(Tomes VI et VII, parus respectivement en 1926 et 1932 (première édition) à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 219) L'occupation de la Belgique par les alliés en 1814 la replaçait dans une situation identique à celle qu'elle avait connue après la bataille de Ramillies (Histoire de Belgique, t. V, 2e édition, p. 109 et suivantes). Pour la seconde fois, l'Europe coalisée par l'Angleterre arrachait à la France ces Pays-Bas dont la possession assurait l'hégémonie sur le continent. La lutte grandiose qu'avait déchaînée leur envahissement en 1792, s'achevait par leur reprise. Les vainqueurs étaient bien résolus à ne pas les abandonner aussi longtemps qu'ils n'auraient pas décidé de leur sort. Leur droit d'en disposer découlait de la conquête et devait être déterminé par leur intérêt. Plus que jamais au sortir de cette crise formidable, c'étaient des raisons d'équilibre européen qui allaient imposer aux Belges leur destinée. Il ne pouvait être question ni de les consulter, ni, s'ils parlaient, de les entendre.
Évidemment les généraux, les généraux prussiens surtout, qui avaient dirigé l'invasion, eussent été bien aises de les voir coopérer avec eux et faciliter les opérations militaires. Le 9 décembre 1813, Bülow avait lancé d'Utrecht une (page 220) proclamation exhortant les Brabançons à se soulever. Mais pour excédée que fût la nation de la domination française, elle ne prit aucune part à son affranchissement. Si quelques nobles avaient, à huis clos, caressé des projets d'insurrection, la masse attendait le dénouement sans y participer (Mérode-Westeśloo, Souvenirs, t. I, p. 328. Cf. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 327).
. Ni Bruxelles ni aucune des grandes villes ne suivit l'exemple d'Amsterdam et ne trahit la moindre velléité d'insurrection. « Le peuple, disait le préfet des Deux-Nèthes, ne s'est point agité... Il n'a manifesté aucun désir d'imiter le peuple de la Hollande... Mais il n'a montré aucune intention de défendre ni même de servir d'une manière indirecte, le gouvernement actuel... Les habitants n'ont pas fait de mal aux fonctionnaires français chassés par les cosaques, mais ils ne leur ont pas offert asile non plus », et un peu plus tard il ajoute : « Il ne faut pas compter sur l'affection des habitants... Ils ne se croient pas forcés de souffrir pour une cause qui leur est étrangère. Ils ne prendront pas les armes contre nous, voilà tout ce que l'on peut attendre d'eux » (P. Poullet, La Belgique et la chute de Napoléon Ier. Revue Générale, t. LXI, p. 196.)
Cette apathie ne cessa pas même après l'occupation de Bruxelles. Le manifeste du duc de Saxe-Weimar annonçant le 7 février 1814 que « le despotisme a fini de régner, que l'ordre va renaître, que l'indépendance de la Belgique n'est pas douteuse », et appelant les habitants à être leurs propres libérateurs, semble avoir passé inaperçu. Peut-être la population sentait-elle confusément le vide de ces belles paroles et que son avenir ne dépendait point de sa volonté mais de celle des vainqueurs. Désorientée et soupçonneuse, elle se laissait entraîner par les événements. Aucun enthousiasme ne saluait la marche en avant des alliés. On illuminait à leur entrée dans les villes, on sonnait les cloches, on chantait des Te Deum, et on regardait avec une curiosité craintive s'écouler par les rues tant de troupes diverses, tantôt russes, tantôt prussiennes, tantôt suédoises, tantôt anglaises. Les plus (page 221) riches prodiguaient des amabilités aux officiers, la populace s'amusait de la bonhomie et de l'étrangeté des cosaques ; on arborait, faute de mieux, de vieux drapeaux autrichiens et l'on s'empressait de gratter de la façade des bâtiments publics l'aigle impériale. Puis on retournait à ses affaires et l'on attendait (Cf. Ch. Terlinden, L'entrée des alliés à Bruxelles en 1814. Annales de la Société d'Archéologie de Bruxelles, t. XXVII (1913)).
« Si les Belges, écrivait dédaigneusement Hogendorp au mois de janvier 1814, avaient eu assez d'énergie pour chasser seuls les Français, ils auraient le droit de disposer d'eux-mêmes. Mais ils vous disent de tous côtés qu'ils veulent voir les troupes alliées, c'est-à-dire qu'ils veulent être conquis » (H. T. Colenbrander, Gedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1840, 7ème partie (1813-1815), p. 468). On comprend aisément ce reproche sous la plume de l'un des instigateurs de l'insurrection hollandaise. Il n'en est pas moins complètement injuste. Comment, au milieu de leur pays occupé par les troupes françaises, les Belges eussent-ils pu tenter un soulèvement ? Pour qui surtout eussent-ils pris les armes ? Une révolution nationale ne s'improvise pas. Il faut qu'elle soit dirigée par un chef et orientée vers un but auquel aspirent unanimement les esprits et les cœurs. Les Hollandais avaient l'un et l'autre : leur chef, dans le prince d'Orange, leur but, dans la restauration de leur indépendance perdue depuis trois ans à peine.
Les Belges, au contraire, n'avaient ni l'un ni l'autre. Par-delà les vingt années de l'annexion de leur pays à la France, ce qu'ils découvraient, c'était l'Autriche dont ils avaient répudié la dynastie en 1790, qui deux fois, à Campo-Formio et à Lunéville, avait cédé leur pays et qui, depuis lors, ne leur avait ni témoigné de sympathie ni donné d'encouragements. Parmi eux, sauf chez un petit groupe de grands seigneurs et d'anciens fonctionnaires, la maison de Habsbourg était aussi décriée que la maison d'Orange était populaire en Hollande. Pouvait-on s'attendre qu'ils exposassent à son profit leurs vies et leurs biens ? Tous désiraient sans doute le retour de l'autonomie.
(page 220) Mais ils ne s'unissaient que dans ce désir. En supposant qu'ils eussent été capables de secouer le joug napoléonien, que lui auraient-ils substitué ?
Le clergé et les vieux conservateurs ne cachaient pas leur regret de l'Ancien Régime. Mais contre eux s'élevaient avec force les jeunes gens élevés dans le culte des droits de l'homme et la nouvelle classe des industriels et des acheteurs de biens nationaux. Entre les deux partis, l'opposition était aussi nette et aussi absolue que celle qui, mettant jadis aux prises vonckistes et statistes, avait amené le lamentable échec de la révolution brabançonne. Les passions politiques étouffaient le sentiment national et ne lui permettaient pas d'entraîner les masses dans le même mouvement. On aspirait à l'indépendance, et l'impossibilité où l'on se trouvait de la concevoir de la même manière faisait renoncer à y atteindre.
Les alliés, au surplus, préféraient qu'il en fût ainsi. Ils n'avaient appelé les Belges à l'aide que dans l'intérêt de leurs armées. Dès qu'ils furent certains de la victoire, ils gardèrent prudemment le silence. C'était une bonne fortune que la nation ne fût pas venue se jeter intempestivement au travers de leurs desseins. Puisqu'elle n'avait rien fait pour eux, ils n'avaient pas à tenir compte d'elle. Ils pourraient en disposer d'autant plus librement, qu'elle paraissait s'être résignée à leur abandonner son avenir. En attendant de se mettre d'accord, ils se hâtèrent de jeter la main sur cette belle conquête et de la conserver à leur disposition.
« Les Pays-Bas délivrés du joug de la France, disait lord Castlereagh, doivent rester quelque temps sous l'administration commune des hauts alliés » (Gedenkstukken, 1813-1815, p. 448).
. Cependant chacun de ceux-ci ne pensait qu'à soi. La Prusse, avide de saisir sa revanche des humiliations dont Napoléon l'avait abreuvée, était la plus impatiente et la plus rapace. Tout de suite elle avait fixé ses convoitises sur la ligne de la Meuse et sur le Luxembourg. Pressée de prendre des gages et de marquer la frontière de ses ambitions, elle avait rattaché au gouvernement (page 223) général du Bas-Rhin (capitale Aix-la-Chapelle) établi par elle dès les débuts de l'invasion, les départements de l'Ourthe et de la Basse-Meuse, tandis qu'elle avait englobé celui des Forêts dans le gouvernement du Rhin moyen (capitale Trèves). (Note de bas de page : A la suite du premier traité de Paris (30 mai 1814), le gouvernement du Rhin-moyen disparut en juin 1814 et un gouvernement du Bas et Moyen Rhin fut institué, comprenant, en fait de territoires belges, le département de la Basse-Meuse (à droite du fleuve), celui de l’Ourthe, celui des Forêts et celui de Sambre-et-Meuse (à droite du fleuve). Fin de la note). Le reste du pays forma le « gouvernement général de la Belgique ». Dès le 15 janvier 1814, les chefs des états-majors des armées avaient placé à sa tête deux Commissaires, Prussiens l'un et l'autre, le comte de Lottum et M. Délius, chargés de l'administrer au nom des « hauts alliés ».
Pour masquer à la population cette armature militaire, on l'avait dissimulée sous une façade. Le duc de Beaufort, le représentant le plus en vue de l'aristocratie belge, avait reçu le titre de gouverneur général, et on l'avait flanqué d'un Conseil administratif pourvu de secrétaires, délégués à la police, aux finances et à la justice, le tout recruté parmi la noblesse ou d'anciens fonctionnaires du régime autrichien.
En réalité, le pouvoir appartenait aux Commissaires, et le gouverneur général dut se contenter et se contenta du reste fort aisément de ses apparences. Le rôle qu'il joua fut très exactement celui auquel en 1706 la Conférence des ministres anglais et hollandais avait réduit le Conseil d'Etat (Histoire de Belgique, t. V., 2° édit., p. 113).
Les vieilles gens qui, soit par intérêt, soit par fidélité à la tradition, s'obstinaient à regretter le passé, avaient cru que les alliés agiraient en 1814 comme les Autrichiens en 1793. Pour eux, la Révolution et l'Empire n'avaient été qu'une parenthèse ; elle était fermée et ils attendaient naïvement une restauration. Les syndics des nations de Bruxelles demandaient au duc de Saxe-Weimar le rétablissement de leurs privilèges (Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, t. XII (1847), p. 230). Les Etats de Brabant, ceux de Hainaut aspiraient à reprendre leurs prérogatives constitutionnelles. Ils ne voyaient pas que pour les satisfaire il eût fallu sacrifier (page 224) les parties vivantes de la société à ses parties mortes, substituer le privilège à l'égalité, le droit coutumier aux nouveaux codes, la bigarrure et l'incohérence à la régularité et à la logique, ruiner les acquéreurs de biens nationaux et les industriels au profit de l'Église, briser les départements pour faire rentrer la nation dans ses vieux cadres provinciaux, bref, bouleverser si complètement la vie administrative, l'organisation de la justice, des finances, des impôts, qu'une telle tentative, quand bien même elle eût été réalisable, eût conduit tout droit à l'anarchie, à la ruine et à la guerre civile.
Les alliés ne songèrent pas un instant à entreprendre cette tâche impossible. Leur intérêt eût suffi d'ailleurs à les en détourner. L'organisation administrative de l'Etat napoléonien était un instrument trop commode pour qu'ils voulussent le détruire. Ils ne songèrent qu'à en tirer parti. Ses rouages si exactement agencés continuèrent à tourner pour eux comme ils l'avaient fait pour l'Empereur. Il suffit de modifier le personnel qui leur donnait l'impulsion : ce furent les hommes, ce ne furent point les institutions qui changèrent. On se préoccupa seulement de donner quelques satisfactions à l'opinion. Les prisonniers incarcérés par ordre de la police furent remis en liberté. Les droits réunis et l'odieuse conscription disparurent. Pour le reste, on se contenta de modifier les noms pour dissimuler le maintien des choses. Les préfets furent baptisés « intendants », et les cours impériales, « cours supérieures ». Les fonctionnaires, même Français, demeurèrent en place à condition de prêter serment de n'avoir aucun rapport avec l'ennemi. Il y eut très peu de destitutions : celle du maire de Bruxelles, le duc d'Ursel, suspect de sympathies napoléoniennes, est à peu près la seule que l'on puisse citer. Les postes vacants, soit par le départ, soit par la démission de leurs titulaires, furent confiés à des membres de la noblesse qui, sous l'Empire, s'étaient abstenus de se mêler aux affaires.
Du moins appartenaient-ils tous au pays et leur entrée dans l'administration, dont les grades supérieurs avaient été jusqu'alors réservés à des Français, contribua-t-elle à la réconcilier avec ceux qui lui reprochaient encore son origine (page 225) étrangère. Pourtant, elle fonctionnait comme par le passé. On ne songea pas même à déposséder la langue française de son rôle de langue officielle. Dans les départements flamands, on se contenta de permettre aux autorités de dresser les actes dans l'idiome national, mais en leur adjoignant une traduction. Le clergé seul put espérer un retour à la situation qu'il avait occupée avant la Révolution. L'influence qu'il exerçait était si grande que les alliés voulurent s'assurer ses sympathies. Le 7 mars 1814, un arrêté du gouvernement déclara que « la puissance spirituelle et la puissance civile seraient maintenues dans leurs bornes respectives ainsi qu'elles sont fixées par les lois canoniques de l'Église et les anciennes lois constitutionnelles du pays... et que c'est donc aux autorités ecclésiastiques que l'on devra s'adresser pour tout ce qui concerne la religion » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 61 (Bruxelles, 1814)).. Ainsi, d'un trait de plume, le pouvoir occupant supprimait le Concordat et, en faisant dépendre des lois canoniques les rapports de l'Église et de l'Etat, soumettait en réalité celui-ci à celle-là. Ce n'était plus à l'Ancien Régime, c'était au moyen âge que l'on en revenait. Manifestement, dans sa hâte de se rallier le clergé, le gouvernement avait improvisé, et les militaires prussiens qui le dirigeaient l'avaient laissé employer des termes dont ils n'avaient pesé ni la signification ni les conséquences. Au surplus, que leur importait ? Sachant bien que l'occupation du pays était provisoire, il ne se souciaient que d'aller au plus pressé. Ils ne seraient plus là quand il faudrait résoudre le problème qu'ils venaient de poser si légèrement. Pour le moment, l'essentiel était de pouvoir compter sur l'Église et d'apaiser chez elle un mécontentement qui eût pu aggraver celui qui se manifestait dans le peuple.
Il n'avait fallu, en effet, que quelques semaines pour transformer en indignation la méfiance avec laquelle on avait reçu les alliés. Le despotisme, dont le duc de Saxe-Weimar, le 7 février, annonçait si pompeusement la fin, n'avait disparu (page 226) que pour reparaître sous une forme plus brutale. Les troupes qui submergeaient la Belgique, la confondant avec la France, s'y conduisaient « avec une brusquerie à laquelle les gens du pays sont peu familiarisés » (De Bas et de 'T Serclaes de Wommerson, La campagne de 1815 aux Pays-Bas, t. I, p. 59). La brutalité des Russes était dépassée encore par celle des Prussiens. Les vexations qu'ils infligeaient à la population étaient telles que « le souvenir ne s'en effacera jamais » (Sur la conduite des Prussiens, voy. Gedenkstukken, 1813-1815, p. 513, 531, 535, 571). Partout où ils prenaient leurs quartiers, ils apportaient un régime de terreur rendu plus abominable encore par ses procédés. Habitués à la bastonnade, ils l'appliquaient à tout propos et à tout le monde. Des maires abandonnaient leurs fonctions pour s'épargner les coups. La mauvaise discipline allait de pair avec les mauvais traitements.
Il n'avait servi de rien de remplacer au mois de mars Lottum et Délius par un nouveau Prussien, le baron de Horst. La proclamation qu'il avait lancée de Bruxelles, saluait dans les Belges un peuple « célèbre déjà dans l'histoire par sa valeur et l'amour de sa patrie, et qui allait recouvrer l'existence politique dont un tyran l'avait dépouillé » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 118.). En attendant, les exactions et le bon plaisir étaient pires qu'auparavant. Lord Clancarty constatait, le 25 avril, que le pays est épuisé de réquisitions et que l'esprit est si mauvais qu'il faut s'attendre à tout (Gedenkstukken 1813-1815, p. 109. Cf. Ibid., p. 118). Le public était d'autant plus indigné que la suppression des droits réunis n'avait apporté aucun allègement. On y avait bientôt substitué un octroi départemental sur la bière et les eaux-de-vie, et le 26 avril une contribution de guerre de 4,987,366 francs avait été imposée aux six départements compris dans le gouvernement général de la Belgique (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 245). Visiblement, ce que l'on demandait au pays, c'était son argent et qu'il payât les frais de la guerre qui l'avait « affranchi ». On eût été bien aise aussi qu'il fournît des (page 227) soldats. Dès le début de l'occupation, la formation d'une « armée belge » avait été décidée. Le duc de Beaufort avait lancé un appel invitant des volontaires à s'y faire inscrire, et le comte de Lottum exhortait les femmes à faire des dons patriotiques à l'exemple des « généreuses Prussiennes et Hollandaises » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 30-42). Quelques régiments avaient été organisés, mais les gens prudents se demandaient si, au milieu de l'exaspération générale, il était sage de pousser plus loin les enrôlements. La déception des conservateurs qui avaient compté sur la restauration de l'Ancien Régime aggravait encore la confusion et l'insécurité. Le plus convaincu et le plus désillusionné d'entre eux, J.-J. Raepsaet, envisageait l'avenir sous les couleurs les plus sombres.
Pour tous ceux qui réfléchissaient, il était impossible, en effet, de ne pas se demander avec angoisse ce que l'on allait devenir. La restauration autrichienne avait paru tout de suite à la noblesse et au clergé la conséquence naturelle de la victoire des alliés. La chute de Napoléon annulant les traités de Campo-Formio et de Lunéville, ils se persuadaient que l'empereur François allait faire valoir les droits de sa maison sur la Belgique. A vrai dire, bien peu d'entre eux admettaient sincèrement la légitimité de ces droits contre lesquels la révolution brabançonne s'était si vivement soulevée. Croire que la plupart des Belges éprouvaient pour la dynastie habsbourgeoise « un ancien attachement qui leur fait honneur » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 560)., c'était se laisser tromper par les apparences. A part un très petit nombre de légitimistes, ses partisans ne songeaient qu'à eux-mêmes. S'ils témoignaient tant de tendresse pour cet empereur qu'ils avaient si aigrement reçu en 1793, c'est qu'ils espéraient de lui le rétablissement de l'ancienne constitution. Leur loyalisme ne s'alimentait que de leurs aspirations conservatrices. Leur vœu aurait été de constituer, sous un prince de la famille impériale, un Etat distinct, vaguement rattaché à la monarchie et dans lequel les Etats eussent possédé, (page 228) conformément à la Joyeuse Entrée, la réalité du pouvoir. Ils voulaient l'autonomie nationale, mais ils la voulaient comme les Statistes de 1790, à la condition d'en être les maîtres.
Dès le 20 février 1814, une députation aristocratique conduite par le duc de Beaufort, s'était rendue à Chaumont, au quartier général des alliés et y avait été admise en présence de François Ier et de lord Castlereagh. (Note de bas de page : A partir de la disparition du Saint-Empire Romain de nation germanique et de son remplacement par l'Empire d'Autriche, en 1804, le souverain qui, dans le premier s'était appelé François II, devint François Ier dans le second.) Elle était rentrée à Bruxelles découragée. L'empereur ne lui avait pas caché que les circonstances ne lui permettaient ni de reprendre la Belgique ni de la confier à un archiduc. Au reste, il avait affecté le plus grand zèle pour ses anciens sujets. Et lord Castlereagh avait encore ajouté à l'eau bénite de cour qu'il leur avait prodiguée. Il ne les avait congédiés qu'après les avoir assurés de la sollicitude des Puissances. Elles ne songeaient, à l'en croire, qu'à leurs intérêts et à les doter d'un gouvernement « sage et libéral », plein de respect pour leur indépendance, leur religion et leurs finances. Et il leur laissait entendre que pour leur garantir tant de félicité, elles les uniraient à la Hollande (Gedenkstukken 1813-1815, p. 88 et suivantes., 522 et suivantes).
Les députés en purent à peine croire leurs oreilles. Ainsi, non seulement l'empereur les abandonnait, mais ce qu'il trouvait de mieux pour les dédommager, c'était de les faire passer sous le pouvoir d'un prince protestant, et de confier leur sort à ces Provinces-Unies qui, en 1648 avaient ruiné la Belgique par la fermeture de l'Escaut, qui, en 1715, lui avaient infligé l'humiliation du traité de la Barrière et dont l'hostilité constante et la jalousie n'avaient cessé d'entraver depuis lors toutes ses tentatives de relèvement (Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 192, 236, 276.). Le plan qu'on leur dévoilait froissait à la fois leurs sentiments catholiques et leurs sentiments nationaux. Le clergé, dès qu'il en eut connaissance, exprima publiquement ses alarmes. A peine débarrassé du Concordat, allait-il passer sous le joug d'un hérétique ? Que lui parlait-on d'un gouvernement (page 229) « libéral » ? Ce mot seul excitait ses inquiétudes. La foi, plus encore que sous Napoléon qui du moins professait le catholicisme, allait être soumise à de nouveaux périls. Les souvenirs du XVIe siècle se réveillaient.
Et déjà, profitant de cette inquiétude, des agents français s'empressaient de travailler l'opinion au profit de Louis XVIII. L'intérêt le plus évident des Belges ne leur commandait-il pas de rester unis à la France revenue, en même temps qu'à son roi légitime, à la religion et aux vrais principes de la conservation sociale ? Les industriels y trouveraient autant de garanties que le clergé et la noblesse. Elle offrirait son marché à leurs produits et les débarrasserait de la concurrence anglaise que la levée du blocus continental allait rendre plus menaçante (Voy. par exemple, la brochure intitulée Lettre d'un Belge à S. M. Louis XVIII, roi de France (s. d. 1814)).. Mgr. de Broglie qui venait de se réinstaller à Gand, faisait chorus. Son « ultramontanisme » plus encore que son influence personnelle le rendaient un dangereux instrument de propagande française (De Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 335.). Cependant les brochures répandues par les émissaires du prince d'Orange discréditaient sa cause au lieu de lui rallier l'opinion (Voy. Le vœu du peuple belge (Gand, 1815), et La réunion de la Belgique à la Hollande serait-elle avantageuse ou désavantageuse à la Belgique ? (par A. van Bylandt). Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p. XXI et 531.). Personne ne voulait de la Hollande. Seuls, les acheteurs de biens nationaux et un groupe d'industriels comptant sur les débouchés de ses colonies, lui montraient des dispositions favorables (H. T. Colenbrander, Onststaan der Grondwet, t. II, p. LXIV. Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p. 307, 586.). Mais qu'arriverait-il si on parvenait à lui échapper ? Lord Castlereagh avait parlé de la Prusse, et tout le monde en avait horreur. Au milieu de l'incertitude et des appréhensions on s'aigrissait, et les partis s'accusaient réciproquement de trahir les intérêts du peuple. Les anciennes querelles des « constitutionnaires » et des démocrates se réveillaient et s'aggravaient de l'impuissance où ils se voyaient les uns et les autres d'agir sur les Puissances qui s'arrogeaient le droit de disposer de la nation.
(page 230) C'est au milieu de cette agitation que le baron Vincent, désigné par François Ier, vint remplacer Horst au gouvernement (5 mai 1814). Lord Castlereagh avait conseillé ce changement de personnes. Il s'inquiétait de voir Horst agir trop ouvertement en faveur de la Prusse, et sans doute espérait-il aussi que la présence d'un Autrichien ramènerait quelque calme dans les esprits. Elle ne devait d'ailleurs influer en rien sur le régime imposé à la Belgique. Les instructions remises par Metternich au nouveau gouverneur lui recommandaient de tirer le plus grand parti possible du pays « pour les moyens militaires », et de faire entendre aux Belges que dans aucun cas ils ne pourraient retourner à leur ancienne constitution » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 329, 331, 334.). Furieux de l'arrivée d'un successeur qui ne prenait sa place que pour ôter à la Prusse « ses avantages dans ce pays et la brouiller avec l’Angleterre » (Ibid., p. 306.), Horst prit congé de la population en se recommandant avec une lourde ironie à son souvenir, et en se déclarant « heureux d'avoir été témoin de sa prospérité » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 273.). Au reste, on ne s'aperçut pas de son départ. Les réquisitions des troupes revenant de France se substituèrent sans rien y changer, à celles qu'elles avaient imposées en s'y dirigeant. Le pays continua de servir d'aliment à leur appétit. Vincent se contenta du rôle de figurant auquel il était destiné. Il savait bien que le sort de la Belgique serait tranché dans quelques semaines et qu'il n'avait jusque-là qu'à tenir en respect « les gens d'un pays où l'on a trop la manie des affaires publiques pour que l'autorité ne courre pas le risque de se trouver placée entre le choc des prétentions démocratiques et des réminiscences des constitutions également dangereuses à réveiller. » Il observait avec curiosité les mouvements désordonnés du patriotisme anarchique qui se manifestaient autour de lui, n'y voyant que des prétentions « d'isolement et de provincialisme » et, en diplomate de cabinet, s'étonnant de « l’exubérance des prétentions nationales de la Belgique » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 335 et suivantes).
(page 231) Sa mission prit fin dès que les puissances se furent mises d'accord sur la réunion de la Belgique et de la Hollande. Il quitta Bruxelles le 31 juillet. « La paix disait-il, dans sa dernière proclamation, va consolider le bonheur des Belges et des Bataves... Habitants de la Belgique, l'intérêt général de l’Europe vous assigne un sort inestimable » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. II, p. 449).
En 1792, l'invasion de la Belgique avait déterminé l'Angleterre à entreprendre contre la France une lutte qui ne devait cesser que le jour où elle aurait chassé son adversaire d'un pays d'où il la menaçait directement. Plus Napoléon s'acharnait à faire d'Anvers une base d'attaque, plus elle s'obstinait à l'en expulser. C'était là son but de guerre principal. C'est pour y atteindre qu'elle avait si longtemps combattu et si largement prodigué ses trésors à ses alliés, se réservant le droit de leur imposer la solution qu'elle avait préparée en attendant leur victoire et de disposer des Pays-Bas, enfin reconquis, au mieux de ses intérêts.
L'Autriche et la Russie ne l'inquiétaient pas. La première qui, depuis le milieu du XVIIIème siècle, n'avait jamais vu dans la Belgique qu'un territoire d'échange à céder au plus offrant contre la Bavière ou l'Italie (Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 222, 231), avait définitivement fixé son choix sur cette dernière. Elle ne pensait qu'à la Lombardie, et il suffisait de la satisfaire de ce côté pour la désintéresser de provinces qu'elle n'affectait même plus de vouloir conserver. Quant à la Russie, elle n'avait évidemment aucun motif de contrecarrer dans les Pays-Bas les plans de l'Angleterre. Tout au plus devait-elle chercher à lui vendre à bon prix son acquiescement. Mais la Prusse était moins accommodante. Avide d'agrandissements, elle s'était tout de suite établie sur la ligne de la Meuse et paraissait résolue à s'y cramponner. (page 232) Heureusement ses appétits effrayaient tout le monde, et il ne serait pas trop difficile de l'amener à lâcher prise quand elle serait convaincue que ses forces ne correspondaient pas à ses convoitises.
Le cabinet de Londres avait mûrement élaboré un plan que l'on pourrait appeler une révision du traité de la Barrière. En 1715, c'est d'accord avec les Provinces-Unies qu'il avait transformé la Belgique en un rempart contre la France, et qu'il avait contraint l'Autriche d'accepter ce pays, grevé, au profit des puissances maritimes, d'une hypothèque militaire. Cependant la décadence rapide des Provinces-Unies avait enlevé toute valeur à une combinaison qui remettait à leur garde les forteresses de la Barrière. Les Hollandais n'avaient pas même résisté à l'invasion française de 1744, et en 1781 ils avaient laissé expulser leurs garnisons par Joseph II. Il ne pouvait plus être question, en 1814, de leur assigner de nouveau un rôle qu'ils seraient moins capables encore de jouer. D'autre part, reconnaître l'indépendance de la Belgique et lui confier la mission de se défendre elle-même au profit de l'Europe, il n'y fallait pas songer. Le pays était trop faible pour son importance. Si l'on voulait qu'en une prochaine guerre un nouvel assaut de la France vînt se briser contre lui, il n'existait qu'un moyen : ajouter son territoire à celui de la Hollande, « amalgamer » les deux peuples et faire de leurs faiblesses réunies une force assez grande pour se défendre et pas assez pour inquiéter leurs voisins. Ainsi une barrière nouvelle, plus solide et plus efficace que l'ancienne, serait érigée. La servitude militaire à laquelle la Belgique seule avait été astreinte en 1715 serait imposée cette fois à la Belgique et à la Hollande.
Déjà pendant la révolution brabançonne, Londres et Berlin avaient envisagé l'éventualité d'une entente étroite, au profit de la maison d'Orange, des deux parties des Pays-Bas. Il avait suffi de flatter la vanité du pauvre van der Noot pour le rallier à ce projet qui n'avait d'autre but que d'utiliser, au détriment de l'Autriche, l'insurrection des Belges (Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 462.) (page 233) Au reste, la facile victoire des Autrichiens sur les troupes du Congrès avaient remis les choses en état et interrompu les pourparlers ébauchés. Mais les événements ne tardèrent pas à ramener l'attention sur une idée que la situation internationale devait naturellement réveiller dans la mémoire des diplomates. L'Autriche laissait trop clairement apparaître sa tiédeur à l'égard des Pays-Bas pour que l'on pût encore espérer les confier à sa garde après les avoir enlevés à la France. Il fallait donc les assigner à un prince qui, par la situation de ses propres Etats, fût en mesure de les défendre à l'avenir. Guillaume d'Orange était tout désigné au choix des puissances alliées. Il l'était d'autant plus qu'expulsé par la République batave, il ne comptait que sur elles pour reprendre le pouvoir et que son intérêt le solidarisant à leurs desseins, elles pouvaient sans hésitation augmenter ses forces sans craindre qu'il en abusât. Aussi, lors du traité anglo-russe de 1798, avait-on étudié une vaste opération en vue de reconquérir la Hollande d'abord, la Belgique ensuite, et dont l'aboutissement eût été l'union des deux pays qui, soudés l'un à l'autre, eussent formé bloc contre la France. Lord Granville était tout acquis à cette combinaison (H. T. Colenbrander, Ontstaan der grondwet, t. II, p. 1 et suivantes. Cf. A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. V, 357). Le pitoyable résultat du débarquement du Helder en 1799 ruina les espoirs que l'on avait échafaudés sur elle. Son seul résultat fut d'aigrir l'Autriche, vexée d'avoir vu ses partenaires disposer d'un pays dont elle ne voulait plus, mais dont elle ne voulait pas qu'on s'occupât sans elle, et d'exciter la défiance du cabinet de Londres contre le prince Guillaume dont les agents secrets avait maladroitement laissé entrevoir une ambition trop impatiente et trop indépendante (Gedenkstukken 1798-1801, t. I, 425).
Pourtant, on ne devait plus s'écarter de la voie qu'on s'était fixée (Voy. Ch. Piot, Les agissements de la politique étrangère en Belgique vers la fin du XVIIIe siècle. Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, 4e série, t. IV (1877). p. 15 et suivante. ; Colenbrander, De Bataafsche Republiek, p. 187 ; Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 289.)
. En 1803, après la rupture de la paix d'Amiens, on (page 234) s'entretenait de nouveau de la fondation d'un royaume des Pays-Bas, dont la protection eût été confiée à la Prusse (A. Sorel, op. cit., t. VI, p. 315, 391, 416). Le tsar en conférait en 1804 avec William Pitt et, en 1805, on en insérait le projet dans le traité du 11 avril entre l'Angleterre et la Russie. Il était décidé en principe que la Hollande recevrait un « arrondissement convenable » dans les Pays-Bas autrichiens. Et à la même date, l'abbé Piatoli envisageait l'érection future d'un royaume des deux Belgiques.
Une question d'ordre colonial contribuait encore à affermir dans ses vues le gouvernement de Londres qui, en guerre avec la République batave, s'était emparé successivement de toutes les colonies hollandaises et comptait fermement en conserver sa part. Dès lors, il lui était indispensable de fournir, au jour du règlement des comptes, un dédommagement à Guillaume d'Orange. Quel coup de génie que de désintéresser ce créancier en lui procurant une situation qui, tout en protégeant l'Angleterre sur le continent, la laisserait encore maîtresse d'un superbe domaine au-delà des mers. Aussi, lorsque la catastrophe de Russie permit enfin d'entrevoir la chute prochaine de Napoléon, lors Castlereagh estima-t-il le moment venu de préparer une solution doublement profitable à son pays. Durant l'année 1813, il ne cesse plus d'en causer avec Guillaume. Conversation épineuse, car les appétits du prince se révèlent plus grands à mesure qu'il aperçoit plus nettement qu'on a besoin de lui, et il faut prendre garde encore, en abattant prématurément le jeu, d'exciter les susceptibilités de l'Autriche et de décevoir les convoitises de la Prusse (Sur ces pourparlers, voir Colenbrander, Ontstaan, etc., p. 1 et suivantes et son introduction aux Gedenkstukken 1813-1815, où se trouve une bonne carte des différents projets ébauchés pour les frontières du royaume des Pays-Bas).
. On ne cesse donc de tracer sur la carte des frontières qui vont et viennent au gré des péripéties du marchandage. Pour l'Angleterre, il importe avant tout de couvrir Anvers et les bouches du Rhin ; pour Guillaume, de tailler le plus largement possible son futur domaine. Nul souci dans tout cela de l'intérêt ou des aspirations des peuples. Dans le silence du cabinet, la raison d'Etat (page 235) et l'intérêt dynastique disposent des hommes et des territoires.
Le prince revendique non seulement la Belgique, mais la rive gauche du Rhin jusqu'à la Moselle. Castlereagh, préoccupé de la Prusse, veut restreindre ses prétentions à une ligne qui ne dépasserait pas Malines, Maestricht, Juliers et Cologne ou même Düsseldorf. Pourtant les terres dont on dispose ainsi sont toujours occupées par la France, et l'imagination peut se donner carrière aussi longtemps qu'elle ne se donne carrière que sur le papier. Mais l'insurrection de la Hollande, le débarquement de Guillaume à Scheveningen et bientôt après l'occupation de la Belgique par les alliés transformèrent, en 1814, la possibilité en réalité. Aussitôt l'activité de Guillaume se déploie. Il cherche fébrilement à prendre les devants et à placer les Puissances devant le fait accompli. Ses émissaires se répandent par la Belgique (Ch. van Outryve d’Ydewalle, Une campagne de propagande hollandaise en Belgique en 1815. Revue Générale, 1925) ; il envoie à l'Etat-major de Bulow, le comte van Zuylen van Nievelt comme agent politique ; à Gand, il est en rapport avec les industriels Huyttens et Bauwens. Des brochures pleines de promesses cherchent à lui gagner le clergé et la noblesse. Elles dévoilent les perspectives les plus engageantes. Les Belges. étant plus nombreux que les Hollandais, quel rôle ne sont-ils pas appelés à jouer dans un royaume où ils exerceront évidemment l'influence essentielle ! Tout est mis en œuvre pour capter l'opinion. A Bruxelles, des gens du bas peuple, gagnés à prix d'argent crient « Oranje boven ! » Le duc de Clarence fait applaudir à l'opéra le fils de Guillaume, le jeune prince Frédéric (Gedenkstukken 1813-1815, p. 42, 56, 327, 428, 460, 470, 513, 515).. Les gazettes regorgent d'articles de propagande. Sans doute, la répugnance des Belges à accepter une union avec un peuple calviniste n'est pas douteuse. Mais enfin tant d'efforts risquent de créer parmi eux une agitation fâcheuse. Il importe qu'ils attendent sans parler l’avenir qu'on leur réserve, et l'impatience de Guillaume pourrait les pousser à protester. D'ailleurs elle est intempestive et outrecuidante. Lui aussi, doit s'incliner devant le droit de conquête des alliés. (page 236) Ses menées irritent l'Angleterre et inquiètent la Prusse qui compte toujours sur la ligne de la Meuse et, plus fermement, sur l'Allemagne rhénane.
Cependant, le 1er mars 1814, à Chaumont, les Puissances ont décidé, par un article secret, que « la Hollande, Etat libre et indépendant sous la souveraineté du prince d'Orange » recevra un « accroissement de territoire » et « une frontière convenable ». Mais quelle sera cette frontière ? Le 30 mai, le traité de Paris rétablissant la paix entre la France et les alliés, ne résoud pas encore la question. S'il reconnaît, également dans un article secret, que l'établissement d'un juste équilibre en Europe exige que « la Hollande soit constituée dans des proportions qui la mettent à même de soutenir son indépendance par ses propres moyens », s'il lui transfère « les pays compris entre la mer, les frontières de la France telles qu'elles sont déterminées par le traité, et la rive gauche de la Meuse », il remet à plus tard de fixer « suivant ses convenances et celles de ses voisins » l'étendue de ce qu'elle recevra à droite du fleuve. Ici, force est bien de tenir compte des revendications prussiennes et de se borner à dire que les régions rhénanes réunies à la France depuis 1792 « serviront à l'agrandissement de la Hollande et à des compensations pour la Prusse et d'autres Etats allemands ».
Il ne suffisait pas de délimiter le territoire du futur royaume, il fallait encore en assurer la solidité. C'est à quoi pourvurent les « huit articles » que lord Castlereagh amena, non sans peine, le prince souverain à accepter le 21 juillet. Tout y est combiné de telle sorte que « l'amalgame le plus parfait » entre la Belgique et la Hollande garantisse l'unité de l'Etat. La volonté de l'Europe sur ce point est formelle, et elle s'arroge le droit d'imposer au prince les conditions qui l'empêcheront de compromettre cette unité en avantageant les Hollandais au détriment des Belges. En conséquence, il s'engage à garantir à tous les cultes protection et faveur égales, à rendre tous les citoyens accessibles aux emplois publics, à reconnaître à toutes les provinces les mêmes avantages commerciaux, à faire modifier de commun accord par les Belges et les Hollandais la (page 237) constitution déjà établie en Hollande et enfin à assurer aux premiers une « représentation convenable » aux Etats-Généraux qui se réuniront alternativement tantôt dans une ville belge, tantôt dans une ville hollandaise. Ainsi la force de l'Etat découlera de son unité, et cette unité sera sauvegardée par les précautions prises pour qu'elle résulte de l'égalité imposée à ses parties. Si l'on déclare commune la dette qui, écrasante en Hollande, est très légère en Belgique, cet inconvénient n'est-il pas largement compensé par le droit qu'auront les Belges de trafiquer aux colonies hollandaises et par l'attribution aux seuls Hollandais des frais résultant de l'entretien des digues ?
On avait enfin réglé l'essentiel. Guillaume était satisfait. La cession du Cap, d’Essequibo, de Demerary et de Berbice à l'Angleterre ne lui paraissait pas payer trop chèrement la couronne qu'il allait ceindre. Il ne lui restait plus qu'à solliciter le Congrès de Vienne pour la délimitation définitive des frontières. En attendant, il obtint le gouvernement de la Belgique auquel il aspirait impatiemment. Le 31 juillet 1814, il venait prendre à Bruxelles la place du baron Vincent. Sa proclamation aux Belges, le 1er août, leur laissa croire que c'était à eux et non à la Hollande ou pour mieux dire au prince-souverain de la Hollande que les Puissances avaient accordé un « accroissement de territoire ». Mais elle abondait en effusions sincères et la joie du succès y avivait encore la bienveillance des promesses. Guillaume y annonçait la beauté d'un avenir où l'intérêt de l'Europe allait se concilier avec celui de ses sujets « heureux, disait-il, si en multipliant mes titres à votre estime, je parviens à préparer et à faciliter l’union qui doit fixer votre sort et qui me permettra de vous confondre dans un même amour avec un peuple que la nature elle-même semble avoir destiné à former avec ceux de la Belgique un Etat puissant et prospère » (Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. II, p. 451).
Pourtant il restait encore des difficultés à vaincre. La Prusse, furieuse d'avoir dû céder devant l'Angleterre, cherchait à prendre sa revanche. Elle parlait de faire entrer les Pays-Bas dans la Confédération germanique. Elle se déclarait opposée à (page 238) toute extension de leur part dans des pays allemands et même dans le Luxembourg. Elle taxait Guillaume d'ingratitude et Hardenberg déclarait que les Prussiens étaient les seuls auteurs de l'affranchissement de la Hollande et que sans eux son soulèvement n'aurait servi de rien (Gendenstukken 1813-1815, p. 718). Ces accès de mauvaise humeur n'effrayaient pas le prince. Le cabinet de Londres garantissait sa situation. Au mois d'août, le gouvernement anglais, en signant avec lui la répartition des colonies, lui promettait deux millions sterling destinés à la construction des forteresses à ériger contre la France et trois autres millions à affecter aux frais de consolidation du futur royaume.
Des mesures furent prises aussitôt pour prouver à l'Europe que sa « barrière » serait bien gardée. La principale était l'organisation d'une armée. Le 15 août les régiments constitués en Belgique par les alliés étaient fusionnés avec les troupes hollandaises ou plutôt confondues avec elles dans une seule masse, grâce à l'application à ceux-là des règlements en usage dans celles-ci. La discipline, pour bien affirmer sans doute la rupture avec la tradition française, rétablissait pour les soldats la peine de la bastonnade. En revanche, les commandements importants furent réservés à des Hollandais, comme Chassé ou Trip, formés au service de Napoléon. A côté d'eux, d'autres officiers généraux, comme de Constant Rebecque comme Cruykenbourg et le duc de Saxe-Weimar, sortaient du service des alliés. Le fils aîné de Guillaume, le prince d'Orange, qui avait brillamment combattu en Espagne avec Wellington, recevait aussi un commandement.
Pour les Belges sans doute, cette armée, dont l'état-major ne renfermait que bien peu de leurs compatriotes et dont le drapeau portait les couleurs de la maison d'Orange, apparaissait comme une armée étrangère. Mais leurs soldats, comme leur territoire, pouvaient-ils être, dans les conditions où l'on se trouvait, autre chose qu'un « accroissement » ? En somme, on avait fait tout ce qu'il était possible de faire. C'était déjà beaucoup que d'avoir pu constituer rapidement une force d'à peu près 30,000 hommes.
(page 239) C'était beaucoup aussi pour Guillaume que d'avoir été reçu paisiblement à Bruxelles. Il savait bien que l'opinion était mal disposée à son égard. Mais il lui suffisait qu'elle ne protestât pas, et elle s'abstint, en effet, de toute démonstration, se résignant à l'inévitable. Très habilement d'ailleurs, il s'efforça d'apaiser les répugnances du clergé à passer sous le pouvoir d'un prince calviniste. Il savait que les vicaires généraux du diocèse de Gand venaient d'envoyer au Congrès de Vienne une pétition demandant le rétablissement de l'Eglise dans tous ses droits : dîmes, tribunaux ecclésiastiques, monopole de l'enseignement, etc. Il fallait au moins donner des gages à ces obstinés et leur témoigner des sentiments rassurants. 200,000 francs furent affectés aux traitements des prêtres. L'interdiction de travailler les dimanches et les jours de fête, fort négligée « par suite des principes révolutionnaires que la réunion de la Belgique à la France y a propagés au mépris des lois divines, ecclésiastiques et civiles » rentra strictement en vigueur. Et quelques jours plus tard, le gouvernement, pour être agréable aux catholiques, leur imposait de se munir, avant le mariage civil, d'un certificat de leur curé, et rétablissait, dans les serments en justice, l'invocation de la divinité.
Cependant le Congrès de Vienne délibérait et la Prusse restait accrochée à la ligne de la Meuse. Sans se préoccuper de se mettre d'accord avec les théories linguistiques qui, à partir de cette époque, commencent à servir de prétexte aux ambitions allemandes, elle se montrait décidée à englober dans ses frontières les territoires wallons de la rive droite du fleuve et revendiquait obstinément le Luxembourg. (Note de bas de page ; Le 19-20 avril 1814, van Spaen écrit à van Nagell que certains princes allemands, pour contrecarrer les projets de Guillaume « ont constamment tâché de répandre, et de faire goûter la maxime, malheureusement assez spécieuse mais dont l'application deviendrait fort étendue, que ce ne sont ni les montagnes ni les fleuves mais la conformité du langage, qui forment les limites naturelles des Etats ». Gedenkstukken, 1813-1815, p. 538). Elle était une voisine insupportable, rogue, hargneuse et habile à faire naître d'irritants incidents de frontières. Pour s'en débarrasser, il fallut bien consentir, sur les conseils impératifs de l'Angleterre, (page 240) à de nouveaux sacrifices. Moyennant l'abandon de ses Etats héréditaires de Nassau, Guillaume obtint enfin la cession de l'ancien duché de Luxembourg. Il dut consentir toutefois à l'entrée de celui-ci dans la Confédération germanique, dont les troupes furent chargées de tenir garnison à Luxembourg même. A ce prix, les Prussiens consentirent à évacuer la ligne de la Meuse. Encore fallut-il leur céder, en compensation des prétentions qu'ils élevaient sur Rolduc, les territoires d'Eupen, de Malmédy et de Saint-Vith.
Mais enfin le but essentiel était atteint. Dans son ensemble, le bloc des neuf départements réunis était assigné au royaume des Pays-Bas. La fusion du pays de Liége avec la Belgique, telle que l'avait consacrée l'organisation départementale en 1795 restait acquise. En dépit des convoitises prussiennes, le sol belge demeurait, à bien peu de chose près, ce qu'il était depuis la paix d'Utrecht. L'emprise de la Confédération germanique sur le Luxembourg ne pouvait, en aucun cas, influer sur l'unité de l'Etat. A ce point de vue, elle n'était et elle ne fut jusqu'en 1830 qu'une satisfaction théorique accordée à l'Allemagne. Si le Congrès de Vienne s'y rallia, c'est qu'elle augmentait, en intéressant celle-ci à la défense d'une forteresse de premier ordre, la solidité de la barrière élevée contre la France.
Leur libération suscita parmi les populations d'Outre-Meuse, une joie dont Guillaume ne manqua pas de profiter. Elles avaient été traitées en pays ennemi, soumises au recrutement, obligées de porter la cocarde prussienne, excédées de la brutalité et de l'arrogance des occupants. Leur vœu le plus cher s'accomplissait par leur union à leurs anciens compatriotes, et la décision de Vienne fut saluée par elles comme un bienfait.
Brusquement, le débarquement de Napoléon Ier sur la côte de Provence le 1er mars 1815, remettait tout en question. Dans cette nouvelle péripétie, Guillaume agit avec autant d'adresse que de résolution. Sans attendre la promulgation de l'acte définitif du Congrès de Vienne, qui n'eut lieu que le 9 juin, il prenait à La Haye, le 16 mars, le titre de roi des Pays-Bas. Si son impatience mettait l'Europe devant le fait accompli, elle ne (page 241) faisait que devancer la décision déjà prise et personne ne pouvait en prendre ombrage. Au contraire, en agissant comme il le faisait, le prince se compromettait irrémédiablement aux yeux de l'ex-empereur et en brusquant ses alliés, il affirmait du même coup l'indissolubilité de sa cause avec la leur. Certes il était bien aise aussi de profiter de la crise qui s'ouvrait, pour échapper à l'ennui de devoir longuement préparer et discuter les formalités de son couronnement. Et il y trouvait encore l'avantage de n'avoir point à recevoir à Bruxelles une couronne que Napoléon lui fournissait un excellent prétexte de ceindre à La Haye en même temps que son épée.
Un esprit aussi réfléchi que le sien ne se fit sans doute aucune illusion sur le dénouement du dernier épisode de l'épopée napoléonienne. Il ne pouvait se dissimuler que la victoire était aussi certaine que la guerre et qu'il était plus certain encore que les Pays-Bas seraient le théâtre de l'une et de l'autre. Déjà les Anglais débarquaient à Ostende et les armées prussiennes se pressaient de nouveau vers la Meuse, tandis que, derrière elles, s'ébranlaient les masses de l'Autriche et de la Russie. La catastrophe de l'empereur se ferait peut-être chèrement payer mais elle était inévitable. Et elle serait à coup sûr d'autant plus lucrative qu'elle aurait coûté davantage. Car cette fois, ce n'était plus à Napoléon seul qu'on allait s'en prendre, mais à la France elle-même dont la volte-face était un défi jeté à l'Europe. Il fallait s'attendre à ce qu'on lui imposât de fructueuses rectifications de frontières, occasion inespérée de renforcer la barrière qui, à peine établie, allait être soumise à une si rude épreuve. Le gouvernement laissait des brochures réclamer l'annexion aux Pays-Bas de toutes les forteresses françaises de première ligne entre Calais et le Rhin. Louis XVIII venait de se réfugier à Gand. On remarqua que Guillaume affecta de ne pas le voir, et cette réserve ne fut sans doute qu'un moyen d'échapper à des conversations qui eussent pu être embarrassantes.
Aucune agitation cependant ne se manifestait dans le pays. Le « vol de l'aigle » n'y avait provoqué que de l'inquiétude. Après tant de bouleversements, on était trop las pour aspirer (page 242) à quoi que ce soit qui ne fût pas le repos. Vainement quelques impérialistes cherchaient à discréditer Guillaume auprès des « libéraux » en exploitant contre lui ses récentes concessions à l'Eglise. Un pamphlet Le cri de l'oppression recommandait aux Belges de se « jeter dans les bras de la France » puisque « le Congrès de Vienne n'a pas encore disposé de nous ». Le 14 mars, le duc d'Ursel écrivait à Falck que les troupes belges étaient « animées d'un mauvais esprit », que les jeunes gens ayant servi sous les drapeaux de l'empereur avaient été « ensorcelés » par lui, et que si Napoléon mettait le pied sur le territoire, « il aurait bientôt employé à son profit les ressources qui doivent nous servir à l'écarter. » (Gedenkstukken 1813-1815, p. 746. Cf. p. 343). Ces craintes ne devaient pas se réaliser. Aucune émotion ne se manifesta quand l'armée française franchit la frontière (15 juin). A Waterloo, les soldats belges firent leur devoir. Ils combattirent aussi bravement sous les ordres de Wellington qu'ils l'avaient fait sous ceux de Napoléon (Sur leur conduite, voir H. Houssaye, 1815, p. 341, 347, 363, 386, 391, 395, 415 et F. de Bas et J. de T' Serclaes de Wommersom, La campagne de 1815 aux Pays-Bas d'après les rapports officiels néerlandais).
Mais on ne peut s'étonner que la victoire n'ait pas causé dans le pays le moindre enthousiasme. Pour les Belges, en effet, ce qu'elle avait tranché, ce n'était pas la question de leur indépendance, mais celle de leur annexion. Sans doute, ils avaient été excédés du despotisme impérial. Mais que leur réservait l'avenir ? Courbés jadis sous la volonté de Napoléon, ils l'étaient maintenant sous la volonté de l'Europe. Les Puissances avaient disposé d'eux en vertu du droit de conquête. Il leur semblait, et il devait leur sembler, qu'en passant sous le pouvoir de Guillaume, ils n'avaient fait que changer de domination. Seuls les gens en place faisaient éclater, comme ils l'avaient fait si souvent aux jours glorieux de l'Empire, une joie de commande. Ils assistèrent aux Te Deum après Waterloo comme ils y avaient assisté après Austerlitz. Pour le public, il n'y avait de possible qu'une seule attitude, celle du recueillement dans l'attente.
(page 243) La deuxième paix de Paris (20 novembre 1815) ne répondit pas aux espérances de Guillaume. Il en avait attendu un nouvel « accroissement » et tout au moins l'adjonction à son royaume de Charlemont, de Givet, de Condé, de Valenciennes, du Quesnoy et de Maubeuge. Il dut se contenter d'être mis à la portion congrue. L’Europe, à qui il devait tout, ne le voulait pas trop puissant. Le rôle qu'elle lui avait assigné était d'être utile sans pouvoir être dangereux. La prétention de cet ancien Stadhouder à passer pour un prince de droit divin, agaçait les monarques au rang desquels il voulait se hausser. Force lui fut d'accepter ce qu'on lui offrit. Les vainqueurs, plus sévères envers la France qu'ils ne l'avaient été l'année précédente, la ramenaient cette fois à ses limites de 1789. Elle dût céder Philippeville, Marienbourg et Bouillon qui furent adjoints au royaume des Pays-Bas, avec quelques villages jadis détachés du Hainaut et entrés dans le département du Nord. Désormais, la frontière franco-belge ne devait plus subir de remaniements. Elle est restée jusqu'aujourd'hui conforme au tracé qu'elle reçut alors.
Des conventions ultérieures réglèrent en 1816 quelques questions litigieuses. La maison de La Tour d'Auvergne renonça, moyennant une indemnité, aux droits qu'elle revendiquait sur le duché de Bouillon. Des traités passés avec la Prusse (26 juin et 7 octobre) précisèrent, de son côté, les délimitations réservées par le Congrès de Vienne. L'impossibilité de se mettre d'accord sur la possession des mines de zinc de la Vieille Montagne, fit remettre à plus tard une solution. En attendant, Moresnet fut laissé dans l'indivision et jouit en fait d'une sorte de neutralité qui devait se prolonger jusqu'au jour de son attribution à la Belgique par le traité de Versailles en 1919.
Le royaume des Pays-Bas constitué par l'Europe en devenait une pièce essentielle, et son intégrité, liée au système général de l'équilibre politique, devait être garantie à jamais. De l'indemnité de guerre payée par la France, soixante millions furent affectés à la construction des forteresses qui allaient constituer cette barrière dont l'érection était la raison d'être du nouvel Etat. Le duc de Wellington en inspira le plan (page 244) général et en surveilla l'exécution. La double préoccupation de parer à une agression française et de garantir, en cas de guerre, les communications avec la Grande-Bretagne, décida du choix des places. Sur la côte, Ostende et Nieuport ; sur la ligne de l'Escaut, Anvers, Termonde, Gand, Audenarde et Tournai ; sur celle de la Meuse, Liége, Huy, Namur, Dinant ; le long de la frontière Ypres, Menin, Ath, Mons, Charleroi, Philippeville, Mariembourg, s'appuyant vers l'est aux formidables bastions de Luxembourg, constituèrent un système de défense qui dût paraître impénétrable dans sa surabondance.
La Belgique, qui avait été jusqu'alors le champ de bataille de l’Europe, en devenait le camp retranché. Mais la sollicitude que les Puissances manifestaient à son égard était naturellement intéressée. Les Pays-Bas, disait Gourieff, sont « la clef de l'Europe » (Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 401. Nesselrode considère que les forteresses des Pays-Bas sont « pour ainsi dire des forteresses européennes ». Ibid., p. 396). Leur roi en était donc le portier, et de là à s'arroger le droit de surveiller sa conduite, il n'y avait qu'un pas. Il dut accepter une sorte de tutelle militaire. On lui fit sentir qu'il n'était pas seul maître chez lui et que, si ses alliés le protégeaient, ils entendaient aussi qu'il se conformât à leurs « conseils ». L'Angleterre, l'Autriche, la Russie et la Prusse s'engageaient à garantir l'existence du royaume, mais il fallait en revanche que Guillaume s'obligeât à en organiser la défense conformément à leurs vues. Le 15 novembre 1818, la « convention des forteresses » lui « recommandait » de faire occuper en cas de casus foederis, les forteresses d'Ostende, d'Ypres, de Nieuport et de l'Escaut par les troupes de Sa Majesté britannique, les autres, par les troupes de Sa Majesté prussienne.
Si désagréablement qu'il ressentît cette mainmise, Guillaume ne pouvait y échapper. Du moins voulut-il, en se plaçant sous l'égide de l'Angleterre, parer à ce qu'une immixtion collective dans ses affaires pouvait avoir de trop déplaisant. La reconnaissance eut sa part aussi dans une déférence qui (page 245) ressembla parfois de bien près à celle d'un client. Le duc de Wellington fut créé prince de Waterloo et une rente perpétuelle, que la Belgique paye encore, fut constituée sur la forêt de Soignes, en faveur de sa maison. L'affectation de se régler en tout sur les désirs de la cour de Londres alla si loin que le public s'en aperçut et s'en amusa. « Voilà le roi qui va faire visite à notre préfet », disaient les Bruxellois quand ils voyaient le carrosse de Guillaume se diriger vers l'ambassade d'Angleterre Gedenkstukken, 1815-1825, t. I, p. 603).
Ce n'est pas seulement d'une hypothèque militaire, mais aussi d'une hypothèque politique qu'était grevé le royaume. En acceptant les huit articles, au mois de juillet 1814, Guillaume s'était imposé l'obligation de constituer l'Etat suivant les vues de ses alliés. Par considération pour eux, il avait à l'avance limité l'exercice de ses droits souverains. Et peut-être n'attachait-il tant de prix à s'intituler roi par la grâce de Dieu que pour dissimuler qu'il ne l'était que par la grâce de l'Europe.