensée de vouloir atténuer par nos paroles un sacrifice dont nous comprenons toute l'étendue. Mais, placés entre nos affections et l'intérêt dominant du pays, ayant à opter entre l'abandon de quelques-uns de ses membres et l'anéantissement de toute la famille, notre choix n'a pas été libre ; nous sommes forcément entrés dans la voie où vous nous trouvez. Et, nous sera-t-il permis de le dire, en agissant ainsi, nous avons compté sur le suffrage, sur la générosité même de ceux d'entre nos frères dont nous devons, pour notre malheur, souscrire l'expatriation. Nous nous sommes dit qu'en se voyant frustrés de l'espoir de partager avec nous une patrie commune, ils ne voudraient pas néanmoins, par un calcul tout personnel, attirer sur la Belgique les malheurs qui résulteraient pour elle de la résistance à un arrêt qu'il faut subir ; qu'ils ne voudraient point que cette patrie qu'ils quittent s'effaçât entièrement avec eux, et qu'il n'y eût plus de Belgique, plus de nation belge. Nous serions-nous trompés, en prêtant ces sentiments à nos frères ? Non, et nous défions l'avenir de venir démentir nos paroles. Si, reconnaissant la nécessité qui nous presse, vous sanctionnez le projet de loi qui vous est soumis, le jour fatal (page 210) de la séparation venu, en adressant de tristes adieux à cette patrie que la nécessité les oblige d'abandonner, ils feront des vœux pour sa gloire, sa prospérité, son bonheur ; et, pleins de foi dans son avenir, ils en appelleront avec nous au temps et à la Providence pour réparer une injustice que, pour notre part, permettez-nous de le répéter une dernière fois, nous déplorons plus que personne » (Séance du 21 octobre, Moniteur du 23, n°130).
En faisant de l'acceptation du protocole une question de nécessité, le ministère plaçait les débats sur leur véritable terrain. Mise en présence des décisions irrévocables de l’'Europe, que pouvait la Belgique, le lendemain d'une défaite qui avait découragé ses amis et doublé les forces de ses adversaires ?
Les discussions eurent lieu en comité secret ; mais les débats n'en figurèrent pas moins dans les colonnes de la presse quotidienne.
Quoique la Chambre fût divisée en deux camps, on pouvait s'apercevoir, dès le début, que les partisans de la résistance formaient la minorité.
Plusieurs orateurs firent entendre des protestations chaleureuses contre l'intervention de la diplomatie dans nos affaires intérieures. Ces protestations étaient à la fois tardives et dénuées de base. Le royaume des Pays-Bas, cette grande hostilité contre la France (Note de bas de page : Expression de M. Thiers), était, une création européenne. La dissolution de ce royaume soulevait une question d'équilibre européen ; c'était la destruction d'un édifice que les vainqueurs de Napoléon 1er avaient péniblement élevé sur les débris de l'Empire. Le différend hollando-belge ne renfermait pas seulement un problème de politique intérieure. Par le Luxembourg, la question belge touchait aux intérêts de l'Allemagne ; par les traités de 1815, elle se trouvait en contact avec un intérêt européen du premier ordre. D'ailleurs, quel résultat pouvaient produire ces récriminations après que, par son vote du 9 juillet, le Congrès national avait formellement reconnu le principe de l'arbitrage diplomatique ?
Sans repousser d'une manière absolue le principe de l'intervention de l'Europe, d'autres adversaires du projet cherchaient des arguments dans la conduite antérieure des diplomates de Londres. Le 20 janvier 1831, la Conférence avait une première fois fixé les bases de la (page 211) séparation des deux royaumes. Acceptées par la Hollande, repoussées par la Belgique, ces bases de séparation avaient été remplacées par les dix-huit articles. Ceux-ci ayant été acceptés par les Belges et rejetés par les Hollandais, la Conférence, changeait de système et revenant encore une fois sur ses pas, avait mis en avant les vingt-quatre articles.
Deux fois la résistance de l'une des parties avait fait aggraver les conditions offertes à l'autre. Les orateurs en concluaient qu'une résistance énergique aurait pour effet de faire revenir la Conférence à des conditions plus équitables et moins humiliantes. Ils ajoutaient que la France et l'Angleterre, loin de se constituer les exécutants des hautes œuvres de la Conférence, ne consentiraient jamais au renversement du trône constitutionnel de Bruxelles.
Ces illusions étaient généreuses, mais peu conformes à la triste réalité des choses. Les événements des derniers mois avaient profondément modifié la situation. Jamais les représentants des grandes puissances n'avaient tenu un langage aussi formel, aussi énergique. Jamais les ministres de Louis-Philippe n'avaient plus nettement décliné la responsabilité des événements. « L'armée française, disaient-ils, restera paisible spectatrice de ce qui se passera chez vous, dussiez-vous subir une quasi-restauration ». La signature du plénipotentiaire de la France figurait au bas du protocole du 14 octobre. Un refus plaçait la Belgique dans un état d'isolement absolu, entre les armées de la Hollande et de la Prusse.
Un représentant du Limbourg, M. Jaminé, produisit une impression profonde, en traçant, avec autant de sensibilité que d'éloquence, un tableau du sort que l'acceptation du protocole réservait aux populations du Limbourg et du Luxembourg cédées à la Hollande. Mais ici encore l'inexorable raison d'État rendait toute parole inefficace ! L'Europe avait prononcé. Que pouvaient désormais les sentiments, les regrets et les larmes des Belges ?
A l'exemple du ministre des Affaires étrangères, tous les partisans du traité avouaient l'iniquité des conditions imposées à la Belgique ; autant que leurs adversaires, ils déploraient la mutilation du territoire et l'abandon de leurs frères. S'ils proposaient l'acceptation des vingt-quatre articles, c'était uniquement pour éviter les humiliations, les périls et les pertes que le rejet des propositions de la Conférence devait amener. M. Nothomb eut le courage d'affirmer que la résistance (page 212) des Belges ne laisserait à l'Europe qu'un seul parti à prendre : le partage de nos provinces entre la France, la Prusse et la Hollande. « En dehors de l'existence qui est offerte à la Belgique, disait M. Nothomb, il n'y a pour l'Europe qu'un parti à prendre. La réunion intégrale à la France ébranlerait l’équilibre européen. Pour y parvenir, Louis-Philippe devrait renouveler la lutte gigantesque que la Convention et Bonaparte ont soutenue pendant vingt ans. La révolution de juillet, isolée de l'Angleterre devrait se présenter seule, comme colle de 1790, devant l'Europe conjurée.... La restauration intégrale (et j'entends par là le retour identique à l'état qui a précédé la révolution) me parait également impossible. L'union de la Belgique et de la Hollande renfermait un vice qui est bien connu aujourd'hui : une éclatante catastrophe en a révélé l'existence aux plus incrédules... Le royaume des Pays-Bas n'avait pas de garanties internes d'existence ; il n'avait que des garanties externes. On avait uni quatre millions d'hommes à deux millions. On avait dit aux deux millions : "C'est à vous de commander aux quatre millions" ; et à ceux-ci : "C'est à vous de servir". Par un renversement de toutes les idées, la minorité devait faire la loi... Cet état de choses n'était pas durable... Le royaume des Pays-Bas restauré renfermerait le principe de tiraillement, le germe de dissolution qui déjà une fois en a amené la chute. - La restauration intégrale et la réunion intégrale étant impossibles, il y aura, à défaut de l'indépendance et en désespoir de cause, un seul parti à prendre : ce sera celui d'une restauration partielle et d'une réunion partielle, le partage en un mot. Le partage serait alors, et.il faut qu'on le sache en ce jour, la seule combinaison rationnelle : deux millions et non quatre seraient de nouveau réunis à la Hollande, qui les gouvernerait, les exploiterait paisiblement, comme les anciens pays de généralité. » Le reste serait donné en partie à la France, en partie à la Prusse... La France, forcée d'opter entre la guerre ou le partage, entre une grande faute ou un grand crime, consentira à être criminelle » (Moniteur du 28 octobre 1831).
Les craintes du député d'Arlon étaient exagérées. A une autre époque, sous l'administration du Régent, l'idée du partage de nos provinces s'était offerte à l'imagination de quelques diplomates ; mais cette idée (page 213) n'avait jamais pris le caractère d'un projet sérieux. Interpellé à ce sujet par un ami de la maison d'Orange, le prince de Talleyrand avait répondu en ricanant : « Cela ressemblerait trop au partage de la Pologne, et la France n'aime pas qu'on lui rappelle ce souvenir. Ce plagiat politique ne serait pas plus honorable qu'un plagiat littéraire » (Note de bas de page : Nous sommes en mesure de pouvoir attester l'exactitude textuelle de cette réponse. - Un homme qui affecte les allures du diplomate et ne trouve que les passions et le style du pamphlétaire, raconte que le prince de Talleyrand, quelques heures avant d'expirer, tint au roi Louis-Philippe le langage suivant : « Il n'y a point de Belges, il n'yen eut jamais, il n'y en aura jamais ; il y a des Français, des Flamands ou Hollandais (c'est la même chose) et des Allemands ; on a voulu faire de tout cela un peuple ; pas du tout : c'est un pays habité par trois nations : elles se querelleront toujours. Que chacun vive avec les siens, tout ira bien : il n'y a point de lien comme la langue maternelle » (V. Le dernier des protocoles, par un ancien diplomate français, Paris, 1838, p. 106.) L'anecdote est manifestement apocryphe)). Comment les copartageants seraient-ils parvenus à se mettre d'accord ? Lequel d'entre eux se serait contenté d'une part inférieure à celle de 'son voisin ? Quelle compensation eût-on offerte à l'Autriche, à l'Angleterre et à la Russie ? Croit-on que ces dernières puissances fussent disposées à céder le Hainaut et la province de Namur à la France, pour fortifier ses frontières du Nord et la rapprocher de l'Allemagne ? Qu'on se souvienne de la vivacité des plaintes que l'intervention de la France fit un instant surgir en Angleterre, et l'on sera pleinement rassuré. Entre la restauration de Guillaume et la réunion intégrale à la France, il y avait place pour une troisième hypothèse : l'intervention militaire de l'Allemagne, le blocus de nos ports et le payement des frais de la guerre. Du reste, en écartant la crainte du partage, la conclusion du discours de M. Nothomb n'était pas moins juste. Dans l'état où la question se présentait en 1831, la nécessité de céder aux exigences de l'Europe ne pouvait être sérieusement révoquée en doute.
Cette vérité était généralement comprise. Une partie de la presse avait pris une attitude menaçante, mais le pays était loin de s'associer unanimement aux clameurs des journalistes. On ne voyait plus ces scènes de désordre et de révolte qui, dans les derniers jours de l'administration du Régent, avaient précédé et accompagné l'acceptation des dix-huit articles. Le résultat des débats des Chambres était prévu. Les classes inférieures elles-mêmes comprenaient que la Belgique ne pouvait sérieusement songer à se mettre en hostilité ouverte avec les grandes puissances.
(page 214) Dans sa séance du 1er novembre, la Chambre des représentants donna son assentiment au protocole du 14 octobre, par 59 voix contre 58. Deux jours après, le Sénat prit la même résolution, par 55 voix contre 8.
Le texte du projet laissait au ministère une liberté entière ; mais M. de Meulenaere avait promis de ne donner son adhésion qu’avoir acquis la certitude que le roi Léopold serait immédiatement reconnu. Le ministère s'était engagé de plus à faire une dernière démarche auprès de la Conférence en vue d'obtenir quelques modifications favorables à la Belgique.