(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 215) Avant de souscrire aux vingt-quatre articles, le ministère belge, fidèle aux engagements pris envers les Chambres, chargea son plénipotentiaire de faire une dernière démarche auprès des représentants des cinq puissances.
Le 12 novembre, M. Van de Weyer remit à la Conférence deux notes tendant à obtenir des modifications au protocole du 14 octobre, sous le triple rapport des limites, des dettes et de la navigation (Note de bas de page : En prenant pour base de ses opérations financières les tableaux fournis par les plénipotentiaires hollandais, la Conférence avait déclaré qu'elle se réservait le droit d'effectuer un changement proportionnel dans ses calculs, si les tableaux renfermaient des inexactitudes essentielles. M. Van de Weyer se prévalait de cette déclaration pour demander que la Belgique fût admise à discuter ce point contradictoirement. Quant à la ligne des frontières, il témoigna le désir de la voir rectifier partout où, selon le tracé adopté par les vingt-quatre articles, il fallait séparer les usines métallurgiques du minerai nécessaire à leur exploitation. Il réclamait encore pour les habitants des deux parties du Luxembourg le libre accès à la Moselle et la navigation de cette rivière, etc. (V. Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 158. Recueil de pièces diplomatiques, t. II, p. 129 à 134 ).- Déjà plusieurs tentatives verbales avaient été faites dans le même sens auprès de lord Palmerston et du prince de Talleyrand (V. Le dernier des protocoles, par un diplomate français, p. 150)). La Conférence fut inflexible. Par une note du même jour, elle répondit que « ni le fond ni la lettre des vingt-quatre articles ne pouvaient désormais subir de modification, et qu'il n'était plus même au pouvoir des cinq puissances d'en consentir une seule (Note de bas de page : Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 161. Dans son Mémoire du 4 janvier 1832, cité ci-après, la Conférence avoue cependant elle-même que des erreurs graves avaient été commises au détriment de la Belgique. Elle y déclare que la part de la Belgique ne se montait en nombres ronds qu'à la somme annuelle de 5,800,000 florins. Nous copions textuellement la phrase suivante : « Cette somme a été élevée à 8,400,000 florins ; Toute la différence de 2,600,000 florins de rente annuelle allége donc d'autant le fardeau de l'ancienne dette hollandaise." On le voit : l'aveu est on ne peut plus formel !))
(page 216) Repoussé de ce côté, M. Van de Weyer, se conformant toujours aux instructions qu'il avait reçues, essaya d'obtenir au moins l'assurance que le roi des Belges serait immédiatement reconnu. Il demanda que, par un acte séparé, les vingt-quatre articles reçussent la forme et la sanction d'un traité définitif entre les cinq puissances et le roi des Belges, afin que la Belgique et son souverain pussent immédiatement prendre place dans le cercle des gouvernements reconnus (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p.162).
Cette dernière demande fut accueillie sans rencontrer une seule objectio<in. Dès lors il ne restait plus qu'à céder à la force. Le 15 novembre 1815, le sacrifice s'accomplit.
L'adhésion de la Belgique se fit en termes empreints d'une noble douleur. Les ministres avaient compris que leur dignité personnelle, aussi bien que l'honneur national, leur prescrivait de décliner, à la face de l'Europe, les raisons qui avaient triomphé de leurs résistances.
« Le soussigné, disait M. Van de Weyer, en transmettant à Leurs Excellences les plénipotentiaires des cinq cours l'adhésion de Sa Majesté le roi des Belges aux vingt-quatre articles, ajoutera qu'il a reçu du roi les ordres les plus positifs pour exprimer à la Conférence, que Sa Majesté considère qu'il est de son devoir et de sa dignité de déclarer, de la manière la plus formelle, d'abord que Sa Majesté avait lieu d'attendre des bases beaucoup plus favorables, et, en second lieu, que jamais ces conditions de séparation n'eussent obtenu son adhésion, si la Conférence n'eût pas annoncé qu'elles étaient finales et irrévocables, et que les cinq puissances étaient d'un commun accord résolues à en amener elles-mêmes l'acceptation pleine et entière et à user de tous les moyens en leur pouvoir pour obtenir l’assentiment de la Belgique. - Sa Majesté, désirant épargner à son. peuple tous les malheurs qu'entraînerait à sa suite l'exécution forcée de ces vingt-quatre articles, et ne voulant pas exposer l'Europe à une guerre générale, cède à la loi impérieuse de la (page 217) , adhère aux conditions dures et onéreuses qui sont imposées à la Belgique par la Conférence de Londres. Il a fallu toutes ces considérations ; il a fallu enfin une force majeure, à laquelle rien ne saurait résister, pour que Sa Majesté pût se résigner à abandonner des populations généreuses, qui l'ont saluée à son avénement comme leur libérateur et leur soutien, et qui, pendant quinze mois, se sont imposé toutes les privations et ont montré un dévouement à toute épreuve pour le soutien d'une cause et d'un État dont une nécessité cruelle leur impose la loi de ne plus faire partie. Sa Majesté fait à la paix générale et au bonheur du peuple belge le sacrifice de ses affections et de ses droits les plus incontestables » (Recueil de pièces diplomatiques, t. II, p. 137 et 138 - Papers relative to the affairs of Belgiun, A, p. 162).
Le traité fut conclu le 15 novembre. Après avoir littéralement reproduit les vingt-quatre articles, cet acte important se terminait par les dispositions suivantes :
« Art. 25. Les cours d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, » de Prusse et de Russie garantissent à S. M. le roi des Belges l'exécution de tous les articles qui précèdent.
« Art. 26. A la suite des stipulations du présent traité, il y aura paix et amitié entre S.M. le roi des Belges d'une part, et Leurs Majestés l'empereur d'Autriche, le roi des Français, le roi du Royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies de l'autre part, leurs héritiers et successeurs, leurs États et sujets respectifs, à perpétuité.
« Art. 27. Le présent traité sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Londres, dans le terme de deux mois, ou plus tôt si faire se peut »
Le roi des Belges était ainsi formellement reconnu par les grandes puissances. L'indépendance, le territoire et la neutralité de la Belgique se trouvaient garantis par l'Europe. Il ne restait plus qu'à opérer l'échange des ratifications du traité.
La Belgique pouvait et devait attendre cet échange avec une confiance entière. Ce n'était pas elle, c'était l'Europe qui avait dicté les conditions qu'on venait de convertir en traité définitif. Comment soupçonner (page 218) l’ajournement d’une ratification pure et simple, alors que les plénipotentiaires des cinq cours se déclaraient eux-mêmes impuissants à consentir à une seule modification ? A Londres et à Bruxelles, on n’y voyait qu’une formalité diplomatique. Dans un rapport fait aux Chambres le 19 novembre, M. de Meulenaere avait eu raison de dire : « Le traité a été conclu par des ministres munis de pleins pouvoirs, qui ont été échangés et trouvés en bonne et due forme, l’échange des ratifications et la ratification elle-même ne sont plus que de simples formalités diplomatiques. Le traité est dès à présent définitif et irrévocable. »
Cependant les deux mois fixés pour l'échange des ratifications s’écoulèrent sans amener le résultat désiré. De commun accord, le terme fut prorogé jusqu’au 31 janvier 1832 (Note de bas de page : La négociation principale s'était compliquée par la question des forteresses, dont nous parlerons dans un chapitre suivant. Tous les plénipotentiaires, y compris M. Van de Weyer, consentirent à la prorogation (V. le protocole du 11 janvier 1832. - Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 189)).
Lorsque, à cette dernière date, les plénipotentiaires d'Angleterre et de France proposèrent l'échange des ratifications à leurs collègues d'Autriche, de Prusse et de Russie, ceux-ci répondirent qu'ils n'avaient pas encore reçu les ordres définitifs de leurs cours. La prorogation du terme avait donc été infructueuse, et la question prenait ainsi une face nouvelle et imprévue dont l'importance ne pouvait échapper à l'attention des gouvernements de France et d'Angleterre. Depuis plusieurs jours, la presse antiministérielle de Paris et de Londres faisait de cet ajournement l'objet d'un débat passionné. Déjà l'absence de ratification à la date du 15 janvier, terme extrême fixé par le traité du 15 novembre, avait vivement alarmé tous les amis des Belges. On disait hautement que les ministres français et anglais, cédant aux sollicitations de l'absolutisme, allaient imposer de nouveaux sacrifices au peuple belge, pour le punir de s'être doté d'un gouvernement indépendant et libéral. A Bruxelles, les feuilles de l'opposition ébranlaient le cabinet, en publiant de longues tirades sur la perfidie des monarques absolus, les manœuvres des diplomates et la faiblesse des ministres. Il est évident que, dans cet état de choses, les plénipotentiaires de France et d'Angleterre né pouvaient consentir à proroger, encore une fois, le délai fixé. Ils procédèrent séance tenante à l'échange des ratifications avec (page 219) M. Van de Weyer, tout en déclarant que le protocole resterait ouvert pour leurs collègues des autres cours. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, qu'un nouvel ajournement vînt jeter des doutes sur la loyauté de leurs intentions et propager des incertitudes propres à compromettre la paix générale (Note de bas de page : Protocole du 31 janvier 1832. Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 190. - M. Van de Weyer consentit à ce que le protocole restât ouvert).
Le 5 avril, lord Palmerston et le prince de Talleyrand firent une nouvelle démarche auprès de leurs collègues d'Autriche, de Prusse et de Russie. Ceux-ci répondirent qu'ils attendaient toujours les ordres de leurs cours ! (Note de bas de page : Protocole du 5 avril 1832. Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 191).
On devine sans peine les embarras, les récriminations et les outrages dont ces retards devenaient la source, non-seulement pour nos ministres, mais aussi pour tous les membres des deux Chambres qui avaient voté l'adoption du protocole du 14 octobre. En donnant leur assentiment aux vingt-quatre articles, ils avaient agi dans la ferme persuasion que le roi Léopold serait immédiatement reconnu. Or, après plusieurs mois de négociations et de démarches pressantes, la reconnaissance se faisait toujours désirer. Ces ajournements successifs, qu'ils n'avaient pas prévus, qu'ils ne pouvaient pas prévoir, étaient imputés à crime à tous les partisans du traité. Au sein des Chambres comme dans les colonnes des journaux, on leur reprochait amèrement la confiance qu'ils avaient accordée aux promesses de la diplomatie européenne.
La Belgique pouvait se plaindre à juste titre ; mais il ne faut pas cependant s'exagérer les torts de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie. Ces puissances désiraient franchement que le traité des vingt-quatre articles reçût son entière exécution ; mais, fidèles aux traditions monarchiques et voulant au moins sauver les apparences, elles désiraient tout aussi vivement que l'initiative partît de La Haye, Pendant que leurs plénipotentiaires retardaient l'échange des ratifications au sein de la Conférence de Londres, d'autres négociateurs se livraient à des démarches actives auprès de Guillaume Ier pour obtenir l'assentiment préalable de ce prince. Tout en admettant que désormais le maintien du royaume des Pays-Bas était impossible, les trois cours désiraient s'éviter le reproche d'avoir elles-mêmes dépouil1é leur allié des trois quarts de ses États (Note de bas de page : Les membres de la Conférence de Londres avaient constamment manifesté de grands égards pour les susceptibilités du gouvernement hollandais. Aussitôt qu'ils furent informés de l'assentiment du gouvernement belge, ils offrirent aux plénipotentiaires hollandais l'initiative de la signature des vingt-quatre articles. « La Conférence de Londres, disaient-ils, attacherait le plus haut prix à voir Messieurs les plénipotentiaires des Pays-Bas accepter l'initiative de la signature qu'elle s'empresse de leur offrir." (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 161)).
(page 220) Malheureusement, avec le caractère inflexible de Guillaume 1er, ce calcul était chimérique. Pendant que les diplomates des cours du nord prodiguaient les conseils et les instances, le monarque hollandais, déjouant toutes les prévisions de la Conférence et des Belges, inventa son célèbre Système de Persévérance, dont les suites furent si funestes à la Hollande.
Guillaume avait commis de déplorables erreurs ; mais, ayant toujours agi avec des intentions droites et pures, la voix de sa conscience ne lui indiquait aucun motif de sacrifier les droits de sa maison aux exigences de ceux qu'il appelait des rebelles égarés. Nourri des doctrines politiques d'un autre âge, il ne comprenait ni les causes, ni la portée, ni les conséquences inévitables des mouvements révolutionnaires de 1830. Abandonné par les monarques de la Sainte-Alliance, contraint de renoncer à l'emploi de la force, il prit pour système d'opposer une résistance à la fois passive et opiniâtre à tout acte tendant à dépouiller sa couronne des belles provinces que les traités de 1815, avaient unies à la Hollande.
Après l'adoption des vingt-quatre articles par la Belgique, ce système de résistance à tout prix devint manifeste. L'esprit du roi le rendait éminemment propre à ce rôle. Sans être doué d'une intelligence hors ligne, Guillaume 1er possédait au plus haut degré l'art de trouver et d'échelonner des moyens dilatoires. Son caractère inflexible se raidissait contre les obstacles. Les conseils, les raisons, les prières et les menaces étaient également impuissants à le faire revenir sur ses pas, alors surtout que ses prérogatives royales ou ses intérêts dynastiques se trouvaient en cause. Élevé dans les traditions monarchiques, allié par lui-même et par les siens aux premières familles souveraines de l'Europe, il ne comprenait pas que l'Autriche, la Prusse et la Russie pussent s'unir à l'Angleterre et à la France pour raffermir le trône révolutionnaire de Bruxelles. Étranger à l'esprit de son siècle, il ne voyait que des erreurs passagères dans le (page 221) système que les vœux de l'opinion publique, la faiblesse des gouvernements absolus, la lassitude des esprits et la crainte de la guerre avaient fait prévaloir à Londres. Admirablement servi par sa diplomatie, il opposait l'adresse à la force, la ruse au droit, le sophisme à la raison, la chicane aux chiffres. Un homme qui, pendant vingt-cinq années, a vécu dans l'intimité du roi, le comte Van der Duyn de Maasdam, au sortir d'une audience où les vingt-quatre articles avaient fait le sujet de l'entretien, écrivit sur ses tablettes : « Délayer, finasser, et puis comme un mur ! Impossible de le faire revenir sur rien et de déplacer une idée dans cette tête de fer. » A part l'inconvenance du langage, le portrait est fidèle (Notices et souvenirs biographiques, etc., p. 252).
Jugé par ses résultats, le système de persévérance a été l'objet de critiques aussi acerbes que dédaigneuses. Il était loin cependant d'être absurde et ridicule, au moment où Guillaume le mit en pratique. Les seuls gouvernements sympathiques aux Belges étaient la France et l'Angleterre. Or, dans les calculs et les prévisions du monarque néerlandais, trois événements étaient, sinon inévitables, au moins dans l'ordre des probabilités ordinaires : l'avénement d'un ministère tory à Londres, le succès d'une révolution républicaine à Paris, et par suite une nouvelle coalition européenne contre la France. Ces espérances étaient des illusions ; mais les faits postérieurs, et surtout la facilité avec laquel1e le trône de juillet a disparu de la scène, suffisent pour prouver que ces illusions pouvaient, en 1831 , germer dans la tête d'un homme d'État. En Angleterre, le triomphe des whigs était loin d'être définitif ; en France, l'opposition orageuse des Chambres, les troubles de l'Ouest et les conspirations incessantes des républicains autorisaient les doutes sur la stabilité de la loyauté nouvelle.
La guerre, il est vrai, pouvait amener le soulèvement de l'Allemagne et de l'Italie, le réveil des peuples, le triomphe de la France et l'incorporation de la Belgique à une seconde République. Mais ce danger n'était pas de nature à faire fléchir la ténacité de Guillaume. Aux appréhensions de ses serviteurs les plus dévoués, il répondait invariablement : « Je vous accorde le danger de voir la Belgique conquise par la France... Ne peut-elle pas être reprise ? Ne l'avons-nous pas vu à Waterloo ? » (Notices et souvenirs biographiques, etc., p. 264). Ajoutons que cette résistance inflexible (page 222) offrait un caractère de dignité, une apparence de grandeur qui devait sourire au descendant du Taciturne. Quand l'esprit de révolte ébranlait tous les trônes ; quand les monarques de la Sainte-Alliance, naguère les maîtres absolus de l'Europe, commençaient à trembler en face de leurs peuples frémissants, le roi des Pays-Bas, l'un des derniers venus dans la famille des têtes couronnées, restait invariablement fidèle à la glorieuse devise de sa famille : «.Je maintiendrai ! » A cette résistance systématique, qui formait le fond de la pensée du roi, ses ministres joignaient une attitude adroitement calculée pour s'attirer les sympathies de la nation hollandaise. Pendant que tous ses vœux et tous ses efforts tendaient à une restauration pure et simple, le cabinet de La Haye affectait de repousser les propositions de la Conférence par le seul motif d'une prétendue atteinte aux intérêts, aux droits, à la dignité, à l'indépendance de Hollande. Les ministres ne voulaient pas, disaient-ils, que la révolte vînt dicter des conditions déshonorantes au peuple des provinces. .
Cette tactique dénotait une habileté peu commune. Dans les arrangements territoriaux et financiers de la Conférence de Londres, tous les avantages étaient du côté de la Hollande, tous les sacrifices du côté de la Belgique. Loin de sacrifier la plus faible partie de son territoire, la Hollande acquérait plusieurs districts qu'elle n'avait jamais possédés.
La Belgique, outre la perte du dixième de son territoire, était grevée d'une partie considérable de l'ancienne dette hollandaise. Privée du commerce des colonies, exclue du partage de la flotte construite à frais communs, elle devenait encore la tributaire de sa rivale ! Pour que le peuple hollandais ne se contentât pas de ces avantages manifestes, il fallait lui parler d'honneur compromis, de dignité méconnue, d'existence nationale menacée, d'humiliations imposées au glorieux drapeau de la patrie. Les ministres de La Haye connaissaient la légitime fierté de leurs compatriotes ; ils savaient qu'il suffisait de faire vibrer certaines cordes pour surexciter le patriotisme et s'attirer les sympathies chaleureuses et unanimes de .la nation. Avouer qu'on nourrissait toujours l'espoir de ressaisir la Belgique, c'eût été s'exposer aux murmures des contribuables. M. Verstolk et ses collègues eurent le talent de faire peser sur la Conférence la responsabilité d'un retard uniquement imputable à l'attitude hautaine de leurs représentants à Londres.
(page 223) L'article IX du traité du 15 novembre garantissait aux Belges la navigation de l'Escaut et celle des eaux intermédiaires entre ce fleuve et le Rhin. L'article XII leur accordait, outre le libre passage par Maestricht et Sittard, la faculté de prolonger une route ou un canal à travers le Limbourg hollandais jusqu'aux frontières de l'Allemagne. L'article XIII, qui prescrivait la liquidation du syndicat d'amortissement, admettait les Belges au partage éventuel de l'actif de cette institution, tout en les dispensant de contribuer à ses dettes.
Ces trois points furent exploités avec autant d'adresse que de persévérance.
Pour les ministres, les diplomates et les journalistes de la Hollande, la navigation des eaux intermédiaires entre le Rhin et l'Escaut devint le sujet d'un thème inépuisable. Assurer à une nation étrangère la copropriété des eaux intérieures de la Hollande, c'était, disait-on, démembrer la souveraineté de celle-ci au profit des rebelles ; c'était infliger au peuple fidèle un outrage jusque-là sans exemple dans l'histoire.
L'Europe perdait de vue les glorieuses traditions de la Néerlande ; elle dépouillait les habitants des Provinces-Unies de leurs prérogatives de nation souveraine, si chèrement conquises par leurs ancêtres ; elle abusait lâchement de la force pour imposer aux provinces septentrionales des Pays-Bas une concession attentatoire à l'honneur national ; elle sacrifiait aux exigences des rebelles les droits et les intérêts d'un pays qui n'avait pas abaissé sa bannière devant les armées de l'Espagne, les flottes de l'Angleterre et les régiments de Louis XIV. La mort était préférable à cette flétrissure ! Toute l'Europe retentit des cris d'indignation poussés par le cabinet de La Haye.
Ces plaintes bruyantes, nous le verrons, manquaient de base ; mais, exploitées avec une habileté persévérante, elles produisirent une sensation profonde, non-seulement en Hollande, mais encore en Allemagne et en Angleterre. Dans ce dernier pays, la question des eaux intérieures de la Hollande figurait à toutes les pages des journaux de l'opposition. Oubliant que les vingt-quatre articles accordaient aux Hollandais des avantages nombreux et considérables, on accusait le ministère Grey d'avoir perfidement écarté les premières bases de séparation. On imputait à la Conférence le crime d'avoir violé des engagements solennels, à l'instigation du ministère anglais et à la honte de la Grande-Bretagne (Note de bas de page : Ces accusations passionnées ont été recueillies dans un pamphlet curieux : A brief Exposition of the British Foreign Policy towards Holland ; in reply to the recent (uncalled for) JUSTIFICATION. By T. O. D. London, W. Molineux, 1853. A cette occasion M. Van de Weyer a dit avec beaucoup d'esprit ; « Toute l'Europe a retenti des cris d'indignation factice poussés par le cabinet de La Haye contre la clause relative à la navigation des eaux intérieures. C'était une clause inouïe, monstrueuse, et qui remplissait d'une diplomatique horreur les adversaires du ministère Grey. Pendant six mois, et plus, l'opposition a vécu sur ces eaux intérieures ; elle s'y plongeait avec délices, dans l'espoir d'y entraîner le cabinet réformateur et de l'y noyer de ses belles mains. " (La Hollande et la Conférence, p. 53.à)
(page 224) En réalité, cette indignation tumultueuse s'appuyait sur un grief imaginaire. Le système de navigation consacré par les vingt-quatre articles était très-inoffensif. Les États riverains du Rhin avaient récemment conclu avec la Hollande un traité relatif à la navigation de ce fleuve. Or, par un protocole signé à Mayence le 30 mars 1831, ils s'étaient expressément réservé la faculté de communiquer avec Anvers et la Belgique par les eaux intermédiaires. Que fit la Conférence ? En échange d'une dette de plusieurs millions de florins de rente, elle imposa à la Hollande l'obligation d'étendre à la Belgique un avantage déjà concédé à tous les États riverains du Rhin. Les stipulations de la Conférence n'étaient donc pas sans exemple, puisque l'exemple se trouvait sous la main. Six mois auparavant, la Prusse, la France, la Bavière, le Grand-Duché de Bade, la Hese Grand-Ducale et le Duché de Nassau avaient réclamé le même privilège, sans soupçonner en aucune manière que cette demande impliquât l'anéantissement de l'indépendance de la Hollande. La clause qu’on invoquait tant d'indignation n'était au fond que l'application loyale du principe introduit dans le droit des gens par l'acte général du Congrès de Vienne, qui avait proclamé la libre navigation des rivières, du point où elles deviennent navigables jusqu'à leur embouchure. La seule innovation véritable consistait dans le droit accordé à la Belgique de concourir au pilotage, au balisage et à l'entretien des passes de l'Escaut en aval d'Anvers. Mais, d'une part, la Hollande avait plusieurs fois parlé de la fermeture de l'Escaut ; d'autre part, la Conférence avait été avertie que, faute d'entretien des balises, la navigation des passes de ce fleuve commençait à devenir difficile et même dangereuse. Il fallait donc prendre ici des précautions spéciales et extraordinaires. Le repos des deux peuples et les intérêts du commerce universel l'exigeaient à l'évidence.
(page 225) On ne doit. pas prêter plus d'attention aux récriminations qui surgirent à l'occasion de la route et du canal que les Belges étaient autorisés à construire sur la rive droite de la Meuse, il travers le canton de Sittard. Non-seulement les vingt-quatre articles attribuaient à la Hollande, sur la rive droite, un territoire considérable qu'elle n'avait jamais possédé, mais encore, par le fait même de cette attribution, les habitants du Limbourg belge étaient privés de la libre communication avec l'Allemagne dont ils jouissaient depuis des siècles.
En offrant à la Hollande les districts de la rive droite de la Meuse qui ne lui appartenaient pas en 1790, la Conférence aurait commis une injustice révoltante si, en détachant ces districts de la Belgique, elle avait de plus privé celle-ci de tous les moyens de communication et de commerce qu'ils lui offraient avec les provinces riveraines du Rhin.
En échange de quatre villes et de cent quarante-six villages enlevés aux Belges, on concédait à ceux-ci le droit de construire une route ou de creuser un canal sur le territoire dont on les dépouillait. Évidemment il n'y avait pas là de quoi légitimer cette indignation, ces reproches et ces plaintes. On peut en dire autant du droit de transit par Maestricht. Ce passage n'infirmait en aucune manière les mesures de défense et de sécurité applicables aux forteresses, Strasbourg, Metz, Mayence, Lille, Coblence, Erfurt, Magdebourg et cent autres places fortes sont traversées par des routes ouvertes au commerce, sans que les puissances auxquelles ces forteresses appartiennent aient cru leur sécurité compromise. La Conférence n'entendait pas priver la Hollande du droit de fermer Maestricht en temps de guerre ; car la guerre constitue un cas d'empêchement majeur qui a toujours été excepté. C'était même en vue de cette éventualité que la libre communication par Sittard avait été stipulée en même temps que le transit par Maestricht.
Les plaintes provoquées par ]a clause relative au syndicat d'amortissement n'étaient pas mieux fondées. Dans les tableaux fournis par les plénipotentiaires hollandais, figuraient des emprunts contractés par le syndicat. Ces emprunts, qui constituaient le passif de l'institution, avaient été compris dans les 8,400,000 florins de rente imposés à la Belgique. Les diplomates hollandais disaient : « En principe, il est impossible de se représenter une liquidation comme profitable à l'une des parties et onéreuse à l'autre, Une semblable stipulation est contraire à l'essence de toute liquidation. » En thèse générale, le (page 226) raisonnement était fondé, mais, dans les circonstances actuelles, il n'était qu'un sophisme. La Belgique étant déjà grevée de sa part dans le passif, il ne restait plus qu'à partager l'actif (Note de bas de page : La Conférence répondit victorieusement à toutes les objections. V. le Memorandum du 4 janvier 1832. Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 175..Recueil de pièces diplomatiques, t. II, p. 175).
Mais une prétention bien plus extraordinaire fut mise en avant. Renversant brusquement la base de tous les travaux de la Conférence, et cela au bout de seize mois de négociations, les ministres hollandais chargèrent leurs plénipotentiaires de déclarer que, jusque-là, ils n'avaient jamais attribué à l'indépendance de la Belgique un autre sens que celui d'une indépendance administrative. La question de la souveraineté politique était restée intacte !
Il est vrai que les représentants de la politique hollandaise à Londres, pas plus que les membres du cabinet de La Haye, n'avaient jamais reconnu en termes explicites l'indépendance politique de la Belgique. Bien plus, à diverses reprises, ils avaient mis en réserve les droits de souveraineté de la maison d'Orange. Mais ces réserves avaient été implicitement annulées dans le cours des. négociations. En consentant à la dissolution du royaume des -Bas, en débattant le partage de la dette et du territoire, en réclamant la fermeture de l'Escaut et la résurrection du traité de Munster, en laissant passer sans protestation des protocoles où les plénipotentiaires des cinq cours s'occupaient de la recherche des conditions à imposer au futur souverain de la Belgique, en répondant officiellement à des notes remises par le plénipotentiaire belge après l'avénement du roi Léopold, les ministres néerlandais s'étaient évidemment placés sur un terrain bien plus large que celui de la séparation administrative des provinces méridionales. Après seize mois de négociations laborieuses, c'était ramener la question à son point de départ (Note de bas de page : Déjà le 10 juillet 1831, M. Verstolck de Soelen avait produit cette prétention dans un Mémoire en réponse aux dix-huit articles. Le ministre y disait que, si le roi voulait consentir à l'indépendance politique de la Belgique, ce ne serait que moyennant de justes équivalents (Recueil de pièces diplomatiques, t. l, p. 258). - Après l'adoption des vingt-quatre articles par la Belgique, le cabinet de La Haye invoqua l'appui de l'empereur de Russie pour faire prévaloir cette interprétation nouvelle. En réponse, la chancellerie russe envoya à La Haye un long Mémoire, résumant, en quelque sorte jour par jour, les actes de la Conférence et les déclarations du gouvernement hollandais. La conclusion de ce travail, fait avec un soin extrême, était que la prétention du ministère hollandais se trouvait « en opposition manifeste avec les faits ainsi qu'avec la lettre et l'esprit des déclarations émises de sa part, soit à la Conférence de Londres, soit à l'assemblée des États Généraux de Hollande. » (V. Papers relative to the affairs of Belgium, B, 2, p. 63). Le Mémoire russe forme douze pages in-folio du recueil anglais).
(page 227) Du reste, toutes ces prétentions étaient la suite naturelle de l'attitude que le roi Guillaume et ses ministres avaient adoptée depuis la reprise du débat diplomatique.
Pour l'observateur intelligent, le doute devint impossible lorsque, par une note du 30 janvier 1852, le gouvernement de La Haye transmit à la Conférence un contre-projet de traité élaboré dans le cabinet du roi. Tout en se maintenant dans les bornes d'une séparation simplement administrative, le ministère hollandais réclamait cette fois tout le duché de Luxembourg et toute la province de Limbourg, moins le canton de Tongres et l'arrondissement de Hasselt ; encore défalquait-il de cet arrondissement la commune populeuse de Lommel. Il exigeait en outre la capitalisation des 8,400,000 fi. de rente imposés aux Belges, d'après le cours moyen de la dette au mois de juillet 1830. Il retranchait les articles relatifs aux eaux intérieures et au passage commercial par le Limbourg, sur la rive droite de la Meuse. Il proposait d'assimiler la navigation de l'Escaut à celle du Rhin, en privant la Belgique du droit d'intervenir dans le pilotage et le balisage du fleuve. Il demandait que la liquidation du syndicat d'amortissement n'eût lieu qu'à titre d’opération d'ordre, sans qu'il pût en résulter une charge nouvelle pour la Hollande. Quant à l'indépendance politique des Pays-Bas méridionaux, il n'en était guère question. On le voit, c'était à peu près le système déjà produit le 5 septembre 1831 et rejeté par la Conférence (Note de bas de page : V. ci.dessus, p. 172 et suiv.- Le projet hollandais du 30 janvier se trouve dans les Papers relative to the affairs of Belgium , A , p. 206).
Le 31 janvier 1832 était le jour fixé pour l'échange des ratifications.
En faisant ces propositions la veille de l'expiration du terme, la Hollande, déjà assurée d'obtenir un délai de la part de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, se flattait de pousser au même parti les deux autres pays représentés à la Conférence. On le sait déjà, cette tactique adroite fut complétement déjouée. Les représentants de la France et de l'Angleterre passèrent outre, en laissant le protocole ouvert pour leurs collègues des autres cours.
(page 228) Il serait fastidieux d'analyser les notes, les circulaires et les propositions qui furent produites dans le cours des négociations. Conseils, instances, prières, menaces, tout vint échouer contre l'inflexibilité réfléchie de Guillaume 1er et de ses ministres. De temps à autre, on manifestait des idées conciliantes, on se montrait disposé à faire des concessions ; mais bientôt après on en revenait énergiquement au système de persévérance. Poussé dans ses derniers retranchements, Guillaume Ier répondait invariablement qu'on avait violé à son préjudice les bases de séparation admises par le protocole du 20 janvier 1831.
Cependant les semaines et les mois s'écoulaient, et M. Van de Weyer ne cessait de réclamer des plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie l'échange des ratifications du traité du 15 novembre. Cet état d'incertitude devait avoir un terme.
L'Autriche et les deux cours du Nord, mieux informées de l'état réel des choses, ne partageaient pas les illusions de Guillaume à l'égard (page 229) de l'instabilité des gouvernements de France et d'Angleterre. Forcés d'opter entre la dissolution du royaume des Pays-Bas et la guerre générale, les cabinets de Berlin, de St-Pétersbourg et de Vienne préféraient abandonner la Hollande au sort que seize années d'imprudences et d'erreurs lui avaient fatalement préparé. Toute la difficulté consistait pour eux à dissiper les illusions de la cour de La Haye.
A cette fin, l'empereur Nicolas fit une dernière et solennelle démarche.
Le 23 février 1832 , le comte Alexis Orloff, adjudant-général de l'empereur, arriva à La Haye et remit à M. Verstolk de Soelen une note destinée à faire connaître la marche qui serait désormais suivie par la Russie. Le comte Orloff offrait l'appui énergique de son souverain pour faire ajouter aux vingt-quatre articles des amendements relatifs à la navigation des eaux intérieures, au balisage et au pilotage de l'Escaut, à la servitude de route et de canal par le canton de Sittard, à la liquidation du syndicat d'amortissement, à la capitalisation de la rente imposée aux Belges ; mais le diplomate russe exigeait comme condition sine qua non l'indépendance politique de la Belgique, la reconnaissance du prince Léopold et la signature du traité des vingt-quatre articles en même temps que celle des amendements indiqués dans sa note.
Le lendemain, le comte Orloff fut reçu par le roi. Quoique l'entretien fût confidentiel, il ne tarda pas à être conclu dans tous ses détails. Guillaume en parla à ses conseillers, Orloff fit des confidences aux ambassadeurs de Prusse et d'Autriche, et bientôt les hommes influents de la cour et du corps diplomatique connurent toutes les phrases échangées entre le roi et l'adjudant-général.
Le comte Van der Duyn, alors gouverneur de La Haye, a consigné le récit de cette entrevue dans une lettre intime adressée au baron de Grovestins. « Après que le roi, dit M. Van der Duyn, se fut plaint, comme à son ordinaire, de ce qu'on ne se servait pas pour lui de la même mesure que pour les autres, etc., etc., le comte Orloff lui dit qu'il n'était nullement venu ici pour nier la justice de ces plaintes, mais qu'il était chargé par l'.empereur, son maître, de représenter au roi que c'était l'inévitable suite des circonstances, et qu'il fallait se soumettre à l'inévitable loi de la nécessité ; que l'empereur était toujours animé des mêmes sentiments d'amitié et d'affection pour le roi et sa famille, ce dont il croyait n'avoir cessé de donner des preuves ; (page 230) mais qu'avant tout il se devait à la Russie et ne pouvait, sous ce rapport, laisser un libre cours aux sentiments de son cœur ; que l'empereur en conséquence l'avait chargé (lui, OrIoff) d'engager le roi à accepter préalablement les vingt-quatre articles ; que, si le roi s'y prêtait, il (comte Orloff) se rendrait à Londres et y ferait, au nom de son maître, tous ses efforts pour porter la Conférence à y apporter telles modifications que le roi pourrait désirer et que lui, comte Orloff, aurait jugées admissibles, sous le triple rapport du territoire, de la navigation intérieure et de la capitalisation des sommes à payer par la Belgique aux termes des vingt-quatre articles ; qu'il était chargé de prier le roi de lui faire part de son ultimatum ; qu'il tâcherait d'obtenir les meilleures conditions possibles, et que, si l'ultimatum n'était pas accepté, le roi ne serait pas tenu par l'assentiment qu'il aurait donné (Note de bas de page : Cette phrase est obscure et pourrait induire en erreur sur la nature des conditions offertes par la Russie. M. Van der Duyn lui-même semble l'avoir compris ; car, un peu plus loin, il ajoute : « Le roi commençant par donner son assentiment aux vingt-quatre articles et par reconnaître l'indépendance de la Belgique, il serait convenu que, simultanément avec l'échange des ratifications des vingt-quatre articles et celui d'un vingt-cinquième stipulant la conclusion d'une convention additionnelle, il serait signé, entre la Hollande et la Belgique, sous les auspices de la Conférence et la garantie des cinq puissances, un traité qui contiendrait les modifications obtenues ». Telles étaient en effet les offres du comte Orloff) ; qu'au surplus il devait lui faire observer qu'il n'était pas venu ici pour négocier, mais pour donner au roi un conseil ; qu'il dépendait entièrement de Sa Majesté d'accepter ou de refuser ; que, dans la seconde de ces alternatives , il n'y aurait rien de changé aux relations de l'empereur avec le roi, mais que, dans ce cas, l'empereur devait laisser les conséquences de ce refus pour le compte du roi et de son peuple, et la responsabilité pour le compte du roi … Il ajouta que, si le roi n'acceptait pas, ses instructions lui enjoignaient de proposer à la Conférence, de concert avec les plénipotentiaires de Prusse et d'Autriche, les mesures nécessaires pour donner exécution aux vingt-quatre articles
Ce langage était net, énergique et sévère ; mais il n'en échoua pas moins contre l'inflexible persévérance de Guillaume 1er. Avouant franchement que son unique désir était de réduire les rebelles à l'obéissance, en leur accordant tout au plus une séparation administrative, il s'étonnait, (page 231) disait-il, que l'empereur Nicolas couvrît de sa protection les révolutionnaires de Bruxelles, tandis qu'il étouffait la révolution polonaise dans le sang de ses apôtres. Le comte Orloff s'inclina sans répondre.
Le diplomate russe dîna à la cour. Ici nous rendrons la parole à M. Van der Duyn de Maasdam : « Après le dîner, dit-il, le roi, suivant son usage, prit le comte à part et, revenant sur la conversation du matin et les communications officielles de l'adjudant-général russe, se répandit de nouveau en plaintes et en récriminations. Le roi se monta peu à peu au point de se permettre de dire : Non, j'aimerais mieux périr que de consentir à de telles conditions. Aussitôt le comte Orloff se retira de trois ou quatre pas, et faisant au roi une profonde révérence, eut l'air de dire : C'est entendu, ma mission est finie, je n'ai plus qu'à m'en retourner. Ce mouvement d'admirable présence d'esprit et d'une convenance parfaite fut tellement marqué et à pro pos, que le roi ne s'y trompa pas un moment ; aussi, se rapprochant de son côté, s'empressa-t-il de dire : Non, Monsieur le comte, ce n'est pas là ma réponse à votre communication, et la conversation fut interrompue sur ce sujet » (Notice et souvenirs du comte Van der Duyn de Maasdam, etc, p. 315).
Malgré ses efforts, ses conseils et ses remontrances, le comte Orloff échoua dans sa mission. Le roi lui avait fait, à la vérité, quelques concessions importantes ; mais toute l'éloquence du diplomate russe avait été impuissante à obtenir du monarque néerlandais une adhésion pure et simple aux propositions de l'empereur Nicolas. Dans l'ordre politique, Guillaume offrait de reconnaître l'indépendance de la Belgique et la royauté du prince Léopold ; dans les arrangements territoriaux relatifs au Limbourg, il déclarait se contenter de la limite du Zuid-Willemsvaart, avec les communes bordant ce canal à l'ouest et un rayon nécessaire pour la sûreté de Maestricht ; dans le différend relatif à la capitalisation de la dette, il proposait de prendre pour base un taux plus équitable que la cote du mois de juillet 1830 ; mais là s'arrêtaient les concessions. Pour le Luxembourg notamment, le roi continuait à réclamer une indemnité territoriale complète, si la Belgique tenait à conserver le Grand-Duché.
Ces offres s'écartaient déjà considérablement des propositions du (page 232) comte Orloff. Mais M. Verstolk déclara de plus, dans une note du 4 mars, que son gouvernement repoussait la forme même de la convention proposée par l'adjudant-général. Orloff demandait la signature simultanée des vingt-quatre articles et d'un traité additionnel énumérant les modifications indiquées par l'empereur de Russie. « Le roi des Pays-Bas, » répondait le ministre hollandais, a déclaré à la nation et à l'Europe ne pouvoir souscrire aux vingt-quatre articles. Sa dignité ne lui permet pas davantage la signature de ces articles au moment où l'on arrêterait un acte diplomatique destiné à les modifier dans leurs stipulations essentielles » (Recueil de pièces diplomatiques, t. III, p. 15.).
Ce résultat avait été prévu à St-Pétersbourg. Le 22 mars, avant de quitter La Haye, le comte, obéissant aux ordres de l'empereur, répéta ses assertions et ses conseils dans une déclaration officielle. Ce document historique, qui produisit une sensation profonde en Hollande et à l'étranger, attestait solennellement que tous les moyens de persuasion avaient été vainement épuisés. Le diplomate russe disait au nom de son maître : « Sa Majesté impériale ne saurait se dissimuler, et nous le disons avec un profond sentiment de peine, que le cabinet néerlandais a perdu sans retour une dernière occasion de terminer l'affaire belge d'une manière conforme à ses vrais intérêts, et que ses alliés, la Russie surtout, chercheraient vainement encore à lui être utiles... L'empereur a loyalement rempli envers Sa Majesté le roi des Pays-Bas les devoirs d'une amitié franche et sincère ; mais il ne saurait oublier ceux que lui impose l'alliance européenne... Quelque périlleuse que soit la position où le roi vient de se placer, et quelles que puissent être les conséquences de cet isolement, Sa Majesté impériale, faisant taire, quoique avec un regret inexprimable, les affections de son cœur, croira devoir laisser la Hollande supporter seule la responsabilité des événements qui peuvent résulter de cet état de choses... Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion et toutes les voies de conciliation pour aider Sa Majesté le roi Guillaume à établir, par un arrangement à l'amiable et conforme tout à la fois à la dignité de sa couronne et aux intérêts des sujets qui lui sont demeurés fidèles, la séparation des deux grandes divisions du royaume des Pays-Bas, l'empereur ne se connaît plus la (page 233) possibilité de lui prêter désormais aucun appui ni secours. » Le comte Orloff ajoutait : « Fidèle à ses principes, S. M. ne s'associera pas à l'emploi de moyens coercitifs qui auraient pour but de contraindre le roi des Pays-Bas par la force des armes à souscrire aux vingt-quatre articles. Mais considérant qu'ils renferment les seules bases sur lesquelles puissent s'effectuer la séparation de la Hollande d'avec la Belgique (sauf les arrangements admissibles dans un traité final entre les deux pays), S. M. impériale reconnaît comme juste et nécessaire que la Belgique reste dans la jouissance actuelle des avantages qui résultent pour elle desdits articles, et notamment de celui qui stipule sa neutralité, déjà reconnue en principe par S. M. le roi des Pays-Bas elle-même. Par une conséquence nécessaire de ce principe, S.M. impériale ne saurait s'opposer aux mesures que prendrait la Conférence pour garantir et défendre cette neutralité si elle était violée par une reprise des hostilités de la part de la Hollande... L'empereur abandonne à la sagesse du cabinet néerlandais de considérer les conséquences d'un état de choses qu'une amitié sincère et désintéressée aurait voulu éviter » (Recueil de pièces diplomatiques, t. III, p. 17 et suiv.)
Cette déclaration solennelle acquit un nouveau degré d'importance par l'intervention officielle des ambassadeurs d'Autriche et de Prusse accrédités à La Haye. Après avoir adhéré au manifeste du comte Orloff, ils déclarèrent, dans une note identique remise à M. Verstolk, que « leurs souverains éprouvaient un vif regret de voir la cour des Pays-Bas, par son refus obstiné d'adhérer aux propositions du comte Orloff, les priver de tous les moyens de servir ses intérêts, et renoncer elle-même à ceux qu'on lui offrait pour terminer une longue et pénible négociation » (Voy., pour les incidents de la mission du comte Orloff, le Recueil de pièces diplomatiques publié à La Haye, t. ln, p. 12 à 30).
Il eût été difficile de montrer plus de condescendance pour les susceptibilités de la Hollande, plus de dédain pour les droits et les intérêts de la Belgique. Les représentants des cinq puissances nous avaient garanti l'exécution entière des vingt-quatre articles ; ils avaient pris l'engagement d'obtenir l'adhésion pure et simple du gouvernement de La Haye : et voici que la Russie, d'accord avec l'Autriche et la Prusse, offre au roi Guillaume de nous priver à la fois de l'actif du (page 234) syndicat et de tous les avantages commerciaux garantis par le traité du 15 novembre !
Quoi qu'il en soit, cette condescendance devint elle-même inefficace en présence de l'inflexibilité raisonnée de Guillaume 1er. Abandonné par l'Autriche, la Prusse et la Russie, réduit à ses propres forces en face de l'Angleterre et de ]a France qui se déclaraient prêtes à procéder à l'exécution du traité, le monarque néerlandais reprit stoïquement son rôle de victime et attendit des circonstances plus favorables.
Le système de persévérance continua à triompher à la cour de La Haye.
Une circulaire envoyée aux agents diplomatiques de la Hol1ande, quelques jours après le départ du comte Orloff, attesté que les ménagements des puissances avaient produit sur l'esprit du roi le seul résultat de lui faire espérer des avantages plus considérables (Note de bas de page : Cette circulaire renfermait la phrase suivante : « Le roi aime à croire que les succès, déjà obtenus à la faveur de la médiation efficace des hauts alliés, leur offriront un nouveau motif de continuer à réunir leurs efforts, afin de terminer d'une manière équitable une négociation à laquelle ont présidé, dans les derniers temps, de si heureux auspices, et dont l’issue intéresse à la fois le bien-être du royaume et la paix de l'Europe. » (Recueil de pièces diplomatiques, t. III, p. 29.))
Désespérant d'obtenir des concessions nouvel1es, les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse procédèrent à Londres, le 18 avril, à l'échange des ratifications. Le plénipotentiaire russe en fit autant]e 4 Mai. Mais la Belgique eut encore une fois à se plaindre.
Tout en ratifiant le traité du 15 novembre, les cours d'Autriche, de Prusse et de Russie prirent une attitude éminemment propre à encourager la Hollande dans ses projets de résistance.
En présentant aux Chambres belges le traité de novembre, M. de Muelenaere, ministre des Affaires étrangères, avait dit : «Le traité ayant été conclu par des plénipotentiaires munis des pleins pouvoirs, qui ont été trouvés en bonne et due forme, 1'échange des ratifications et la ratification elle-même ne sont plus que de simples formalités diplomatiques. » Telle est, en effet, la marche qu'on a toujours suivie dans les transactions internationales Si l'ambassadeur a agi dans les limites de ses pouvoirs, on ratifie ses actes ; s'il a outre-passé ses instructions, on le désavoue. Il n'y a pas de milieu possible.
Par une innovation on ne peut plus dangereuse pour les droits des faibles, les choses se passèrent d'une autre manière au sein de la (page 255) Conférence de Londres. Tout en ratifiant les actes de leurs plénipotentiaires, tout en avouant que ceux-ci avaient agi dans le cercle de leurs instructions, les gouvernements de Berlin, de St-Pétersbourg et de Vienne n'en firent pas moins des réserves en faveur du roi des Pays-Bas et de la Confédération germanique.
La ratification de J'empereur d'Autriche est datée du 21 mars 1832. Elle porte que le traité est pleinement ratifié, mais sous la réserve des droits de la Confédération germanique quant aux articles qui concernent l'échange d'une partie du Limbourg contre une partie du Luxembourg (« Reservatis tamen juribus serenissimœ Confederationis germanicœ intuitu eorum articulorum qui concessionem et permutationem partis magniducatus Luxemburgensis concernunt »). De plus, le plénipotentiaire autrichien fit insérer au protocole la déclaration suivante : « En ratifiant le traité du 15 novembre 1831, et prenant en considération la nécessité d'une négociation ultérieure entre le gouvernement de Sa Majesté le roi des Pays-Bas et celui du royaume de Belgique, pour la conclusion d'un traité comprenant les vingt-quatre articles, avec les modifications que les cinq puissances auront jugées admissibles, Sa Majesté impériale propose de déclarer, et déclare pour sa part, que les arrangements stipulés de gré à gré entre les deux parties susdites, sous les auspices de la Conférence, auront la même force et valeur que les articles du traité du 15 novembre et seront également confirmés et ratifiés par les cours signataires du traité. »
La ratification prussienne porte la date du 7 janvier 1852. Elle est pure et simple dans ses termes ; mais, en procédant à l'échange, M.de Bulow fit insérer au protocole une déclaration témoignant des vives sympathies de son gouvernement pour celui de La Haye. Il avait, disait-il, reçu l'ordre de faire connaître à la Conférence les vœux légitimes ct la juste attente de sa cour. Ces vœux et cette attente étaient formulés dans les termes suivants : « Que les ministres des puissances signataires s'occupent avant tout des modifications en faveur de la Hollande qui, sans porter atteinte à la substance des vingt-quatre articles, pourraient y être apportées, et qui, si la Conférence en tombait d'accord, et si le nouveau souverain de la Belgique consentait à les accepter, pourraient être érigées en articles explicatifs ou supplémentaires et avoir ainsi même force et même valeur que les (page 236) autres. » Le plénipotentiaire prussien adhéra en outre à la réserve faite par l'Autriche en faveur des droits de la Confédération germanique.
La ratification russe, datée du 18 janvier, renfermait une réserve encore plus importante. L'empereur Nicolas disait : « Après avoir suffisamment examiné ce traité, nous l'avons signé et nous le confirmons et ratifions, sauf les modifications et amendements à apporter, dans un arrangement définitif entre la Hollande et la Belgique, aux articles IX, XII et XIII, promettant sur notre parole impériale, pour nous et nos successeurs, et sous la réserve énoncée ci-dessus, que tout ce qui a été stipulé dans ledit traité sera observé et exécuté irrévocablement. » Les articles IX, XII et XIII du traité, relatifs à la navigation, aux routes commerciales et au syndicat d'amortissement, étaient précisément ceux que le cabinet de La Haye invoquait pour légitimer ses résistances (Note de bas de page : Pour bien comprendre l'attitude prise par la Russie, il faut rapprocher les termes de la ratification de l'extrait suivant du protocole du 4 mai 1832, no58 : « A l'ouverture de la Conférence, les plénipotentiaires de Russie ont annoncé avoir reçu les ordres définitifs qu'ils attendaient de leur cour relativement au traité du 10 novembre 1831, et ont déclaré être prêts à procéder à l'échange des ratifications de ce traité. - Ils sont autorisés par leurs instructions il déclarer de plus que l'arrangement définitif entre la Hollande et la Belgique, dont il est question dans la réserve que l'enferme l'acte de Sa Majesté impériale, doit être, à ses yeux, un arrangement de gré à gré. » Les actes de ratification se trouvent au Recueil de pièces diplomatiques, t. III, p. 37 à 45).
Fallait-il accepter ces actes de ratification dans les termes où ils étaient conçus ? Ne convenait-il pas d'exiger une adhésion pure et simple ?
La question se présenta d'abord pour l'Autriche et la Prusse.
Dans les discussions qui précédèrent le vote des vingt-quatre articles, la ratification pure et simple des cours n'avait pas été révoquée en doute. En présentant le protocole à la Chambre des représentants, M. de Muelenaere avait dit que les dispositions de cet acte diplomatique étaient finales et irrévocables. Les réserves des deux puissances allemandes pouvaient, dans ces conditions, causer des embarras sérieux à nos ministres. M. Van de Weyer procéda néanmoins à l'échange des ratifications ; mais il fit ajouter au protocole la note suivante : « Le plénipotentiaire belge, ayant eu connaissance de la (page 237)réserve faite par les plénipotentiaires d'Autriche et de Prusse, en ce qui concerne les droits de la Confédération germanique, s'en réfère purement et simplement à la garantie donnée à la Belgique par les cinq puissances, garantie dans laquel1e le plénipotentiaire belge a une pleine confiance, fondée sur les engagements contractés par le traité du 15 novembre 1831 » (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 194).
Ce parti était en définitive le plus sage. Malgré leur forme insolite, les ratifications de l'Autriche et de la Prusse étaient, en réalité, pleines et entières pour ces deux puissances. L'une et l'autre manifestaient, il est vrai, le vœu de voir disparaitre les griefs allégués par Guillaume Ier pour justifier son refus ; mais les ratifications n'étaient pas subordonnées à l'accomplissement de ce vœu diplomatique. Comme les modifications devaient avoir lieu de gré à gré, le refus de la Belgique suffisait pour conserver à celle-ci tous ses avantages. Les déclarations de l'Autriche et de la Prusse n'étaient au fond qu'un acte d'imprudente courtoisie envers le roi Guillaume. La réserve des droits de la Confédération germanique était plus sérieuse, sans cependant offrir un danger réel pour la Belgique. Les plénipotentiaires de Prusse et d'Autriche avaient reçu de la Confédération les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom de celle-ci ; mais, en échangeant les ratifications de leurs souverains, ils n'étaient pas obligés de produire en même temps l'assentiment de la diète de Francfort. L'échange des ratifications n'était pas un acte indivisible. La question n'offrait d'ailleurs qu'une importance secondaire. Le traité existant dans toute sa force vis-à-vis des deux puissances prépondérantes de la Confédération, l'assentiment ultérieur de celle-ci ne pouvait être sérieusement révoqué en doute.
Ce n'était que par rapport à la Russie que la question offrait une importance réelle.
Les réserves de l'empereur Nicolas avaient une portée immense. La ratification était incomplète. Les plénipotentiaires russes déclaraient que les modifications aux articles IX, XII ct XIII du traité devaient avoir lieu de gré à gré ; mais l'adhésion de leur gouvernement, et par suite la reconnaissance de l'indépendance politique des Belges, étaient en quelque sorte subordonnées à l'admission des changements indiqués. En acceptant une ratification de cette espèce, M. Van de Weyer (page 238) outre-passait ses instructions. M. de Muelenaere s'était attendu à une ratification conditionnel1e de la Russie, et, fidèle aux engagements pris envers les Chambres, il avait transmis à notre plénipotentiaire l'ordre d'exiger une ratification pure et simple. M. Van de Weyer n'en crut pas moins pouvoir accepter la ratification conditionnel1e de la Russie, dans les termes suivants : « Le plénipotentiaire belge, ayant pris connaissance de la réserve insérée dans l'acte de ratification produit par les plénipotentiaires de la Russie, déclare que, sans contester que les vingt-quatre articles renferment des points sur l'exécution desquels la Belgique et la Hollande peuvent s'entendre de gré à gré et consulter leurs intérêts réciproques, il s'en réfère néanmoins, et en tout cas, aux engagements pris envers la Belgique par les cinq puissances » (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 195)
Quel fut le mobile de la conduite de M. Van de Weyer ? A-t-il cédé aux sollicitations de lord Palmerston et du prince de Talleyrand ? A. t-il cru que cette ratification partielle suffisait pour rassurer la Belgique ? Connaissant la situation embarrassée du ministère Grey, voulait-il mettre le traité du 15 novembre à l'abri des fluctuations ministérielles ? (Note de bas de page : Le 8 mai une crise ministérielle éclata en Angleterre). Ce qui est malheureusement certain, c'est que l'acceptation d'une ratification incomplète ne tarda pas à devenir le thème d'un débat passionné à la tribune et dans la presse : circonstance d'autant plus fâcheuse que la défaveur jetée sur la ratification de la Russie s'étendit rapidement aux ratifications de l'Autriche et de la Prusse.
Les engagements contractés dans l'enceinte des Chambres plaçaient nos ministres dans une position difficile. Parmi les hommes sincèrement dévoués à la cause nationale, il y en avait plusieurs qui réclamaient le désaveu de M Van de Weyer et la restitution immédiate des ratifications, aussi bien à l’Autriche et à la Prusse qu'à la Russie.
Ce parti violent ne pouvait être accueilli. Restituer les ratifications aux deux premières de ces puissances, c'était se mettre en hostilité avec elles, c'était déchirer en quelque sorte une partie des titres de l'indépendance nationale. Quel parti eût-on pris si l'Autriche et la Prusse se fussent opposées à ce nouvel échange de documents diplomatiques ? Mieux valait conserver les avantages acquis. Quatre grandes puissances (page 239) avaient reconnu l'indépendance nationale et la royauté du prince Léopold. Malgré la manifestation de quelques vœux imprudents et le silence de la Confédération germanique, ce résultat n'était pas à dédaigner.
Mais ne convenait-il pas de restituer au moins la ratification russe ? Cette mesure insolite aurait encore offert des inconvénients de plus d'une espèce. Il eût été puéril de songer à faire reculer la Russie devant les exigences des Belges. La restitution n'aurait produit d'autre résultat que de nous attirer l'hostilité patente de l'empereur Nicolas. D'ailleurs, nonobstant ses réserves, l'acte de ratification de la Russie offrait une importance qui n'avait pas échappé à l'attention des hommes d'État. En bornant ses réserves aux articles IX, XII et XIII du traité, l'empereur admettait en principe la dissolution du royaume des Pays-Bas et la nécessité d'attribuer aux Bolges les prérogatives de nation indépendante. C’était une renonciation formelle aux prescriptions des traités de 1815, et, en tout cas, les autres puissances n'en restaient pas moins liées.
Le ministère crut que dans ces circonstances le parti le plus sage était d'accepter sans murmure les faits accomplis (Note de bas de page : Il fallait, d'ailleurs, tenir compte des embarras intérieurs de la France et de l'Angleterre. Le gouvernement belge avait compris cette nécessité. Dans son rapport du 12 mai, M. de Muelenaere disait à la Chambre des représentants : « Si nous nom sommes abstenus d'user de tous nos droits, c'est que les circonstances politiques, et notamment les embarras intérieurs des deux grandes puissances qui se sont associées à notre cause, nous prescrivaient de grands ménagements. »)
Bientôt il fallut défendre ce système devant la représentation nationale.
Une violente tempête parlementaire éclata dans les deux Chambres, lorsqu'elles apprirent que trois puissances représentées à la Conférence avaient fait des réserves dans la ratification du traité. En acceptant les conditions onéreuses imposées par l'Europe, les membres qui avaient voté l'adoption du protocole du 14 octobre croyaient avoir atteint les dernières limites des sacrifices compatibles avec l'existence d'une Belgique indépendante. La Conférence de Londres, aussi bien que nos ministres, avait constamment déclaré que les stipulations des vingt-quatre articles étaient définitives et irrévocables. L'indignation des représentants de la nation était toute naturelle, au moment où l'Autriche, (page 240) la Prusse et la Russie parlaient de nouvelles concessions à faire aux exigences de la Hollande.
L'attitude de M. de Muelenaere fut aussi habile que digne. Appelé au sein de la Chambre des représentants ,il n'eut pas de peine à, prouver que les réserves de l'Autriche et de la Prusse. n'étaient pas de nature à motiver la restitution des actes de ratification. Quant aux réserves de la Russie, le ministre avoua franchement que M. Van de Weyer avait outre-passé ses instructions. « Le plénipotentiaire belge, disait-il, n'était pas autorisé à recevoir des ratifications conditionnelles ; je regrette qu'il n'ait pas voulu courir les chances d'un nouveau retard en en référant au gouvernement ; il a été dominé sans doute par cette idée qu'il importait au plus tôt de mettre le traité du 15 novembre à l'abri de toutes les fluctuations ministérielles, et il a cédé probablement à des nécessités que, par sa présence sur les lieux, il était peut-être plus à même que le gouvernement d'apprécier » (Rapport du 12 mai, Moniteur du 14). Le ministre fit ensuite ressortir l'importance que la ratification russe, nonobstant ses réserves, offrait dans les circonstances où l'Europe se trouvait placée. Pour la Russie, la question belge n'était ni dans les limites ni dans la dette. Il s'agissait avant tout de savoir si la destruction du royaume des. Pays-Bas serait sanctionnée, si l'indépendance de la Belgique et sa dynastie nationale seraient. reconnues. A ces questions capitales la Russie avait répondu affirmativement. En présence de ce fait essentiel, des réserves portant sur des intérêts secondaires perdaient beaucoup de leur importance. Après avoir habilement développé cette thèse, M. de Muelenaere termina son discours en prenant, au nom du gouvernement belge, l'engagement formel de s'opposer à toute concession ultérieure et de réclamer l'évacuation complète du territoire comme préliminaire indispensable d'une négociation nouvelle.
Une série de motions violentes succédèrent au discours du ministre.
« Si la conduite de M. Van de Weyer n'est pas désavouée, s'écriait M. Dumortier, les Belges n'ont plus de patrie. » - «Nous nous attendions , ajoutait M. Henri de Brouckere, à un désaveu du gouvernement, au renvoi de la ratification russe. Nous nous trompions : c'est de nouveau l'hésitation, de la faiblesse, des atermoiements qu'on nous annonce. Il est temps de couper court à tant de tergiversations. (page 241) Si le ministère ne veut pas prendre des mesures énergiques, c'est à nous à les provoquer... Nous avons été joués par la diplomatie. Le temps est venu de prendre une attitude digne du peuple belge, digne de l'honneur national outragé. » - L'œil enflammé, la voix vibrante, le geste menaçant, M. Gendebien en appelait des décisions des rois au tribunal des peuples. « Les souverains, disait-il, sentent bien qu'ils règnent contre nature, Ils craignent que le tableau d'un peuple heureux et libre ne fasse surgir chez eux des imitateurs : ils veulent étouffer la révolution. » M. Leclerq fit un appel aux armes. « Si vous voulez être une nation, disait cet orateur, il faut agir comme une nation, ne pas vous laisser déshonorer, ne pas vous laisser fouler aux pieds. Si vous voulez être une nation, il ne faut pas continuer ce système bâtard qui nous rend la risée de l'Europe... Si vous ne pouvez exister par vous-mêmes, je n'hésite pas à le dire, réunissez-vous à une nation assez puissante pour vous protéger. » - Et toutes ces paroles ardentes provoquaient des applaudissements enthousiastes sur les bancs de la Chambre et dans les tribunes. Les motions énergiques étaient d'autant mieux accueillies que l'attitude des puissances faisait naître l'appréhension de nouveaux sacri1ices pour la Belgique, de nouveaux avantages pour la Hollande. «Voyez, s'écriait M. Destouvelles , voyez la Prusse et l'Autriche se charger de la question du Luxembourg, la Russie se réserver celle de la navigation, du chemin de Sittard et de la dette. La distribution des rôles est parfaite. Et qui est la victime de ce drame ? C'est la Belgique ! » La séance se termina par la nomination d'une commission de sept membres, chargée de rédiger un projet d'adresse, au roi (Note de bas de page : La commission était composée de la manière suivante : M. de Gerlache, président, Leclercq, rapporteur, H. de Brouckere (auteur de la proposition), Destouvelles, Lebeau, Devaux et H. Vilain XIIII).
La commission fit son rapport dans la séance du 14 mai, et l'adresse suivante fut votée à l'unanimité des suffrages.
« Sire, la Chambre des représentants croit ne pouvoir s'abstenir de répondre par une manifestation éclatante de ses sentiments aux communications qui lui ont été faites de la part de Votre Majesté sur l'état.de nos relations extérieures.
» L'union des peuples et de leurs gouvernements fut toujours la force des uns et des autres. Cette union ne manquera pas à la Belgique (page 242) dans la position où l'ont placée la marche des événements et les négociations avec la Conférence de Londres.
« Une loi a autorisé le gouvernement à souscrire au traité du 15 novembre 1831. Les sacrifices cruels auxquels ce traité soumettait les Belges n'ont été acceptés par eux que dans la prévision des calamités qui menaçaient l'avenir de l'Europe ; la paix générale était d'une valeur inestimable ; les cinq puissances signataires du traité avaient unanimement déclaré, dans les notes adressées au plénipotentiaire de Votre Majesté, que cette paix était attachée à ce traité, que rien ne pouvait y être changé sans qu'elle fût à l'instant compromise. La nation belge, en reprenant son rang dans la grande famille des peuples, n'a pas voulu que ce fût à ce prix, elle s'est résignée et la paix n'a pas été troublée.
« Après avoir rendu cet éminent service aux nations ; après avoir fait pour elles cette entière abnégation de ses plus chères affections et de ses plus pressants intérêts ; après s'être laissé imposer une dette énorme qu'elle n'avait pas contractée ; après avoir poussé le désir de la paix jusqu'à l'abandon d'une partie de ceux qui avec elle avaient secoué le joug de la Hollande ; après avoir reçu des ministres des cinq puissances la déclaration solennelle que le traité était final et irrévocable, que ni la. lettre ni l'esprit ne pouvaient subir la moindre altération, et que leurs gouvernements se chargeraient d'amener la Hollande à y accéder, la nation belge avait droit de croire qu'elle pouvait enfin se remettre des secousses d'une révolution et ne plus penser désormais qu'à l'affermissement d'institutions qui, toutes nouvelles qu'elles sont, ont déjà poussé d'assez fortes racines pour que, depuis une année, elle offre à l'Europe, comme un nouveau gage de tranquillité, le spectacle inouï d'un peuple qui, au sortir d'un bouleversement politique complet, vit dans la paix la plus profonde, soumis aux lois, docile à la voix de ses magistrats, et ne ressentant d'autre agitation que celle que la vue des armes et l'idée de son indépendance menacée peuvent lui faire éprouver.
« Cette attente ne peut être trompée. Des réserves ont été jointes aux ratifications du traité du 15 novembre 1831 par quelques-unes des puissances signataires ; mais elles n'ont pas désavoué leurs plénipotentiaires, elles n'ont point allégué qu'ils eussent excédé leurs (page 243) pouvoirs ; ces pouvoirs avaient d'ailleurs été vérifiés et trouvés en bonne et due forme. Nous pensons en conséquence que ces réserves ne peuvent porter aucune atteinte au traité, qu'aujourd'hui il est notre droit, que les ratifications doivent être pures et simples, qu'il doit être exécuté tel qu'il a été conclu ; que ce n'est qu'après cette exécution qu'il pourrait être question d'ouvrir les négociations dont parlent les réserves, que ces négociations doivent dépendre du libre consentement des peuples belge et hollandais, et laisser subsister le traité, s'ils ne parviennent pas à s'entendre.
« Le gouvernement, comme le pays, n'a pu le comprendre autrement ; toute interprétation différente serait contraire à la loi, qui seule a pu autoriser la signature du traité du 15 novembre, et qui ne l'a autorisée que dans les termes mêmes du traité ; la nation d'ailleurs a pu faire des sacrifices, mais la somme en est épuisée ; une nation ne peut être offerte en holocauste aux autres nations ; et si de nouveaux sacrifices pouvaient encore être demandés, il n'y aurait plus rien de sacré dans les conventions humaines. La Belgique ne pourrait même plus compter sur l'issue des négociations qui, ainsi terminées, pourraient recommencer ensuite sans qu'il fût possible à personne de leur assigner un terme.
« Sire, ce langage serait inutile pour Votre Majesté. Elle connaît trop bien ses devoirs ; mais la Chambre des représentants a cru nécessaire de protester de l'union intime de vue et de sentiments qui lie le peuple belge au roi qu'il s'est choisi ; elle a cru qu'elle devait cette manifestation à l'Europe, dans un moment où peut-être les ennemis de la paix des nations voudraient, pour accomplir leurs desseins, s'emparer des réserves jointes aux ratifications du traité. Elle a foi aux engagements contractés. Le traité sera exécuté, notre territoire sera évacué. Mais si notre confiance pouvait être trompée, si la Hollande persistait à repousser les engagements qui lui sont proposés, si elle continuait des actes d'hostilité, des violations de territoire, si surtout elle refusait de réparer sans délai l'attentat commis sur un de nos concitoyens, sur un membre de la représentation nationale (Note de bas de page : M. Thorn, gouverneur du Luxembourg, arrête dans le voisinage de la forteresse) ; si, ce qu'à Dieu ne plaise, des événements (page 244) venaient troubler l'Europe et rendre vains tant de sacrifices faits à la paix, alors, Sire, nous nous souviendrions qu'aucune charge, aucun effort ne doivent coûter à un peuple, quand il s'agit de sa vie et de son honneur.
« Heureuse d'être l'organe du vœu national, certaine de parler à un roi qui, en s'associant à nos destinées, a fait de l'honneur belge son honneur propre, la Chambre des représentants manquerait à ses devoirs si elle n'élevait aujourd'hui la voix pour assurer Votre Majesté du dévouement d'un peuple qui attend de la fermeté, autant que de la prudence de son gouvernement, la fin d'un état d'incertitude qui ne s'est déjà que trop prolongé. »
Une députation de douze membres, nommée séance tenante, se rendit le lendemain au palais du roi. Sa Majesté répondit : « Je reçois avec plaisir l'expression des sentiments unanimes de la Chambre des représentants. Je crois avoir acquis des droits à la confiance de la nation ; cette confiance, je saurai toujours la justifier. La Belgique sait que je suis dévoué à ses destinées. Ses intérêts sont les miens.
« Je me félicite de pouvoir vous annoncer que la marche des négociations indiquée par la Chambre des représentants est entièrement conforme à celle que j'ai prescrite à mes ministres et que j'ai exposée à la Conférence, avant de vous faire donner communication des derniers actes.
« Le plus sûr moyen d’arriver promptement à une solution des difficultés qui subsistent encore, c’est de convaincre l’Europe que la Belgique est restée jalouse de son antique réputation, et qu’en alliant la prudence à la fermeté, elle saura au besoin, avec le secours de la Providence, soutenir ses droits par la force des armes.
« Je vois avec une bien douce satisfaction que la Chambre a compris la position du pays et qu’elle pense qu’aucune charge, aucun effort ne doivent coûter à une nation quand il s’agit de son existence et de son honneur. Cette opinion, je la partage, et je donnerai des ordres pour qu’il soit soumis instamment à vos délibérations des projets de loi qui tendront à atteindre le but que la chambre se propose.
Le 21 mai, le Sénat vota, par trente voix contre deux, une adresse conçue dans le même sens. La réponse royale reproduisit les assurances déjà données à la Chambre des représentants.
(page 245) M. de Muelenaere s'était franchement associé aux démarches des Chambres. Depuis plusieurs jours, il avait chargé notre plénipotentiaire d'exiger l'évacuation de la citadelle d'Anvers et des forts de l'Escaut, comme condition préalable de la reprise des négociations ultérieures.
Le traité du 15 novembre renfermait des dispositions de deux espèces : les unes susceptibles d'une exécution immédiate ; les autres, sujettes à des négociations ultérieures. M. de Muelenaere avait chargé M. Van de Weyer d'exiger l'exécution des premières, avant d'ouvrir une négociation au sujet des secondes. L'attitude des Chambres vint ajouter au langage du ministre le poids d'une manifestation solennelle de la volonté nationale.
En définitive les ratifications ne furent pas restituées. M. Van de Weyer conserva son poste à la cour de Londres ; mais le général Goblet lui fut adjoint comme plénipotentiaire belge près la Conférence.