(Paru à Bruxelles en 1876, à l’occasion de la quatrième édition des Essais de Jean-Baptiste Nothomb)
La coalition et le ministère en France. - Discours du trône - Débats de l'adresse à la Chambre des pairs. - Discours de M. de Montalembert et réponse de M. Molé. - Discours de M. Villemain. - Débats de l'adresse à la Chambre des députés. - Discours de M. Mauguin et de M. Thiers. - Réponses du président du conseil. - Rôle de l’opposition - Elle n'était pas disposée à braver l'Europe pour conserver à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg
(page 178) A la veille de l'ouverture de la session législative de 1839, le Jounal des Débats, qui soutenait énergiquement le ministère Molé contre la coalition des chefs des divers partis parlementaires, s'exprimait en ces termes : « Que des politiques purement spéculatifs tranchent d'un mot les plus grosses questions, ne tiennent aucun compte des obstacles, des engagements, des traités, de la complication des intérêts qui sont en jeu dans une affaire comme celle de la Belgique, cela se conçoit. Les orateurs et les écrivains de l'opposition n'ont pas fait autre chose depuis huit ans. Mais ce qui nous étonnerait à bon droit, ce serait que des. hommes qui ont passé par les affaires, de véritables hommes d'État pratiques, et se glorifiant de l'être, en fussent maintenant à ce point d'abjurer tous leurs souvenirs et de renier leurs propres œuvres pour exiger du ministère ce qu'ils n'ont pas voulu, ce qu'ils n'ont pas fait eux-mêmes, et ce qu'ils ont eu les mêmes raisons (page 179) que lui de ne pas faire ou de ne pas vouloir. » C'était mettre le public en garde contre les attaques prochaines de la coalition et justifier d'avance la politique adaptée par le cabinet du 15 avril 1837.
Cette politique fut assez ouvertement indiquée par Louis-Philippe dans le discours du trône. Après avoir annoncé la reprise des conférences à Londres sur les affaires de la Belgique et de la Hollande, il ajouta : « Je ne doute pas que ces conférences n'aient une issue prochaine et pacifique, en donnant à l'indépendance de la Belgique et au repos de l'Europe une nouvelle garantie. »
Dans la discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, le comte de Montalembert et M. Villemain furent les seuls qui défendirent les droits de la Belgique. M. de Montalembert parla avec une grande éloquence (Séance du 26 décembre 1838à. S'inspirant de l'adresse de la Chambre des représentants, il soutint que le traité du 15 novembre 1831 n'était plus exécutoire et qu'il fallait une nouvelle transaction : « La Belgique, dit-il, consent à racheter ses enfants à prix d'argent ; mais elle ne veut les livrer qu'à la force... Je n'attaque pas le ministère ; il est aussi bon qu'un autre, il vaut peut-être mieux que celui qui le remplacera. J'attaque le système général de notre politique extérieure ; je dis que ce système se résume en un seul mot : reculer. En 1831, notre influence était sur la Vistule ; nous avons reculé de la Vistule au Rhin, de l'Adriatique aux Alpes, et maintenant on veut nous pousser derrière la Meuse. Si ce dernier pas est fait, (page 180) si le drapeau orange est relevé sur les frontières de la France, où il a été arraché en 1830, alors, je ne crains pas de le dire, ce sera le premier signal et la première, victoire d'une troisième restauration... » Le comte Molé répondit immédiatement : « L'orateur ne s'est-il pas exprimé comme si la question était entière et comme si aujourd'hui, nous trouvant au lendemain de la révolution belge, il s'agissait de statuer sur les conditions d'existence du nouvel État ? - Vous déclarez qu'il n'y a plus de traité ! Est-ce bien la partie qui a provoqué ce traité et qui l'a sanctionné à tant de reprises diverses, qui a le droit de tenir ce langage ? S'il n'y a plus de traité, dites-nous sur quoi repose votre indépendance ? » Le président du conseil ajouta que, depuis le mois de mars, la France avait constamment soutenu les intérêts de la Belgique, mais que, sur la négociation elle-même, il devait garder une grande réserve. « On a, poursuivit-il, traité un peu légèrement peut-être les conséquences que cette négociation pourrait éventuellement avoir si elle n'arrivait à bonne fin. La question hollando-belge est la plus grave assurément de toutes celles qui peuvent être encore en suspens et que la révolution de juillet a soulevées ; elle porte dans ses flancs pour l'Europe la paix ou la guerre, pour nous la consolidation de nos alliances ou l'isolement. »
M. Villemain, sans provoquer à la guerre, adjurait toutefois le cabinet de ne point faiblir. « … Vous avez, dit-il, laissé s'engager ce roi, vous avez laissé ce patriotisme, qui espérait en vous, se manifester avec tant d'ardeur et d'empire ; vous avez laissé cet enthousiasme se former dans toute la Belgique. Eh bien ! n'avez-vous (page 181) pas le droit de pousser jusqu'à la ténacité votre résistance diplomatique et régulière ? Car, enfin, ce traité n'est pas sacré ; on y déroge pour l'argent ; pourquoi ne le modifierait-on pas pour le territoire ? - Si vous devez trouver un obstacle invincible, n'avez-vous pas encore la puissance de la ténacité qui refuse, de la ténacité qui ajourne, qui raisonne, qui expose de quelle conflagration l'Europe pourrait être menacée ? Et quand le roi de Hollande a eu sept ans pour se raviser, pour se déterminer, pourquoi la Belgique n’aurait-elle que quelques jours ? » (Séance du 28 décembre 1838 )
Les conseils de M. Villemain, de même que les pathétiques revendications de M.de Montalembert, devaient demeurer. stériles.
A la Chambre des députés, les débats furent plus vifs sans être plus décisifs. Le projet d'adresse, présenté le 4 janvier 1839, était l'œuvre des diverses nuances de l'opposition en majorité dans la commission. Celle-ci blâma la politique extérieure du cabinet quant à l’évacuation d'Ancône et, sur ses négociations relatives aux affaires de Belgique, gardait, dit M. Guizot lui-même, une réserve où perçait à dessein l'inquiétude (Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, chap. XXV.)
« Votre Majesté espère que les conférences reprises à Londres donneront de nouveaux gages au repos de l'Europe et à l'indépendance de la Belgique. Nous faisons des vœux sincères pour un peuple auquel nous lie étroitement la conformité des principes et des intérêts. La Chambre attend l'issue des négociations. »
(page 182) Lorsque ce paragraphe, fut mis en discussion dans la séance du 11 janvier, M. Mauguin reprocha à M. Molé de persévérer dans la faute qu'il avait déjà commise en 1830 en remettant le jugement des affaires belges à une conférence composée de cinq puissances dont trois étaient ennemies de la France de juillet comme de la Belgique de septembre. « L'orateur, répondit M. Molé, a rappelé qu'à cette même époque où je me trouvais comme aujourd'hui ministre des affaires étrangères, on avait eu le tort ou la faiblesse de porter la question belge devant une conférence composée de cinq puissances où nous étions loin d'avoir la majorité en notre faveur. Cependant, ne s'agissait-il pas de faire accepter aux puissances mêmes signataires du traité de Vienne l'événement qui venait de s'accomplir ? A moins d'entrer complétement dans la politique qui a été celle de l'honorable M. Mauguin depuis huit ans, à moins de dire avec lui que nous ne devions à ce moment ni depuis compter avec personne ; que nous pouvions nous élever impunément au dessus de tous les traités ; que notre puissance en Europe devait s'exercer à l'instant, se faire sentir par la propagande et la guerre, à moins de tout cela, nous étions obligés de nous entendre avec les puissances signataires du traité de Vienne sur ce nouvel et grave événement. Le concert ne fut pas très difficile à établir. Mais ne vous faites pas illusion sur le motif qui en suggéra l'idée à tout le monde. Ce motif fut le besoin généralement senti de maintenir la paix. C'est à ce grand et général intérêt que furent véritablement dédiés les vingt-quatre articles. »
(page 183) M. Thiers, qui monta ensuite à la tribune, accusa le ministère de faiblesse, mais sans révéler ce qu'il aurait fait à sa place. « Le vice du ministère, dit-il, c'est d'être faible, c'est de ne pas savoir prendre son parti… Il a laissé la Conférence et la Belgique dans l'incertitude. S'il désapprouvait la conduite des Belges, notre ministère n'aurait-il pas dû leur dire dès l'abord : Vous êtes des insensés ; nous ne-vous soutiendrons pas ? ... Le roi des Belges vint à Paris, et c'est à son retour à Bruxelles qu'éclata en Belgique le grand mouvement de résistance à la Conférence. Les Belges et leur roi, ne comptant pas sur la France, ne se seraient peut-être pas engagés si avant. - Le cabinet a hésité ici comme ailleurs, et il m'est bien permis de signaler les dangers de tous ces tâtonnements... La Conférence de Londres, qui ne veut rien céder, et les Belges, qui ne veulent rien céder, sont en présence ; c'est la paix ou la guerre pour la France. Secourir les Belges est fort dangereux ; les abandonner à leur désespoir n'est pas moins dangereux. »
Le président du Conseil répondit avec à-propos que M. Thiers avait laissé la Chambre dans le doute sur la question de savoir si, à ses yeux, le traité des vingt-quatre articles était obligatoire ou non pour la Belgique. « Ce qu'il nous a prouvé, poursuivit-il, c'est qu'il aurait cherché tous les moyens d'en ajourner l'exécution ou d'y échapper complètement, soit en le faisant tomber en déchéance, soit en obtenant à ce traité d'importantes modifications. La seule différence qu'il y ait entre lui et nous, c'est que nous maintenons que le traité des vingt-quatre articles est obligatoire ; mais il (page 184) ne faut pas en induire, comme il l'a fait, que nous ayons commencé la négociation tellement préoccupés de ce point de vue que nous ayons renoncé à obtenir aucune modification... Soyons de bonne foi. M. Thiers a voulu, tout en se compromettant le moins possible sur la question étroite du caractère obligatoire ou non du traité, condamner notre conduite, en revenir à sa pensée favorite, l'insuffisance du cabinet. »
Telle fut cette discussion. Les autres chefs de la coalition, M. Guizot et M. Odilon-Barrot, gardèrent le silence. ([Note de bas de page : M. Guizot le rompit toutefois, après la dissolution de la Chambre. Dans une lettre au maire de Lisieux (18 février 1839), il disait : « En Belgique, les choses en sont venues aux dernières extrémités. Les passions révolutionnaires ont été mises en mouvement Le peuple belge et son roi se trouvent engagés, compromis, placés entre une résistance impossible et une retraite... peu digne. - Pourquoi ? - Parce que le cabinet n'a pas osé prendre, dès le début de l'affaire, une résolution nette et ferme ; parce qu'il n'a pas su influer sur l'Europe, si cela se pouvait, pour obtenir, quant au territoire, des modifications favorables à la Belgique ; et si cela ne se pouvait pas, sur la Belgique, pour le décider promptement à l'exécution du traité et épargner ainsi aux Belges la déplorable alternative où, ils sont aujourd'hui, à nous la triste attitude que nous tenons, à nous et aux Belges des inconvénients graves et peut-être de graves périls. » ) Ils se bornèrent il voter contre l'addition de deux mots dans le paragraphe sur la question belge. M. Lanyer avait proposé de dire : « La Chambre attend avec confiance l'issue des négociations. » Cet amendement fut adopté par 216 voix contre 212.
M. Guizot, dont le rôle dans la coalition fut prépondérant, a écrit plus tard : « Quelques uns de nos reproches à la politique extérieure de M. Molé étaient, au fond, très contestables et avaient été efficacement contestés dans le débat. »
(page 185) Il faut bien le reconnaître, il résultait à l'évidence de ce débat que l'opposition n'était pas plus disposée que le ministère à recourir aux armes ni même à braver longtemps l'Europe pour conserver à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg. La coalition manqua de franchise en n'approuvant pas le gouvernement dans son abandon de la cause belge. Le parti libéral français resta indifférent ; il ne considérait pas même comme un malheur le retour partiel des populations du Limbourg sous la domination hollandaise, du Luxembourg sous la domination allemande. Leur sort ne rencontra de sympathie que parmi les rares représentants de l'école catholique, car il n'y avait pas encore de parti de ce nom, frappés avant tout des dangers qui pourraient menacer les croyances religieuses. Le jour n'était pas venu où là France entière devait souffrir de ces violences faites aux sentiments de nationalité et comprendre ces grandes douleurs.