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L’Eglise catholique et les débuts de la Belgique indépendante
SIMONS A. - 1949

A. SIMONS, L’Eglise catholique et les débuts de la Belgique indépendante

(Paru à Wetteren en 1949, chez Scaldis)

Chapitre premier. Aux alentours de la Constitution

page 11) « Persuadé que tout point de contact entre l’autorité civile et religieuse doit être scrupuleusement écarté de nos lois. » (Jottrand)

(Dans la salle des séances de l’ancien Palais des États Généraux à Bruxelles, face au Parc et à ses arbres encore meurtris par la mitraille des Quatre Glorieuses, de Gerlache préside le Congrès National. Il demande : « Je prie les membres qui regardent la Constitution comme acceptée de vouloir bien se lever ». L’assemblée entière se lève et des applaudissements retentissent. Lunettes au nez, de Gerlache promène son regard sur les congressistes : il y a unanimité. L’on fait silence et le président ajoute : « La Constitution est considérée comme décrétée à partir de ce jour. » C’était le 7 février 1831, vers les 14 heures.

Rendue obligatoire à l’accession au pouvoir du régent Surlet de Chockier, la Constitution belge devait être burinée, ors sur marbre, aux pieds de la Colonne du Congrès et servir de modèle aux chartes fondamentales de plusieurs États, mais surtout, à peine retouchée, recevoir l’adhésion et le serment de fidélité de millions de Belges.

Toutefois, son élaboration, sa mise en pratique et sa première interprétation ne se firent pas sans heurts. Les discussions qui accompagnèrent sa naissance, les courants d’opinion qui la nuancèrent, l’accueil qu’elle reçut dans certains milieux ne manqueraient pas de nous intéresser, surtout si l’on veut y découvrir les lignes qui, dessinées alors, se prolongent aujourd’hui dans notre vie publique et certaines de nos traditions constitutionnelles.

(page 12) Je voudrais éclairer quelque peu les remous d’où sortirent le texte constitutionnel et sa pratique et tout particulièrement, fixer, textes en mains, l’incidence religieuse qui les rencontra.

Il importe pour cela d’observer les mouvements du Congrès National, l’un ou l’autre acte du Gouvernement provisoire, certaines réactions du Saint-Siège. Il ne serait pas étonnant que, en fin de récit, l’on admît que cette Constitution a pu accomplir son œuvre d’union et d’ordre public en Belgique grâce à l’attitude franchement constitutionnelle des catholiques et â l’adhésion du Saint-Siège.

1. Sous le régime hollandais

Le rappel de quelques rétroactes est nécessaire.

L’on sait comment, devant les dispositions de plus en plus marquées de Guillaume, roi des Pays-Bas, en matière d’enseignement, le prince de Méan, archevêque de Malines, avait réagi vigoureusement, au moment où le souverain voulait prendre en main la formation des futurs prêtres. C’était en 1825. L’archevêque organisa alors la résistance religieuse.

Autour de lui se forma ce que j’ai appelé l’école de Malines, c’est-à-dire une doctrine politico-religieuse qui entendait régler les rapports entre l’Eglise et l’Etat, non plus comme sous l’Ancien Régime en admettant l’exclusivité de la religion catholique et la religion d’État, mais en reconnaissant dans la pratique, « sous le rapport civil », comme on le disait, la liberté des cultes. L’école de Malines, où s’illustrèrent Van Bommel, futur évêque de Liège, de Ram qui deviendrait le recteur magnifique de l’université de Louvain, Sterckx le vicaire général de Malines et l’avocat Van der Horst, voulait trouver dans l’accord avec l’État, un moyen de libre expansion pour l’enseignement et l’apostolat.

En cela d’ailleurs, ils ne faisaient qu’accepter les principes inscrits dans la Loi Fondamentale de l’amalgame hollando-belge et auxquels, â l’encontre de l’opinion épiscopale, de Méan avait adhéré dès 1816. L’ancien prince-évêque de Liège avait alors prêté le serment de fidélité tant décrié par de Broglie.

(page 13) Les libéraux, après avoir, durant de nombreuses années, soutenu les efforts centralisateurs de Guillaume, en étaient venus, eux-mêmes, vers les années 1826-1827, à supporter malaisément la tendance centralisatrice du souverain hollandais et, se refusant à admettre l’arbitraire du gouvernement et la surveillance en laquelle la presse était tenue, ils essayèrent eux aussi de réagir.

Lorsque, en 1828, l’union des oppositions fut conclue, l’on se trouvait au point de rencontre momentané de deux bonnes volontés. Encore se plaçait-on sur le terrain de la pratique, celui de la réaction à Guillaume et à ses ministres.

Sans doute, une volonté commune de liberté existait, mais il est évident qu’il y avait de profondes divergences au sujet des revendications et de l’usage de cette liberté. En définitive, celle-ci était désirée et voulue pour des fins différentes. Les libéraux y voyaient une rupture avec le passé, une émancipation de l’homme, puis de. la société civile tout entière, vis-à-vis de l’État, mais surtout à l’égard de l’Église ; les catholiques y découvraient le moyen certain, à l’abri des entraves de l’État, de favoriser la vie et le développement de l’Église catholique. Il serait exagéré de dire que les catholiques voulaient la liberté pour l’Église et les libéraux contre l’Église. C’est là une de ces formules qui semblent dire beaucoup et qui souvent, comme tous les slogans, ne sont que des sophismes.

De fait, de 1828 à 1830, et même en 1831, moment où s’élabore et se fixe le texte constitutionnel, l’on vit en pleine équivoque les mots « liberté » et « Église » sont compris différemment. Aux alentours de 1830, les libéraux ne sont pas contre l’Église, société spirituelle fondée par Jésus-Christ et chargée de la diffusion de la vérité révélée, ils sont contre une Église qui, d’une façon ou d’une autre, voudrait considérer l’État comme un moyen de sa domination spirituelle, en tous cas contre une Église qui tendrait à devenir un des corps constitués, une des branches du pouvoir civil. C’est ce que les libéraux entendaient lorsqu’ils unissaient leurs efforts (page 14) pour assurer ce qu’ils appelaient l’indépendance du pouvoir civil. Pour eux, la liberté indique que l’homme en est arrivé à sa maturité et qu’il n’a plus à se ranger sous la tutelle ni de l’État, ni de l’Église.

Les catholiques au contraire avaient comme préoccupation primordiale de donner à l’Église les possibilités d’action les plus grandes et s’ils acceptaient la liberté, avec un certain enthousiasme, c’est parce qu’elle leur apparaissait momentanément le moyen d’échapper aux prises de l’État. Ils y voyaient une tactique. Je ne veux pas dire qu’ils ne la voulaient pas sincèrement, mais, manifestement, du moins le plus grand nombre ne la désirait pas pour elle-même.

L’entente dès lors sera possible si, d’une part, les libéraux ne veulent pas faire des institutions de l’État un obstacle â la diffusion du catholicisme, si, d’autre part, les catholiques se contentent de la liberté et si, revenus à leurs facilités apostoliques de l’Ancien Régime, ils ne s’évertuent pas, après s’être libérés d’un gouvernement hostile, de créer, dans l’État renouvelé, des institutions qui leur soient favorables et de les plier au service de leur culte. C’est-â-dire que l’entente entre catholiques et libéraux aurait pu se maintenir plus aisément si le gouvernement hollandais avait continué de régir les Pays-Bas. Mais lorsque, la révolution achevée, les catholiques et les libéraux ont voulu, le danger hollandais passé, constituer le nouvel État belge, les catholiques, presque inévitablement, en sont arrivés à vouloir l’établir tel que non seulement il respecte les libertés des catholiques, mais inscrive dans la Charte Fondamentale le plus de garanties religieuses possibles. Ils ont essayé, soit par souci apostolique, soit en vertu du principe de la suréminence de l’Église, d’obtenir pour celle-ci une place de choix. C’était se heurter inévitablement à l’opposition libérale.

2. La neutralité religieuse du gouvernement provisoire

C’est au sein du Congrès National que se manifestèrent surtout ces deux tendances et qu’elles influencèrent le texte de la constitution belge. Cependant, il est opportun de saisir sur le vif le comportement du Gouvernement provisoire pour se rendre compte du climat primitif en lequel les révolutionnaires évoluaient.

Ce Gouvernement avait été rapidement constitué et cela avant même que le territoire national ne fût totalement dégagé : il était composé de libéraux ; Mérode y avait été adjoint comme représentant de l’opinion catholique. Potter y jouait un grand rôle ; il y était arrivé avec enthousiasme, il apportait une bonne volonté évidente de s’entendre avec les catholiques, mais à la condition menaisienne qu’il y eût entre l’Église et l’État une entière séparation.

A n’en pas douter, ce gouvernement maintint une distinction bien nette entre le pouvoir spirituel et le temporel, mais, d’autre part, il témoignait à l’Église une déférence marquée. Il lui demandait même son aide, sinon pour l’organisation du nouvel État, du moins pour en assurer l’ordre public et la cohésion. Quelques documents en font foi.

Voici une lettre très suggestive. Le 8 octobre 1830, donc à une date très proche des journées de septembre, l’abbé De Geert avait demandé une place d’aumônier dans la troupe nationale. Ce n’est que le 16 octobre que le Gouvernement décrète la liberté des cultes, mais déjà, en marge de la lettre de cet abbé, le Gouvernement trace la minute de la réponse : « Répondu : En vertu du principe de la liberté des cultes, cet emploi est supprimé. Chaque militaire se choisira son confesseur à volonté, si tant est qu’il en choisisse un ». Cette lettre est une claire interprétation du décret du 16 octobre. C’est bien comme le demandait l’opinion du temps, « l’Église placée hors des institutions civiles et politiques ».

Cependant, l’Église est une force, et voilà trop longtemps, depuis des siècles, que l’Église et l’État se sont habitués à marcher en s’appuyant l’un sur l’autre. Aussi remarque-t-on des deux côtés des tendances embarrassées à se porter un bras secourable.

1. La suppression de la prière pour le Roi

Le 30 octobre, la gouvernement écrit à l’archevêque de Méan pour lui demander la suppression de la prière pour le Roi. Il se propose de publier un arrêté dans les termes suivants :

« Considérant que les gouvernements sont faits pour les (page 16) peuples et non les peuples pour les gouvernements, considérant que les gouvernements passent et que les peuples restent, arrête : le clergé catholique est invité à substituer à l’ancienne formule de prière Domine salvum fac Regem, la formule suivante : Domine, salvum fac populum. Le secrétaire de l’Intérieur est chargé de l’exécution du présent arrêté. » Et le Gouvernement provisoire dans son adresse à l’archevêque précise : « Les principes de la liberté civile et religieuse sur lesquels repose notre révolution m’imposent l’obligation de vous soumettre ce projet, Monseigneur, avant de le réaliser. Je m’acquitte de ce devoir en vous priant de vouloir bien me confier s’il aura votre approbation. »

Après deux jours d’hésitations, l’archevêque répondit :

« En réponse à votre lettre, je dois vous dire ma pensée à cet égard avec toute la franchise et la loyauté dont j’ai toujours fait profession. D’abord, cette mesure me paraît totalement insolite, puisqu’il n’existe pas d’exemples où des prières semblables auraient été demandées en conséquence d’un arrêté et il est assez connu que c’est en vertu de stipulations faites dans les concordats que celles qui étaient en usage sous le gouvernement précédent ont été introduites. Je pense ensuite que la publication de cet arrêté serait de nature à effrayer les habitants catholiques de la Belgique qui pourraient même le considérer comme étant en opposition avec les principes consacrés par le Gouvernement provisoire dans son arrêté du 16 de ce mois. D’après ces motifs, et par suite de mon amour de la paix et de l’union, je crois devoir engager le gouvernement provisoire à renoncer à la publication de cet arrêté. Il me paraît qu’il serait infiniment préférable qu’il abandonnât aux chefs des diocèses le soin de changer spontanément la formule de prières qui a été ci-devant en usage. Par ce moyen on éviterait infailliblement les critiques et les inconvénients que je prévois. Si le Gouvernement provisoire partage mon avis, je me concerterai très volontiers à cette fin avec les autres chefs des diocèses et je vous communiquerai, Monsieur, le résultat de mes démarches. Entre-temps, je ne saurais vous exprimer combien j’ai été charmé de ce que vous m’avez consulté préalablement sur cet objet. Cette démarche me fournit la preuve que le Gouvernement provisoire veut agir d’accord avec les autorités ecclésiastiques dans tout ce qui pourrait avoir quelques rapports avec la religion et elle me donne l’espoir fondé que je ne verrai plus se renouveler les difficultés qui m’ont affligé sous le Gouvernement précédent et qui sont uniquement résultées de ce que perdant de vue que dans ce pays le repos public est intimement lié à celui de l’Église catholique, il n’avait pas trouvé bon de consulter les évêques avant de prendre des mesures où il s’agissait des intérêts de la religion. »

2. Le Te Deum

En outre, le Gouvernement provisoire, respectueux de l’opinion catholique, accepte que l’on chante un Te Deum pour les victoires et il fait célébrer des services funèbres ; celui de Mérode entre autres, le 20 novembre 1830 et un autre « pour tous les braves morts pour la cause nationale ». Le vicaire général Sterckx présida cette dernière cérémonie, le 4 décembre, et c’est le gouvernement qui avait demandé cette présence.

Pourtant, il est intéressant de noter un détail dans les démarches préliminaires au service de Mérode. C’est un certain Van Hoorde, marguillier de l’Eglise Sainte-Gudule et maître de musique dans cette église qui proposa au gouvernement d’organiser cette cérémonie comme il l’avait fait pour le Te Deum, « décidé par les autorités compétentes ». Le gouvernement accepta, mais il ne me paraît pas inutile de faire remarquer que, dans la minute de la réponse à Van Hoorde, l’adresse a été modifiée. Alors que le texte primitif portait : « à M. J. J. Van Hoorde, maître de musique de l’église Sainte-Gudule », un membre du gouvernement biffe cette formule et écrit : « à M. J.J. Van Hoorde, négociant» C’est donc à un (page 18) particulier que l’on écrit, c’est lui citoyen parmi les citoyens, qui organise le service et il n’y a pas une demande expresse de l’autorité civile au pouvoir religieux. Certains pourraient croire que le détail est de nulle importance, mais l’attitude prise plus tard et fréquemment par les ministres libéraux qui se refusaient â reconnaître au clergé n’importe quelle autorité inclinent à retrouver dans ce changement d’adresse plus qu’une correction de style, il y a là l’expression d’un principe, celui de l’indépendance du pouvoir civil.

3. La réglementation sur le mariage

Un autre indice prouve la volonté de séparation entre l’Eglise et l’Etat, en même temps que le respect absolu de la liberté des cultes, c’est la décision prise par le Gouvernement provisoire en matière de mariage.

La législation française et celle des Pays-Bas avaient imposé que les cérémonies civiles du mariage précédassent le sacrement. Les conséquences civiles n’étant assurées que par le contrat civil, l’on comprend que ces deux gouvernements aient voulu sauvegarder les intérêts des conjoints et des enfants en ne tolérant le mariage religieux que s’il entraînait les conséquences civiles tellement désirables. Toutefois, certains y voyaient une limitation du ministère sacerdotal et donc de la liberté des cultes. Plus que cela, il n’y a pas à douter qu’il y eut dans ces décisions gouvernementales une volonté de concurrencer, si l’on peut dire, le mariage religieux en donnant aux unions contractées en dehors de l’Eglise un statut légal qui les distinguât du concubinage.

Toujours est-il que le Gouvernement provisoire décréta le 16 octobre « que les lois générales et particulières entravant le libre exercice d’un culte quelconque et assujettissant ceux qui l’exercent à des formalités qui froissent les consciences et gênent les manifestations de la foi professée, sont abrogées. » Deux jours après, Van der Linden, secrétaire du Gouvernement provisoire, envoyait une circulaire déclarant aux évêques, (page 19) en suite de cet arrêté : « tout prêtre catholique peut donner ou refuser la bénédiction nuptiale aux citoyens mariés ou non mariés devant la loi. »

L’évêque de Gand manifesta son contentement : « J’ai l’honneur de vous accuser réception de la missive par laquelle vous m’annoncez l’arrêté du 16 de ce mois, arrêté qui rompt nos chaînes et nous débarrasse des entraves mises à l’exercice de la religion de la presque totalité des habitants de la Belgique. C’est avec une vive satisfaction et une sincère reconnaissance que nous avons reçu cette importante communication et que nous sommes heureux d’exercer librement le ministère de paix et de concorde dont nous sommes investis.

« Le point spécial et relatif au mariage dont vous m’avez entretenu a été également bien accueilli. Nous saurons en user sans exposer les fidèles aux maux que des unions non reconnues devant la loi civile pourraient attirer sur eux, ainsi que sur les fruits de leur union. Des mesures sont déjà prises pour prévenir ce malheur et le clergé continuera de prouver qu’il comprend sa mission et qu’il ne demande la liberté aujourd’hui que pour répandre chez les peuples les bienfaits de la religion. »

De fait, une circulaire du prince de Méan demandait aux curés de n’admettre les fiancés au mariage qu’au sortir de la cérémonie civile. Sans doute, l’archevêque semblait rétablir ce que le Gouvernement provisoire avait aboli, mais c’était librement. Et cette disposition, tout eu marquant que l’épiscopat comprenait les nécessités du mariage civil et son antériorité affirme la volonté de ne pas ignorer le pouvoir civil, mais souligne en même temps la séparation nette de l’Église et de l’Etat.

4. Les exemptions ecclésiastiques

Une même entente se remarque en une autre occasion. Il s’agit du service de la garde civile. Le décret du 31 octobre exemptait les ministres du culte. Le fait que ces derniers se trouvent placés dans le texte du décret après la catégorie (page 20) des impotents et des fous ne doit pas émouvoir ! D’autre part, l’on aurait tort de voir dans cette disposition du gouvernement provisoire comme un privilège issu de l’ancien régime ou comme un souci de ne pas alarmer l’opinion catholique qui aurait, à ce moment-là, réagi douloureusement en voyant « les curés à la caserne ». Il n’y a pas là une prérogative, mais la reconnaissance d’une fonction sociale indispensable remplie par le clergé. Dans un rapport, de Brouckère est explicite : « Les exemptions, dit-il, ne comprennent que ceux dont le ministère sacré est de tous les instants et ceux dont le service ne peut souffrir d’interruption sans préjudice pour l’Etat ». Il s’agissait dans ce dernier cas des professeurs, par exemple. En somme, si le clergé est exempté c’est parce que son devoir civique le retient ailleurs. C’est bien ainsi que l’avait compris le vicaire capitulaire Sterckx, lequel, plusieurs années plus tard, se demandait si les religieux, même prêtres, pouvaient jouir de cette exemption puisque, aux yeux de l’État, ils ne semblaient pas remplir une fonction sociale.

Un fait confirme que, en cette matière, la bienveillance du Gouvernement provisoire était réelle. Lorsque, le 13 novembre 1830, un nouveau décret précisa l’organisation de la garde civique et fixa une nouvelle fois les exemptions, l’archevêque de Malines écrivit au Gouvernement pour demander si les étudiants en théologie jouissaient de la même exemption et il ajoutait : « Ce serait désirable ». Il ne reçut pas de réponse, mais lorsque, le 10 décembre, Rogier présenta au Congrès national le projet de la loi sur la milice, il plaçait ses étudiants au nombre des exemptés. Comme le vicaire général Sterckx le remarquait, « cette disposition était l’effet de la lettre du prince de Méan ». Très en contact avec le gouvernement provisoire, dont « il connaissait tous les messieurs », comme il l’écrivait, Sterckx apporte ainsi un témoignage certain de cette compréhension mutuelle de l’Église et de l’État.

5. L’incident de Coolscamp

C’est une même attitude qui se découvre dans une difficulté surgie à propos d’enseignement. L’abbé Descamp, curé de Coolscamp, avait fait un sermon contre les écoles établies par l’État. Il refusait à l’administration civile le droit de construire un local pour une école, il défendait en tous cas à ses paroissiens d’y envoyer leurs enfants, sous peine d’être privés des secours de la religion, il prétendait qu’aucune école ne pouvait être établie sinon celle sur laquelle l’autorité spirituelle exercerait sa surveillance.

Je n’ai pas à rencontrer pour le moment les prétentions du curé de Coolscamp ; je le ferai plus tard, en soulignant l’état d’esprit dont elles sont la manifestation. Je retiens que le gouvernement, alerté par le bourgmestre, se plaint à l’archevêque et regrette cette intervention et, dit-il, « puisque le gouvernement marche dans une voie large et franche de liberté, il serait déplorable que des excès vinssent confirmer l’opinion de ceux qui ont repoussé cette marche et la réprouvent toujours. Il serait déplorable encore que le magistrat fût obligé de sévir contre les ministres du culte ».

Qu’est-ce à dire sinon que le gouvernement, tout en affichant une politique de modération et de compréhension, veut se situer entre les farouches partisans d’une liberté absolue et les tenants de la suprématie de l’État ; qu’est-ce à dire sinon que, dans une affaire épineuse, le Gouvernement provisoire veut s’entendre avec le chef de l’Eglise et l’employer pour qu’il use de son prestige et de son influence. Il n’est pas inutile d’ailleurs de faire remarquer que le Gouvernement s’adresse au primat de Belgique et non à l’évêque du délinquant. N’est-ce pas une preuve de la particulière considération que l’on porte à de Méan?

Celui-ci répondit avec mesure ; il convie le gouvernement de s’adresser à l’évêque de Gand, il conseille de ne pas demander le déplacement du curé, ce qui aurait fait mauvaise impression et il termine répondant avec sérénité à la menace à peine cachée : « Je déplore comme vous que des excès semblables (page 22) aient lieu mais ce serait bien injustement que l’on s’en prévaudrait pour désapprouver que le gouvernement marche dans la voie large et franche de la liberté qu’il s’est tracée, puisque ces excès sont toujours inséparables d’un changement tel que celui que nous avons éprouvé et que tout fait espérer que, cette première effervescence passée, ils ne se renouvelleront plus. »

C’était une leçon de sagesse, le conseil d’un ancien à ces hommes ardents de la révolution, c’était aussi un hommage au gouvernement provisoire qui, de l’aveu du primat, marchait donc réellement dans la voie large et franche de la liberté.

6. L’accord tacite entre le Gouvernement Provisoire et le clergé

Le Gouvernement provisoire considérait l’Eglise comme une force et une aide possible. Aussi, n’hésite-t-il pas à faire appel à elle.

Le 7 novembre 1830, Paissant, administrateur de la sûreté publique, écrit dans ce sens au prince de Méan. Les circonstances sont particulières. Dans le mouvement patriotique qui a fait suite aux journées révolutionnaires, il y a eu des excès. Certains dans leur opposition aveugle aux orangistes, d’autres dans un but de déprédation et de pillage ont saccagé des champs, des usines. Le gouvernement croit devoir réagir. C’est ce qui amène la lettre suggestive suivante : « Au milieu des troubles qui ont affligé les Flandres, j’ai invoqué l’assistance des membres du saint ministère pour calmer les passions. Un semblable appel ne pouvait être vain et les heureux effets que promettent les mesures qu’a bien voulu prendre Mgr l’évêque de Gand ont engagé le Gouvernement provisoire à m’enjoindre de m’adresser en son nom à Votre Altesse Celcissime pour la prier d’inviter MM. les curés de son diocèse de seconder les efforts des autorités civiles pour le maintien de l’ordre et de la sûreté publique. Ce n’est pas auprès de vous, Monseigneur, qu’une semblable demande doive être appuyée. Si la liberté repose sur la large base qui protège sans distinction les personnes et les propriétés, aucune voix ne peut mieux faire fructifier ces principes que celle des ministres des saints autels, dont la mission empreinte de cette divine charité qui (page 23) appelle sur la société entière le bien-être que nous désirons pour nous-mêmes est toute bienfaisante et conservatrice. Qu’il me soit permis cependant, Monseigneur, de vous représenter que dans les circonstances actuelles, l’appui que j’ose réclamer est d’autant plus nécessaire que la majorité des individus complices des excès qui ont effrayés (sic) plusieurs provinces ont été séduits par des instigateurs, qui les poussaient dans une voie où rien ne les retenait plus et que, en règle générale, ils sont bien plus égarés que coupables. Le plus grand nombre d’entre eux n’aurait ni détruit les manufactures ni pillé les grains, ni dévasté les forêts si on eût pu leur faire sentir qu’ils anéantissaient en même temps l’industrie et la source de leur travail, qu’ils fesaient (sic) déserter les marchés et hausser le prix des denrées et qu’enfin les bois dans lesquels ils croient exercer des repraisailles (sic) sur le domaine d’un roi qui les a pressurés, sont des propriétés particulières. Ces vérités mises à leur portée par des voix qui ont mérité leur confiance et qu’ils écoutent avec respect seraient sans doute plus puissantes que les moyens de rigueur et la force des armes »

L’importance de cette lettre est réelle. C’est un appel à cette Église dont l’État est séparé, à laquelle on ne veut pas reconnaître d’autorité civile, mais dont on admet le prestige, (page 24), l’influence, l’intervention, j’allais dire la nécessité. La séparation est une attitude politique, ce n’est pas dans la pensée des contemporains, du moins nécessairement, une volonté antireligieuse. De plus, qu’on veuille le remarquer, le Gouvernement provisoire reconnaît que l’usage de la liberté a besoin d’un frein, exige une éducation morale avertie sous peine de devenir de la licence, et que les lois sont en cela insuffisantes et fragiles. Quid leges sine moribus?

D’ailleurs de Méan avait prévenu cette demande du Gouvernement provisoire, il avait composé une pastorale d’apaisement ; elle était datée du 27 octobre, mais n’avait pas encore pu être lue au moment où Paissant écrivait à l’archevêque. Celui-ci l’envoya à l’administrateur de la Sûreté et put lui dire qu’il avait répondu au désir du Gouvernement. Ce dernier marqua au prince de Méan toute sa satisfaction.

3. Au congrès national

1. Les prêtres du Congrès

Tandis que le gouvernement provisoire s’évertue de rester fidèle à la pratique la plus intégrale de la liberté, au Congrès national la différence s’établit entre libéraux et catholiques. Elle devait s’inscrire dans notre charte fondamentale.

Le Congrès national comprenait treize prêtres ; cette présence demande une explication.

Le clergé avait été très proche du peuple lors des pétitionnements, il avait, surtout en Flandre, d’où les députés ecclésiastiques furent les plus nombreux, une influence considérable sur la population. Lors des élections pour former la Constituante, les évêques avaient pensé défendre aux prêtres de se faire élire, même d’être électeurs. La participation cléricale fut cependant tolérée et le chanoine van Crombrugghe n’avait pas été un des moindres à faire effort pour obtenir cette solution. Du moins les évêques avaient-ils exigé que personne de leur entourage immédiat, par exemple des vicaires généraux, ne fît partie de la constituante.

Cette intrusion du clergé sur le terrain de la politique était (page 25) la suite d’une vieille accoutumance. Antonucci l’expliqua dans une longue lettre alors qu’il voulut dissiper les craintes que le Saint-Siège avait formulées â propos de l’intervention du clergé belge dans l’opposition, même révolutionnaire, au roi Guillaume. Ce diplomate romain qui était le secrétaire de Capaccini et qui remplaçait ce dernier parti pour Londres, justifia l’intervention du clergé en insistant sur le fait qu’en Belgique la lutte politique était en définitive une lutte religieuse et que la participation à la politique était pour le clergé belge le moyen le plus efficace, sinon unique, d’assurer le maintien et la vitalité de la religion.

C’est dans cet esprit que le clergé participa au Congrès, mais il se plaça en majorité parmi la fraction démocrate de l’assemblée, c’est-à-dire du côté des jusqu’auboutistes de la liberté. C’est sur les lèvres des ecclésiastiques et dans leurs votes que se recueillirent les affirmations les plus enthousiastes et aussi désintéressées en faveur de la liberté en tout et pour tous. Mais en cela aussi ils défendaient leur culte. Au sortir de la période hollandaise et dans le souvenir du régime français, ils croyaient que la liberté était le palladium de la religion catholique.

Toutefois, étrange conséquence, leur présence au Congrès, par suite de leur tendance démocratique et du mécontentement qu’ils suscitèrent parmi les conservateurs catholiques et en particulier chez les membres de la noblesse, infirma la cohésion catholique et favorisa le progrès libéral. Un observateur ecclésiastique, lui-même membre du Congrès mais que l’âge plaçait parmi les conservateurs écrivait : « Il eut mieux valu qu’il n’y eut pas de prêtres au Congrès, leur manière de voter fait bien du mal à notre cause. »

2. La montée de l’antagonisme

C’est que, en fait, au Congrès national une division se fit rapidement jour. Divers contemporains l’ont fait connaître. Je puis verser au dossier le témoignage d’un congressiste, le chanoine Boucqueau de la Villeraie. Ancien préfet d’empire, (page 26) d’un âge assez avancé, ce député était nettement conservateur. Il eut son heure de célébrité lorsque, revenu de la députation dont il avait fait partie â Paris pour offrir1e trône au duc de Nemours, il entra dans la salle de séance en brandissant la cocarde tricolore qui l’avait protégé des sévices populaires dans la capitale française. Il semblait ne jouer qu’un rôle secondaire au sein du Congrès, il était cependant un émissaire de l’archevêché de Malines et se tenait en contact continuel avec le vicaire général Sterckx auquel il envoyait ses impressions.

Il se lamentait, le 16 décembre 1830 : « Il est pénible de s’avouer â soi-même que plus nous avançons, plus il se manifeste des mauvaises dispositions, des dispositions hostiles même pour tout ce qui a rapport avec les affaires religieuses chez un grand nombre de membres de l’assemblée. Je ne sais à quels fâcheux résultats cela conduira. Presque tous ceux qui tiennent la plume pour les rédactions des rapports et projets nous sont très défavorables. » Il ajoutait : « Ceux des membres qui nous seraient naturellement favorables, savoir des hommes de l’ancienne noblesse, s’aliènent de ce qui peut être avantageux au clergé, parce qu’ils voient des hommes du clergé qui sont du Congrès voter pour les partis les plus démocratiques et pour tout ce qui peut plaire aux libéraux qui cependant n’ont aucune bonne volonté pour le clergé et qui ne les soutiendront nullement, tandis qu’ils votent, les membres du clergé, contre les vues de la noblesse, comme par exemple en votant contre le sénat... Je ne comprends que ces messieurs ne voient pas où cela les conduit. Les nobles les abandonneront à leur tour lorsqu’il s’agira des articles essentiels à nos affaires religieuses et c’est ce que les nobles ont annoncé positivement »

C’est donc au début de décembre que, dans les cercles favorables au clergé, la conviction se forme que les libéraux, sont de plus en plus opposés aux revendications catholiques.

« Il a été arrêté, écrit Boucqueau, que l’on commencera lundi (page 27) prochain, après demain (c’était le 20 décembre), à 1 heure, la discussion du titre II du projet de Constitution… et c’est dans ce titre que sont nos principales questions, je veux dire celles relatives au culte etc.., aussi il faut nous préparer pour lundi à un vif combat. »

3. « Considérations sur la liberté religieuse »

Les milieux malinois et liégeois avaient constaté cette opposition de plus en plus marquée entre catholiques et libéraux. Rome elle-même en avait été avertie. On n’en attendait rien que de défavorable. Si l’on s’entendait difficilement au moment encore tout proche de l’enthousiasme révolutionnaire, il y avait à craindre dans la suite une discordance plus véhémente. L’on crut donc dans les curies épiscopales qu’il était d’autant plus opportun d’obtenir un texte constitutionnel propre à garantir les droits religieux.

C’est à ce moment là que commence à se dessiner chez les catholiques la tendance, malgré la séparation entre l’Église et l’État, de glisser dans la Constitution l’une ou l’autre garantie en faveur de la religion catholique.

Un projet de constitution fut remis aux congressistes à la séance d’entrée le 10 novembre 1830. Mais précisément durant les premiers jours de ce mois une brochure sous couverture verte circulait entre les mains des députés tant libéraux que catholiques. Elle était intitulée : Considérations sur la liberté religieuse. Éditée à Louvain en novembre 1830, elle ne portait pas de nom d’auteur sinon les mots « par un unioniste », ce qui était cependant l’affirmation d’un principe.

J’avais attribué la paternité de ces pages à de Ram, pour lors archiviste à l’archevêché. Mgr Simenon voudrait que Van Bommel en fût l’auteur. Une lettre postérieure du recteur de Ram - elle date de 1862 apporte les précisions suivantes : « Après de longues recherches, j’ai enfin trouvé un exemplaire de la brochure politico-religieuse de 1830 dont il a été question lorsque dernièrement j’ai eu l’honneur de voir Votre Éminence. Les notes dont je me suis servi pour la rédaction de cet écrit que je viens d’envoyer sous bande m’avaient été fournies par Mgr Van Bommel et parmi ces notes il y en (page 28) avait de la main de Votre Éminence ». En somme, cette brochure est un écho de cette École de Malines dont j’ai parlé plus haut, mais un écho quelque peu modifié par les bruits des querelles qui divisaient les congressistes.

L’œuvre du Congrès, disait de Ram, risque d’être brisée par les partis, soit que ceux-ci obtiennent la rédaction d’une mauvaise Constitution, soit que, plus tard, la Constitution décrétée, et non composée à leur goût, ils l’attaquent et la détruisent. Il faut donc se prémunir contre les partis et pour cela il faut un texte constitutionnel qui mérite la confiance du clergé. Celui-ci tient sous son influence la majorité des Belges. S’il est content de la Constitution, il pourra en sauvegarder l’existence et la permanence, sinon il ne la défendra pas et elle est vouée aux attaques des partis.

Or, poursuit de Ram, pour avoir la faveur du clergé, l’on doit « ne pas se contenter d’écrire la liberté religieuse dans le pacte fondamental, mais l’y munir de toutes les garanties qui lui sont propres. »

Aussi, reprenant le projet de la Constitution, de Ram montre ce que le texte laisse à l’arbitraire d’un gouvernement hostile à la Religion. Plutôt que l’affirmation de la liberté des opinions, « qui est une affaire de conscience et qui peut se maintenir sans manifestations extérieures », il exigeait la formule : « La pleine et entière liberté de conscience ». ii s’insurgeait contre le texte : « L’exercice du culte peut être empêché en vertu d’une loi dans le cas où l’ordre et la tranquillité publics sont troublés », il proposait au contraire que chacun fût responsable de ses délits et que la non-intervention de l’État dans les affaires d’un culte fût inscrite dans la Constitution. Même, il suggérait une série de lois qui auraient écarté les entraves éventuelles de certaines dispositions légales antérieures et il demandait que fussent réglées immédiatement les questions du divorce, de l’antériorité du mariage religieux, de l’exemption de milice pour les ministres du culte, (page 29) du traitement du clergé, de l’habilité à posséder pour les associations.

L’on ne peut qu’admirer la clairvoyance des auteurs de la brochure. Ce sont, en effet, ces questions et surtout celle de la dotation des associations, qui allaient envenimer les rapports entre l’Église et l’État Belge durant plus de cinquante ans.

En possession de cette brochure, les congressistes en discutèrent, ce qui amena quelques modifications au projet de la Constitution.

4. La lettre du prince de Méan, archevêque de Malines

L’on en était donc â la mi-décembre. Dans quelques jours, on allait discuter le texte constitutionnel. C’est alors que se plaça une intervention presque solennelle de l’archevêque de Malines. Le 15 décembre, il envoyait une lettre que l’on peut appeler la charte catholique des libertés de la Belgique indépendante. D’ailleurs, la tactique épiscopale avait été habile. Comme de Ram l’écrira plus tard : « la brochure devait servir de préparation à la lettre du prince de Méan. »

Cette lettre à la publication de laquelle l’archevêque avait été sollicité par plusieurs hommes politiques catholiques était elle aussi une œuvre de collaboration. Van Crombrugghe, Van Bommel et Sterckx, de Ram sans doute, y avaient beaucoup aidé. On en a attribué la paternité exclusive à Sterckx, d’autres à Van Bommel, d’autres encore à de Ram. Il est difficile de fixer pour le moment une réponse définitive. Il me paraît bien qu’une nouvelle fois nous nous trouvons devant un manifeste de l’École de Malines dont l’âme intellectuelle était Van Bommel, dont l’initiateur était de Méan et dans laquelle de Ram intervenait avec son talent particulier de publiciste et Sterckx avec son bon sens et sa modération.

Ce dernier, en tout cas, suivit la chose de près. C’est lui qui fut chargé de faire admettre par le prince la minute rédigée de commun accord. Et l’on connaît trop l’influence du vicaire général dont on disait à Rome que pratiquement c’est lui qui dirigeait le diocèse durant les dernières années (page 30) de l’archevêque de Méan, pour ne pas pouvoir lui attribuer une grande part de responsabilité dans cet acte de l’archevêque.

Quoi qu’il en soit, par cette lettre, l’école de Malines adaptait son enseignement à la réalité politique de 1830, mais elle restait fidèle à son principe essentiel : l’accord entre l’Église et l’État grâce à la liberté des cultes.

Cette lettre rencontra l’adhésion des personnalités politiques catholiques. Sterckx avait eu à Bruxelles diverses conversations à ce sujet. C’est à la suite de cela que dc Méan l’avait lancée, mais au lieu de la publier au nom de tout l’épiscopat, comme il l’avait primitivement voulu, il s’était engagé tout seul, par suite de l’urgence et aussi parce que, disait-il, « les députés ... partageaient tous l’avis que la démarche ne fût faite que par moi » Ils craignaient sans doute que l’épiscopat ne se présentât comme un corps constitué, ce qui précisément allait à l’encontre de la pensée libérale. Mais, que le primat fût convié à faire cette démarche prouve que l’on accordait encore un grand crédit à l’Église. D’ailleurs, de Méan jouissait, comme tous les citoyens, du droit de pétition.

On remarqua cependant un certain embarras parmi les congressistes catholiques lorsqu’il s’agit d’introduire cette lettre au Congrès. Boucqueau écrit : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire et la lettre et le paquet destiné à être remis en main d’un haut personnage. Je me suis empressé, suivant vos instructions, de me rendre chez le baron de S. (de Sécus) pour conférer sur la meilleure marche â suivre pour remplir les vues de S. A. C. et le but qu’elle se propose... On a trouvé qu’aujourd’hui l’assemblée était entièrement absorbée par la grande et importante question du sénat, il ne convenait pas de l’interrompre par la remise d’une lettre qui traite d’objets très essentiels mais tout-à-fait différents du sénat de telle sorte que M. de S. a organisé une nouvelle réunion pour le 15 décembre chez lui pour délibérer sur ce qu’il y avait de mieux à faire. Cette réunion a réellement eu lieu et MM. de Gerlache, Raikem, les deux de Sécus, M. d’Hoogvorst (page 31) et moi s’y sont trouvés et il a été convenu après discussion que j’irais le lendemain matin faire à Monsieur le Président une visite chez lui avant la séance à l’effet de remettre la lettre de S. A., et c’est ce que j’ai fait ce matin vers 9 heures. Il a très bien accueilli cette communication et a promis d’en faire part à l’assemblée mais en se réservant de choisir le moment convenable, mais pas aujourd’hui (le 16 décembre). Je lui ai suggéré l’idée qu’il voulût bien s’entendre avec le vice-président de l’assemblée qui est M. de Gerlache, pour la présentation de cette lettre au moment le plus propre, ce qu’il a promis de faire ».

Deux jours après, Boucqueau pouvait écrire : « Monsieur le Président a annoncé à l’assemblée qu’il avait reçu une lettre de S. A. le prince de Méan, une lettre dont il a demandé de donner lecture au Congrès National, ce qui a eu lieu et après cela il a proposé de faire distribuer à tous les membres un exemplaire imprimé de la lettre de S. A. au Congrès. Ce qui n été adopté. La lecture de cette lettre a produit bon effet et on a rendu publiquement hommage aux intentions de S. A. et au style extrêmement modéré dans lequel elle était rédigée. Le fonds même de ses idées e de ses propositions a fait une bonne et favorable impression sur nombre de membres du Congrès et je crois que S. A. peut s’applaudir de la démarche qu’elle a faite en l’écrivant. Mais malheureusement, il reste vrai, et nous avons acquis depuis quelques jours une fâcheuse conviction à cet égard, c’est qu’il y a un grand nombre de membres du Congrès qui sont dans des dispositions défavorables par rapport à tout ce qui a trait à la Religion... ». Boucqueau peut cependant ajouter qu’une série de projets d’amendements ont été rédigés à la suite de la lettre de l’archevêque.

Cette missive commence par un reproche : « Les divers projets de Constitution qui ont été publiés jusqu’à ce jour sont loin d’avoir suffisamment assuré cette liberté de la Religion. L’expérience d’un demi-siècle a appris aux Belges, qu’il ne (page 32) suffit pas de leur donner en général l’assurance qu’ils pourront exercer librement leur culte ; en effet cette assurance leur était donnée dans l’ancienne Constitution Brabançonne, elle leur était donnée dans le Concordat de 1801, elle l’était encore dans la Loi Fondamentale publiée en 1815 ; et cependant que d’entraves leur culte n’eut-il pas à subir, que de vexations n’eut-il pas à essuyer sous les différents gouvernements qui se sont succédés pendant cet espace de temps ! »

Comme on le remarque ce sont les craintes que de Ram soulignait dans les Considérations. L’archevêque désire des garanties et il réclame en faveur des catholiques « la bienveillance et la protection » de l’assemblée.

Il précise ensuite « les stipulations qui doivent être consignées ». Ce sont : « que l’exercice public du culte catholique ne pourra jamais être empêché ou restreint.., que toute intervention de l’autorité dans les affaires des cultes est interdite, qu’ils peuvent établir leurs ministres et se régir avec une entière indépendance.., que la Religion a une connexion si intime et si nécessaire avec l’enseignement, qu’elle ne saurait être libre si l’enseignement ne l’est aussi... que le Congrès consacrera donc... la liberté pleine et entière de l’enseignement, il écartera à cet effet toute mesure préventive… que la liberté d’association... soit confirmée dans la Constitution et qu’il soit assuré aux associations des facilités pour acquérir ce qui est nécessaire à leur entretien t Enfin, l’archevêque demandait que les traitements des ecclésiastiques fussent assurés, car «l’État ne s’est approprié les biens du clergé qu’à charge de pourvoir convenablement aux frais du culte et à l’entretien de ses ministres. »

La lettre se terminait par un discret rappel d’un des motifs les plus clairs de l’opposition à Guillaume. « Vous aurez la satisfaction d’avoir rempli le principal mandat qu’ils [les concitoyens] vous ont confié, parce que vous aurez consolidé la liberté à laquelle ils attachent le plus de prix, celle de pouvoir librement pratiquer la religion de leurs ancêtres. »

5. Les débats autour de la question de l’antériorité du mariage religieux

Boucqueau de la Villeraie avait écrit : « Il n’est pas douteux que le Gouvernement provisoire tel qu’il est maintenant (page 33) constitué ne nous soit plus favorable que le Congrès National » L’affaire de l’antériorité du mariage civil pourrait en être une preuve.

Le Gouvernement provisoire avait, du moins dans la pratique, laissé tomber l’antériorité. Le Congrès allait revenir sur cette décision.

Sans doute, comme de Ram lui-même l’avait souligné dans ses Considérations, une entente sur cette matière, et eu égard aux intérêts naturels et sociaux en jeu, était nécessaire entre les puissances spirituelle et temporelle. Il avait écrit en toute franchise : « Il est donc impossible de s’inscrire en faux contre les inconvénients excessivement graves qu’il y a, soit à enchaîner, soit à affranchir le mariage religieux considéré dans son entière séparation d’avec l’ordre civil, et ceux-là les apprécieront le mieux que leur fonction sociale a mis en mesure de les voir en détail et de plus près. De là, il suit une conséquence pratique de la plus haute importance. C’est le devoir rigoureux qui incombe et aux ministres du culte et aux législateurs civils, de multiplier, chacun dans le cercle de leurs attributions, les mesures et les précautions nécessaires pour parer autant que possible aux inconvénients sans nuire ni à la liberté religieuse ni à la liberté civile. »

Le 22 décembre, l’article 12 du projet de la Constitution était présenté à la discussion du Congrès National. Il portait : « Toute intervention de la loi ou du magistrat dans les affaires d’un culte quelconque est interdite. » Mais Le Grelle, député d’Anvers, proposait, sous forme d’un amendement, une disposition additionnelle « cependant le mariage civil devra précéder la cérémonie religieuse toutes les fois qu’il sera possible aux parties intéressées de se marier civilement ».

Cette dernière formule était une heureuse conciliation, elle acceptait l’antériorité du mariage civil, elle respectait la liberté des cultes là où celle-ci paraissait indispensable. Mais aux yeux de certains, la formule de Le Grelle laissait encore trop de jeu à la liberté : les abus pouvaient reparaître. Aussi, (page 34) beaucoup voulaient, pour plus de sécurité, assurer l’antériorité pure et simple du mariage civil.

Devant la somme considérable d’amendements, - il y en avait une douzaine -, on jugea bon de renvoyer le tout, l’article 12 et les amendements, aux sections, pour mettre de l’ordre dans toutes ces propositions. Le 26, de Theux rapporteur de la section centrale, affirmait que celle-ci « avait pensé qu’il ne fallait pas déterminer dans la Constitution même une règle concernant le mariage, mais que cette matière appartient à la législature ordinaire et devait faire l’effet d’une décision particulière d’une législation suivante. » Et la section, tenant compte des amendements et aussi des Considérations et de la lettre de Méan, proposait un texte nouveau pour l’article 12 : « L’État ne peut intervenir dans la nomination et l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publications ». De plus, Le Grelle suggérait que, en dehors de la Constitution, le Congrès publiât un décret pour fixer l’antériorité du mariage civil en établissant des conditions qui paraissaient acceptables par les catholiques : < Aucun ministre du culte quelconque ne peut procéder aux cérémonies religieuses du mariage qu’autant que les parties lui auront fait constater que le mariage a été contracté devant l’officier d’État Civil, sauf le cas constaté par l’autorité civile où le mariage civil ne pourrait avoir lieu et où il y aurait urgence religieuse reconnue par l’autorité religieuse. »

On aura remarqué les mots : « aux cérémonies religieuses ». C’était, du moins les libéraux pouvaient le croire, reconnaître une portée essentielle au mariage civil auquel on ne faisait qu’ajouter « des cérémonies religieuses » ; de plus, pour les cas d’exception, on admettait encore l’intervention du pouvoir civil et l’on exigeait les garanties de l’autorité religieuse.

La question ne paraissant pas mûre, les catholiques, désireux de créer un mouvement d’opinion, jugèrent bon de temporiser. Aussi, le 26 décembre, rien ne fut fait. A la lecture du décret de Le Grelle, de Stassart proposa le renvoi aux sections. Ce (page 35) retard devait être préjudiciable, pensait Boucqueau de la Villeraie : « Je regarde comme un malheur que cette question de l’article 12 n’ait pas été vidée d’abord, écrit-il ; des amis maladroits nous ont fait mal. Il en est de même de la question du traitement du clergé qu’on a laissé renvoyer à la fin de la Constitution. Dans le principe, elle aurait passé sans difficulté, les libéraux n’osaient pas encore se montrer honteusement infidèles aux principes de l’union et de la liberté en tout et pour tous. Aujourd’hui ils ont jeté le masque et sont redevenus ouvertement les ennemis de la religion »

En tous cas, il est certain que plusieurs congressistes, soutenus en cela par les membres ecclésiastiques, espéraient former, avec le temps, une majorité opposée à l’antériorité du mariage civil. L’archevêque de Malines avait été alerté « pour employer tous les moyens qui sont en son pouvoir afin de maintenir la libre administration du mariage ». Le vicaire général Sterckx agissait auprès de Boucqueau et de Van Crombrugghe « pour montrer, disait de Méan, l’inconséquence dans laquelle tomberait le Congrès, si après avoir décrété que les cultes sont libres et que leur exercice public ne peut jamais être empêché ou restreint, il venait à mettre une entrave â l’administration d’un sacrement ». L’archevêque essayait de convaincre le Baron de Stockem, Boucqueau et Olislaeger qui étaient venus le trouver.

Le vicaire général Sterckx projetait, sous l’impulsion de l’archevêque, d’en venir parler â Bruxelles à quelques congressistes. Même, l’archevêque était sur le point de faire une nouvelle démarche personnelle auprès du Congrès. Boucqueau le déconseillait ; le moment était, d’après lui, mal choisi. Mais il approuvait que Sterckx vînt à Bruxelles : « Je reviens â votre demande si un voyage de votre part pour parler à divers membres â l’effet du maintien du dit article 12 serait convenable. A quoi je réponds que cette démarche ne peut faire que du bien, que je n’ai vu personne qui &ait témoigné respect et confiance à ce que vous avez dit, lorsque vous êtes (page 36) venu les autres fois. L’essentiel est de venir au bon moment... à celui de la discussion... mais personne ne peut dire quand ce sera, surtout avec un président aussi peu sûr et qui a une partialité insupportable en faveur de nos adversaires. »

La discussion reprit l’avant-veille de la clôture, le cinq février. On était pressé d’en finir. L’opinion libérale s’était plus ou moins détachée des catholiques et l’intervention épiscopale n’était pas parvenue à persuader ceux-ci.

C’est Forgeur qui emporta le morceau. Il proposa un amendement additionnel qui reprenait et le décret de Le Grelle et la suggestion de faire appel à une loi future : « Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale sauf les exceptions à établir par la loi. » Celle-ci confirmerait la pleine et entière liberté des cultes, c’était là une concession. Mais comment les congressistes catholiques n’ont-ils pas vu que le texte de la disposition additionnelle, sans le dire ouvertement, tranchait la fameuse querelle entre le mariage-contrat et le mariage-sacrement, puisque Forgeur fait la distinction entre mariage civil et bénédiction nuptiale? Sans doute, la hâte de terminer la Constitution entraîna le vote des catholiques. D’ailleurs, il faut le reconnaître avec Lebeau : « La proposition Forgeur paraît réunir tout ce qu’il y a de bon et de sage dans les deux opinions. » Elle fut acceptée par la majorité catholique du Congrès.

Mais un petit incident mérite l’attention. Voilà qu’en fin de discussion, Destouvelles demande d’abroger le décret du 16 octobre qui, d’après l’interprétation de Van der Linden, supprimait l’antériorité du mariage civil. Depuis quelques temps les libéraux militaient en faveur de cette abrogation. Ils le voulaient, dit François Dubus, sous le prétexte que la liberté des spectacles y était trop grande et qu’elle engendrerait la licence, mais en fait c’était pour s’assurer le mieux possible l’antériorité du mariage civil. Si l’amendement de Forgeur n’avait pas été admis, la suppression du décret donnait gain de cause aux libéraux.

Cependant, comme les catholiques ont cédé, l’on peut (page 37) difficilement admettre que la Constitution, par son article 16, ait été rédigée dans un sens anticlérical. Si tel était la pensée de certains avancés, comme Forgeur lui-même, le fait que les catholiques en masse ont voté l’antériorité du mariage civil ne marque pas leur faiblesse mais au contraire leur souci de trouver une transaction sur une question d’importance sociale. Cet accord est plutôt la manifestation de cette nouvelle espèce d’unionisme que l’on allait favoriser durant les premières années de l’Indépendance, non plus un unionisme positif qui, depuis 1828, retrouvait les bonnes volontés, mais un unionisme négatif qui s’évertuait de diminuer les causes de dissensions. Le point de vue était différent, l’esprit également. Il témoigne de la rupture qui s’est pratiquement opérée entre les catholiques et les libéraux.

Rien ne prouve aussi clairement l’adhésion des catholiques sur le point du mariage que les déclarations faites, quelques semaines plus tard, par le vicaire capitulaire Sterckx.

« Les catholiques du Congrès ont fait tous les efforts possibles pour maintenir la liberté du mariage, que le Gouvernement provisoire avait accordée... Quelques uns n’ont pas voulu de cet article, mais d’autres ont cru devoir céder à cause des inconvénients qui résulteraient de la liberté du mariage. Ils ont pensé que les mesures déjà prises par les évêques et celles qu’ils pourraient encore prendre dans la suite pour empêcher l’omission des formalités civiles seraient insuffisantes et qu’ainsi la loi civile devait leur apporter son appui.

Puisque cette restriction est apportée, essayons de la justifier. Il est certain que les époux sont obligés en conscience de remplir les formalités civiles du mariage, puisque sans cela ils négligeraient en matière grave leurs intérêts mutuels et ceux de leurs enfants et qu’ils occasionneraient des procès, des injustices et des dissensions dans leur famille. Par une conséquence naturelle, les curés ne peuvent admettre au saint sacrement du mariage les époux qui négligeraient de remplir ces formalités, sinon dans des cas exceptionnels... Si on leur laissait la liberté de remplir ce devoir après qu’ils auront contracté mariage devant le curé, un grand nombre, les pauvres surtout, le négligeraient. C’est pour ce motif que, lorsque le Gouvernement Provisoire a accordé la liberté pleine et entière du mariage, feu l’archevêque de Malines, et (page 38) à son exemple les autres évêques ont ordonné que les curés continuassent â exiger qu’au préalable les époux remplissent les formalités civiles sauf lorsque le salut des âmes s’y opposait.

« Or, c’est cette disposition que le congrès a consacrée... La loi déterminera les cas extraordinaires et elle doit incessamment le faire de manière que la liberté du culte catholique (article 14) soit sauvegardée. On a d’autant plus d’espoir d’obtenir ce résultat que tout porte à croire que nous aurons des chambres très catholiques. S’il en était autrement, encore ne pourrait-on l’imputer à la Constitution, puisque ce serait la faute des Chambres et des électeurs mêmes qui en auraient choisi les membres »

6. L’accord dans la pratique : le Te Deum en l’honneur de l’inauguration du roi Léopold

Et, tandis que, presque sans se l’avouer, les partis se formaient et prenaient position au Congrès national, le Gouvernement s’évertuait d’appliquer la Constitution à la lettre. On en eut un exemple bien précis lors de la nomination du nouvel archevêque. Le prince de Méan était mort le 15 janvier 1831. La succession était difficile. Sans doute, un homme était tout désigné : le vicaire capitulaire Sterckx. Mais la difficulté gisait ailleurs. On se demandait, entre autres, à Rome, si l’État belge ne devait pas intervenir. L’on était tellement habitué à cette ingérence du pouvoir civil que le contraire étonnait. Sterckx, averti par Capaccini qu’il était le candidat à l’archevêché, reçut mission de s’aboucher avec l’autorité civile à propos de la promotion malinoise.

Le vicaire capitulaire alla trouver Surlet de Chockier. Celui-ci le reçut aimablement et, à une question posée par le chanoine Sterckx, le Régent étendit la main, prit le texte de la Constitution déposé sur sa table et lut l’article 16 qui repoussait toute intervention de l’État dans les nominations épiscopales, et il conclut : « Nous n’avons rien à y voir ».

(page 39) Jottrand avait dit au Congrès National : « Tout point de contact entre l’autorité civile et religieuse doit être scrupuleusement écarté de nos lois. » C’est bien cela que le Gouvernement Provisoire avait voulu, c’est à cette conduite que l’on s’attachait sincèrement.

Toutefois, en dehors de la loi, il y a la pratique. Un incident très suggestif va montrer le Congrès national et le Gouvernement s’évertuer de rencontrer l’Église. C’est l’affaire du Te Deum d’inauguration du Roi Léopold. Je laisse parler Boucqueau de la Villeraie :

« Je m’empresse de remplir ma promesse en vous rendant compte de ce qui regarde le Te Deum. Arrivé au Congrès aujourd’hui à 1 heure, il se trouve que nous ne sommes qu’à cent présents, de sorte qu’il reste à attendre jusqu’à trois heures. Nous sommes obligés de nous reposer sans rien arrêter. Mais, lorsque je suis entré dans la salle, les messieurs qui sont membres de la commission chargée de régler ce qui concerne l’entrée et l’inauguration du Roi, sont venus à moi et ils ont même commencé à me parler du Te Deum en commençant toutefois par me dire qu’on devait absolument rester dans les termes et les principes de la Constitution que par rapport à un Te Deum, par conséquent, on ne voulait requérir ou commander et qu’on désirerait, s’il y en avait un, qu’il fût de notre libre et bonne volonté, mais, cela posé, ils ajoutaient volontiers que cela leur ferait plaisir qu’il y eût un Te Deum, qu’on le désirait généralement et que cela ferait bon effet et aurait une bonne impression sur le peuple et que si nous consentions à en donner un, ils donneraient tout leur soin à y donner l’apparat et l’ornement convenable ; je leur ai répondu alors dans le sens de notre entretien d’hier et ai fait part des bonnes intentions que vous m’aviez témoignées à cet égard et même de venir le chanter vous-même, ce qui leur a été très agréable. Ils m’ont fait remarquer alors que selon eux il conviendrait mieux de faire le Te Deum le lendemain du jour de l’inauguration laquelle est fixée à jeudi et prendra à peu près toute la matinée de sorte que cela enjamberait sur le Te Deum si on faisait celui-ci le même jour, jeudi. Nous nous sommes donc arrêtés à fixer (avec votre assentiment présumé et annoncé par moi) à (page 40) vendredi 11 heures. Ils ont dit 11 heures parce que, après cette cérémonie, le Roi recevra chez lui, en grand appareil, toutes les autorités, tribunaux civils et mi1itaires etc..., ce qui exige qu’il reste assez de temps après le Te Deum.

« Ces messieurs m’ont dit : Nous ne doutons pas que le Roi ne vienne et ne trouve bon de venir au Te Deum, cependant comme on ne lui en a pas encore parlé, on ne peut absolument l’affirmer ; mais ce sera la première chose qu’ils se proposent de lui demander, lorsqu’il arrivera mardi.

« Mais, si, même contre toute apparence, il ne voulait pas y venir, le roi, un Te Deum n’en aurait pas moins lieu vendredi à 11 heures. Ces messieurs ont témoigné qu’on désirerait extrêmement que ce fût un évêque qui voulût bien faire le Te Deum et ils ont ajouté que si ce pouvait être, par exemple l’évêque de Tournay, ce serait mieux, parce qu’il a si bonne mine, et qu’il a une voix si bonne, quoique les autres monseigneurs les évêques conviendraient parfaitement aussi... J’ai dit à ces messieurs que vous aviez aussi pensé à un évêque. Si le Roi consent, mardi, comme il est à croire, à venir au Te Deum le vendredi à Sainte-Gudule, ces messieurs feront élever un dais et trône pour le Roi à la droite du grand autel (côté de l’évangile) et un autre dais à gauche de l’autel (pour Mgr l’évêque), c’est-à-dire à l’endroit où les prêtres s’assoyent pour le Gloria et le Credo.

« Toutes les autorités y seront invitées par ces messieurs de la commission et la musique de la Grande Harmonie sera au jubé ... Il y a une circonstance heureuse, c’est que c’est précisément la grande kermesse à Bruxelles, l’Église Sainte-Gudule, à cette occasion, est toute ornée et les beaux tapis y sont ; cela servira aussi à faire honneur au Roi, comme si c’était fait tout exprès pour lui. Faites ce que vous trouvez convenable, Tout ce que je puis ajouter, c’est qu’il paraît que cela ferait beaucoup de plaisir et que cela ferait aussi très bon effet ; et puisque nous devons avoir ce Roi quoique luthérien, il est très conseillable de faire tout ce qui peut capter sa bienveillance pour les catholiques et le clergé. Il est arrêté que soit qu’il vienne un évêque ou qu’il n’en vienne pas, vous viendrez toujours »

4. Le Saint-Siège et la Constitution belge

1. L’hostilité papale et l’influence de Lamennais

Dès les premiers jours de la Révolution belge, Rome en avait reçu de Paris des nouvelles pessimistes. Lambruschini, pour lors nonce à Paris, traitait les Belges « d’obstinés, d’extravagants, de troublions ». Ceux-ci, d’après lui, devaient inévitablement entraîner l’Europe dans la guerre et, comme il le disait, « assurer le progrès de la Révolution de tous les peuples ». D’autre part, si les missives d’Antonucci paraissaient plus apaisantes, si elles reconnaissaient que le Congrès national était composé d’hommes modérés, elles indiquaient cependant les dissensions de plus en plus évidentes entre le catholiques et les libéraux, et en marquaient les dangers.

Rome se contenta généralement d’accueillir ces nouvelles ; elle ne réagissait que pour conseiller la prudence au clergé. Toutefois il est évident que la révolution belge lui déplaisait, sans même que les rapports de Paris dussent l’exciter à la méfiance. Conservateur par tradition, et aussi par principe, désireux d’épargner à ses États les soulèvements populaires, le Saint-Siège, malgré les concessions faite à la Révolution et à l’Empire, préférait les habitudes de l’Ancien Régime. Pie VIII était pape. Il n’eut d’ailleurs pas le temps de s’occuper des événements belges. Il mourut le 1 décembre 1830, après quelques mois de pontificat.

Grégoire XVI (1831-1846) lui succédait. Le nouveau pape alors qu’il était encore le cardinal Cappellari avait été chargé de négocier le concordat de 1827 avec les Pays-Bas. Il connaissait donc notre pays et il était parvenu à un accord, en fonction du principe de la liberté des cultes inscrit dans la Loi fondamentale. C’est d’ailleurs sous le patronage de cette conciliation que de Méan avait groupé les éléments de l’École de Malines. Cependant, quelles que fussent les intentions (page 42) modératrices du Souverain Pontife, elles devaient être contrecarrées à la suite des remarques qui lui parvenaient de Paris et également de Vienne d’où le nonce, alerté par Metternich, exprimait des craintes réitérées.

C’est que le projet de Constitution avait déplu à Lambruschini. Celui-ci reprochait tout particulièrement d’admettre la liberté de conscience et d’être pratiquement « athée, alors que le pays était catholique ». Surtout, il prétendait y voir le résultat des idées de Lamennais. Ce dernier, théoricien en France, voyait sa doctrine mise en pratique en Belgique. C’était, aux yeux du nonce de Paris, un épouvantable danger. Metternich pensait de même et, durant de nombreuses années, comme en témoignent les archives du Vatican, dans le fonds de la nonciature de Vienne, il devait agir sur le nonce de cette ville et sur le Secrétaire d’État romain pour éveiller la suspicion, la précaution, la réaction du Saint-Siège contre le novateur français et ses émules. (page 43) La vogue était à Lamennais. Certains évêques tel Van Bommel, des hommes considérables comme de Ram étaient franchement de son côté ; et dans les séminaires, les clercs, durant de longs mois, à Gand, à Liège, à Malines devaient s’acharner à sa suite. C’est par gros paquets que les articles de l’Avenir étaient déversés au grand séminaire de Malines pour être distribués aux séminaristes et être avidement lus. On savait cela à Rome. Bien intentionné, sans doute, un certain abbé Vrints en avait longuement écrit. Cela confirmait l’opinion de ceux qui voyaient en Lamennais tout le mal. Et la conviction se formait, très précise, que la Constitution belge était comme le manifeste de l’école menaisienne, en tous cas, un moyen de diffusion étonnamment fécond.

2. La question du serment et le rôle conciliateur de Sterckx

Au long de ces inquiétudes, la Constitution avait été élaborée à Bruxelles. Un mois après sa promulgation une loi déterminait, le 5 mars 1831, le serment à prêter par les (page 44) fonctionnaires publics. Cette décision gouvernementale qui mettait les termes et les idées de la Constitution sous la garantie d’un acte religieux, n’entraînait-elle pas, si elfe était admise par Rome, l’approbation des principes constitutionnels?

A ce moment, Rome crut devoir agir. Capaccini demanda à Sterckx ce qu’il pensait de la Constitution et de la licéité du serment. Une lecture attentive de notre pacte fondamental avait amené Rome à y découvrir des clauses qu’elle ne croyait pouvoir admettre : l’affirmation des libertés, la séparation reconnue entre l’Église et l’État, l’antériorité du mariage civil, le principe que tous les pouvoirs émanent de la nation. Si ces stipulations ne pouvaient s’accorder avec la doctrine catholique, comment pourrait-on les mettre sous le couvert d’un serment?

L’on sait combien Rome appréciait le vicaire capitulaire Sterckx, qui devait devenir le premier archevêque de la Belgique indépendante. D’autre part, Capaccini, par suite de sa connaissance des affaires occidentales et de son passage dans les Pays-Bas de 1828 à 1830, était le diplomate le plus écouté pour les questions belges. Or, Capaccini avait entière confiance en Sterckx. C’est dire que la réponse de celui-ci devait être décisive.

Sterckx composa un véritable plaidoyer en faveur de la Constitution. Après avoir rappelé que la tolérance de tous les cultes est à comprendre d’après la distinction faite par de Méan entre tolérance civile et dogmatique et qu’il s’agit évidemment de la première, le vicaire capitulaire affirme que, en Belgique, il n’était plus possible, à la suite de la liberté en tout et pour tous, d’accorder à la Religion catholique quelque privilège et que, dès lors, il fallait admettre la séparation entre l’Église et l’État ; que celle-ci d’ailleurs n’était pas complète, mais que de fait la Religion catholique était la religion de l’État, « comme le prouvent certaines décisions du Gouvernement provisoire et le fait que le Congrès a assisté en corps à des services funèbres et qu’il a même voulu qu’il en fût (page 45) célébré un aux frais de l’État pour ceux qui sont morts dans les combats. » Sterckx poursuivait son plaidoyer en justifiant, comme je l’ai indiqué plus haut, l’antériorité du mariage civil. Il légitimait le principe que tous les pouvoirs émanent de la Nation, en faisant appel à l’autorité d’auteurs anciens mais valables, Bellarmin, Suarez, Billuart : il interprétait cet article constitutionnel non d’après la pensée de J.-J. Rousseau, mais en expliquant que le pouvoir vient de Dieu, communiqué par le peuple. La conclusion de Sterckx s’imposait : le serment est licite.

Ce plaidoyer qui devait convaincre Rome, manque de valeur logique. Je n’ai pas le droit de douter de la sincérité de Sterckx, En tous cas, il se trompe. Les documents que j’ai rapportés plus haut affirment que le Gouvernement provisoire voulait la séparation complète entre l’Eglise et l’État. Les démarches par lesquelles il s’adresse, de même que le Congrès national, au clergé pour les services funèbres, pour le Te Deum, pour les exemptions de milice, témoignent d’une réelle condescendance, mais celle-ci au lieu de prouver, comme Sterckx le laisse entendre, que la Constitution ne reconnaît pas la séparation, le prouve au contraire! D’autre part, je crois que le Congrès national admettait que les pouvoirs émanent de la Nation, non comme le pensaient Bellarmin et Billuart, mais les philosophes du XVIIIe siècle. Que Sterckx ait cru à la force de ses arguments, ou les ait proposés malgré leur caducité, c’est qu’il voulait, coûte que coûte, sauver la Constitution belge. Placé au cœur du réel politico-religieux belge, il avait compris que ce modus-vivendi constitutionnel était le seul viable. Il croyait trouver dans l’Église de Belgique assez de prestige pour récupérer dans la pratique ce que l’on perdait dans les principes. En tous cas, il se posait résolument face à l’avenir.

Qu’allait faire le Saint-Siège? Capaccini ne répondit pas. Sterckx interpréta ce silence comme un acquiescement. En fin de compte, il eut raison de le faire. Mais au moment où il se croyait déjà assuré, c’est-à-dire au milieu de l’année 1831, il se trompait : Rome ne consentait pas, elle se recueillait. L’attention se portait de plus en plus sur Lamennais et le Souverain pontife préparait la fameuse encyclique Mirari vos. Laissant de côté la Constitution belge, qui n’était (page 46) d’ailleurs qu’un élément, Rome réprouvait les doctrines. Aux catholiques de tirer les conclusions.

Déjà avant la promulgation de l’encyclique, l’on s’était inquiété en Belgique au sujet du serment. Mgr Delplancq, évêque de Tournai (1829-1834), Mgr Van de Velde, évêque de Gand (1829-1838), ne le jugeaient pas licite et demandaient l’avis de Sterekx. Dans le Hainaut, l’autorité civile voulait même imposer cette prestation aux curés. Ce à quoi Sterckx s’opposait, et le Régent, qu’il allait trouver, lui donnait raison : les curés ne sont pas des fonctionnaires. Les ecclésiastiques qui occupaient une fonction civile, tels les directeurs d’assistance publique, ceux-là, mais à ce dernier titre seulement, étaient tenus à ce serment.

Rien n’éclaire le débat comme la réponse que le vicaire capitulaire Sterckx fit à l’un de ces correspondants : « Si vous jugez en conscience ne pouvoir faire ce serment, je vous conseille que vous refusiez uniquement pour le motif que le Congrès national n’a pas visé les curés en imposant ce serment ». Il ne s’agissait donc pas de repousser le serment en général. Les évêques et les curés se rangèrent à l’avis modérateur de Sterckx.

3. L’encyclique Mirari Vos

Les affaires paraissaient donc apaisées en Belgique, lorsque Mirari vos parut. C’était une attaque d’une extrême violence contre les libertés. Tout, dans ces pages pontificales, était frémissant, les idées et les mots ; et c’était comme une bourrasque qui passait sur les âmes. Les échos en furent assourdissants en Belgique, malgré la précaution que les évêques prirent de ne pas publier la lettre pontificale. Ce n’est pas qu’ils n’aient immédiatement accepté les idées exprimées dans ces pages fulgurantes, et telle lettre de Van Bommel, évêque de Liège (1829-1852), au préfet de Congrégation de la (page 47) propagande atteste la conversion totale de cet esprit menaisien - mais ils avaient jugé bon de ne pas étendre la publicité de cette encyclique, au sujet de laquelle ils prévoyaient d’ardentes controverses.

Les ultramontains, qui en Belgique avaient critiqué la Constitution, exultaient ; ils y voyaient une condamnation bien nette, les libéraux y tenaient la preuve que l’Église tournait le dos aux libertés et que les catholiques devaient s’opposer à la Constitution. Beaucoup de catholiques-libéraux étaient dans l’émoi ; leur douleur s’exprimait jusqu’à Rome : « Quel coup de foudre... Il faut courber la tête. Charles et moi et nos femmes en sommes comme malades, nous ne pouvons nous en relever. Cependant aucun de nous n’a hésité à se soumettre... Je pense que ces chartes ou constitutions conditionnelles, en partie synallagmatiques, peuvent subsister. Mais que va-t-on faire chez nous? Tous ces principes sont le fond de notre constitution, tous les fonctionnaires jurent de l’observer. Les libéraux seront irréconciliables. C’est cependant singulier qu’on nous ait laissé faire notre Constitution si paisiblement malgré les communications continuelles avec Rome, malgré tant d’ecclésiastiques et de catholiques sûrs qui siégèrent au Congrès. On a laissé faire le serment. » C’est ainsi que de Robiano écrivait à Vilain XIIII, le 12 décembre 1832.

A Bruxelles, aux dires de François Dubus, l’on parlait d’une espèce de schisme qui allait surgir après la publication de Mirari vos et le député tournaisien ajoutait : « Il paraît que Nosseigneurs les évêques s’en sont occupés à leur dernière réunion. » Cependant, l’épiscopat restait calme. A sa réunion d’octobre, il s’intéressa sans doute aux répercussions de l’encyclique, mais se décida à permettre le serment, du moins officieusement, aussi longtemps que Rome n’intervenait pas (page 48) directement. Malgré l’avis de Van Bommel qui aurait aimé interroger le Saint-Siège, l’archevêque crut sage de ne pas le faire. Il attendait.

Cependant, les inquiétudes de Robiano et des catholiques-libéraux, les exaltations des ultramontains, les espérances orangistes, les attaques libérales étaient vaines. Mirari vos n’était pas la condamnation de notre charte fondamentale ; je serais tenté de dire qu’elle était la preuve du contraire.

L’encyclique était écrite pour tout l’univers chrétien. Si l’Église jugeait que, en Belgique, le fait des libertés devait être admis, elle crut nécessaire, ne fût-ce que pour soutenir dans d’autres pays l’action des catholiques non encore acquis aux idées révolutionnaires, de réaffirmer les principes. Telle est la portée de Mirari vos.

Entre le rapport favorable de Sterckx et la publication de l’encyclique, Rome avait, en effet, étudié la question belge.

Un long rapport d’une séance de la Congrégation des Affaires extraordinaires le prouve. Voici les faits. Sterckx était proposé pour la succession de Méan et le pape était d’accord, lorsque parvint à Rome une lettre virulente de l’abbé Helsen. Sterckx, d’après celui-ci, était un libéral, il patronnait la Constitution, il admettait le serment de fidélité. Or le texte constitutionnel était l’expression des idées libertaires et de la pensée menaisienne. Je l’ai dit, le Saint-Siège avait déjà eu de pareilles craintes et Capaccini s’en était ouvert au vicaire capitulaire de Malines. L’affaire rebondissait sous l’accusation de Helsen et le Saint-Siège décida de discuter une nouvelle fois la question. Le résultat de ce nouvel échange de vues, qui se poursuivit en avril 1832, fut favorable à Sterckx. La Congrégation jugea que la Constitution était une question de fait et que, dès lors, Sterckx, en la protégeant, ne se faisait pas l’adepte des théories menaisiennes. Sa candidature à l’archevêché restait valable.

(page 49) On saisit l’importance de cette conclusion. Sterckx tout libéral qu’il fût, tout partisan qu’il se montrât dans la défense de notre Constitution, est promu archevêque. Pour le moins, Rome le laissait faire. Il n’échappe à personne que Rome, si prudente, n’aurait pas agi de la sorte si elle avait voulu condamner la Constitution. C’eût été mettre le futur archevêque dans une très difficile situation.

Mais précisément, devant cette attitude de Sterckx et devant les conséquences que certains pouvaient tirer du laisser-faire romain, n’était-il pas nécessaire de rappeler les principes. C’est ce que Mirari vos entendait faire. Il n’y a pas trace que Sterckx ait reçu avant d’être promu archevêque quelques recommandations que ce soit. L’encyclique s’adressant à tous serait le moyen d’éviter toutes généralisations. En avril 1832, moment où l’on nommait Sterckx, Home se disposait déjà à lancer l’encyclique qui est du mois d’août de la même année. Et ainsi, l’on peut conclure que l’encyclique est, au contraire, la preuve que Rome acceptait le « fait » belge.

4. Les ultramontains

N’empêche que, en Belgique, plusieurs persistaient à croire que les catholiques ne pouvaient faire le serment de fidélité. Certains ultramontains ne se faisaient pas faute de le dire et ils en écrivaient à Rome. C’étaient entre autres les abbés Vrindts et Helsen.

Ce dernier, fixé à Nivelles, était prêtre de la Propagande et par là soustrait à la juridiction de l’archevêque Sterckx. Il jugeait sévèrement celui-ci avec lequel il fut diverses fois en conflit et qu’il traitait de « libéral » et de « constitutionnel ». II lui reprochait d’admettre le serment de fidélité, de considérer l’encyclique comme « une lettre politique », d’être faible lorsqu’il s’agissait de réprimer certains abus de l’un ou l’autre prêtre. Il envoyait ses impressions à la Congrégation de la Propagande ou à Grégoire XVI. Vrindts faisait de même.

(page 50) D’autre part, Metternich agissait sur le Secrétaire d’Etat. Il connaissait les démarches de certains catholiques, et faisait intercepter leurs lettres. Et pour contrecarrer l’effet que ces dernières auraient pu avoir, il soulignait l’influence de Lamennais sur la Constitution belge et marquait les conséquences politiques, d’après lui désastreuses, des doctrines menaisiennes : « La cause du mal c’est l’amalgame insensé et coupable que quelques prêtres ont fait de la politique et de la religion. Dans l’application pratique des doctrines de Lamennais, l’Eglise catholique au lieu d’entrer en jouissance de cette liberté qui est son droit se placerait sous la verge de la plus détestable des tyrannies, sous celle de l’anarchie civile. Sous l’emprise des doctrines politiques de cette école, toutes les libertés ne pourraient manquer de disparaître et là où toutes les libertés disparaissent, celle du culte catholique ne saurait faire exception à la règle générale... La politique religieuse vaut certainement mieux qu’une religion politique. Entre les deux, je préfère beaucoup la première et M. de Lamennais a tout juste choisi la seconde. »

Alertée par les lettres venues de Belgique, excitée par Metternich, mue par certains religieux qui, d’après Van Bommel, étaient les Jésuites (9, Rome, que le cas de Lamennais préoccupait de plus en plus, s’intéressa une nouvelle fois à la Constitution belge, non pour la condamner semble-t-il, mais pour voir s’il était opportun de permettre le fameux serment. Cela se produisit à la fin de 1833 et au commencement de 1834.

5. Nouvelle enquête (1833-1834)

A la suite d’une lettre dénonciatrice - sans doute de Helsen ou de Vrindts - la question constitutionnelle fut remise à l’étude. Des renseignements furent demandés. Ce qui provoqua un long rapport, des Annotationes, qui repoussait tous les chefs d’accusation. Je ne m’attarde pas sur ces (page 51) griefs, ce sont les reproches habituels : liberté des cultes, de l’enseignement, de la presse, souveraineté de la nation. Les Annotationes ont dû être composées sous l’inspiration d’une curie épiscopale de Belgique, Liège ou Malines. Il ne m’étonnerait pas que le rédacteur en fut de Ram recteur magnifique de l’université de Louvain, inspiré par Van Bommel et Sterckx. Ce sont les idées de l’Ecole de Malines qui y paraissent. Quoi qu’il en soit, ces Annotationes présentaient les deux thèses, celle des ultramontains, celle des constitutionnels, et, après un plaidoyer très nuancé, elles concluaient victorieusement à la licéité du serment.

Il n’est pas sans intérêt d’indiquer la raison majeure qui engage le rédacteur anonyme à admettre le serment : « Le remède proposé par N.N. (c’est-à-dire le refus du serment) est violent et bien qu’il [le dénonciateur] affirme qu’une persécution ne serait pas la conséquence d’une telle attitude parce que le gouvernement est encore trop faible, il n’en reste pas moins que tout serait bouleversé et aucun bon résultat ne pourrait être attendu, étant donnée la disposition actuelle de l’Europe ». Et, plus loin, repoussant la suggestion d’ajouter au serment une restriction, comme celle de dire : « exceptés les articles contraires à la religion catholique », les Annotationes ajoutent : « Cependant entre les catholiques il y a une grande diversité qui provient soit de la négligence soit du mépris de la religion, soit d’idées politiques. Que si, dans de telles circonstances, les évêques imposaient la restriction aux catholiques, il y aurait une nouvelle source de division entre les catholiques. Il y aurait matière nouvelle à discussion entre ceux qui feraient la restriction et ceux qui ne la feraient pas, ce qui aboutirait tout simplement à ce que beaucoup ne voudraient plus être élus et que pratiquement toute la gestion des affaires irait aux libéraux, ce qui serait destructif du bien commun. »

Le motif urgent qui pousse tous les Belges et les plus nombreux d’entre eux, c’est-à-dire les catholiques, à se grouper autour de la Constitution, c’est l’unité intérieure, c’est la confiance à créer parmi les Puissances toujours soupçonneuses.

6. L’encyclique Singulari Nos et la position ambiguë de la papauté

Le 25 juin 1834, l’encyclique Singulari nos paraissait. C’était pour le Saint-Siège une occasion nouvelle, en réponse aux pressions de Metternich et en condamnant Les paroles d’un croyant, de donner, s’il l’avait voulu, son avis sur la (page 52) Constitution belge qui, d’après les Annotationes elles-mêmes, était inspirée par Lamennais.

Et cependant cette seconde encyclique, qui réprouve une nouvelle fois la « damnable liberté de conscience qu’on étend à tout », ne fait pas allusion à la Constitution, ni au serment. L’on pourrait dire que les principes sont une nouvelle fois repoussés et que cela suffit. On aurait tort. Rome était nettement au courant de la question, le rapport de Sterckx en 1831, les Annotationes, en 1834, l’ont tout à fait éclairée. Grégoire XVI se tait pourtant.

On ne peut voir de contradiction entre les deux attitudes du Saint-Siège, celle qui condamne les principes, celle qui tolère un fait irrémédiable. Sans doute, aux yeux de Rome, le régime belge est, à ce moment, un pis aller. Mais y a-t-il autre chose à faire? C’est ce que Sterckx, Van Bommel, de Ram, toute l’École de Malines en un mot, pensaient, c’est ce que les Annotationes avaient souligné : « Lorsqu’il s’agit de juger la collaboration des catholiques qui établissent ou qui soutiennent une Constitution proclamant les libertés pernicieuses susdites, il faut distinguer. Autre chose s’il s’agit d’un pays où seule la religion catholique, à l’exclusion d’autres sectes, est en vigueur, autre chose s’il s’agit d’un pays où déjà depuis de nombreuses années la religion catholique a perdu son monopole, où déjà les libertés sont en vigueur, où il n’y a plus d’espoir de restituer ce monopole de la religion catholique ».

Un texte postérieur prouve que les catholiques avaient le droit, dès 1831, d’être constitutionnels. Alors qu’une autre encyclique, Quanta cura, allait remuer l’opinion, en 1864, Antonnelli disait â Carolus, l’envoyé belge près le Saint-Siège : « Je ne me rends pas compte de ces scrupules (il s’agissait des inquiétudes renouvelées chez certains catholiques). A mes yeux, ils ne sont nullement fondés et s’ils l’étaient, il serait vraiment étrange qu’ils aient mis trente trois ans à se produire. Quant au Saint-Siège, jamais il n’a eu une parole de blâme pas plus contre la constitution belge que contre toute autre. L’Église ne se préoccupe nullement de la forme des gouvernements avec lesquels elle entretient des rapports, témoin la présence à Rome des représentants des États-Unis, de la Russie, de la Prusse. Quant â ce que l’on appelle les libertés (page 53) modernes, le Saint-Siège s’en est expliqué à diverses reprises. Les principes que les encycliques ont exposés ont eu et devaient avoir un caractère absolu, mais à côté de ce caractère, il y a la tolérance passive de l’Église qu’on perd souvent de vue, et volontairement, la plupart du temps. »

Je ne chicanerai pas à propos de cette « tolérance passive ». L’attitude des évêques belges, et de Sterckx en particulier, ne fut-elle pas une tolérance « active » ? Et, n’est-ce pas cela qui fut précisément en question, lorsque l’on discuta le cas du vicaire capitulaire Sterckx? Tout prouve, en effet, que les évêques de Belgique ont très rapidement abandonné l’attitude passive pour assurer une collaboration active à l’oeuvre de leurs coréligionnaires, c’est ce qui pouvait inquiéter Rome, mais c’est ce qui pouvait sauver la Belgique indépendante.

Conclusions

Les événements que j’ai racontés prouvent l’embarras en lequel se sont trouvés l’Église et l’État mis en présence dans le système inédit de leur séparation ou plutôt de leur indépendance réciproque. Il est évident qu’ils ont compté l’un sur l’autre pour assurer l’ordre intérieur et que si, au lendemain des despotismes plus ou moins éclairés, ils ont jugé devoir se séparer officiellement - dans les lois, comme le disait Jottrand - ce ne fut pas dans l’hostilité, mais dans le respect mutuel. La Séparation voulue par les constituants est la preuve de ce respect. C’est dans ce climat qu’il faut comprendre une politique qui, à première vue, heurtait le Saint-Siège. C’est ce qui explique que l’archevêque Sterckx et les autres évêques belges aient toujours prétendu que, en Belgique, la séparation n’était pas complète entre l’Église et l’État. Elle l’était peut-être dans le texte, et encore (page 54) - je songe aux traitements du clergé - elle ne l’était pas dans l’esprit public ; elle l’était dans les principes, elle ne l’était pas dans la pratique.

Les agissements du Congrès national et du Gouvernement provisoire le démontrent.

D’autre part, il est évident que l’attitude nettement constitutionnelle des évêques, la compréhension que Rome manifesta, ne fût-ce que par son silence, ont continué heureusement l’évolution commencée sous Guillaume par l’École de Malines et fixée par l’importante lettre de Méan. Celui-ci a ouvert les voies. Il a établi la transition entre la liberté des cultes protégés par un gouvernement despotique et la liberté des cultes désormais indépendants de l’État dans leur constitution, leur administration, leur prosélytisme. C’est la formule de Méan qui, en matière de serment, servit d’argument décisif pour que Rome se taise et Sterckx l’a judicieusement employé. En suite de quoi, les catholiques ne pouvaient pas s’opposer à la Constitution, devaient au contraire, grâce à elle, collaborer à l’organisation du pays.

L’histoire n’a que faire d’hypothèses, elle se situe dans les faits ; mais, dans un but d’exposition, ne peut-on, pour souligner l’action favorable des évêques, se demander ce que le pays serait devenu, â l’intérieur comme devant l’Europe, si les catholiques retenus par Home et par l’épiscopat, avaient, eux qui étaient la grosse majorité et qui étaient soumis à l’Église, tourné le dos à l’État belge, encore incertain? C’était jeter un élément de discorde inutile et dangereux dans une nation tellement instable et devenue, dès le premier jour, le point de mire de la moquerie des Grandes Puissances et le sujet de leur scepticisme.

L’indépendance de la Belgique a été incontestablement consolidée par l’attitude nettement constitutionnelle de l’Église.