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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXX. Abandon du Limbourg et du Luxembourg. – Le traité du 19 avril 1839 (novembre 1838 – avril 1839)

30. 1. L’émulation patriotique. Les manifestations modérées

(page 1) A côté du récit des négociations diplomatiques engagées à Londres, il importe de placer le tableau des encouragements et des obstacles que les ministres rencontraient à l'intérieur même du pays. Un coup d'œil rétrospectif doit donc ici trouver sa place.

Depuis le jour où le roi avait annoncé que les droits des Belges seraient défendus avec persévérance et courage, plus d'une manifes¬tation solennelle était venue prouver que ces nobles paroles résu¬maient les vœux et les espérances de toutes les provinces.

Les sympathies vouées aux districts menacés grandissaient avec les obstacles suscités par les diplomates de Londres. A mesure qu'on voyait croître le danger, on sentait plus vivement l'énormité du sacri¬fice que l'Europe voulait encore une fois imposer à la Belgique indépendante. Les instincts généreux du peuple se révoltaient à la pensée du sort qu'on réservait à 360,000 Belges sacrifiés aux intérêts dynastiques d'une famille étrangère. La magistrature, le clergé, les Cham¬bres, l'armée, l'élite de la nation protestait contre cette atteinte audacieuse aux droits et à la dignité de l'espèce humaine. Aux yeux de tous les amis de l'indépendance nationale, c'était la traite des blancs que la Conférence de Londres voulait réhabiliter en plein dix-neu¬vième siècle.

Grâce aux circonstances où le pays se trouvait placé, l'audience royale du 1er janvier 1839 acquit toute l'importance d'un événement historique. Laissant de côté ces félicitations banales qui ne sont que des formules d'étiquette, tous les grands corps de l'État se firent l'organe des espérances que le peuple puisait dans le caractère élevé de son roi, la justice de sa cause et la fermeté de ses mandataires. (page 2) « Sire, dit le ministre de la Guerre, il est un vœu que l'armée n'hésite pas à énoncer avec toute l'énergie dont elle est capable ; c'est qu'il pût lui être donné de décider sur un champ de bataille, sous la conduite de son roi et sous les yeux de la. nation, simple témoin de la lutte, le débat politique qui tient en suspens les belles destinées qui, sous les auspices de Votre Majesté, étaient assurées à la Belgique » (Moniteur du 3 janvier 1839). La pensée d'une résistance énergique se trou¬vait au fond de tous les discours adressés à la famille royale ; mais on remarqua surtout celui de M. de Gerlache, président de la cour de cassation et ancien président du Congrès national. Avec cette autorité que sa position, ses antécédents et ses lumières incontes¬tées donnaient à sa parole, il compara la Belgique du passé à la Belgique de 1830, pour en conclure que cette longue série de sacri¬fices, toujours imposés à nos provinces au nom de l'Europe, devait avoir son terme sous le règne d'une dynastie vraiment natio¬nale. « Magistrats et citoyens, dit-il, nous joignons aujourd'hui notre voix à celle du peuple, pour remercier Votre Majesté de tout ce qu'elle a fait pour le pays. Autrefois la Belgique succomba toujours, faute d'unité nationale et faute d'une royauté indigène. Elle a rencontré enfin ce double point d'appui. La nationalité belge s'est raffermie par l'appel au trône d'un prince qui doit partager toutes nos destinées. Le pays n'avait point de roi belge qui le défendît, lorsque, par le traité de Westphalie, on lui fermait l'Escaut et toutes les bouches du commerce ; il n'avait point de roi belge, lorsque, dans le cours du XVIIe siècle, on concluait, soit avec la Hol1ande, soit avec la France, cinq ou six traités succes¬sifs, dont nous payions chaque fois les frais avec quelques lam¬beaux de nos provinces ; le pays n'avait point de roi belge, lorsque, au traité d'Utrecht, on donnait ses frontières à garder à l'étranger ; le pays n'avait point de roi belge, lorsqu'on le forçait d'immoler la société d'Ostende à la jalousie commerciale de ses voisins ; il n'avait point de roi belge, lorsqu'il fit cette révolution brabançonne qui commença si bien et qui finit si tristement ; le pays n'avait point de roi qui soutînt sa cause au tribunal des nations et des souverains, lorsque, en 1814, on le réunit, comme un prix (page 3) acces¬soire, à un peuple qui s'était violemment séparé de nous, de sa vieille foi et de son prince, deux siècles et demi auparavant ; le pays n'avait point de roi belge, lorsqu'on le faisait tour à tour province espagnole, autrichienne, française ou hol1andaise, lorsqu'enfin ses princes ou ses maîtres le troquaient comme un vil meuble. C'est la royauté belge qui a été le point de centre, de cohésion et de conservation des différentes provinces, des différentes langues et des différents intérêts que la révolution de 1830 a soulevés ; c'est elle qui a mis le sceau à notre indépendance, enfin heureusement conquise ; c'est elle qui a été l'aurore d'une vie toute nouvelle pour nous. Si nous osons rappeler aujourd'hui ces faits trop connus, Sire, c'est qu'on embrasse toujours avec plus d'amour un bien que l'on croit menacé, fût-ce même par une vaine crainte. Depuis bientôt huit ans que la Belgique possède un prince de son choix, sa cause est soutenue par un sage et puissant défenseur, que la nation aime et révère, et que l'étranger estime, parce que son caractère et sa vie offrent toute garantie à l'Europe, et qu'il n'aura garde de com¬promettre aucun des avantages que nous avons conquis si tard et qui nous ont coûté si cher » (Moniteur du 2 janvier 1831).

Quoique marquées du sceau d'une mâle vigueur, ces manifestations solennelles de l'esprit national ne franchissaient pas les bornes de la prudence et de la modération. Sans fournir à l'Europe un sujet de plainte légitime, elles prêtaient aux démarches des ministres cette force morale qu'une diplomatie intelligente sait toujours puiser dans les vœux hautement manifestés de tout un peuple.

30. 2. L’émulation patriotique. Les manifestations radicales

Malheureusement, cette attitude à la fois prudente et ferme n'était pas celle de tous les défenseurs de la cause nationale. Plus d'une fois le gouvernement eut à se disculper de toute participation aux actes que nous allons rapporter.

En première ligne figure le ridicule et imprudent projet d'une fédération belgo-rhénane.

Depuis plusieurs mois une sourde fermentation régnait dans les districts rhénans soumis à la Prusse. Les démêlés religieux entre le gouvernement de Berlin et la cour de Rome, l'arrestation du vénérable archevêque de Cologne, l'antipathie qu'un peuple catholique devait (page 4) nécessairement éprouver pour une administration qui se proclamait la gardienne du protestantisme en Allemagne, le souvenir encore vivant d'une nationalité définitivement anéantie en 1815, toutes ces causes avaient produit un mécontentement tellement universel que, plus d'une fois, il faillit se manifester par l'émeute.

M. de Potter, qui depuis sa sortie du gouvernement provisoire habitait Paris, où il s'était lié avec les chefs les plus audacieux du parti républi¬cain, résolut d'exploiter ces antipathies et ces haines au profit de la cause des Belges. Guidé, comme toujours, par les inspirations d'un patriotisme sincère, mais oubliant que nos différends avec la Hollande étaient soumis au tribunal de la diplomatie européenne, l'ex-membre du gouvernement provisoire, commettant un étrange anachronisme, crut servir les intérêts de sa patrie en jetant un défi aux rois, en faisant un imprudent appel aux passions révolutionnaires. Une adresse aux Rhénans, datée de Paris, mais publiée dans les colonnes du Belge et de l'Éclaireur, renfermait une provocation directe à la révolte : « Nous étions opprimés, disait le rédacteur, nous sommes libres parce que le peuple a voulu l'être. Faites de même, et vous obtiendrez les mêmes avantages. La liberté entraîne le monde. Le catholicisme a compris que, pour ne pas être devancé, il devait se mettre à la tête du mouvement émancipateur. Rhénans ! Osez ! et vous serez libres ! » (Souvenirs personnels de M. de Potter, 2e édit., t. II, p. 50.) Les rares amis que M. de Potter avait conservés en Belgique se firent un devoir de seconder cette politique dangereuse. On vit paraître des écrits invitant le peuple de la rive gauche du Rhin à conclure avec nous une Confédération belge-rhénane, et, s'il faut ajouter foi aux rapports de la police prussienne, plus d'un émissaire fut chargé de répandre ces idées dans les villes de l'ancien électorat de Cologne. On eût dit que ces défenseurs officieux de nos intérêts avaient pris à tâche de faire sentir à l'Allemagne les inconvénients du statu quo dont la Belgique demandait le maintien à Paris et à Londres. Tandis que toute notre ambition, tous nos vœux, toutes nos espérances se bornaient à la conservation de deux demi-provin¬ces, ils rêvaient le démembrement de la monarchie prussienne ! Au moment où nous insistions pour conserver notre frontière le long de la Prusse, ils jetaient le gant au cabinet de Berlin ! (Note de bas de page : M. de Potter aime sincèrement la liberté ; il la veut pour les autres comme pour lui-même, et son désintéressement ne saurait, sans injustice, être révoqué en doute par ses compatriotes. Malheureusement, tout en étant doué d'une intelligence hors ligne, l'ex-membre du gouvernement provisoire ne possédait pas cette connaissance des effets et des causes, cette appréciation sûre des besoins et des ressources, en un mot, ce tact pratique sans lequel il est dan-gereux d'aspirer au rôle d'homme politique. Sa conduite de 1838 et de 1839 en fournit la preuve. Il voulut successivement une fédération franco-belge, une fédération hollando-belge, une fédération belge-rhénane, etc. (Souvenirs person¬nels, t. II, p. 50, 72, 145</b

(page 5) Bientôt un autre fait vint prouver que des précautions étaient deve¬nues nécessaires pour préserver le pays des inconvénients et des dangers d'une résistance désordonnée.

Vers la fin de décembre, quelques patriotes rédigèrent les statuts d'une association ayant pour but le maintien de l'intégrité du terri¬toire et la défense de l'honneur national. Un comité siégeant à Bruxelles était chargé de provoquer la formation de comités correspondants dans toutes les provinces. Préparer les mesures à prendre pour régulariser la résistance, recueillir des fonds et des armes, multiplier les enrô¬lements volontaires, défendre énergiquement le principe de l'invio¬labilité du territoire, telle était la mission de cette ligue nationale. Au moment d'entrer en fonction, chaque membre des comités prêtait le serment suivant : « Je jure d'employer tous les moyens en mon pouvoir, afin d'empêcher le morcellement du territoire, le retour des Nassau et le déshonneur national ; je jure de n'accepter de qui que ce soit ni présents ni honneurs à l'effet de négliger les devoirs de mes nouvelles fonctions, et de me prêter de toutes mes forces à toutes les mesures qui peuvent être adoptées par le comité dans le but dont il s'agit. Ainsi Dieu me soit en aide ! » (Observateur du 6 et du 7 janvier 1839.)

Ces statuts, publiés au commencement de janvier, produisirent une sensation d'autant plus profonde que la ligue avait à sa tête un fonctionnaire supérieur du département de la Justice (M. Ed. Ducpétiaux). Les fonda¬teurs de l'association, du moins en très grande majorité, agissaient avec des intentions loyales et pures ; ils n'avaient d'autre but que de rendre le gouvernement plus fort et la diplomatie nationale plus ferme, en leur donnant pour appui des milliers de citoyens prêts à verser leur sang et à sacrifier leur fortune pour la défense des droits et de l'honneur du pays. Mais l'Association nationale, considérée en elle-même, (page 6) n'en appartenait pas moins à la catégorie des mesures révolutionnaires. La nation avait son roi, ses représentants, ses soldats et ses armes ; elle possédait dans les deux Chambres des voix élo¬quentes et énergiques pour défendre ses droits et manifester sa volonté souveraine. Une association de ce genre, établie en dehors de la respon¬sabilité des pouvoirs constitués, était à la fois inopportune et dange¬reuse. A Londres, à Berlin, à Vienne, à Paris même, on lui attribuait le caractère d'une manœuvre purement révolutionnaire. Ce fut en vain que le gouvernement invoqua l'article 20 de la Constitution, pour démontrer que le droit d'association se trouvait à l'abri de toute atteinte de la part des ministres ; ce fut avec le même insuccès qu'il allégua que la ligue, d'ailleurs peu nombreuse et composée d'hommes hono¬rables, avait été désavouée par les organes semi-officiels du cabinet : les défiances et les craintes des diplomates triomphaient de toutes ces protestations. L'Association nationale, si pompeusement annoncée à son début, ne produisit d'autre résultat que de fournir aux cours du Nord un nouveau prétexte d'exiger le terme du statu quo établi en 1833. Au moment où la nouvelle de sa constitution parvint à Vienne, le prince de Metternich s'écria : « Je vois où l'on veut en venir ; on veut faire de la Belgique le repaire des jacobins des nations voi¬sines. Nous ne le souffrirons pas ! On dirait que la Belgique tient à devenir une seconde Cracovie. » (Note de bas de page : Nous garantissons l'exactitude textuelle de ces paroles. - M. Ed. Ducpé¬tiaux s'était cependant fait un devoir d'adresser aux journaux une lettre ren¬fermant la déclaration que le comité central avait pour but unique de seconder l'action constitutionnelle du gouvernement et des Chambres (Observateur du 7 janvier 1839)).

Mais la liste des imprudences patriotiques n'est pas épuisée. Des membres de la représentation nationale vinrent eux-mêmes fournir des aliments aux préjugés et aux craintes des gouvernements étrangers.

« Les membres des Chambres, dit l'article 18 de la Constitution, représentent la nation tout entière, et non uniquement la province ou la subdivision de province qui les a nommés. » Ils ne possèdent aucun pouvoir en dehors de l'assemblée à laquelle ils appartiennent. A moins de remplir un mandat légalement conféré par la majorité de leurs collègues, ils n'emportent, au delà du seuil du palais de la Nation, que le seul privilège de l'inviolabilité parlementaire.

(page 7) Perdant de vue ces vérités élémentaires du droit constitutionnel, les députés du Limbourg et du Luxembourg se réunirent en une sorte de comité parlementaire, affectant le droit de parler au nom des deux provinces menacées et de prendre, en dehors de l'action constitutionnelle des ministres, les mesures que la défense du territoire pouvait rendre nécessaires, publiant des proclamations, organisant des correspondances, décernant l'éloge et le blâme, ils finirent par confier à deux de leurs collègues, le comte d'Ansembourg et M. Metz, la mission d'aller protester à Paris, auprès du gouvernement et des Chambres, contre tout projet de mutilation du sol national (Note de bas de page : Voici les pouvoirs remis à MM. d'Ansembourg et Metz : « Les soussignés, membres du Sénat et de la Chambre des Représentants pour les provinces de Limbourg et de Luxembourg, invitent leurs collègues, MM. le comte d'Ansembourg, sénateur, et Charles Metz, membre de la Chambre des Représentants, à se rendre à Paris auprès des membres du gouvernement et des Chambres, à l'effet de protester contre tout projet de déchirement du territoire de ces provinces et de déclarer qu'à tout prix le Luxembourg et le Limbourg veulent rester Belges. » Bruxelles, 14 décembre 1838 (suivent les signatures)).

Cette diplomatie d'un nouveau genre, contrôlant en quelque sorte la diplomatie officielle, avait pour premier tort d'être complètement inutile. Dans les régions officielles, M. Lehon s'était on ne peut mieux acquitté de sa tâche, et, répétons-le, des influences augustes avaient noblement secondé ses efforts. Nous l'avons déjà dit : la France était décidée à nous suivre aussi loin que voudrait aller le cabinet britannique ; mais elle déclarait nettement qu'elle ne se placerait pas seule en face des quatre autres puissances représentées à la Conférence de Londres. Cette politique était inflexible, et sous ce rapport toute démarche ultérieure était inefficace. Le ministère Molé luttait, il est vrai, contre une coalition parlementaire compacte et redoutable ; mais tous les chefs de cette ligue passagère, M. Thiers, M. Guizot, le duc de Broglie, se prononçaient sans détour en faveur de l'acceptation des bases territoriales des Vingt-quatre Articles. Il était puéril de s'imaginer que MM. Metz et d'Ansembourg réussiraient là où n'avait pas réussi l'influence puissante du roi des Belges. Ainsi que M. de Theux l'avait parfaitement compris, c'était surtout auprès de lord Palmerston que la question devait désormais se débattre. Les envoyés du Limbourg et du Luxembourg, bientôt suivis d'un délégué de (page 8) l'Association nationale (M. d’Hoffschmidt), ne pouvaient manquer de devenir des instruments d'opposition entre les mains des députés de l'extrême gauche. On leur offrit des banquets, on porta des tostes en l'honneur des Belges, on déclama contre l'injustice et l'aveuglement des diplomates ; mais toutes ces phrases sonores ne produisirent d'autre effet que de mécontenter la France et de fournir à nos ennemis un nouvel argument en faveur de la nécessité de mettre un tenue à l'agitation soi-disant révolutionnaire de nos provinces. Vers le milieu de janvier, la police française discuta sérieusement la question de savoir s'il ne convenait pas de procéder à l'expulsion des prétendus mandataires des Belges (Note de bas de page : Une déclaration peu franche du comte Molé avait beaucoup contribué à l'envoi de ces diplomates parlementaires. Répondant an comte de Montalembert, M. Molé avait dit, à la séance de la Chambre des Pairs du 26 décembre 1838 : « La question territoriale n'a été remise sur le tapis par personne, pas même par la Belgique, jusqu'à l'ouverture des Chambres belges. » Le chef du cabi¬net français jouait sur les mots. N'ayant reçu aucune communication officielle de la note hollandaise du 14 mars, la Belgique n'avait pas eu à s'expliquer officiellement au sujet du traité du 15 novembre ; mais le comte Molé savait, mieux que personne, que les négociations officieuses pour la conservation d'u territoire avaient été aussi nombreuses que pressantes.)

Mais voici un fait plus étrange encore. Pour compliquer de plus en plus une situation déjà alarmante, des républicains et des orangistes s'étaient réunis afin d'exploiter la crise au bénéfice de leurs intérêts contradictoires. Nous nous abstiendrons d'indiquer ici les noms propres qui furent cités à cette occasion. Qu'importe que tel individu fût ou non initié au complot, que tel autre fût hostile ou dévoué à la cause nationale ? Ce qui est incontestable, c'est que des démocrates et des orangistes conclurent une alliance offensive et défensive contre la monarchie nationale. Minorité intime, même en réunissant leurs phalanges, ils se crurent assez forts pour renverser un trône issu du libre suffrage de l'assemblée la plus populaire qui ait jamais siégé sur le sol belge ! Agissant dans la prévision du maintien des stipulations territoriales, ils convinrent que, pendant les discussions relatives aux décrets de la Conférence, on réunirait quelques centaines de conspirateurs sur la place du palais de la Nation. Là ils auraient crié : Vivent les Chambres ! Vive le Limbourg ! Vive le Luxembourg ! D'autres groupes, poussant des cris analogues, auraient parcouru les rues de la capitale, afin de provoquer le concours des étudiants de (page 9) l'Université libre et des patriotes exaltés de 1830. On aurait continué ces manifestations jusqu'au vote de la Chambre, que l'on prévoyait devoir être affirmatif ; puis, changeant de mot d'ordre, on aurait crié : A bas les Chambres ! A bas le gouvernement ! Enfin, en cas de succès, chaque parti aurait immédiatement récupéré la liberté d'agir pour son propre compte (Note de bas de page : Un orangiste, qui avoue nettement sa participation à ces menées, formule ainsi le programme des conspirateurs : « On travaillera à renverser l'ordre des choses existant, et, ayant fait table rase, on consultera le pays pour savoir à quel parti restera la majorité, et ce que l’on mettra à la place du pouvoir détruit. » (Lebrocquy, Souvenirs d'un ex-journaliste, p. 69 et suiv.)).

Tous les démocrates, il est vrai, n'avaient pas agréé les avances de l'orangisme ; mais l'attitude de ceux qui étaient restés en dehors du complot n'en était pas moins éminemment révolutionnaire. Grâce à l'appui qu'ils trouvaient chez quelques membres exaltés de la Chambre, ils avaient conçu l'espoir d'entraîner la minorité du parlement dans une démonstration factieuse. Le jour où la majorité aurait con¬senti au démembrement du territoire, tous les députés hostiles au traité seraient sortis processionnellement du palais de la Nation. Arrivés en présence du peuple et de l'armée, ils auraient déclaré qu'ils ne voulaient plus avoir pour collègues les hommes qui venaient de voter la honte et la ruine de leur patrie. Des meneurs postés dans la foule auraient alors crié : Vive le Limbourg ! Vive le Luxembourg ! Vivent les défenseurs du peuple ! Les soldats et la foule, entraînés par leur patriotisme, auraient fraternisé avec les démocrates ; on les aurait con¬duits à l'assaut des ministères, et le gouvernement eût été renversé, ou du moins suspendu pendant la crise. On eût fait ensuite un appel aux démocrates d'Allemagne et de France, et l'étincelle révolutionnaire, couvant partout sous la cendre, eût soudainement allumé un incendie redoutable pour tous les trônes. Un général français, gagné d'avance, fût venu se mettre à la tête de l'armée des peuples, et la victoire eût infailliblement souri à la bannière tricolore de septembre, devenue le symbole du progrès humanitaire !

(Note de bas de page) En dehors de la fédération belge-rhénane, et à part l'assaut des hôtels des ministres, ces idées étaient à peu près celles de M. de Potter. Dans ses Souve¬nirs personnels (t. II, p. 248) il dit que le général français prêt à répondre à l’appel du gouvernement belge exigeait un dépôt préalable de 2,000,000 de francs, à la banque de … , pour l'indemniser des pertes qu'il s'exposerait à faire en France, plus 200,000 francs pour ses équipages. « Mon plan, dit M. de Potter, se bornait à faire accepter d'avance par le pouvoir provisoire qui aurait remplacé le pouvoir suspendu ou déchu de Léopold, les conditions matérielles auxquelles j'avais contracté un projet d'engagement avec le futur général en chef des forces belges... Le généralissime qui aurait pris le commandement de l'armée belge ne serait arrivé que » lorsque le terrain aurait été déblayé » (lbid.,t. II, p. 95 et 101). » Il est vrai que M. de Potter ne voulait ces mesures révo¬lutionnaires que comme remède extrême. Son programme était celui-ci : « Avec le gouvernement, si c'est possible ; malgré le gouvernement, contre le gou¬vernement même, s'il le faut. (lbid., p. 77) ». - Quel était le général français qui avait promis son concours à M. de Potter ? M. Poplimont (La Belgique depuis 1830, p. 569) nomme le maréchal Clausel. Nous lui laissons la responsabilité de cette allégation. - On trouve des renseignements complets sur les excès de la presse démocra¬tique, dans une brochure intitulée : Arrêt de renvoi et acte d'accusation, contre Adolphe Bartels et Jacques Kats (Brux., Deltombe, 1839). MM. Bartels et Kats, traduits devant la cour d'assises, furent déclarés non coupables par le jury. (Fin de la note).

(page 10) De même qu'ils comptaient sur l'appui de la minorité parlementaire et d'une partie de la garnison de Bruxelles, les meneurs espéraient se procurer le concours des régiments cantonnés le long de la frontière. Il est certain que des manœuvres furent habilement pratiquées pour amener un conflit entre nos troupes et celles de la Hollande. Comme les patrouilles des deux armées se voyaient souvent à de petites dis¬tances, on voulait profiter du patriotisme des officiers subalternes pour amener des combats d'avant-postes et provoquer ainsi une déclaration de guerre. Tous les moyens étaient bons, pourvu qu'ils fussent de nature à produire une conflagration générale !

Mais ces intrigues, aussitôt dévoilées par la police, étaient peu dan¬gereuses. L'armée, pas plus que la représentation nationale, n'était disposée à se mettre au service de la démagogie européenne. Les Chambres plaçaient en première ligne le maintien de l'ordre, et l'armée, tout en désirant ardemment le combat, ne voulait entendre le signal que de la bouche du roi. L'association nationale elle-même, du moins en très grande majorité, n'avait aucune envie de franchir les bornes de la légalité. Il ne fallait pas être doué de beaucoup de perspicacité pour s'apercevoir que la clef des événements ultérieurs se trouvait aux mains des pouvoirs constitutionnels. Tout allait dépendre des votes du sénat et de la Chambre des Représentants.

30. 3. La crise financière (décembre 1838)

Des embarras bien plus graves résultaient de l'influence désastreuse que la crainte de la guerre allait exercer sur les intérêts matériels ; péril d'autant plus grand que la plupart des sociétés industrielles et (page 11) financières avaient démesurément étendu le cercle de leurs opérations.

La Banque de Belgique, qui avait eu le tort d'immobiliser une grande partie de son capital, devint la première victime. Dès le 18 décembre 1838, elle fut forcée de suspendre ses paiements.

On a peine à décrire l'effet que produisit cette triste nouvelle. Toutes les sociétés secondaires, créées sous le patronage de la banque et opérant à l'aide de son crédit ou de ses avances, reçurent immédiatement le contre-coup du désastre. Ce fut en vain que le gouvernement, engageant sa propre responsabilité, chargea la Société générale de remplir les obligations contractées par la caisse d'épargne instituée par la banque. Ce fut en vain que les Chambres, en vue de prévenir le développement de la crise, accordèrent à la banque un prêt de quatre millions de francs (Loi du 1er janvier 1839). L'actif de ce grand établissement financier dépassait de beaucoup son passif, et, grâce à la somme avancée par l'État, il se trouvait en mesure de reprendre ses opérations au premier moment favorable ; mais le signal de la crise était donné, et celle-ci allait produire toutes ses conséquences. Comme toujours, la peur exagéra le péril, les bruits les plus alarmants se répandirent dans le pays, et bientôt la panique acquit des proportions redoutables. L'activité industrielle qui, depuis quatre années, faisait l'admiration de l'étranger qui parcourait nos provinces, s'arrêta tout à coup, laissant des milliers d'ouvriers sans travail et livrant des milliers de familles aux angoisses et aux séductions de la misère. Plusieurs établissements importants suivirent l'exemple de la banque, et, vers le milieu de janvier, la crise était devenue universelle. Les transactions furent suspendues et toutes les valeurs subirent une dépréciation notable ; le crédit 'de l'État lui-même reçut une atteinte profonde, au moment où la conclusion d'un emprunt pouvait chaque jour devenir nécessaire ! Les sociétés industrielles et commerciales, sans en excepter celles qui réunissaient toutes les conditions de succès et de durée, se virent subitement enveloppées dans une réprobation commune. L'engouement immodéré qu'elles inspiraient naguère fit place à une méfiance non moins excessive. Les plaintes bruyantes des spéculateurs malheureux se joignaient aux cris d'in¬dignation des patriotes, qui ne pardonnaient pas à l'industrie les (page 12) embarras qu'elle venait susciter à l'heure où la Belgique avait besoin de toute son énergie et de toutes ses forces, pour résister à la pres¬sion de l'Europe monarchique. Passant d'un excès à l'autre, l'opinion publique s'aigrit au point que, même au palais de la Nation, la société anonyme fut qualifiée d'acte de brigandage. « La nation connaît les causes de la crise, disait un représentant de Tongres ; « elle sait que des spéculations ne reposant que sur un agiotage poussé à l'excès, que la rivalité de quelques sociétés financières qui voulaient accaparer et ruiner toutes les industries particulières, ont amené ce désastre, qui serait arrivé même sans nos événements politiques, puisque déjà l'année dernière, avant l'acceptation des vingt-quatre articles par le roi Guillaume, plusieurs des sociétés anonymes, n'étant pas nées viables, marchaient vers leur déconfiture. » Et l'un de ses collègues ajoutait : « Une paix honteuse n'ouvrira pas les coffres-forts qu'un agiotage scandaleux a épuisés ; elle ne fera pas renaître la confiance qu'un brigandage sans exemple (pardonnez-moi l'expression, je suis habitué à nommer les choses par leur nom), oui, qu'un brigandage organisé sous le titre pompeux d'association anonyme, a détruite pour longtemps. » De l'excès de l'ardeur et de la con¬fiance, on était arrivé à l'excès du découragement et de la crainte (Discours de MM. de Renesse et Simons, Moniteur du 7 et du 8 mars 1839).

30. 4. La mobilisation militaire et la perception anticipée des contributions

Cependant le pays, malgré ses inquiétudes et ses souffrances, résis¬tait encore, et le gouvernement, tout en donnant ses soins aux négociations diplomatiques, prenait les mesures de précaution comman¬dées par les circonstances. La Hollande ayant massé ses troupes le long de la frontière du nord, le ministre de la Guerre disposa nos régiments de manière à être prêts à riposter immédiatement à toute attaque. On avait remarqué l'ardeur des jeunes miliciens qui, de tous les, points du pays, étaient accourus au premier appel de l'autorité militaire. Leurs traits ne portaient pas cette empreinte de tristesse qui distingue d'ordinaire le conscrit qui abandonne pour la première fois le toit paternel. Fiers de contribuer à la défense de la patrie, ils traversaient les villes au chant de la Brabançonne et aux applau¬dissements des citoyens groupés sur leur passage. Les soldats de la réserve, rappelés sous les drapeaux qu'ils croyaient avoir à jamais abandonnés, montraient le même empressement et le même (page 13) enthousiasme. On vit des hommes qui, pour se soustraire au service, avaient cherché un refuge en pays étranger, rejoindre spontanément leurs corps, heureux de pouvoir expier leur faute dans une lutte où l'indépendance et l'honneur du pays allaient servir d'enjeu. L'armée, forte de près de 100,000 hommes, instruite, bien équipée, pleine d'ardeur, commandée par des chefs habiles, manifestait hautement le vœu de laver sur le champ de bataille la souillure que l'agression déloyale de 1831 avait imprimée aux trois couleurs de septembre. L'ardeur des soldats était telle que les ehefs durent prendre des précautions sérieuses et incessantes pour empêcher les conflits entre nos patrouilles et les avant-postes de l'armée hollandaise.

La nation et ses représentants secondaient cette attitude patriotique de toutes leurs forces. Une loi, votée à l'unanimité des suffrages, avait autorisé les ministres à percevoir par anticipation la moitié des contributions de 1839 (Note de bas de page : La loi fut promulguée le 2 février). Dans la plupart des communes, des dons patriotiques venaient en aide aux familles des soldats de la réserve, que le départ de leurs chefs avait laissées sans ressources. Le premier ban de la garde civique demandait sa mobilisation, et de nombreux volontaires s'enrôlaient pour la durée de la guerre. Imitant l'exemple que les étudiants hollandais avaient donné en 1831, les élèves de nos univer¬sités se mirent à la disposition du gouvernement et demandèrent des armes.

Cet enthousiasme se soutint jusqu'au milieu de janvier ; mais, à partir de cette époque, des symptômes d'inquiétude et de découragement se manifestèrent dans les classes moyennes.

30. 5. Les premiers signes de résignation

Depuis la fin de décembre, on savait que le gouvernement français laisserait le champ libre aux soldats de la confédération germanique, dans l'envahissement des districts cédés du Limbourg et du Luxembourg ; mais on espérait que le cabinet Molé, succombant enfin sous les attaques d'une redoutable coalition parlementaire, cèderait la place à des ministres prêts à tirer l'épée pour la défense d'un peuple allié, qui avait tant de droits à la protection et aux sympathies de ses voisins du midi. Cet espoir, déjà fortement ébranlé, se dissipa complètement pendant les discussions de l'adresse en réponse au discours du trône.

A la Chambre des Pairs, M. le comte de Montalembert fit encore une fois (page 14) valoir les droits des Belges, et M. Villemain vint courageusement à son aide ; mais les voix éloquentes de ces orateurs illustres se perdirent au milieu de l'indifférence et de la timidité de leurs collègues. A la Chambre des Députés, deux chefs éminents de la coalition, M. Guizot et M. Odilon Barrot, dédaignèrent de prendre la parole sur la question belge. Parmi les hommes qui pouvaient aspirer à la succession du comte Molé, un seul, M. Thiers, se livra à l'examen des actes de la France au sein de la Conférence de Londres. Blâmant amèrement la conduite de ses adversaires, critiquant leur attitude depuis le début jusqu'au terme des négociations, prodiguant les aperçus historiques et les allusions bles¬santes, tour à tour ingénieux et profond, sardonique et grave, M. Thiers, arrivé à cette partie du discours où devaient figurer ses conclusions, se contenta d'émettre quelques considérations vagues et banales sur le rôle éminent qui devait appartenir à la France ; bien plus, il eut soin de dire lui-même que les Belges auraient tort de prendre à la lettre la mercuriale diplomatique qu'il adressait aux ministres. « Je ne veux pas, s'écria-t-il, donner aux Belges un encouragement téméraire. Je ne voudrais pas qu'aucune de mes paroles les excitât à des actes où je n'aurais aucun moyen de les soutenir (Moniteur universel du 12 janvier 1831). » Il n'en fallait pas tant pour prouver que nos intérêts, aux mains des antagonistes du comte Molé, n'étaient autre chose qu'un instrument de guerre qu'ils dédaigneraient le lendemain de la victoire. Du côté de la coalition, comme du côté du gouvernement, la question belge n'était pas envi¬sagée comme assez importante pour motiver la rupture de l'alliance anglaise ; de part et d'autre, notre cause était jugée. Cette conviction, jointe aux craintes fondées qu'inspirait la crise industrielle, ébranla bien des courages. Dans la dernière quinzaine de janvier, les hommes éclai¬rés et prudents commençaient à se préoccuper sérieusement du danger d'une plus longue résistance aux décisions des puissances étrangères.

30. 6. La dislocation du gouvernement de Theux

Après un ajournement de vingt jours, la Chambre des Représentants reprit ses travaux le 16 janvier 1839, au milieu d'une préoccupation visible. On connaissait vaguement l'existence du protocole du 6 décembre, et l'on savait que le plénipotentiaire de la France n'avait donné sa signature que sous la réserve de l'approbation de sa cour ; mais, dans les derniers jours de janvier, on apprit tout à coup que le gouverne¬ment (page 15) avait reçu des propositions importantes, signées cette fois sans réserve par le général Sébastiani. La Chambre, occupée de l'examen d'un projet de loi sur les chemins vicinaux, ne pouvait continuer les débats sous l'impression de cette nouvelle alarmante. Le 29 janvier, M. Lebeau demanda l'ajournement de la discussion, et le ministre des Affaires étrangères déclara qu'il espérait être prochainement en état de faire un rapport à la législature.

M. de Theux s'acquitta de cette promesse dans la séance du 1er février. Passant en revue toutes les phases que le problème diplomatique avait successivement traversées, dévoilant le concert établi entre l'An¬gleterre et les cours du Nord, avouant franchement que l'attitude du cabinet des Tuileries avait cessé de nous être favorable, M. de Theux termina son récit par la lecture des propositions du 23 janvier ; puis, sur une interpellation de M. Gendebien, il déclara que le gouvernement s'abstenait de formuler un système quelconque, parce que les négocia¬tions diplomatiques n'étaient pas terminées. Nous verrons, en effet, que M. Van de Weyer, le jour même de la lecture du rapport, avait reçu l'ordre de soumettre un nouveau projet de transaction à la Conférence de Londres. D'ailleurs, le cabinet eût manqué à tous ses devoirs en disant son dernier mot, au moment où l'on ignorait à Bruxelles l'accueil que le roi Guillaume avait fait aux derniers actes de la diploma¬tie européenne.

Le ministre parlait encore, lorsque M. Dumortier déposa sur le bureau de la Chambre une proposition conçue en ces termes : « La Chambre des Représentants, après avoir entendu le rapport du gou¬vernement ; - considérant que, par son adresse du 17 novembre dernier, elle a exprimé sa volonté irrévocable de conserver l'honneur national et l'intégrité du territoire, et qu'elle a autorisé des négociations dans ces vues, - reprend son ordre du jour. » Trente-trois membres de l'assemblée avaient placé leur signature à la suite de celle du député de Tournai.

Si cette proposition eût été admise, la Chambre se fût trouvée irrévocablement engagée dans le parti de la résistance ; elle se serait en quelque sorte interdit le droit d'examiner les offres nouvelles qui pou¬vaient arriver à toute heure de La Haye ou de Londres. Aussi, malgré les murmures des tribunes, M. de Theux s'empressa-t-il de faire remarquer tout ce qu'il y avait d'étrange dans la proposition de passer à (page 16) l'ordre du jour, à la suite d'un rapport, fait au nom du gouvernement, sur les résultats d'une longue série d'incidents diplomatiques. Il ajouta qu'une telle mesure, indépendamment du caractère offensant qu'elle aurait en même temps pour les ministres et pour la Conférence, ne serait pas empreinte du calme et de la dignité que réclamaient les cir¬constances ; en un mot, il pria la Chambre de ne pas se prononcer avant d'avoir reçu les propositions que le gouvernement s'engageait à lui soumettre dans un bref délai. L'assemblée accueillit ces raisons, et M. Dumortier lui-même consentit à attendre ; mais le ministre dut promettre de s'expliquer plus clairement dans la séance du 6 février (Séance du 1er février. Moniteur du 2).

Le pays tout entier était ainsi dans l'attente des communications ultérieures du cabinet, lorsque des événements graves et entièrement imprévus vinrent coup sur coup alarmer l'opinion publique. Le 5 février, le Moniteur publia un arrêté royal ajournant les Chambres jus¬qu'au 4 Mars. Le même jour, la feuille officielle annonça la retraite des ministres des Finances et de la Justice. Deux jours plus tard, on apprit que les chargés d'affaires d'Autriche et de Prusse, accompagnés du personnel de leurs légations, venaient de quitter Bruxelles. On comprend sans peine l'émotion que ce concours de circonstances alar¬mantes causa dans toutes les classes.

Dans un conseil tenu, le 31 janvier, sous la présidence du roi, trois opinions différentes s'étaient manifestées parmi les conseillers de la couronne. MM. de Theux, Willmar et Nothomb étaient d'avis qu'on devait se borner à communiquer aux Chambres les propositions venues de Londres, sans y ajouter des commentaires qui fussent de nature à enchaîner la liberté d'action des ministres ; avant de prendre un parti définitif, ils voulaient attendre le résultat des offres finales que M. Van de Weyer avait été chargé de faire à la Conférence. MM. Ernst et d'Huart combattirent vivement ce projet ; ils voulaient que le gou-vernement, au moment même où il communiquerait à la législature les conditions offertes par les cinq cours, déclarât hautement, à la face du pays et de l'Europe, qu'il rejetterait cet ultimatum diplomati¬que, jusqu'au jour où il se trouverait en présence d'une force majeure. S'écartant à la fois des deux systèmes précédents, le comte Félix de Mérode, ministre d'État et membre du conseil, proposait d'adresser (page 17) à la conférence une note officielle, dans laquelle, après avoir protesté contre la mutilation du territoire, on eût déclaré que le roi des Belges, comprenant l'inutilité d'une lutte manifestement inégale, ne résisterait pas par l'emploi des armes ; mais que, mettant en oeuvre le seul moyen d'action efficace qui se trouvât en son pouvoir, il ne paierait que la part exacte et dûment justifiée incombant à la Belgique dans les dettes du royaume-uni des Pays-Bas. MM. de Theux, Nothomb et Willmar ayant persisté dans leur projet, MM. Ernst et d'Huart offrirent leur démission, et le comte de Mérode ne tarda pas à suivre leur exemple (Note de bas de page : Les démissions de MM. Ernst et d'Huart furent acceptées le 4 février, et celle de M. de Mérode le 18 du même mois).

Cette dislocation du cabinet, jointe aux sympathies qu'avait rencontrées la motion de M. Dumortier, amena l'ajournement des Chambres.

30. 7. L’incident Skrzynecki

Le départ des envoyés d'Autriche et de Prusse tenait à d'autres causes.

Dans l'impossibilité de prévoir les complications que nos différends avec la Hollande pouvaient amener, le ministre de la Guerre s'était préoccupé du cas où les circonstances exigeraient que l'armée fût renforcée d'une division nouvelle ; et, comme aucun de nos généraux n'avait fait la guerre dans une position supérieure, il avait jeté les yeux sur l'un des héros de la Pologne, le général Skrzynecki, que la bataille d'Ostrolenka avait justement rendu célèbre. Les négociations , aussitôt engagées avec l'illustre proscrit, amenèrent le résultat désiré. Le 1er février, le général fut admis dans les cadres de l'armée ; mais, pour empêcher qu'on ne vit dans son admission un défi jeté aux cours du Nord, un arrêté royal, daté du lendemain, le plaça en disponibilité. C'est à tort qu'on attribua au gouvernement le projet de lui conférer le titre de généralissime de l'armée belge ; le général n'avait reçu d'autre promesse que celle du commandement d'une division, si les événements rendaient indispensable le développement de nos forces militaires (Moniteur du 2 et du 3 février).

Cet exercice d'un droit incontestable provoqua la colère des envoyés d'Autriche et de Prusse. Sous prétexte que le général était prisonnier sur parole à Prague, ils attribuèrent à son admission dans l'armée belge le caractère d'un acte d'hostilité à l'adresse des cours du Nord ; et, partant de cette base, ils exigèrent l'expulsion du chef de l'insurrection polonaise, (page 18) -sous peine de voir interrompre immédiatement les rapports diplomatiques entre leurs souverains et le roi des Belges.

En admettant que le fait allégué à l'appui de ces réclamations fût une réalité, on se demande en vain comment la violation d'une parole donnée à l'Autriche pouvait fournir à la Prusse le droit de rompre ses relations amicales avec la Belgique ; mais le fait lui-même n'exis¬tait que dans l'imagination de la police de Vienne. Le général avait pris l'engagement de ne pas abuser de l'hospitalité de l'Autriche, de ne pas faire de sa demeure un centre d'intrigues révolutionnaires ; mais il n'avait jamais subordonné son avenir à la volonté toute-puis¬sante du prince de Metternich (Note de bas de page : Le général communiqua aux journaux le démenti poli mais ferme que son honneur lui faisait un devoir de donner au chancelier de la cour de Vienne (Voy. l'Observateur du 17 février)). Les prétentions des deux ambas¬sadeurs étaient à tous égards inadmissibles ; aussi leurs menaces furent-elles loin de produire le résultat qu'ils en attendaient. Main¬tenant avec dignité les droits du pays, M. de Theux leur répondit que le roi des Belges avait usé d'une prérogative inhérente à sa cou¬ronne, et que le général, une fois admis dans les cadres de l'armée, devait conserver son grade jusqu'au moment où l'on pourrait lui imputer l'une des causes d'indignité prévues par les lois militaires. Le jour même, les comtes de Rechberg et de Seckendorff quittèrent Bruxelles avec les personnes attachées à leurs légations (Note de bas de page : On a cru que les envoyés d'Autriche et de Prusse avaient agi en vertu d'ordres exprès de leurs cours. C'est une erreur. Leurs instructions portaient qu'ils auraient à demander leurs passeports, le jour où la Belgique, faisant un appel à son armée pour résister aux ordres de la Conférence de .Londres, se montrerait par cela même hostile à l'Allemagne. Ils crurent apercevoir un acte de cette nature dans l'accueil fait au chef polonais. - On ignore généralement que cet incident devint l'objet d'un protocole de la Conférence de Londres. Lord Palmerston et le général Sébastiani ayant sévère-ment blâmé la rupture des relations diplomatiques entre les cours de Berlin, de Vienne et de Bruxelles, MM. de Senfft et de Bulow déclarèrent que « cet événement ne saurait influer sur l'attitude de la Prusse et de l'Autriche dans la négociation de l'arrangement final du différend hollando-belge, ouverte par les cinq puissances dans des vues d'intérêt général et européen. » (Protocole du 8 février 1839.))

30.8. Le souhait des Puissances de hâter les négociations diplomatiques

D'autres nouvelles d’une importance capitale, arrivant à la fois de La Haye, d'Angleterre et d'Allemagne, vinrent accroître les perplexités des ministres.

(page 19) A La Haye, le roi Guillaume, à l'issue d'un conseil de cabinet tenu le 1er février, avait transmis à M. Dedel l'ordre de signer sans réserve les projets de traité annexés aux propositions du 23 janvier. Liée vis-à-vis de la Hollande, la Conférence allait donc, plus que jamais, se montrer inflexible à l'égard de la Belgique (Note de bas de page : M. Dedel porta la résolution de son souverain à la connaissance de lord Palmerston, par une note du 4 février (Voy. Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, t. I, p. 104).

En Angleterre où, le 5 et le 6 février, la question belge fut discutée au sein du parlement, les ministres avaient déclaré que le cabinet de Bruxelles, placé en présence des décisions unanimes et finales de toutes les puissances, n'avait plus qu'à choisir entre les propositions du 23 janvier et le traité du 15 novembre ; et ces paroles sévères, malgré l'éloquence énergique d'O'Connell, rencontrèrent un assentiment à peu près unanime sur les bancs de l'une et de l'autre Chambre. La presse libérale elle-même s'unit cette fois aux organes du torysme pour blâmer la résistance et l'aveuglement des Belges. Avec cette méfiance propre aux préjugés nationaux, les journalistes croyaient apercevoir l'influence française au fond des manifestations patriotiques dirigées contre le morcellement du territoire ! (Note de bas de page : La presse des whigs avait pris pour prétexte une proposition du comte F. de Mérode, faite dans la séance de la Chambre des Représentants du 26 décembre 1838. - Cette proposition tendait à autoriser le g6uverncment à recevoir une garnison française dans nos forteresses, le jour où le territoire du royaume serait violé par une autre puissance. Elle avait été écartée comme inopportune, et son auteur lui-même avait consenti à la retirer ; mais l'effet n'en fut pas moins produit à Londres (Voy. Moniteur du 27 décembre 1838)).

On apprit en même temps que les États secondaires de la Confédération germanique, renchérissant sur les diplomates de Berlin et de Vienne, manifestaient de plus en plus des sentiments hostiles. Le 8 février, la Chambre wurtembergeoise, où l'élément libéral se trouvait en majorité, plaça les phrases qui suivent dans sa réponse au discours du trône : « Nous partageons fermement l'espoir de Votre Majesté pour la conservation de la paix. Mais si elle devait être troublée par des événements imprévus, Votre Majesté ne trouvera pas moins en nous et en son peuple entier, comme dans sa fidèle armée, ce bon esprit qui ne recule devant aucun sacrifice nécessaire pour le maintien de l'intégrité et pour la protection de notre patrie alle¬mande. Ces sentiments nous font partager l'attente de Votre Majesté (page 20) que le système de défense pour la protection de l'Allemagne méridionale, approuvé par les traités, recevra bientôt son exécution. » (Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, t. 1, p. 188. (Discours de M. Nothomb)). Entourés de voisins puissants, le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe voyaient pour eux-mêmes une garantie d'indépendance dans le main¬tien des traités de Vienne. L'Allemagne tout entière manifestait éner¬giquement l'intention de ne pas céder un pouce de terrain fédéral. Henri II s'était emparé de la ville impériale de Metz ; Louis XIV avait conquis l'Alsace ; Louis XV avait obtenu la Lorraine. Le souvenir de ces humiliations était encore vivant dans les chancelleries et dans les masses ; tous, peuples et rois, disaient que désormais le territoire allemand devait être inviolable. On ne voulait pas même que le roi des Belges fût admis à se substituer au roi des Pays-Bas dans les rapports fédéraux du Luxembourg avec la Diète de, Francfort.

Ainsi de toutes parts arrivaient les déceptions, les périls, les obstacles ! A l'intérieur, la crise industrielle et commerciale prenait des proportions alarmantes ; au dehors, l'abandon de la France nous laissait, réduits à nos propres forces, en présence de l'hostilité de l'Allemagne, de la Hollande, de l'Autriche et de la Russie !

30. 9. L’échec du système transactionnel

Nous avons dit que, le jour même où M. de Theux donna lecture de son rapport sur l'état des négociations diplomatiques, M. Van de Weyer avait reçu l'ordre de présenter un nouveau système transactionnel aux membres de la Conférence. Comme le projet d'une indemnité pécuniaire avait été déclaré incompatible avec les droits de l'Allemagne, le cabinet de Bruxelles offrait maintenant de placer les districts cédés du Limbourg et du Luxembourg en dehors de la neutralité garantie à la Belgique. Le gouvernement belge n'aurait conservé que l'administration civile du territoire contesté. Un corps spécial et local de 2 à 3,000 hommes, destiné à servir de contingent fédéral, y aurait été levé et mis à la disposition de la Diète de Francfort, et le roi des Belges n'en serait pas moins resté complètement étranger à la Confédération germanique. On voulait, à l'aide de cet état mixte, maintenir au moins des relations civiles qui existaient depuis des siècles, et que les traités de 1815 n'avaient pas fait cesser (Note du 4 février. Rapport du ministre des Affaires étrangères du 19 février 1839 (Moniteur du 20)).

(page 21) Cette tentative échoua comme toutes les autres. La France, hostile à tout projet qui pouvait rapprocher la Belgique de l'Allemagne, ne voulait pas de ce régime mixte imaginé en désespoir de cause, L'Alle¬magne, au contraire, exigeait que les districts cédés fussent purement et simplement soumis au régime établi par l'acte fédéral du 8 juin 1815. Aux yeux du cabinet des Tuileries, nos offres étaient exorbitantes ; aux yeux de la Diète, elles étaient illusoires. Quelques heures après la remise de sa note, M. Van de Weyer fut informé que l'adhésion du roi Guillaume avait mis fin aux débats diplomatiques. Tous les plénipotentiaires, y compris le général Sébastiani, déclaraient inadmissible la demande du cabinet de Bruxelles ; tous exprimaient l'espoir que la Belgique allait enfin apercevoir l'urgence d'un traité définitif entre son gouvernement et celui des Pays-Bas (Note du 4 février. – Ibid.).

30. 10. La violence des premières interventions parlementaires

Malgré ses souffrances, le pays, considéré dans son ensemble, n'avait pas perdu son attitude patriotique. Mais convenait-il de prolonger la résistance jusqu'à ses dernières limites ? Fallait-il jeter le gant à l'Europe, avec la perspective d'immenses désastres financiers à l'in¬térieur, avec la certitude d'une défaite à la frontière ?

Telle n'était pas l'opinion des ministres. Comprenant toute l'étendue du sacrifice, mais convaincus de l'inutilité d'une résistance ultérieure, ils convoquèrent les Chambres pour le 19 février, et, dès leur pre¬mière séance, M. de Theux donna lecture de deux projets de loi, l'un autorisant le roi à conclure un traité définitif avec la Hollande et les cinq cours, l'autre renfermant des stipulations en faveur des habitants du Limbourg et du Luxembourg qui voudraient transporter leur domi¬cile en Belgique. Le cabinet était alors réduit à trois membres : M. de Theux, ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères ; M. Nothomb, ministre des Travaux publics, chargé par intérim du portefeuille de la Justice, et M. Willmar, ministre de la Guerre, chargé par intérim du portefeuille des Finances. Ayant été constamment mêlés aux négo¬ciations diplomatiques, les ministres restés à leur poste assumaient sans partage la responsabilité des mesures qu'ils venaient soumettre à la sanction des mandataires du pays.

La lecture des propositions du gouvernement, écoutée dans un morne silence, fut suivie d'un débat profondément regrettable. «L'ai-je (page 22) entendu ?, s'écria M. Dumortier. « Nos moyens, on les nie ; nos embarras, on les exagère ; nos affronts, on les supporte avec un dédain flegmatique, et l'on vient nous proposer de sanctionner l'opprobre de la Belgique ! Hommes d'Etat misérables ! Ne voyez-vous pas que ces terreurs sont l'effet de votre faiblesse ?... Ministres pervers, qui donc a pu vous pousser à accepter un rôle aussi honteux ?... Je rougis d'être Belge, quand je vois la honte, l'opprobre et l'infamie qu'on déverse sur mon pays. » Cette philippique insultante provoqua des applaudissements énergiques dans les tribunes et sur quelques bancs de la Chambre ; mais des murmures unanimes éclatèrent lorsque M. Pirson, poussant l'aigreur jusqu'au ridicule, se permit de prononcer ces incroyables paroles : « La trahison de Judas a été précédée de la cène à laquelle présidait le Seigneur... Hier il y a eu grand dîner en haut lieu, et aujourd'hui trahison du ministère envers la patrie et envers le roi, vente à l'encan de nos frères du Limbourg et du Luxembourg !... » Interrompu par les réclamations énergiques des ministres, l'orateur ne se laissa point déconcerter. « Oui, pour moi, ajouta-t-il, la trahison est flagrante. Il y a conspiration contre l'honneur national, il y a conspiration contre l'intégrité du territoire, il y a conspiration contre notre union qui faisait toute notre force. Quoi ! cette unanimité de tout le pays, de tous les citoyens, de tous les fonctionnaires, de tous les grands pouvoirs, cette unanimité que l'ennemi extérieur n'aurait pas osé venir attaquer ; cette unanimité, ce seraient trois hommes lâches, reste honteux d'un ministère auquel nous avions tout accordé pour nous défendre… » Interrompu de nouveau par le président, par les ministres, par ses collègues, M. Pirson continuait à parler au milieu du bruit, et le tumulte ne s'apaisa qu'au moment où, sur une interpellation de M. Gendebien, M, Ernst se leva pour communiquer à la Chambre les causes de sa retraite et de celle de son collègue des Finances. Cette discussion solennelle, où l'avenir du pays se trouvait en jeu, débuta par des injures ! On a besoin de se rappeler l'exaltation patriotique de l'époque, pour se rendre compte de ces cla¬meurs et de ces outrages, à l'heure où toute la question se réduisait encore à ordonner le renvoi aux sections de deux projets de loi déposés par les ministres.


30. 11. L’évolution de l’opinion publique en faveur de la paix

Les débats irritants étaient d'autant plus déplacés que la réaction en ¬faveur de la paix faisait chaque jour des progrès marquants dans toutes (page 23) les classes. Pendant que les sections de la Chambre examinaient le traité offert par la conférence de Londres, des requêtes nombreuses, conçues dans le sens de la soumission, se signaient dans toutes les provinces. Ce nouveau courant de l'opinion publique était tellement décidé que, parmi les pétitionnaires favorables au traité, figuraient les régences de Bruxelles et de Liége, qui avaient d'abord énergiquement protesté contre le morcellement du territoire. De même que les minis¬tres, les mandataires de ces villes populeuses n'avaient voulu la résis¬tance et la lutte que dans les limites du possible ; ils prenaient le parti de la résignation au moment où la Belgique, abandonnée de l'Angle¬terre et de la France, allait se trouver seule en face de la Hollande et de l'Allemagne ; reculant devant la certitude d'une défaite, effrayés de l'intensité de la crise industrielle et commerciale, ils se prononçaient en faveur de la paix, au moment où la guerre ne pouvait plus être qu'une ruineuse et sanglante bravade (Moniteur du 26 février 1839 et Observateur du 2 Mars).

Cette opinion fut partagée par la majorité de la Chambre des Repré¬sentants. La section centrale adopta le projet du gouvernement par six voix contre une, et les discussions publiques s'ouvrirent le 4 mars (Note de bas de page : La section centrale était composée de MM. Raikem, président, de Behr, Lebeau, F. de Mérode, Liedts, Van Volxem et Dolez, rapporteur. Le comte de Mérode avait seul émis un vote négatif « quant à présent » ; il voulait, disait-il, s'éclairer par les discussions parlementaires).

30. 12. Les discussions parlementaires et l’adoption du traité des XXIV Articles (19 mars 1839)

Dans la crainte de voir troubler les débats par des manifestations séditieuses, le gouvernement avait prescrit toutes les mesures que réclamait le maintien de la sécurité publique. Une partie de la garnison était consignée dans les casernes, un bataillon d'infanterie stationnait sur la place du palais de la Nation, et, même dans l'enceinte de l'édi¬fice, plusieurs postes étaient occupés par des soldats. Ces précautions devinrent heureusement inutiles, et l'ordre public ne fut pas un instant compromis ; mais l'appareil militaire déployé par les ministres n'en était pas moins commandé par les circonstances. L'expulsion de M. Steele, radical irlandais, qui était venu offrir, au nom d'O'Connell, le concours d'une légion irlandaise, avait vivement irrité les partisans de la résis¬tance. Deux jours avant celui où les projets du gouvernement furent présentés à la Chambre, un appel à l'intervention révolutionnaire de l'armée avait été répandu dans tous les lieux fréquentés par les troupes. (page 24) « Un cri sinistre, disait le rédacteur de ce pamphlet, un cri sinistre a déjà retenti dans le peuple, cri d'éveil, précurseur de ces fortes résolutions qui sauvent encore au moment où la trahison se flatte de toucher à l'accomplissement des trames ourdies de longue main. Nous sommes vendus, mais nous ne sommes pas encore livrés ! Céder sans combattre : voilà ce qu'une poignée dé lâches et de traîtres osent demander à une armée belge, à une armée de 100,000 hommes, brûlant de réparer les affronts de 1831, d'assurer la défense, du pays, de garantir nos frontières, d'affranchir l'Escaut et la Meuse, ces deux artères de la prospérité publique, de soutenir l'honneur national et de rétablir ainsi une paix solide, en affermissant l'ordre par la confiance et la concorde des citoyens... Officiers, sous-officiers et soldats ! y avez-vous réfléchi ? » - Dans un nombreux meeting d'ouvriers, tenu dans un local du rempart des Moines, les auditeurs avaient vivement applaudi les tirades qui suivent : « Lors de l'ouverture de la Chambre, je tâcherai d'être présent dans la tribune, et quand je verrai que les propositions infâmes de notre ministre de Theux, tendant à accepter les Vingt-quatre Articles, auront reçu l'assentiment de messieurs les représentants ou vendeurs du peuple, et que tous les malfaiteurs corrompus crieront Vive le roi et Vive la paix, je crierai de toutes mes forces contre eux : A bas les Vingt-quatre Articles ! Pas de morcellement !... Il semble qu'ils se sont laissé corrompre pour consentir à l'infâme trafic de chair humaine ! Mes amis, quand vous serez convaincus qu'il en est ainsi, que le plus grand nombre de ces messieurs de la Chambre, les ministres et le roi lui-même consentent à la demande des grands oppresseurs, pour arracher de nos bras des frères qui, avec nous, ont versé leur sang pour la liberté, afin de les livrer au pouvoir de celui qu'avec nous ils ont expulsé, serez-vous, mes amis, encore prêts à les défendre aux dépens de votre sang ? » - Le gouvernement, pas plus que l'administration communale de Bruxelles, ne voulait s'exposer à voir reparaître les scènes hideuses de 1834 (Moniteur du 26 mai 1839).

Les délibérations de la Chambre, continuées pendant quinze séances, excitèrent au plus haut degré l'intérêt et la curiosité de toutes les classes, Des groupes nombreux stationnaient aux abords du palais de la Nation ; (page 25) les tribunes de la salle des séances regorgeaient de spectateurs, et ceux-ci, malgré les efforts du président, manifestèrent plus d'une fois les sympathies qu'ils avaient vouées aux orateurs de l'opposition. Les péripéties de ces tristes débats, alarmant les intérêts des uns, surexci¬tant les passions des autres, étaient l’objet d'une préoccupation générale et exclusive. Le soir, dans les lieux publics, les récits des journaux étaient lus à haute voix et bruyamment commentés par les partisans et les adversaires d'une solution pacifique.

L'attitude du gouvernement, dans les longues négociations diploma¬tiques terminées le 23 janvier, devint l'objet de deux reproches contradictoires. Tandis que les uns accusaient les ministres d'avoir cédé trop tôt, les autres leur reprochaient d'avoir poussé la résistance au delà des bornes de la prudence la plus vulgaire.

Pourquoi, disaient ces derniers, n'avez-vous pas cédé sur la question du territoire, dès le jour où vous eûtes la conviction que l'Angleterre et la France se refuseraient à seconder vos démarches ? Dans quel but avez-vous prodigué les démonstrations militaires ? Dans quel dessein avez-vous compromis la majesté royale, en parlant de persévérance et de courage dans le discours du trône ? (Note du webmaster : Lorsqu’il écrit son ouvrage en 1861, Thonissen n’a pas connaissance du fait que ces mots avaient été personnellement ajoutés par le roi Léopold lui-même et que le ministre de Theux, ne voulant pas découvrir la couronne, endossa seul la responsabilité politique de ces quelques mots insérés dans le discours du trône. On renvoie à l’ouvrage de de Ridder, Histoire diplomatique…, numérisé sur ce site.) Quel intérêt aviez-vous à jeter le pays dans une agitation funeste à ses intérêts moraux et matériels ?

Ceux qui ont attentivement suivi la marche des négociations aper¬cevront sans peine l'injustice de ces reproches. S'il est un fait à l'abri de toute contestation sérieuse, c'est que la Belgique, débutant par l'abandon du territoire, n'eût obtenu d'autre faveur que la remise des arrérages de la dette. C'était précisément en vue d'amener la solution pacifique du problème territorial que la Conférence, après avoir passé condamnation sur les arrérages, réduisit la dette elle-même de 3,000,000, puis de 3,400,000 fl. ; c'était encore pour arriver à ce résultat que la question fluviale fut réglée sur les bases que nos plénipotentiaires avaient adoptées en 1833. On n'a qu'à se rappeler les efforts que M. Van de Weyer fut obligé de faire, même auprès de lord Palmerston, pour obtenir l'assentiment du cabinet britannique au principe de la révi¬sion du partage de la dette ; car, il importe de ne pas l'oublier, la pensée première du chef du Foreign-Office fut de considérer comme irrévocables les arrangements financiers aussi bien que les arrange¬ments territoriaux. Nous l'avons déjà dit : le jour même où le cabinet de Bruxelles se fût déclaré vaincu dans la question territoriale, les (page 26) diplomates des cours du Nord, et le plénipotentiaire anglais lui-même, auraient déployé une rigueur inflexible.

A la suite de la note du 14 mars, des négociations devaient nécessairement s'engager entre la Hollande, la Conférence et la Belgique ; mais ce débat diplomatique pouvait, comme en 1833, se terminer par une rupture. Qu'on se figure la position du cabinet qui, dans cette hypothèse, aurait imprudemment accepté les arrangements territoriaux des Vingt-quatre Articles ! On aurait accusé les ministres, et cette fois à juste titre, d'avoir compromis les droits et la dignité du pays, en sacrifiant par anticipation et sans nécessité l'avenir des habitants du Limbourg et du Luxembourg. La possibilité d'un dissentiment entre les membres de la Conférence devait entrer dans les prévisions de l'homme d'État, d'autant plus qu'un désaccord s'était déjà produit le jour même de la première réunion des plénipotentiaires (Voyez. T. II, p. 302). D'un autre côté, la prudence la plus vulgaire commandait aux ministres de ne pas dire leur dernier mot avant la réunion des Chambres françaises. Ils savaient, à la vérité, que les chefs de la coalition, pas plus que le comte Molé, n'étaient disposés à nous sacrifier les avantages de l'alliance anglaise ; mais ils savaient aussi que les luttes parlementaires amènent parfois des incidents imprévus, des solutions inopinées, et cette éventualité, quoique peu probable, ne pouvait être rejetée du calcul des chances avantageuses de l'avenir : Cela est tellement vrai que, lorsque les événements eurent emporté cette dernière planche de salut, ils agirent avec une promptitude peu commune. Le 29 janvier, ils reçu¬rent la notification officielle des décrets de la Conférence ; le 1er février, le ministre des Affaires étrangères fit son rapport aux Chambres ; le 19 du même mois, il demanda l'autorisation de conclure le traité final. Pour juger les actes diplomatiques avec impartialité, ce n'est pas seule¬ment au terme, mais surtout au début des négociations qu'il faut se placer. L'honneur de la Belgique exigeait qu'elle ne consentît pas au démembrement de son territoire, avant d'avoir constaté, sous les yeux de l'Europe, l'impossibilité absolue d'une résistance ultérieure. « Il a été reconnu, disait M. Nothomb, que les arrangements territoriaux sont irrévocables ; mais, pour le constater, il fallait que rien n'influât sur les déterminations au dehors ; parler, douter, (page 27) c'était s'exposer à entendre dire : Si les arrangements territoriaux ont été maintenus, c'est que vous avez parlé prématurément, c'est que vous avez douté. Ce sont vos paroles, vos doutes qui ont encouragé la Conférence de Londres dans son inexorable arrêt, les Chambres » françaises dans leur déplorable défection, le gouvernement et les Chambres d'Allemagne dans leurs tardives réclamations. C'eût été là une bien autre accusation ! Ce n'est pas tout : on eût ajouté : Non seulement en désespérant à l'avance de la question territoriale, vous l'avez compromise, ou plutôt vous l'avez résolue, mais, en vous remettant si complaisamment sur le terrain du traité du 15 novembre, vous avez tout exposé ; il fallait vous taire, ne fût-ce que pour être plus forts sur ces dernières questions ! C'est à cette accusation que, pour ma part, j'ai voulu échapper, tout livré que j'étais à de sinistres pressentiments ; ayant à choisir entre deux accusations inévitables, c'est celle que l'on porte aujourd'hui qui m'a le moins effrayé » (Séance du 4 mars 1839 ; Moniteur du 5). Les reproches contradictoires qui retentissaient à la tribune prouvaient assez que cette altitude était la seule que pût prendre un cabinet à la fois soucieux de la dignité de ses membres et dévoué à la cause natio¬nale, Quand une nation se trouve à l'un de ces moments suprêmes, où des voisins puissants lui imposent des sacrifices qui laissent un long ressentiment dans les masses, on comprend sans peine que les hommes, appelés à concourir à l'exécution d'un arrêt inique, tiennent à consta¬ter, devant leurs contemporains et devant l'histoire, l'inexorable néces¬sité qui triompha de leur courage et fit céder leur patriotisme.

On pouvait blâmer les nombreuses promotions militaires que le ministre de la Guerre soumit à la signature royale, au moment où l'attitude des Chambres françaises avait fait disparaître la possibilité d'une lutte avec la Confédération germanique ( De nombreuses promotions eurent lieu par des arrêtés royaux du 23 et du 24 janvier. Cette mesure n'avait pas été prescrite par le conseil des ministres, et plus d'un membre du cabinet s'était empressé de la blâmer aussitôt qu'elle fut annoncée dans les colonnes de la feuille officielle) ; mais les mêmes reproches ne devaient pas atteindre les mesures de précaution impérieu¬sement commandées par les circonstances. Le statu quo établi par la convention du 21 mai étant mis en litige, on devait prévoir, au moins comme possible, une attaque de la Hollande, et même une occupation (page 28) violente de la Confédération germanique. Bien avant la décision finale de la Conférence, la Diète de Francfort avait proféré des menaces très¬ explicites ; on avait même désigné les corps d'armée qui, dans l'hypo¬thèse d'une résistance prolongée de la Belgique devraient agir contre le Limbourg et le Luxembourg. De telles menaces exigeaient évidem¬ment l'emploi de mesures qui fussent de nature à montrer qu'on repous¬serait au besoin la force par la force ; c'était le meilleur moyen de prévenir leur réalisation. Quant à la Hollande, la surprise déloyale de 1831 n'attestait que trop l'indispensable nécessité de garnir la frontière d'une armée prête à parer à toutes les éventualités, Le 11 janvier 1839, un grand mouvement de concentration se manifesta dans l'armée hol-landaise. Les régiments cantonnés dans le Brabant septentrional se groupèrent le long de la route de Bois-le-Duc à Hasselt ; d'autres trou¬pes venant de l'intérieur occupèrent les villages voisins de la frontière, et les grenadiers qui formaient la garnison de La Haye arrivèrent eux¬-mêmes au rendez-vous, Ce fait seul aurait au besoin suffi pour justifier nos dépenses militaires. De quels reproches n'eût-on pas justement accablé le ministre qui, dans le cas d'une nouvelle rupture de l'armistice, eût exposé le pays à l'humiliation d'un second appel de l'armée française ? Ici encore les faits accomplis servaient seuls de base aux discours des orateurs de l'opposition ; ils oubliaient de nouveau que les mesures préventives se prennent au début et non pas au terme des différends qui surgissent entre les peuples.

Au sein de la section centrale chargée de la rédaction de l'adresse en réponse au discours du trône, M. de Theux avait dit et répété que les mots persévérance et courage, placés dans la bouche du roi, ne com¬portaient en aucune manière l'engagement de résister, en toute hypo¬thèse, par la force des armes. C'était même à la demande du ministre que toutes les phrases belliqueuses du projet d'adresse avaient été prudemment effacées par ses rédacteurs (Séance du 15 mars 1839 ; Moniteur du 14). Le gouvernement n'avait pas repoussé d'une manière absolue la possibilité d'une prise d'armes ; il aurait franchement associé nos drapeaux à ceux de la France, dans une lutte commune aux deux royautés issues des barricades de 1830 ; mais il n'avait jamais conçu le projet insensé de se présenter seul sur le champ de bataille, contre les forces coalisées de la Hollande, (page 29) de la Prusse et de la Confédération germanique. Les promesses royales avaient reçu leur accomplissement. Ni le courage, ni la persévérance n'avaient fait défaut au conseil des ministres. Il avait tout essayé, tout offert, hors la cession du territoire ; il n'avait reculé que le jour où la persévérance et le courage allaient se nommer démence et suicide !

Le fond même du débat se distinguait par une absence complète d'unité de vue et d'action dans les plans proposés par les partisans de la résistance. La variété, l'incohérence, l'énumération seule de ces plans suffisait pour justifier l'attitude prise par les ministres. On vit prôner tour à tour le statu quo armé, le statu quo passif, la guerre limitée à la défense de Venloo, la petite guerre dans le Luxembourg et la soumission en présence de la force majeure. Un seul membre, le colonel De Puydt, député de Diekirch, eut le courage de ne pas reculer devant une lutte ouverte avec les armées de la Hollande et de la Confédération germanique.

Les partisans du statu quo armé disaient : « Nous conserverons nos armements dans une proportion suffisante pour repousser les tentatives de la Hollande ; mais nous ne lutterons pas contre les armées alle¬mandes. Nous laisserons envahir par celles-ci les districts cédés du Limbourg et du Luxembourg ; mais nous ne payerons à la Hollande que la part des dettes communes qui nous incombe à juste titre. Si la Hollande voit un cas de guerre dans ce système, nous opposerons la force à la force. » - Moins belliqueux et plus prudents, les défen¬seurs du statu quo passif raisonnaient de la manière suivante : « Opposons à l'Europe une attitude calme et digne. La France ne voudra pas que les Allemands viennent planter leurs drapeaux dans les provinces belges, et si, contre toute attente, elle consent à subir cette humi-liation, nous aurons du moins sauvé l'honneur, en ne cédant qu'après l'envahissement de notre sol et en présence d'une force majeure : nous n'abandonnerons une partie de notre territoire qu'au moment où cette partie aura, de fait, cessé d'appartenir à la Belgique. » - Les partisans de la petite guerre dans le Luxembourg produisaient d'autres théories. « La Belgique, réduite à l'isolement, disaient-ils, ne peut pas faire la guerre, au nord à la Hollande, à l'est à la Confédération germa¬nique. Elle fera un appel au patriotisme de son armée, pour y prendre 12,000 volontaires prêts à combattre. Elle jettera ce petit corps d'armée dans le Luxembourg ; elle fournira des armes et des provisions aux (page 30) populations menacées ; les proscrits de tous les peuples s'empresseront d'accourir, la France elle-même fournira des milliers de combattants, et les oppresseurs des nations trouveront dans le Luxembourg l'héroïsme que les soldats de Napoléon 1er rencontrèrent à Saragosse et en Catalogne. » - Ceux qui voulaient limiter la guerre à la défense de Venloo s'écriaient : « La Hollande nous a donné un noble exemple ; agissons à l'égard de l'Allemagne comme elle a agi à l'égard de la France ; défendons les remparts de Venloo, comme elle a défendu les remparts de la citadelle d'Anvers. Au moins le canon belge retentira sur la fron¬tière, Une partie de nos troupes défendra l'honneur du drapeau, et nous n'aurons pas cédé sans combattre. » - Plus audacieux que ses collègues, le colonel De Puydt ne doutait pas même de la possibilité de lutter avec avantage contre les forces réunies de la Hollande et de l'Allemagne. Son plan n'était pas exposé avec une parfaite lucidité ; mais, si nous l'avons bien compris, il consistait à fractionner nos forces en plusieurs corps, disposés de manière à pouvoir se jeter rapi¬dement sur les têtes de colonnes des années envahissantes, afin de les battre les unes après les autres et d'empêcher ainsi leur concentration (Séance du 13 mars ; Moniteur du 14).

Malgré la variété de leur forme et de leurs tendances, tous les dis¬cours prononcés en faveur de la résistance partaient d'une erreur commune. Leurs auteurs ne voyaient qu'une question belge, là où il y avait en réalité une question européenne. Les uns parlaient des Bel¬ges comme d'un peuple puissant et redoutable, tenant entre ses mains la guerre générale et la paix du monde ; les autres semblaient s'occuper d'une Belgique idéale, isolée de l'Europe et assez puissante pour faire prévaloir envers et contre tous les décrets de sa volonté souveraine. On discutait à perte de vue, on se jetait dans le domaine illimité de l'imagination, sans tenir compte des réalités, des faits, des besoins du pays, des nécessités de la politique générale. On oubliait que la Prusse, l'Autriche, l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre et la France avaient aussi leurs opinions, leurs droits et leurs intérêts dans un différend qui avait pris les proportions d'un problème européen. Sans doute, ces puissances se trompaient sur la nature et les conséquences de la solu¬tion qu'elles imposaient à la Belgique ; sans doute encore, la mutilation de deux provinces belges était une iniquité diplomatique indigne du (page 31) dix-neuvième siècle, une atteinte audacieuse à la dignité de l'homme : mais pouvions-nous rendre nos opinions et nos vœux obligatoires pour l'Europe, lorsque celle-ci était unanime à les repousser ? Les propo¬sitions du 23 janvier consacraient une injustice ; elles démembraient notre territoire ; elles nous excluaient du partage de la flotte et des colonies acquises en commun ; elles adjugeaient à la Hollande la presque totalité de l'actif de la communauté ; elles nous dépouillaient de la part que nous pouvions revendiquer dans l'actif du Syndicat d'amortissement ; elles nous imposaient dans les dettes communes une part bien supérieure à celle que nous devions supporter en droit et en équité.

(Note de bas de page) La manière dont la Conférence a procédé pour arriver aux 5 millions de rentes mises à notre charge se trouve parfaitement exposée dans le rapport déjà cité de M. de Theux, p. 48 et suiv. M Dumortier s'est trompé à ce sujet dans son Adresse aux Belges (Brux., février 1839, Soc. nat.). Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire le discours prononcé par M. Fallon dans la séance du 19 mars 1839. - Quant au problème du Syndicat, on ne doit pas oublier que, depuis la rédaction des actes du 23 janvier, il n'offrait plus l'importance qu'il avait dans le système du traité du 15 novembre. Pour diminuer de 5 millions de rente la dette mise à notre charge, la Conférence de Londres avait écarté du tableau des dettes communes les emprunts de 110 et de 30 millions, qu'elle avait d'abord placés dans le passif de la communauté (Voy. t. I, p. 184.). Ces emprunts étant ainsi replacés dans le passif du Syndicat, l'actif de cette institution se trouvait considérablement diminué : peut-être même cet actif était-il complètement anéanti (Voy. Le discours de M. Fallon, cité ci-dessus). La Conférence de Londres croyait même que, grevé des emprunts de 110 et de 30 millions, le Syndicat aurait un passif de 2,370,000 fl. (Rapport de M. de Theux, p. 49 et 50). (Fin de la note)

Mais il importe de ne pas oublier que l'Europe faisait, elle aussi, des concessions qui, au point de vue des signataires des traités de Vienne, étaient loin d'être dépourvues d'importance ! « Nous faisons une révolution contre le gré de toutes les puissances de l'Europe. Nous déchirons un traité, un royaume qui est leur ouvrage. Et sans guerre, à l'aide d'un armistice garanti par deux d'entre elles, sans même nous surcharger d'impositions extraordinaires, nous parvenons, après quelques paisibles années, à faire reconnaître et garantir les résultats de notre révolution par ces puissances mêmes, à les faire accepter par notre ancienne dominatrice expulsée ; nous parvenons à ce dénouement au prix d'un surcroît de dette qui (le péage de l'Escaut compris) n'équivaut pas aux frais d'une guerre de deux campagnes, au prix du sacrifice d'une lisière de ces limites que nous seuls nous nous étions faites, et dans lesquelles nous avons (page 32) com¬pris une riche province (Liége) autrefois séparée de nous. » (Discours de M, Devaux. Séance du 7 Mars). - Ce n'était ni à l'aide du droit privé, ni surtout à l'aide de sentiments légitimes mais impuissants, qu'il fallait apprécier nos différends avec la HolIande et avec l'Europe.

De même qu'en 1831, le problème se réduisait à une question de nécessité.

Une guerre de guérillas dans le Luxembourg ne pouvait amener d'autre conséquence que d'attirer sur cette province des calamités effroyables, tôt ou tard suivies d'une soumission complète. L'Allemagne, trouvant des uniformes et des armes belges en face de ses bataillons, nous eût sommés de mettre immédiatement un terme à cette situation anormale. La défense de Venloo, sacrifice inutile d'une ville florissante, eût entraîné la mort de quelques centaines de braves ; à moins que l'armée de la Diète, nous enlevant même les honneurs de cet acte de désespoir, ne se fût contentée d'intercepter les vivres et de réduire la garnison par la famine. Le statu quo armé n'était pas moins impraticable ; indépendamment des frais énormes nécessités par le maintien de l'armée sur le pied de guerre, la crise industrielle eût pris des proportions de plus en plus alarmantes. Pour ruiner notre commerce, il eût suffi que la Hollande obtînt l'autorisation de faire croiser quelques frégates devant le port d'Ostende et à l'embouchure de l'Escaut. Et si la Belgique, indignée de cette contrainte humiliante, eût poussé son armée dans le Brabant septentrional, la Prusse se serait empressée d'accourir au secours de son alliée intime ! Enfin le statu quo passif, uniquement destiné à faire constater la force majeure, était un hors-d'œuvre, une protestation surabondante, puisque la force majeure ne résultait que trop de l'union des grandes puissances, de l'abandon de la France, de l'attitude menaçante de l'Allemagne, des décisions irrévocables de l'Europe. Attendre, l'arme au bras, l'arrivée des soldats de la Diète ; dépenser des millions dans un moment où le crédit public était ébranlé dans sa base ; prolonger les incertitudes et les angoisses de l'attente, alors que l'industrie et le commerce éprouvaient de plus en plus le besoin de la paix, de l'ordre et de la stabilité, c'eût été sacrifier les intérêts matériels du pays à une démonstration patriotique, respectable dans sa source, mais vaine et funeste dans ses conséquences.

(page 33) Ainsi que le disait le ministre de la Guerre, il n'était pas possible d'adopter un système incomplet et bâtard. Si l'honneur du pays et de l'armée permettait de céder sans combattre, ce parti, dans les cir¬constances où se trouvaient la Belgique et l'Europe, devait incontestablement obtenir la préférence ; au contraire, si la lutte était com¬mandée par l'honneur national, toute transaction devenait impossible et la guerre devait être une guerre à outrance, jusqu'au jour où l'anéantissement de nos forces nous eût permis de céder sans honte. On a vu quel était, dans cette hypothèse, le plan proposé par le colonel De Puydt. L'honorable député de Diekirch voulait nous faire adopter la tactique que Napoléon 1er avait suivie contre les armées alliées, dans sa brillante et malheureuse campagne de 1814. Mais ce plan devenait absurde quand on l'appliquait à la Belgique. « En 1814, disait le général Willmar, les armées alliées se présentèrent sur la frontière de France, depuis Wezel jusqu'à Bâle, et entrèrent par divers points pour converger vers la capitale. Il était tout simple alors pour l'armée française, placée dans l'intérieur du triangle, de se jeter, par des marches rapides, tantôt sur une ligne d'opéra¬tion, tantôt sur une autre ; ce plan acquérait même plus de chances de succès, à mesure que les colonnes pénétraient plus avant dans l'intérieur et rendaient ainsi les lignes d'attaque moins longues. Mais ici, ce système serait-il possible ? Si l'on nous attaque seule¬ment sur la frontière, il n'y a point de marches à faire dans l'in¬térieur, et dès lors comment surprendre les corps dans leur marche ? Ce système est évidemment incompatible avec la configuration même de notre pays, pays sans profondeur, où ce système ne pourrait en aucune façon se développer. Ce système est fait pour un grand capitaine, un grand pays et une petite armée. En une seule marche, les armées de la Confédération, déployées sur la frontière, se trouveraient toutes à la fois sur le champ de bataille ; il ne serait pas possible d'aller les chercher les unes après les autres. » (Séance du 18 mars ; Moniteur du 19).

Heureusement la Belgique pouvait céder sans ternir son honneur, sans redouter le mépris des contemporains et les reproches de la postérité. L'attitude qu'elle avait prise depuis la note du 14 mars prou¬vait assez qu'elle était prête à lutter dans les limites du possible. Le (page 34) gouvernement et les Chambres avaient résisté jusqu'au jour où la résis¬tance était devenue manifestement impuissante. Les ministres, la re-présentation nationale, l'armée, le peuple, tous auraient franchement accepté la guerre et ses hasards, si un seul allié puissant se fût pré¬senté pour unir ses drapeaux aux nôtres. L'honneur national n'exige jamais que la résistance se transforme en suicide. Quel est le peuple qui n'ait jamais cédé devant la force majeure ? « Qui, dans la postérité, se croira le droit de nous reprocher d'avoir trop peu fait, si, après avoir bravé toutes les puissances, après avoir rompu à nous seuls une combinaison qu'elles avaient crue nécessaire à l'équilibre européen, nous parvenons à faire consacrer le résultat d'une révolution extérieure et intérieure, et par ces puissances, et par le roi même que nous avons dépossédé ; si nous parvenons à transmettre à nos enfants notre nationalité conquise et reconnue, à l'aide de quelques sacrifices qui nous sont imposés, à nous, nation de quatre millions d'hommes, isolée de tout appui, privée de toute alliance, par la Russie, par la France, par l'Angleterre et par toute l'Allemagne ? Heureuse la Bel¬gique si désormais chaque génération belge peut accomplir sa tâche avec autant de succès ! Heureuses les nations privées de leur indépendance, si elles pouvaient toutes espérer de telles destinées ! » (Discours de M. Devaux. Séance du 7 Mars).

Un incident déplorable, survenu dans la séance du 15 mars, émut profondément les membres de la Chambre et les nombreux auditeurs pressés dans les tribunes. M. Bekaert, député de Courtrai, avait terminé son discours par les paroles suivantes : « Le triomphe de l'oppression n'a point de durée. Il est au-dessus de nous une justice souveraine dont l'iniquité ne saurait éviter les arrêts. Le jour apparaîtra, et il n'est pas éloigné peut-être, où les députés du Limbourg et du Luxembourg reviendront solennellement occuper leurs siéges à la représentation nationale... En attendant ce jour de bonheur que nous appelons de tous nos vœux, ils resteront Belges comme nous, ils jouiront avec nous de tous les bénéfices de notre pacte fondamen¬tal, et, assurés de nos sympathies, ils seront assez généreux, assez justes pour ne voir dans nos votes qu'un acte arraché par la force, qu'un douloureux sacrifice impérieusement imposé par la politique étrangère. Ils apprécieront surtout l'impuissance où nous sommes de (page 35) nous soustraire à cette triste nécessité. » L'orateur venait de pronon¬cer ces derniers mots avec une émotion profondément sentie, lorsque tout à coup on le vit pâlir, chanceler, puis tomber sur le parquet : il était mort !

Trois jours après ce triste événement, la majorité prononça la clô¬ture de la discussion générale. Le lendemain, 19 mars, après avoir successivement rejeté divers amendements présentés dans le cours des débats, la Chambre vota sur l'ensemble du projet déposé par les ministres. Il fut adopté par 58 voix contre 42.

(Note de bas de page Un amendement de M. Peeters tendait à ajouter à l'article unique du projet les mots suivants : « Le roi est autorisé..., sous la condition expresse de conserver aux populations du territoire à céder, les libertés civiles et religieuses dont elles sont en possession. » - M. Pollenus avait proposé d'ajouter au projet deux dispositions additionnelles : "Art. 1er. Les communautés, corporations et établissements religieux et d'in-struction publique, dans les provinces cédées ou dans celles qui restent à la Belgique, conserveront leurs propriétés. Art. 2. Dans les territoires cédés, les temples consacrés au culte catholique ne pourront être destinés en même temps à d'autres cultes. » - Ces deux amendements furent rejetés, parce que la Belgique n'avait pas le droit d'intervenir dans le régime intérieur d'un autre État, et que les populations étaient d'ailleurs protégées par la Loi fondamentale de 1815 et la Constitution fédérale de l'Allemagne. - Un troisième amendement, déposé par M. Pirson, avait pour but de faire ajourner la discussion jusqu'à ce que de nouvelles démarches eussent été faites pour la conservation du territoire.

La répartition des votes sur le projet du gouvernement prouve que, dans cette grande question, les divisions ordinaires des partis politiques étaient restées hors de cause. Ont voté pour : MM. Andries, Coghen, Coppieters, David, de Behr, de Brouckere, de Florisone , de Jaegher, de Langhe, de Muelenaere, de Nef, de Perceval, Dequesne, de Roo, de Sécus, Desmaisières, Desmanet de Biesme , de Terbeck, de Theux, Devaux, Dolez, Donny , Dubois, B. Dubus , Duvivier, Eloy de Burdinne ; Fallon , Hye-Hoys , Keppenne, Kervyn , Lardinois , Lebeau, Lecreps, Liedts, Maertens, Mast de Vries, Meeus, Mercier, Milcamps, Morel-Danheel , Nothomb, Pirmez , Polfvliet, Raikem , A. Rodenbach, Rogier, Smits, Troye, Ullens, Vandenhove, Vanderbelen, Van Hoobrouck, Van Volxem, Verdussen, Verhaegen, H. Vilain XIIII, Wal1art, Willmar.

Ont voté contre : MM. Angillis, Beerenbroeck, Berger, Brabant, Corneli, Dechamps, de Foere, de Longrée, de Man d'Attenrode, de Meer de Moorsel, F. de Mérode, W. de Mérode, Demonceau , de Puydt, de Renesse, Desmet, d'Hoff¬schmidt, d'Huart, Doignon, Dubus aîné, Dumortier, Ernst, Frison, Gendebien, Heptia, Jadot, Lejeune, Manilius, Metz, Peeters, Pirson, Pollénus, Raymae¬ckers, C. Rodenbach, Scheyven, Seron, Simons, Stas de Volder, Thienpont, Vandenbossche, Vergauwen, Zoude. - M Gendebien vota en ces termes : « Non, 380,000 fois non, pour 380,000 Belges que vous sacrifiez à la peur ! » Immédiate¬ment après, l'honorable membre donna sa démission et sortit de la salle, aux applaudissements du public des tribunes. (Fin de la note

(page 36) Le Sénat ne tarda pas à suivre cet exemple. Dans la séance du 26 mars, il accueillit les propositions du gouvernement, par 51 voix contre 14. Deux membres s'abstinrent.

(Note de bas de page) Ont voté pour : MM. le comte de Quarré, baron de Stassart, baron Van der Straeten-Ponthoz, de Haussy, Biolley, baron Dubois, comte de Baillet , baron de Nevel, Dupont d' Ahérée, comte d'Aerschot, comte Vilain XIIII, baron de Moore¬ghem, marquis de Rodes, baron de Pélichy van Heurne, baron de Snoy, vicomte de Jonghe d'Ardoye, comte d'Hane, Dumon-Dumortier, comte d'Andelot, chevalier Heynderyckx, baron de Potesta, comte du Val de Beaulieu, comte d'Es¬piennes, baron de Haultepenne, baron de Man d'Hobrughe, chevalier de Wouters, G. de Jonghe, baron d'Hooghvorst, comte H. de Mérode, baron de Cartier d'Yve et Engler.

Ont voté contre : MM. le comte de Renesse, chevalier Vanderheyden à Hauzeur, chevalier de Rouillé, vicomte de Rouveroy, baron de Stockhem, chevalier de Bousies, Malou-Vergauwen, Cassiers, comte d'Ansembourg, Van Muyssen, Van Saceghem, marquis d'Ennetières, de Borluut, Lefebvre-Meuret.

Se sont abstenus : MM. Beke-Beke et le baron de Schiervel. (Fin de la note).

30. 13. Les actes diplomatiques postérieurs et la constitution d’un nouveau gouvernement

Le roi était ainsi autorisé à « conclure et à signer les traités qui règlent la séparation entre la Belgique et la Hollande, en conformité des actes du 23 janvier 1839, sous telles clauses, conditions et réserves que Sa Majesté pourrait juger nécessaires ou utiles dans l'intérêt du pays. »

Les actes postérieurs, qui se placent entre le vote de la législature et le traité de paix avec la Hollande, s'accomplirent avec une rapidité extraordinaire. Le 5 avril, M. Desmaisières, membre de la Chambre des représentants, fut nommé ministre des Finances. Le 7 avril, M. Nothomb, ministre des Travaux publics, partit pour Londres. Le 19 du même mois, tout était terminé.

Aussitôt après son arrivée dans la capitale de la Grande-Bretagne, M. Nothomb s'efforça d'obtenir, sinon des conditions plus favorables, au moins des changements de rédaction qui fussent de nature à pré¬venir les difficultés qui pourraient plus tard surgir entre la Belgique et la Hollande. Le 14 avril, M. Van de Weyer adressa à la Conférence une note ayant pour but d'arriver à la réduction de la dette et de faire garantir aux habitants des districts cédés leurs libertés politiques et religieuses. Le même document demandait pour les Belges la faculté de substituer une rente annuelle aux droits de navigation établis sur (page 37) l'Escaut, ainsi que la rectification de plusieurs termes incomplets ou obscurs des articles annexés aux actes du 23 janvier. La Conférence répondit que tout changement était désormais impossible sans l'assen¬timent exprès du roi des Pays-Bas ; que les habitants du Limbourg et du Luxembourg trouveraient des garanties suffisantes dans la Loi fonda¬mentale de 1815 et dans la Constitution fédérale de l'Allemagne ; enfin, que le mode de paiement des droits de navigation trouverait sa place naturelle dans un traité direct entre les deux gouvernements intéressés. Pour les autres points mentionnés dans la note belge, la Conférence se bornait à faire une déclaration interprétative conforme au désir du cabinet de Bruxelles (Voy. la note du 14 avril et la réponse de la Conférence, au Moniteur du 3 mai 1839).

Convaincu que toute résistance ultérieure serait inefficace, M. Van de Weyer, d'accord avec M. Nothomb, fit connaître, dans une note du 19 avril, l'adhésion du roi des Belges ; mais, de même qu'en 1831 , il eut soin de rappeler le caractère odieux des arrangements territo¬riaux imposés au jeune royaume : « Sa Majesté le roi des Belges, dit-il, a retrouvé avec douleur, dans les projets qui lui ont été soumis, les stipulations territoriales imposées dans des jours de malheur et demeurées sept années sans exécution ; le temps a exercé une bien¬faisante influence sur d'autres questions, et celle-ci, digne d'une généreuse sollicitude, est restée irrévocablement résolue. Il a fallu que ce résultat se produisit avec son caractère primitif de nécessité, pour que le pays pût se résoudre à un si grand sacrifice ; il a fallu que l'empire des circonstances fût de nouveau constaté de la manière la plus évidente. Sa Majesté devait un dernier effort à des populations qui ont montré tant d'affection et de dévouement ; et, si elle renonce à les conserver, c'est moins à cause des dangers qui mena¬çaient la Belgique entière, qu'en considération des maux qui devaient fondre sur les provinces de Limbourg et de Luxembourg. Jamais Sa Majesté n'a senti plus péniblement toute l'étendue de la tâche qu'elle a acceptée dans l'intérêt de la paix générale, et pour constituer une nationalité devenue une condition nécessaire de la poli¬tique européenne ; elle trouvera une consolation dans l'idée que cette nationalité et cette paix sont désormais à l'abri de toute atteinte » (Moniteur du 3 mai 1839).

(page 38) Le même jour, le plénipotentiaire belge, accompagné de M. Nothomb, se rendit au Foreign-Office, où il signa trois traités, le premier avec les cinq puissances représentées au sein de la Conférence, le second avec la Hollande, le troisième avec la Confédération germanique stipu¬lant par l'intermédiaire de MM. de Senfft et de Bulow. L'échange des ratifications des souverains respectifs eut lieu le 8 juin suivant (Note de bas de page : Le traité avec la Hollande reproduisait le texte des Vingt-quatre Articles, modifiés dans le sens des propositions du 23 janvier. - Le traité avec les cinq puissances modifiait dans le même sens celui du 15 novembre 1831. - Le traité avec la Confédération germanique, conclu sous forme de déclaration, régularisait l'échange effectué entre une partie du Luxembourg et une partie du Limbourg).

On a fait la remarque que les trois ministres qui acceptèrent les propositions du 23 janvier appartenaient, l'un par son mandat (M. de Theux), l'autre par sa naissance (M. Willmar), le troisième par sa naissance et son mandat (M. Nothomb), aux deux provinces mutilées par les Vingt-quatre Articles, On s'est prévalu de cette circonstance pour appeler sur leurs têtes le blâme de l'histoire et les malédictions de la postérité. L'histoire et la postérité ne ratifieront pas cet arrêt dicté par la passion, l'aveuglement et la haine. Elles diront que les hommes qui, après une résistance énergique et digne, cédèrent enfin aux lois inflexibles de la nécessité, pour préserver leur pays des horreurs d'une guerre inutile et ruineuse, méritèrent les éloges des contemporains et des générations futures. Si les ministres avaient écouté les conseils de l'ambition ou de l'intérêt, ils se seraient empressés de déposer leurs portefeuilles, en laissant à des hommes nouveaux la pénible tâche d'exécuter la sentence inique du tribunal européen qui siégeait à Londres. Trop courageux pour céder aux clameurs d'un patriotisme égaré, trop fermes pour redouter les outrages des partis et de la presse, trop convaincus pour reculer dans l'accomplissement d'un devoir commandé par les intérêts essentiels du pays, ils assu¬mèrent la responsabilité d'un sacrifice douloureux, impopulaire, immense, mais qui devait avoir pour résultat d'assigner à la Belgique une place incontestée dans la grande famille des peuples. Quand l'homme d'État accomplit une mission de ce genre, l'impopularité peut momentanément entourer son nom ; mais bientôt les illusions se dis¬sipent, les passions se taisent, la raison se fait entendre, la vérité reste et sa grande voix est recueillie par l'histoire.