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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XLII. Fêtes du 21 juillet 1856

(page 311) Le 21 juillet 1831, Léopold avait traversé les rues de Bruxelles pour se rendre à la place Royale, où notre immortelle assemblée constituante, réunie dans une dernière séance, devait recevoir le serment constitutionnel du premier roi des Belges. Le 21 juillet 1856, il suivit le même itinéraire, au milieu des acclamations de tout un peuple ivre de joie et de reconnaissance. Cette fois il n'était plus seul à la tête du cortège ! (page 312) Deux princes, l'orgueil et l'espoir de la patrie, marchaient à ses côtés, et la Belgique saluait en même temps le souverain de son choix le fondateur d'une dynastie nationale.

Arrivé sur la place où, à pareil jour, à vingt-cinq années de distance, il avait pour la première fois adressé la parole à son peuple, il vit les membres survivants du Congrès s'avancer à sa rencontre, et le baron de Gerlache, qui avait repris ses fonctions de président à cette heure solennelle, lui dit avec une émotion profonde : « Sire, il y a vingt-cinq ans, qu'à cette même place, en ce même jour, le Congrès reçut, au nom de la nation, le serment de votre Majesté d'observer la Constitution et les lois du peuple belge et de maintenir l'indépendance nationale. Les mêmes hommes, qui furent alors témoins de ce solennel engagement, viennent affirmer aujourd'hui, à la face du ciel, que Votre Majesté a rempli toutes ses promesses et dépassé toutes nos espérances. Et la nation tout entière, Sire, vient l'affirmer avec nous ! Elle vient attester que, pendant ce règne de vingt-cinq années, son roi n’a ni violé une seule de ses lois, ni porté atteinte à une seule de ses libertés, ni donné cause légitime de plainte à aucun de nos concitoyens ! Ici tous les dissentiments disparaissent ; ici, nous sommes d'accord ; nous n'avons qu'un même cœur pour associer dans un commun amour et notre roi et notre patrie !...) »

Ce langage éloquent rendait avec sincérité les sentiments qui animaient la foule innombrable accourue de toutes les provinces. Les acclamations du peuple, les arcs de triomphe, les décorations somptueuses des rues et des édifices, n'étaient pas l'accompagnement banal d'une fête officielle. Vingt-cinq années de paix, de bonheur, de liberté, de progrès, avaient été le fruit de l'alliance contractée en 1831. Un roi fidèle à ses serments recevait les hommages d'un peuple libre. Une nation reconnaissante proclamait à la face du monde les titres impérissables que son chef avait acquis à la reconnaissance de la postérité.

Une cérémonie non moins imposante s'accomplit sur la place de la Société civile. Les deux Chambres, le corps diplomatique, les dignitaires de l'administration, de la magistrature et de l'armée, les évêques du royaume, les députations des communes, les délégués des corps scientifiques et les décorés de l'Ordre de Léopold, groupés autour d'un trône majestueux, accueillirent la famille royale par des acclamations pleines d'enthousiasme. Les présidents du Sénat et de la Chambre des Représentants se firent successivement les organes (page 313) de la reconnaissance de la nation ; puis, après un discours élevé et chaleureux du roi, le cardinal-archevêque de Malines, entouré de tous ses suffragants et suivi de trois cents prêtres, gravit les degrés d'un autel monumental et entonna le Te Deum, au nom de la Belgique indépendante, heureuse, calme et libre ! (Les détails de ces admirables fêtes ont été complétement décrits par M. Gustave Oppelt, Relations historiques des solennités nationales, etc. Bruxelles, Parent, 1857).

Sous quelque face qu'on les envisage, ces fêtes se présentent avec un caractère d'incontestable grandeur.

Quoique réunies sous le même sceptre, nos anciennes provinces formaient en réalité des États séparés. Plus d'une fois elles s'étaient coalisées pour secouer le joug de l'étranger ; mais, au milieu de la lutte comme au lendemain de la victoire, les duchés de Brabant, de Limbourg et de Luxembourg, les comtés de Namur, de Hainaut et de Flandre, conservaient leurs noms, leurs privilèges, leurs lois, leur indépendance réciproque. Préparée par la domination de la France et de la Hollande, l'unité politique, ce grand principe des temps modernes, ne datait pour nous que de 1830. La Belgique avait trouvé dans une dynastie indigène le lien et la force du pacte social conclu sur les barricades de Septembre. En célébrant l'anniversaire de l'avènement de son premier roi, elle célébrait en même temps le jour où les rivalités locales et les barrières séculaires disparurent dans la loi majestueuse de l'unité nationale.

Roi et peuple pouvaient se féliciter du résultat de leurs efforts et jeter avec orgueil un regard en arrière. Des traces glorieuses et impérissables de leur passage marquaient la route qu'ils avaient parcourue pendant un quart de siècle.

Le pays s'était transformé sous l'influence féconde des institutions généreuses de 1830. Nos villes, agrandies, assainies, reconstruites, ornées de monuments superbes, jouissaient d'une prospérité qu'elles n'avaient jamais connue sous le règne des dynasties étrangères. Les chemins de fer, les canaux, les routes de toute nature sillonnaient nos campagnes, abrégeaient les distances, répandaient le mouvement et la vie dans tous les districts du royaume. Un travail persévérant avait utilisé toutes les richesses naturelles du sol national. L'industrie avait centuplé ses ressources. La population s'était accrue dans (page 314) une proportion considérable. D'immenses travaux législatifs avaient organisé toutes les branches de l'administration publique. Une armée instruite, brave et fidèle entourait le trône constitutionnel. Les lettres et les arts jetaient un éclat inespéré. Des milliers d'écoles étaient ouvertes à la jeunesse de toutes les classes. Une nationalité vivace et pleine de sève s'était épanouie au soleil de la liberté.

Les résultats obtenus au point de vue de la politique extérieure n'étaient pas moins remarquables.

Les soldats de la Hollande n'avaient pas encore évacué son territoire, lorsque la Belgique vit subordonner son sort aux décisions de la Conférence de Londres, où trois puissances absolues, profondément dévouées à la maison d'Orange, se trouvaient en face de deux monarchies constitutionnelles, dont les sympathies pour les Belges étaient loin de se distinguer, à cette époque, par une ardeur excessive. La révolution de Septembre avait brisé l'œuvre du Congrès de Vienne ; l'équilibre laborieusement établi en 1815 était ébranlé dans l'une de ses bases, et l'Europe monarchique réclamait énergiquement le maintien des droits de Guillaume.

Une année se passe, et l'indépendance des Belges est reconnue par la Russie, l'Autriche et la Prusse ! Une autre année s'écoule, et deux peuples puissants se coalisent pour accourir à notre aide ; les flottes de l'Angleterre bloquent les ports de la Hollande, le canon de la France foudroie les remparts de la citadelle d'Anvers, et les gouvernements du Nord assistent sans coup férir à l'humiliation infligée à leur allié intime ! Six années viennent s'ajouter aux deux précédentes, Guillaume s'avoue vaincu, et l’Europe modifie, au bénéfice de la Belgique, un arrêt final et irrévocable qu'elle avait prononcé en 1831 ! Le temps poursuit sa marche, la crise sociale de 1848 ébranle les institutions séculaires, la révolution victorieuse respecte nos frontières, et les Belges, libres, calmes, groupés autour de leur roi, dissipent les derniers préjugés des chancelleries étrangères. Lorsque la nation, après un quart de siècle de bonheur et de liberté, donne à son chef un témoignage solennel de sa reconnaissance, elle a le bonheur d'apercevoir autour du trône populaire les représentants de toutes les maisons souveraines de l'Europe.

L'histoire du pays depuis l'installation de la royauté constitutionnelle pouvait se résumer en quelques mots : vingt-cinq années de progrès.

(page 315) La sagesse, la modération, le travail et le courage du peuple belge ne pouvaient pas seuls revendiquer l'honneur de ces résultats immenses. Pour que l'œuvre glorieuse du Congrès ne fût pas éphémère et stérile, il fallait que la Providence désignât au choix de nos mandataires un prince réunissant des qualités éminentes et rares. Isolée au milieu des institutions les plus démocratiques, arrêtée dans son essor par mille précautions jalouses, la monarchie issue des barricades de Septembre ne pouvait s'appuyer, ni sur la suprématie religieuse d'une Église d'État, ni sur la force constitutionnelle d'une Chambre héréditaire, ni sur les privilèges d'une aristocratie entourée du respect des masses. Mise en présence d'une Constitution votée pendant la vacance du trône, la royauté belge devait chercher sa puissance et trouver son égide dans la conformité des sentiments et des vœux du souverain avec les sentiments et les veux du peuple.

Léopold Ier comprit admirablement les exigences de cette situation délicate, sans précédents dans les annales des royautés modernes. Doué d'une raison supérieure, initié à tous les secrets de la politique générale, allié par lui-même et par les siens aux premières dynasties de l'Europe, connaissant le jeu de tous les rouages du régime parlementaire, il pouvait avec confiance se charger de la noble tâche « de consolider les institutions d'un peuple libre et de maintenir son indépendance. » (Paroles du roi, prononcées le 21 Juillet 1831. Voy. t. I, p. 51). Tandis que ses relations avec les souverains et les hommes d'État aplanissaient les obstacles que rencontraient nos diplomates, son expérience et sa sagesse éclairaient la marche de l'administration centrale. Pendant un quart de siècle, il sut éviter tous les écueils, éloigner tous les excès, triompher de toutes les passions anarchiques. Prompt à accueillir les vœux du corps électoral, mais ferme dans la défense des droits de sa couronne, obtenant et méritant la confiance de tous les partis, il fit de la royauté ce qu'elle doit être dans l'économie de nos institutions, le pouvoir modérateur par excellence. Médiateur puissant entre la Belgique et l'Europe, il rendit à sa patrie adoptive des services dont toute l'importance ne sera connue que le jour où les archives secrètes du dix-neuvième siècle tomberont dans le domaine de la publicité.

« Mon cœur, avait-il dit en arrivant dans sa capitale, « mon cœur ne connaît d'autre ambition (page 316) que celle de vous voir heureux. » Le Ciel avait écouté ce vœu magnanime. L'ovation triomphale du 21 juillet était plus que l'acquittement d'une dette de reconnaissance : c'était un acte de justice !

Que faut-il pour que ces fêtes splendides n'apparaissent pas dans l'histoire comme le dernier et brillant épisode d'une ère heureuse ? Que faut-il pour que la Belgique continue à s'avancer dans les voies larges et glorieuses ouvertes par la génération de 1830 ? Quelles sont les conditions du développement normal de sa puissance et de sa nationalité ?

Nous le disons avec une conviction profonde : les éléments du progrès, la sécurité de l'avenir, le bonheur et le repos du pays se trouvent dans l'union loyale, franche et désintéressée des hommes modérés de tous les partis constitutionnels. La théorie de la prédominance nécessaire d'une opinion exclusive amènerait, comme conséquence rationnelle et inévitable, la permanence d'une lutte ardente, pleine de périls pour le prestige du trône, la moralité du peuple et le maintien des institutions parlementaires.

Dans l'ordre politique, les hommes modérés n'ont plus rien à conquérir dans nos provinces. Toutes les inégalités sociales sont effacées de nos codes ; toutes les traces du despotisme ont disparu de notre droit public ; toutes les garanties constitutionnelles ont reçu une consécration éclatante. Le culte, la presse, l'enseignement, la pensée, le travail, toutes les prérogatives du citoyen jouissent d'une liberté entière, et le droit d'association est établi sur les bases les plus larges. Au-delà des institutions de 1830, il ne reste que la république et le suffrage universel ! Pour que les hommes appartenant à toutes les opinions modérées puissent se tendre la main dans l'arène parlementaire, il suffit que chacun d'eux s'engage à respecter la liberté des . autres ; il suffit que tous veillent à ce que les garanties communes ne soient pas affaiblies ou éludées dans les lois organiques ; il suffit que chaque parti constitutionnel trouve un représentant, un ami, un défenseur au conseil des ministres. Qu'on le sache bien : il ne s'agit plus de marcher au combat et de remporter la victoire. Toutes les conquêtes sont faites depuis un quart de siècle, et tous les combattants ont reçu leur salaire. Dans la sphère des intérêts politiques, la tâche de la génération contemporaine consiste à veiller à ce que les uns ne soient pas dépouillés au bénéfice des autres. (page 317) L'accomplissement de ce devoir, l'exercice de cette surveillance, l'acceptation de cette tutelle nationale, peuvent se concilier avec tous les principes généreux, avec toutes les convictions honnêtes.

Envisagée de la sorte, l'union est non seulement possible, mais facile sous tous les drapeaux du grand parti de l'ordre. Ce n'est pas sans raison que le Congrès, appelé à formuler la devise de notre bannière, fit de l'union la condition de la force ! Qu'une administration passionnée s'installe définitivement au cœur du pays ; qu'on classe les Belges en vainqueurs et en vaincus ; qu'on érige en principe la domination permanente des uns et le vasselage éternel des autres ; qu'on réduise une classe nombreuse de citoyens au rôle d'ilotes politiques ; en un mot, qu'on place l'union patriotique de 1830 parmi les utopies parlementaires, et l'on verra se manifester successivement des symptômes d'une gravité incalculable. Après avoir subi quelques défaites, les hommes modérés se retireront de la scène ; les esprits inquiets et ambitieux s'empareront des influences électorales ; les passions disposeront du pouvoir ; le gouvernement deviendra le complice des rancunes et des haines des coteries ; la royauté sera sans cesse aux prises avec les partis extrêmes, et enfin, pour couronner cette œuvre de dissolution, l'émeute viendra jeter son poids dans la balance. Nous n'avons pas le courage d'indiquer les derniers résultats de politique délétère : ils se laissent aisément deviner !

Parmi les hommes qui se sont succédé au pouvoir depuis notre émancipation politique, on en trouve plusieurs qui ont commis des erreurs et des fautes ; mais il n'en est pas un seul qui ne se soit montré intègre, fidèle à son serment, animé du désir du bien public, profondément dévoué au roi, aux institutions, à l'indépendance et à l'honneur du pays. Étant d'accord quant au but, pourquoi ne pourraient-ils pas s'entendre sur les moyens ?

La Belgique a mieux à faire que de consumer son énergie et ses forces dans l'agitation stérile des luttes politiques. Des progrès immenses ont été accomplis depuis 1830 ; mais on commettrait une erreur grossière et dangereuse, si l'on s'imaginait que tous les abus ont disparu sous l'action éclairée du roi, du gouvernement et des Chambres. Les réformes politiques doivent être suivies de réformes économiques et administratives. Les vœux du Congrès national, manifestés dans le dernier article de la Constitution, n'ont pas été complétement réalisés, et, depuis vingt-six ans, la plupart de nos codes attendent (page 318) une révision déclarée indispensable par l'assemblée constituante. L'accroissement constant des budgets réclame l'attention sérieuse des mandataires du corps électoral. Le régime des impôts renferme des lacunes, des vices, des injustices de toute nature. La législation industrielle et douanière abrite des abus et consacre des privilèges incompatibles avec le développement normal du travail et l'intérêt bien entendu des classes inférieures. L'influence et les ressources de l'État se trouvent engagées et compromises dans une foule d'opérations qui doivent être réservées à l'industrie privée. Qu'on place l'intérêt national au-dessus de l'intérêt des partis, et toutes les forces vives du pays trouveront aisément un emploi fructueux et honorable. Dans l'état actuel de l'Europe, les intérêts de tous exigent que la question sociale prenne le pas sur la question politique.

Il est un autre danger contre lequel il importe de prémunir la génération nouvelle. Une fraction importante du parti libéral a déclaré une guerre à outrance aux dogmes, à la discipline et à l'influence sociale de l'Église. On représente le catholicisme comme incompatible avec les libertés politiques, les droits de la science, le développement du travail et le progrès intellectuel du pays ; on reproduit sous mille formes tous les sophismes que les ennemis du Christianisme ont accumulés depuis deux siècles ; on exhume des préjugés qu'on croyait à jamais ensevelis sous le dédain des hommes éclairés ; on exalte comme une œuvre nationale la réimpression des écrits du défenseur le plus fanatique du protestantisme. C'est un étrange oubli des leçons du passé, des périls du présent, des exigences de l'avenir ! Le catholicisme est l'un des éléments essentiels de l'histoire et de la civilisation du pays ; son action se manifeste à toutes les pages glorieuses de nos annales ; plus encore que la royauté, il forme le lien, la garantie, le ciment de l'unité politique de nos provinces. Combattre le catholicisme, c'est saper la nationalité belge dans l'une de ses bases les plus fermes ; c'est donner gain de cause aux adversaires de la révolution de Septembre ; c'est renier et flétrir les nobles efforts qui ont amené l'affranchissement du royaume. Ce n'est pas la première fois que cette guerre se montre sur notre territoire. Deux fois dans une période de cinquante années, on a voulu diriger contre le catholicisme l'arme puissante des influences officielles, et deux fois une révolution a répondu aux tentatives audacieuses des novateurs. Cette révolution, nous le savons, n'est plus à craindre (page 319) au dix-neuvième siècle ; mais une politique qui tendrait à placer la majorité des Belges entre leur conscience et les lois de leur pays, entre les intérêts de leur foi religieuse et la fidélité aux institutions constitutionnelles, n'en serait pas moins une politique insensée et éminemment antinationale.

Détournons nos regards de ce triste symptôme, et, tandis que la lassitude et le découragement pénètrent dans les âmes les plus vigoureuses, confions l'avenir de la patrie à la protection du ciel, à la sagesse du roi, aux lumières des hommes modérés ; disons avec le poète :

Inter spem curamque, timores inter et iras,

Grata superveniet, quoe non sperabitur, hora.