(paru à Bruxelles, vers 1934)
(page 25) Cependant les libéraux hostiles à l’union avaient déchaîné leurs indignations. Devaux donnait le mot d’ordre dans la Revue Nationale qu’il avait fondée en 1839. Il réclamait nettement pour son opinion la prépondérance politique en Belgique. C’est en vertu de cette doctrine qu’il avait appuyée, et c’est d’ailleurs par cet appui qu’il avait compromis le ministère Lebeau de 1840. C’est sur cette doctrine que l’on allait baser la politique du nouveau parti. Le 14 juin 1846, un Congrès libéral se réunit à l’hôtel de ville de Bruxelles ; il était présidé par Defacqz, président de la société L’Alliance dont nous avons parlé, grand maître de la maçonnerie belge ; cette assemblée formula le programme : progrès - indépendance du pouvoir civil contre toute influence religieuse - réforme électorale - amélioration du sort des classes peu aisées - organisation d’un enseignement public sous la direction exclusive de l’autorité civile - fondation dans chaque arrondissement d’une association libérale destinée à choisir et à faire nommer les candidats libéraux.
On est un peu surpris, à un siècle de distance, de l’émotion que cette initiative souleva en Belgique et à l’étranger. Le Roi Louis-Philippe lui-même s’en alarma et en écrivit au Roi Léopold ; il ne craignit pas d’évoquer à ce sujet la commune de Paris dictant ses lois à la Convention nationale. En réalité, (page 26) si ce congrès libéral fut nettement dirigé contre le clergé, il n’eut rien de révolutionnaire ni même d’inconstitutionnel. Un parti politique se formait, voilà tout! Les catholiques pouvaient le regretter mais la réaction légitime et logique de cet événement ne devait pas aller plus loin que la fondation d’un parti catholique en face du nouveau parti.
Ils n’y songèrent pas encore ; l’heure n’avait pas sonné. Il n’est pas inutile d’en rechercher les causes.
Un parti qui se donne pour mission de défendre les intérêts religieux ne peut se constituer qu’avec l’assentiment bienveillant de l’autorité ecclésiastique, seule compétente pour déterminer quels sont ses intérêts et de quelle manière ils peuvent être défendus. L’Eglise a le droit de trouver inopportun qu’un parti politique se charge de traiter des intérêts ecclésiastiques avec l’Etat. Elle est une puissance reconnue ; elle a le droit de ne négocier que de puissance à puissance, par mandataires qui la représentent officiellement. C’est un peu la forme qu’avait adoptée, en 1830, le Cardinal-Archevêque de Malines en s’adressant au nouveau Souverain de Belgique, le Congrès national et en lui demandant la liberté. C’est la forme qu’a adoptée Pie XI lorsqu’il a conclu le traité de Latran avec le Roi d’Italie et le concordat avec le Reich.
Rome ne paraissait pas, en 1846, disposée à confier à un parti politique le soin de défendre sa cause auprès du gouvernement belge.
Pie IX venait de remplacer Grégoire XVI (le 16 juin 1846) ; il n’avait pas encore eu le temps de pratiquer une politique nouvelle et chacun sait que son prédécesseur avait plus de confiance dans l’autorité des vieux gouvernements monarchiques que dans la liberté des démocraties.
En 1846, l’année de son avènement, le nouveau Pape disait à notre ambassadeur, le Prince de Chimay, que la religion ne doit jamais se mettre au (page 27) service d’un parti sous peine de s’amoindrir. En 1848, il manifestait au Prince de Ligne, notre nouvel ambassadeur, sa ferme intention de rappeler à son devoir tout évêque belge qui se laisserait entraîner sur le terrain des luttes politiques par un zèle mal entendu. « La Cour de Rome, disait de son côté à un de nos agents, l’ancien nonce à Bruxelles, Mgr Fornari, ne veut pas que les Evêques interviennent dans ce qui est du domaine du gouvernement temporel (Dépêches du Prince de Chimay, 8 nov. 1846 - du Prince de Ligne, 11 décembre 1848 - de M. H. de Brouckère, 14 décembre 1849 et 22 janvier 1850, citées dans la Belgique et le Vatican, 1880, page XXXV de l’exposé historique). Le Pape se réservait d’ailleurs de défendre lui-même les intérêts de l’Eglise en Belgique puisque le 20 mai 1850, dans une réunion du Consistoire, il parlait des périls que la religion courait dans notre pays et faisait appel au Roi des Belges et à son gouvernement pour seconder le clergé dans son œuvre bienfaisante.
La formation du parti catholique se fut heurtée d’ailleurs à un autre obstacle. Aux constituants imbus des doctrines menaisiennes, le Chef de l’Eglise avait signifié - nous l’avons dit - que, du point de vue doctrinal, la législation libérale dont ils étaient si fiers n’était pas un chef-d’œuvre.
Quelle désillusion ne dut pas être l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI pour la droite du parti unioniste qui, à la suite de Lamennais, proclamait que la religion n’a rien à gagner à la protection des pouvoirs publics, qu’elle doit rejeter pour toujours cette alliance néfaste de l’Eglise et de l’Etat ; qu’elle ne peut chercher les succès et la prospérité que dans l’exercice de toutes les libertés ! Le 15 août 1832, le Souverain Pontife avait formellement condamné cette doctrine ; la liberté de conscience et des cultes, disait-il, n’est pas un droit propre à chaque homme ; c’est un délire de prétendre (page 28) qu’elle doit être proclamée et assurée dans tout Etat bien constitué et que les citoyens ont droit à la pleine liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions, quelles qu’elles soient, par la parole, par l’imprimerie ou autrement sans que l’autorité ecclésiastique ou civile puisse la limiter.
Parvenu dans l’édition de 1842 de son Histoire du Royaume des Pays-Bas à l’encyclique Mirari vos, Gerlache y voit « l’un des événements les plus mémorables de l’époque ». « Cette pièce, ajoute-t-il fit grande sensation parmi les catholiques et opéra une sorte de revirement dans beaucoup d’esprits. » (Cité p. 237 par le Baron Pierre de Gerlache dans son bel ouvrage « Gerlache et la fondation de la Belgique indépendante ». Il nous paraît que l’auteur, dans son désir de ne pas contredire aux conclusions de certains historiens, minimise un peu l’effet du document pontifical, effet qui fut si considérable au jugement de son grand ancêtre.)
Bien que l’on ne voie guère l’expression publique de ce revirement dans les discussions du Parlement, on peut affirmer, avec Gerlache, que la conscience de nombreux catholiques fut troublée et leur enthousiasme pour les libertés constitutionnelles singulièrement refroidi par cette encyclique qui n’admettait l’orthodoxie de notre Constitution qu’en vertu des circonstances. Dans les instructions à l’internonce déjà citées, le Saint-Siège constate que les discussions sont très ardentes dans le jeune clergé, entre partisans et adversaires de l’école menaisienne.
Si les jeunes catholiques de 1847 n’avaient pas été touchés par cette condamnation et par ces controverses, comment expliquer qu’en 1864, alors que ces jeunes étaient devenus des hommes murs, le Cardinal-Archevêque de Malines ait cru devoir réfuter (La Constitution belge et l’encyclique de Grégoire XVI, Malines, van Velsen, mars 1864) longuement et publiquement pour la (page 29) seconde fois, les critiques suivantes dont il attribue quelques-unes à des personnes religieuses :
L La Constitution a sacrifié les vrais principes en accordant la liberté des cultes, de la presse, d’association ;
\2. Elle a rétabli légalement l’indifférentisme ;
\3. Elle aurait dû déclarer la religion catholique religion d’Etat ;
\4. En établissant la liberté des cultes, elle a rendu la loi athée ;
\5. Elle n’eut pas dû proclamer que nul ne peut être contraint d’observer le jour de repos d’un culte ;
\6. Elle n’eut pas dû ordonner que le mariage civil précédera la bénédiction nuptiale ;
\7. En proclamant que tous les pouvoirs émanent de la nation elle a repris une doctrine erronée de J.-J. Rousseau ;
\8. En mettant à la charge de l’Etat les traitements des ministres des cultes dissidents, elle le fait coopérer aux prédications et aux autres actes de leur ministère.
Si les consciences des jeunes catholiques d’alors n’avaient pas été troublées par cette condamnation doctrinale, comment expliquer que, parvenus à l’âge mûr, M. Perin, professeur de droit public à l’Université de Louvain, les fondateurs du Bien Public (1853) et de beaucoup d’autres journaux catholiques aient unanimement souhaité que l’on préparât les esprits à une modification de la Constitution dans le sens des véritables lois de la société chrétienne?
En résumé, il eût été très difficile de grouper des laïques pour fonder un parti catholique à l’époque où se formait le, nouveau parti libéral parce que l’on n’eût pas eu grand appui de Rome et que les catholiques se seraient probablement séparés en deux groupes, les uns proposant comme programme la révision des lois constitutionnelles dans le sens (page 30) de la pure doctrine catholique, les autres, les parlementaires, restant attachés à nos libertés et cherchant à favoriser l’action religieuse dans le cadre de la Constitution.
Les parlementaires s’en tinrent donc obstinément à l’unionisme bien que l’unionisme eût tous les défauts d’une chose morte.
L’élan que le congrès libéral de 1846 avait imprimé au nouveau parti amena la chute du second ministère de Theux aux élections de 1847. Une administration se constitua où se rencontrèrent d’anciens unionistes d’aile gauche, tel Rogier, à côté d’un des jeunes fondateurs du nouveau parti, Frère-Orban, qui devait en devenir bientôt le chef incontesté. Né en 1812, trop jeune donc pour prendre part à la révolution de 1830, il n’avait connu l’unionisme que pour le combattre. Délégué au Congrès libéral par l’association de Liége, il s’était aussitôt placé hors de pair. D’une grande puissance de travail, d’une intelligence remarquablement étendue et pénétrante, autoritaire et hautain même avec ses amis politiques, il dominait presque tous ses adversaires de la puissance de son éloquence passionnée quoique parfaitement classique, de sa dialectique serrée et de son ironie dédaigneuse. Quand, dans des lettres privées, le nonce Vanutelli parlera plus tard de lui, sans vouloir citer son nom, il l’appellera M. Jupiter. Il était, avec Rogier, le dirigeant de ce ministère libéral du 12 août 1847.
Les députés de droite ne songèrent pas à faire une guerre au couteau à ce gouvernement qui inaugurait cependant une politique nouvelle. Malou, de Theux, De Decker, Dechamps reconnurent que les élections l’avaient rendu inévitable. C’étaient de beaux joueurs parlementaires!
Les élections de 1848 faites au milieu du bouleversement de l’Europe et après le vote d’une nouvelle loi électorale qui augmentait le nombre des électeurs, donnèrent au parti libéral une majorité (page 31) de 85 ministériels contre 23 unionistes. Cette majorité s’effrita à chaque élection par suite de la crise économique et aussi des mécontentements qu’une application trop rapide du programme libéral avait provoqués dans le pays. Un ministère unioniste n’était cependant pas possible ; il n’y avait presque pas d’unionistes de gauche au Parlement et la majorité restait libérale. Henri de Brouckère, libéral modéré, forma un gouvernement extra-parlementaire (octobre 1852 à mars 1855). C’est alors que le Cardinal de Malines fit, avec le conseil communal d’Anvers, un arrangement relatif à l’enseignement de la religion dans les athénées. La loi sur l’enseignement moyen que Rogier avait fait voter le rendait nécessaire ; il avait pour objet de laisser l’instruction religieuse sous le contrôle du clergé. Approuvée par le ministre de l’Intérieur Piercot et par une majorité écrasante à la Chambre, cette convention y avait été vainement combattue par Frère-Orban et Verhaegen ; elle servit de modèle à de nombreux conseils communaux et contribua à maintenir la paix religieuse dans le pays. Comme les élections de juin 1854 avaient donné la majorité aux unionistes de droite, ceux-ci, après avoir soutenu pendant quelques mois le Cabinet de Brouckère, le renversèrent en 1855 et de Decker forma, le 30 mars 1855, le dernier ministère unioniste où M. Mercier, que les libéraux avaient déjà traité de renégat en 1845, représenta seul les unionistes de gauche. On sait comment ce ministère tomba, en 1857, pour n’avoir pas osé tenir tête à l’émeute malgré l’appui personnel de Léopold I. Il était atteint de la faiblesse congénitale dont souffrent tous les gouvernements parlementaires qui ne sont pas soutenus par un vrai parti.
Les élections de 1857 furent un désastre pour la droite. Le nouveau cabinet Frère-Rogier eut à la Chambre une majorité de 70 voix contre 38 ; le (page 32) découragement de certains catholiques avait été jusqu’à préconiser l’abstention en masse.
Il n’y avait plus de parti unioniste ; il n’y avait pas encore de parti catholique. L’un de ceux qui devait le plus intelligemment et le plus activement contribuer à en fonder un, Malou, disait en 1847 : « Il n’y a pas de dissentiment de principe entre un libéral et un catholique. » Il avouait donc qu’il n’y avait pas de programme catholique ; il parlait naturellement des libéraux de 1830 et non du parti des Verhaegen et des Frère-Orban qui allait, suivant l’expression de Rogier, inaugurer « la politique nouvelle ». En 1852, Malou ne put obtenir l’adhésion des parlementaires catholiques à un manifeste électoral qu’en en supprimant tout programme. Son projet n’avait cependant rien de bien inquiétant « Raffermir les institutions, substituer une politique d’union à une politique d’exclusion, rétablir l’harmonie des forces sociales par l’enseignement public, garantir la liberté de la bienfaisance, assurer le sort de l’armée, réduire les charges des contribuables, consacrer, pour tous les intérêts matériels, l’égalité devant la loi. » Si anodin qu’il fût, ce programme n’eut aucun succès.
Les adversaires des catholiques les appelaient le parti prêtre, le parti clérical, le parti catholique. Eux-mêmes préféraient s’intituler conservateurs, nationaux, constitutionnels, unionistes. Pas plus de nom que de programme!
Le partisans d’un unionisme désormais impossible n’avaient pas encore compris la nécessité de constituer un nouveau parti. Après les élections de 1857, ils cherchèrent à former ou à réorganiser les associations conservatrices de Gand et d’Anvers. Le 6 février 1858, on tint à l’hôtel de Mérode-Westerloo une réunion composée de plus de cinq cents représentants de l’opinion conservatrice venus de tous les arrondissements du pays. Dechamps et Malou y défendirent et y firent triompher (page 33) l’idée d’un comité central d’action qui soutiendrait l’opinion conservatrice au grand jour à l’imitation des associations libérales. Le programme de ce comité qui prit le nom d’Association constitutionnelle et conservatrice n’était autre que celui du parti unioniste. « Son seul programme, dit le manifeste, est la Constitution pratiquée loyalement et sans restrictions, selon les traditions du Congrès national. L’association que nous fondons, dit-il encore, est un acte de défense et non d’agression ; nous avons attendu pour l’accomplir que nos adversaires en fissent une nécessité... La nécessité de cette association est donc prouvée ; sa durée sera celle des associations libérales elles-mêmes. » (On a consulté surtout pour tout cet exposé le très bel ouvrage du Baron de Trannoy sur Jules Malou)
Cette association fut liquidée cinq ans après.
Dans l’intervalle, ce qui restait du parti belge n’avait pas fait œuvre heureuse au Parlement. Dechamps qui aurait pu avoir une influence patriotique sur ses amis n’avait pas été réélu et ceux-ci avaient profité des mécontentements du banc libéral d’Anvers et d’autres députés de gauche pour faire repousser le projet de fortification d’Anvers auquel le Roi tenait d’autant plus justement qu’il n’ignorait rien des intentions de Napoléon III sur nos provinces. Le ministère Rogier ne fut pas renversé mais la sympathie que le Roi avait toujours eue pour la droite en fut diminuée.
Les élections de 1859, si elles avaient ramené Dechamps à la Chambre en avaient exclu Malou. Celui-ci avait jusqu’alors été élu à Ypres sur une liste où il figurait à côté de libéraux ; en 1859, seul de la liste commune, un libéral passa au premier (page 34) tour ; au ballotage, la gauche opposa furtivement à Malou un de ses hommes qui fut nommé. Malou constatait lui-même que « le grand élan (de 1858) s’était évanoui comme fumée. »