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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome II)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre III. La Régence

Conclusion

La Joyeuse entrée des souverains des anciens Pays-Bas catholiques

(page 352) L'inauguration imposée au premier roi des Belges dérivait d'une des plus anciennes et des plus nobles traditions du pays. C'était la joyeuse entrée, contrat synallagmatique entre le souverain et le peuple, garantie efficace contre les abus et les violences de la domination étrangère. Dans toutes les provinces qui composaient autrefois les Pays-Bas catholiques, le souverain recevait, lors de son inauguration, le serment des peuples représentés par les états, et il leur en prêtait un de son côté, par lequel il promettait, en général, qu'il les gouvernerait comme un bon et loyal seigneur, et qu'il conserverait leurs privilèges, leurs coutumes et leurs usages. Dans le Brabant, le duc autorisait même les citoyens à lui refuser service et obéissance, s'il violait le pacte constitutionnel. La joyeuse entrée était la sanction de la nationalité belge. Un souverain étranger possédait les Pays-Bas catholiques, mais (page 353) il lui était interdit de détruire leur individualité : en montant sur le trône, son premier devoir consistait à confirmer les institutions de la Belgique. Pour que cet engagement fût plus solennel, un antique usage voulait que des serments réciproques fussent prêtés à la face du ciel. Ainsi l'inauguration des comtes de Flandre avait lieu sur le marché du Vendredi, à Gand, et la place Royale à Bruxelles était ordinairement le théâtre de l'inauguration des ducs de Brabant. Marie-Thérèse en 1744, Joseph II en 1781, et François II en 1794, avaient été successivement proclamés sur cette place ducs de Brabant, de Lothier et de Limbourg. A la chute de l'empire français, Guillaume Ier y avait annoncé, le 27 septembre 1815, qu'il réaliserait le projet de Charles-Quint en rendant indissoluble l'union de la Belgique et de la Hollande désormais confondues dans le royaume des Pays-Bas. Seize ans s'étaient écoulés depuis cette époque, et le royaume des Pays-Bas n'existait plus, et la séparation entre le nord et le midi était plus profonde qu'après la révolution du XVIe siècle ! Aux lieux mêmes où Guillaume Ier plaçait en 1815 la couronne sur sa tête, un nouveau roi allait être proclamé, au nom du peuple belge, redevenu indépendant.

La journée du 21 juillet 1831

Le 21 juillet 1831, dès six heures du matin, les volées des cloches, les salves de l'artillerie, le rappel qui retentissait dans les rues, réveillèrent les habitants de la vieille cité brabançonne et annoncèrent la solennité du jour. Un soleil radieux inondait la ville de ses rayons. Bientôt une foule immense envahit toutes les rues que devait traverser le cortège, depuis la porte de Laeken jusqu'à la place Royale. Ces rues étaient jonchées de fleurs et de verdure ; toutes les façades des maisons étaient décorées. Deux haies de sapin entremêlées de guirlandes serpentaient par la rue de Laeken, le Pont-Neuf, la place de la Monnaie, le Marché-aux- Herbes, la Montagne de la Cour jusqu'à la place Royale, où tout était prestige et splendeur. Une galerie d'une architecture élégante (page 354) avait été élevée devant l'église de Saint-Jacques ; les frises de cet amphithéâtre étaient décorées de médailles rappelant les principaux combats de la révolution ; les drapeaux des provinces, surmontés des couleurs de toute la nation, flottaient au-dessus de l'édifice. Un trône occupait le milieu de la galerie ; en avant étaient placés cinq fauteuils destinés au roi, au régent, au président et aux deux vice-présidents du Congrès ; les côtés de l'estrade, à droite et à gauche du trône, étaient réservés aux membres du Congrès ; ils avaient au-dessous d'eux les grands corps administratifs et judiciaires de l'État.

Vers midi, le régent et le Congrès se rendirent à la place Royale pour y attendre le roi.

Le prince avait quitté le château de Laeken à onze heures et s'était arrêté successivement à Molenbeek-Saint-Jean, où le vin d'honneur lui fut offert, puis à l'ancienne porte Guillaume, où le corps municipal de la ville de Bruxelles lui présenta les clefs de la capitale. « Sire, lui dit le bourgmestre (M. Rouppe), le corps municipal de la ville de Bruxelles s'empresse d'offrir à Votre Majesté, au nom de cette héroïque cité, le tribut de son respect, l'hommage de son dévouement. Elu de la nation, prince magnanime, venez prendre possession du trône où vous appellent les acclamations unanimes d'un peuple libre. Vous maintiendrez, sire, notre charte et nos immunités. Nous, nous saurons défendre votre trône et conserver intactes vos prérogatives royales. Devant Votre Majesté s'ouvre une vaste carrière de gloire et de renommée ; devant nous une ère de splendeur et de prospérité. Magistrats par le choix de nos concitoyens, nous sommes glorieux de présenter en leur nom, au premier roi des Belges, les clefs de sa capitale. » Le roi répondit affectueusement : « Ces clefs ne sauraient être mieux confiées qu'aux mains de celui qui les a si bien conservées dans les moments les plus difficiles... Je n'ai accepté la couronne que pour le (page 355) bonheur des Belges ; je me compterai heureux de les faire jouir des institutions qu'eux-mêmes ils se sont données. La bonne ville de Bruxelles fera l'objet de mes soins particuliers ; j'espère bien lui rendre tout son lustre et lui procurer une solide et durable prospérité... »

Le cortège se dirigea ensuite vers la place Royale ; il était composé de détachements de lanciers, de cuirassiers, de gardes civiques, de volontaires et de blessés de septembre, du corps municipal de Bruxelles et de la députation envoyée par le Congrès à Londres ; venait enfin le roi à cheval et en uniforme de général de l'armée belge ; il était suivi d'un nombreux et brillant état-major. Le cortège s'avançait lentement à travers les bataillons de la garde civique et de la ligne qui formaient la haie, et au milieu d'une foule impatiente de voir et de saluer le roi des Belges.

Inauguration solennelle de Léopold Ier, roi des Belges, sur la place Royale, à Bruxelles. Le régent de la Belgique dépose ses pouvoirs. Serment et discours du roi

Il était une heure et un quart lorsque la tête du cortège arriva sur la place Royale. Au moment où le roi parut, le Congrès se leva d'un mouvement spontané, et les acclamations de la multitude, qui se pressait jusque sur les toits des maisons transformes en amphithéâtres, se confondirent avec le son des cloches, le roulement des tambours, les fanfares militaires, les détonations de l'artillerie.

Le roi, étant descendu de cheval au bas des escaliers de Saint-Jacques, franchit les degrés et prit place entre le régent et le président du Congrès en avant du trône. « Sire, dit le président du Congrès, nous sommes réunis en ce moment pour recevoir le serment que la Constitution prescrit au roi de prêter avant de prendre possession du trône. Avec la permission de Votre Majesté, j'accorderai d'abord la parole à M. le régent, qui doit déposer entre les mains du Congrès les pouvoirs dont il est revêtu.

En acceptant, cinq mois auparavant, la première magistrature (page 356) de l'État, M. Surlet de Chokier avait promis de rendre compte de l'usage qu'il aurait fait de ce pouvoir. Fidèle à cette promesse, l'homme vénérable, chargé momentanément de l'autorité suprême, s'exprima en ces termes :

« MESSIEURS,

« Par votre décret du 24 février dernier, et conformément à l'art. 85 de la Constitution, vous m'avez fait l'honneur de me nommer régent de la Belgique ; le lendemain 25, j'eus celui d'être admis dans le sein du Congrès et d'y prêter solennellement le serment prescrit par l'art. 80 de notre pacte social.

« Mes premiers soins furent de composer le ministère. J'y appelai les mêmes citoyens auxquels le gouvernement précédent avait confié les diverses branches d'administration générale. Ce fut en confirmant dans ces hautes fonctions les hommes qui avaient si puissamment aidé à conquérir et à affermir notre liberté, que je voulus donner à la nation un premier gage de mon entière adhésion aux principes de notre révolution et de ma ferme volonté de la faire jouir de toutes ses conséquences.

« Je fis notifier aux gouvernements français et anglais votre décret du 24 février qui me nomme régent de la Belgique, et il fut délivré des lettres de créance à des agents belges auprès de ces deux cours, avec titre et rang de ministres plénipotentiaires.

« Le gouvernement français admit sans hésiter notre ministre, qui prit aussitôt rang parmi les diplomates étrangers reçus à la cour du Palais-Royal. S. M. Louis-Philippe me fit l'honneur de m'adresser, par sa lettre autographe du 25 mars dernier, des félicitations sur mon avènement à la régence, et m'exprima en même temps et en termes formels le vif et invariable intérêt qu'il porte à la Belgique (page 357)

« Ce fut par ces premiers actes, que le roi des Français commença de réaliser les promesses qu'il m'avait faites en février dernier, lorsque j'eus l'honneur d'en prendre congé ; il me dit en me prenant la main : « — Dites à la nation belge que je lui donne la main dans la personne du président du Congrès, et que les Belges peuvent toujours compter sur mon amitié. » « Nous n'avons pas été aussi heureux auprès du cabinet de Saint-James ; notre ministre n'avait été reçu qu'officieusement par les ministres anglais, et l'honneur national ne me permettant pas de le laisser plus longtemps dans une position équivoque, je lui fis expédier des lettres de rappel.

« Cependant le ministère voulant mettre fin au malaise résultant de l'état provisoire d'une régence, et clore la révolution par l'établissement d'un gouvernement définitif, avait envoyé à notre agent à Londres des instructions qui avaient pour but de sonder les dispositions de S. A. R. le prince de Saxe-Cobourg ; mais des obstacles de pure étiquette en paralysèrent les effets.

« Dans l'intervalle, d'autres hommes furent appelés au ministère, et les nouveaux ministres suivirent les errements de leurs prédécesseurs. Ce qui s'est passé à cet égard vous est connu : vous savez, messieurs, comment a été amenée l'heureuse fin à laquelle nous assistons aujourd'hui.

« Je ne vous entretiendrai pas, messieurs, des actes de ma régence : je me bornerai à vous dire que l'effervescence des passions, inséparable de notre état révolutionnaire, la stagnation des affaires commerciales, les inquiétudes sur l'avenir de la patrie, ont amené des événements, causé des embarras qui ont empêché le gouvernement de s'occuper, aussi efficacement qu'il l'eût désiré, des institutions qui doivent compléter l'œuvre de notre régénération politique.

« Dans l'état d'hostilités imminentes avec nos voisins, le (page 358) gouvernement a dû s'occuper principalement de l'armée : l'infanterie a été considérablement augmentée et régularisée ; l'organisation de la cavalerie a été complétée ; l'artillerie a été mise sur un pied respectable ; le service des vivres, des hôpitaux et des transports a été assuré ; enfin, à côté de l'armée régulière, une autre se forme des rangs de la garde civique, également impatiente de se mesurer avec l'ennemi.

« Le concours de tous les citoyens qui, oubliant tout esprit de parti, vont se grouper autour du trône, ne contribuera pas moins que le courage et l'excellent esprit de notre armée à appuyer les négociations pour obtenir une paix honorable, consolider notre indépendance, et au besoin à défendre l'intégrité de notre territoire.

« Nos finances sont dans un état aussi prospère que pouvaient le permettre les circonstances, et la rentrée des contributions s'opère presque comme en pleine paix.

« Si j'ai été assez heureux, messieurs, pour aider à conduire au port le vaisseau de l'État (car je regarde l'avènement du prince Léopold au trône de la Belgique, et sa reconnaissance par la plupart des grandes puissances de l'Europe comme le terme de notre glorieuse révolution et l'affermissement de nos libertés) ; si j'ai pu faire quelque bien, loin de moi de m'en attribuer le mérite : non, messieurs, je n'en revendique que la plus petite part, car je confesse, en présence de la nation et à la face de toute l'Europe, que, sans une protection toute spéciale de la Providence, nulle prudence humaine n'aurait su prévoir ni les événements, ni leur résultat, encore moins les diriger dans l'intérêt de la patrie.

« C'est aussi dans la noble fermeté du congrès et dans la sagesse de ses délibérations que j'ai trouvé le plus puissant appui. Permettez donc, messieurs, que je vous adresse ici l'expression de ma vive et sincère reconnaissance.

(page 359) Mais convenons, messieurs, que notre tâche a été rendue bien facile par les excellentes qualités du peuple belge ; de ce peuple aussi soumis aux lois, aussi docile à la voix des chefs qui méritent sa confiance, qu'il se montre jaloux de ses droits et impatient du joug de l'arbitraire ; de ce peuple si courageux dans les combats, si ferme dans ses résolutions ; de ce peuple essentiellement moral, dont l'histoire dira que, chez lui, pendant onze mois de révolution et de privations pour la classe la plus nombreuse (à part quelques excès évidemment provoqués), il n'y eut jamais moins de délits ; de ce peuple dont le dévouement et l'amour feront toujours la récompense d'un bon gouvernement.

« C'est avec la plus entière sécurité, messieurs, que je remets les destinées de ce bon peuple entre les mains d'un prince dont le noble caractère et les vertus privées nous sont garants de celles qu'il va déployer sur le trône.

« C'est avec effusion que je puis dire aujourd'hui : J'ai vu l'aurore du bonheur se lever pour mon pays, j'ai assez vécu.

« Je dépose entre vos mains, messieurs, les pouvoirs que vous m'avez conférés, et je vous prie de vouloir bien m'en donner acte. »

Le président du Congrès, debout en face de M. Surlet de Chokier, lui répondit :

« Avoir joui d'un grand pouvoir sans en avoir abusé un seul instant, être toujours demeuré le même dans les circonstances les plus critiques, c'est un fait tout simple pour qui connaît votre caractère, M. le régent ; je me contente de répéter ici ce que dit tout le monde. Un jour l'histoire racontera quel rôle conciliateur vous avez rempli au milieu des opinions divergentes, et des partis qui s'agitaient ; elle dira que l'assemblée nationale, voulant concentrer dans les mains d'un seul des pouvoirs jusque-là trop divisés, chercha quelqu'un qui ne déplût à (page 360) personne, qui eût l'estime et la confiance de tous, et qui voulût se dévouer pour le pays ; et cet homme, ce fut vous, M. le régent. L'histoire dira qu'ayant exercé une partie, de la prérogative royale pendant une révolution : de cinq mois, cet homme ne s'est aliéné aucun ami et ne s'est fait aucun ennemi. C'est au nom du congrès et de la nation que je vous remercie, et que j’ose vous dire que vous avez rempli notre attente dans les hautes fonctions que vous venez de résigner dans les mains de cette assemblée.

(page 361) Un des secrétaires du Congrès, M. Ch. Vilain XIIII, debout devant le roi, donne alors lecture de la Constitution du royaume de Belgique ; puis un autre secrétaire, M. Nothomb, présente la formule du serment imposé au roi. D'une voix ferme et assurée, Léopold Ier dit :

« Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge ; de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. »

Des acclamations nouvelles s’élèvent et se prolongent pendant que le roi et les membres du bureau de l'assemblée signent le procès- verbal de la prestation du serment.

Les siégés sur lesquels étaient assis le prince, le régent, le président du Congrès et les autres membres du bureau disparaissent ; le trône demeure à découvert. Le président du Congrès se tourne vers le roi et lui dit :

« Sire ! montez au trône. »

Le roi, se trouvant sur l'estrade supérieure, entouré des généraux et des ministres, fait signe qu'il veut parler ; et, après qu'on eut obtenu le silence, il prononce le discours suivant, œuvre de sa raison et de son cœur, programme sincère d'un règne qui formera (le passé l'atteste) l'une des époques les plus mémorables et les plus heureuses de l'histoire de la nation belge :

« Messieurs,

« L'acte solennel qui vient de s'accomplir achève l'édifice social commencé par le patriotisme de la nation et de ses représentants. L'État est définitivement constitué dans les formes prescrites par la constitution même.

« Cette constitution émane entièrement de vous, et cette circonstance, due à la position où s'est trouvé le pays, me paraît heureuse. Elle a éloigné des collisions qui pouvaient s'élever entre divers pouvoirs, et altérer l'harmonie qui doit régner entre eux.

(page 362) « La promptitude avec laquelle je me suis rendu sur le sol belge a dû vous convaincre que, fidèle à ma parole, je n'ai attendu, pour venir au milieu de vous, que de voir écarter par vous-mêmes les obstacles qui s'opposaient à mon avènement au trône.

« Les considérations diverses exposées dans l'importante discussion qui a amené ce résultat, feront l'objet de ma plus vive sollicitude.

« J'ai reçu, dès mon entrée sur le sol belge, les témoignages d'une touchante bienveillance. J'en suis encore aussi ému que reconnaissant.

« A l'aspect de ces populations, ratifiant par leurs acclamations l'acte de la représentation nationale, j'ai pu me convaincre que j'étais appelé par le vœu du pays, et j’ai compris tout ce qu'un tel accueil m'impose de devoirs.

« Belge par votre adoption, je me ferai aussi une loi de l'être toujours par ma politique.

« J'ai été également accueilli avec une extrême bienveillance dans la partie du territoire français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations, auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux de relations de confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays.

« Le résultat de toute commotion politique est de froisser momentanément les intérêts matériels. Je comprends trop bien leur importance pour ne pas m'attacher immédiatement à concourir, par la plus active sollicitude, à relever le commerce et l'industrie, ces principes vivifiants de la prospérité nationale. Les relations que j'ai formées dans les pays qui nous avoisinent seconderont, je l'espère, les efforts auxquels je vais incessamment me livrer pour atteindre ce but ; mais j'aime à croire que le peuple belge, si remarquable à la fois par son sens droit et par sa résignation, tiendra compte au gouvernement des (page 363) difficultés d'une position qui se lie à l'état de malaise dont l'Europe presque tout entière est frappée. Je veux m'environner de toutes les lumières, provoquer toutes les voies d'amélioration, et c'est sur les lieux mêmes, ainsi que j'ai déjà commencé à le faire, que je me propose de recueillir les notions les plus propres à éclairer, sous ce rapport, la marche du gouvernement.

« Messieurs, je n'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte qu'en vue de remplir une tâche aussi noble qu'utile, celle d'être appelé à consolider les institutions d'un peuple généreux, et de maintenir son indépendance. Mon cœur ne connaît d'autre ambition que celle de vous voir heureux.

« Je dois, dans une aussi touchante solennité, vous exprimer un de mes vœux les plus ardents. La nation sort d'une crise violente ; puisse ce jour effacer toutes les haines, étouffer tous les ressentiments ; qu'une seule pensée anime tous les Belges, celle d'une franche et sincère union !

« Je m'estimerai heureux de concourir à ce beau résultat, si bien préparé par la sagesse de l'homme vénérable qui s'est dévoué avec un si noble patriotisme au salut de son pays.

« Messieurs, j'espère être pour la Belgique un gage de paix et de tranquillité, mais les prévisions de l'homme ne sont pas infaillibles. Si, malgré tous les sacrifices pour conserver la paix, nous étions menacés de guerre, je n'hésiterais pas à en appeler au courage du peuple belge, et j'espère qu'il se rallierait tout entier à son chef pour la défense du pays et de l'indépendance nationale. »

Les dernières paroles du roi électrisèrent les auditeurs ; tous promirent, par leurs acclamations, d’aider le chef de l'État à maintenir l'indépendance de la Belgique.

Le cortège se remet ensuite en marche et se dirige vers le palais (page 364) royal ; le roi est à pied, au milieu du peuple dont il a déjà gagné l'affection.

Après la cérémonie, le Congrès se réunit pour la dernière fois au palais de la Nation ; discours du président

De leur côté, les membres du Congrès, ayant achevé l'œuvre patriotique qui leur avait été confiée, se réunissent pour la dernière fois au palais de la Nation. Après que l'assemblée eut approuvé le procès-verbal de l'inauguration du premier roi des Belges, M. de Gerlache, s'adressant à ses collègues, leur rappela avec éloquence les glorieux travaux qu’ils avaient accomplis ; cette Constitution qui prodiguait au peuple belge toutes les libertés qui ailleurs ne se trouvaient encore que dans des livres ; la proclamation de l’indépendance du pays, qui rendait tous ses droits à la nationalité belge naguère méconnue et opprimée ; enfin, l’élection d'un prince qui consolidait l'indépendance de la Belgique et garantissait les libertés dont elle commençait a jouir. « Quand, dit-il, vous proclamiez dans notre constitution actuelle tant de dispositions tutélaires, vous ne faisiez en réalité que reconstruire sur ses fondements primitifs l'édifice social élevé par nos aïeux, en ajoutant à votre ouvrage ce que la marche du temps, l'expérience des autres peuples et la nôtre même nous avaient enseigné. Toutes les libertés qui ne se trouvent, ailleurs, que dans des livres ou dans des constitutions oubliées, sont consignées dans la vôtre avec des garanties qui en assurent la durée, et déjà depuis dix mois vous les pratiquez légalement. Qu'on nous cite un peuple en révolution, alors que tous les ressorts de l'autorité étaient presque brisés, qui ait montré plus d'audace vis-à-vis de l'ennemi ; plus de modération et de magnanimité au dedans : plus de respect pour les lois ; et qui ait su mieux concilier en général l'amour de l'ordre et l'amour de la liberté ! C'est ce beau caractère qui nous a rendus dignes d'être admis dans la grande famille des nations européennes. De sorte, messieurs, que nous avons aujourd'hui pour nous tout ce qu'il y a de fort et de puissant parmi les hommes : le droit (page 365) et le fait. Vous opérez votre mouvement national, et au bout de dix mois vous redevenez nation ; vous avez une charte, un gouvernement régulier, un roi, un roi légitime de par le peuple, et certes il est permis de croire qu'ici la voix du peuple est la voix de Dieu ! Songez combien d'années l'Angleterre, la Hollande et les États-Unis ont combattu pour leur indépendance ! Combien d'autres, en voulant la conquérir, sont tombés plus bas dans la servitude ! Oui, le ciel protège la Belgique, cela est visible à tous les yeux ! Que tous les bons citoyens prennent courage et se serrent autour du gouvernement, et les obstacles qui embarrassent encore sa marche seront surmontés. Vous aviez décrété la monarchie constitutionnelle, messieurs, mais le monarque vous manquait. Le pouvoir central, le pouvoir actif, le pouvoir fort qui tient tous les autres en équilibre et leur donne l'impulsion, était absent. Vous êtes enfin constitués au dedans. Au dehors, vous avez pour vous la sympathie des peuples les plus éclairés de l'Europe. Messieurs, que la Belgique, la France et l'Angleterre contractent désormais une association mutuelle au profit de la liberté, et la liberté est à jamais impérissable ; que ces trois nations soient bien unies entre elles et avec leurs gouvernements, et la cause de la civilisation progressive est à jamais gagnée ! Quand vous faites tant pour la paix de l'Europe, l'Europe vous doit sans doute de la reconnaissance, et, s'il était nécessaire, elle vous devrait de l'assistance. La paix, ce besoin universel des sociétés modernes, sans laquelle il n'y a ni commerce, ni industrie, ni arts, ni liberté, possibles, nous ramènera la prospérité. » M. de Gerlache crut ensuite pouvoir exprimer à ses collègues les sentiments de la patrie reconnaissante. « Chacun de vous, poursuivit-il, va rentrer parmi les siens avec la douce satisfaction d'avoir dignement rempli sa mission. Vous avez bien mérité du pays, messieurs, et le pays déjà vous rend justice ! » M. de Gerlache ajouta d'une voix émue qu'il était si fier d'avoir été le président d'une si noble assemblée, et qu’il estimait cet honneur si grand, que s'il devait se sacrifier tout entier à sa patrie, il croirait en avoir été d'avance trop bien payé (page 366) Il prononce, enfin, ces mots solennels : « Au nom du peuple belge, je déclare que le Congrès national est ajourné, conformément à son décret du 20 du présent mois. »

Les circonstances n'obligèrent pas le gouvernement à rappeler le Congrès au poste de l'honneur. L'ajournement que l'assemblée avait prononcé elle-même, se changea quelques semaines après en dissolution par la convocation régulière des chambres législatives. La mission du Congrès fut donc terminée le 21 juillet 1831.

Jugement sur l'assemblée constituante de Belgique

L'assemblée constituante de Belgique a sa place marquée dans l'histoire à côté du Congrès américain de 1774 et de l'assemblée française de 1789. La tâche de l'assemblée belge fut sans doute moins imposante et moins difficile que celle de ses devancières ; mais par les services nouveaux que le Congrès de 1830 rendit à la civilisation, il eût certainement obtenu l'approbation de Washington et de Jefferson, les éloges de Bailly et de Mirabeau.

Élue derrière les barricades, réunie quelques jours après le bombardement de la métropole commerciale du pays, l'assemblée belge sut néanmoins se garantir des sentiments passionnés que le spectacle de la patrie en deuil devait exciter. Continuant avec un mélange d'audace et de prudence l'œuvre patriotique du gouvernement provisoire, le Congrès, après avoir ratifié solennellement l'indépendance des provinces belges, abjura l'ancienne dynastie et borna là ses représailles. Sans se laisser effrayer par les menaces des puissances inquiètes, confiant dans la légitimité de sa mission et dans la sagesse du peuple dont il tenait ses pouvoirs, le Congrès marcha courageusement vers le but assigné à ses efforts. Il l'atteignit, ce but glorieux, malgré les plus grands obstacles, en mêlant à propos une modération intelligente à l'énergie de son dévouement, en se laissant guider plutôt par la prévoyance que par la passion, en ne perdant jamais de vue que la dictature la (page 367) plus absolue a des limites nécessaires. C'est ainsi que, par des résolutions à la fois hardies et sages, le Congrès sut accomplir la régénération politique de la Belgique.

Les principes de l'union conclue en 1828 entre les deux partis qui formaient l'opposition belge animèrent l'assemblée souveraine. On a pu constater avec vérité qu'il n'y eut pas de division systématique, pas de fractionnement permanent en côté gauche et fin côté droit, en catholiques et en libéraux : chacun conservait son individualité, et tous cherchaient à faire triompher la liberté et l'indépendance de la patrie. Les votes étaient, en général, spontanés. Des voix, réunies sur une question, se séparaient sur une autre, et revenaient ensemble sur une troisième. Il y avait confiance mutuelle dans les opinions. Les discussions furent parfois orageuses, mais elles n'engendrèrent jamais ni prescripteurs ni proscrits.

Les citoyens honorables, qui siégèrent dans cette célèbre assemblée, se plaisent encore à rappeler qu'aucun système préconçu n'entravait les délibérations. Tout se faisait publiquement, dans la salle des séances, sans entente préalable, sans pourparlers entre des partis qui s'étaient confondus. A cette marche franche et loyale étaient dus l'unité et la célérité des décisions du Congrès, ces décrets mémorables volés par des majorités imposantes, cette constitution qu'aucun peuple de l'Europe n'a encore dépassée.

L'assemblée française de 1789 avait détruit l'organisation féodale et jeté les bases de la société moderne. L'assemblée belge de 1830 compléta et perfectionna l'œuvre de la constituante française par des innovations empruntées à la sagesse des législateurs de la grande république américaine et aux traditions les plus pures et les plus nobles de nos antiques communes. La monarchie belge, garantissant par le principe héréditaire les libertés les plus étendues, devait acquérir cette stabilité que l'on (page 368) cherche en vain et dans les États absolus et dans les États purement démocratiques. « Avons-nous à demander à une autre forme de gouvernement quelque chose que nous ait refusé le système monarchique tel que nous l'avons fait ? disaient les auteurs de notre Constitution. Avons-nous une institution à envier à la république ? Qu'on nous cite une liberté, une garantie absente, et nous nous hâterons de réclamer ce complément de garantie, de liberté... Le pays doit savoir que notre monarchie nous a donné toutes les libertés en ne conservant que deux inégalités sociales : la royauté et la propriété ; qu'autour de ces deux grandes inégalités tout le terrain est déblayé, nivelé ; qu'en Belgique la Constitution n'a rien laissé à faire à la république, qu'à abattre la royauté, qu'à s'attaquer à la propriété. » Tel était le langage que les constituants belges tenaient après avoir rempli leur tâche. Depuis lors, nous avons vu des empires ébranlés, des trônes renversés, de grandes nations s'épuiser dans les convulsions de l'anarchie ; nous avons vu élaborer des constitutions nouvelles, appelant le peuple tout entier dans les comices. Est-il sorti de ces révolutions une nation plus réellement libre que la nation belge ? Ces catastrophes ont-elles produit une charte plus libérale à tous égards, plus progressive, dans le sens complet de ce mot, que l'œuvre constitutionnelle de 1831 ? Qui oserait l'affirmer ?

Honneur donc au Congrès, législateur de la Belgique indépendante ! Honneur et gloire à cette noble assemblée aussi remarquable par ses lumières que par son patriotisme ! En justifiant la confiance que la nation avait placée en lui, le Congrès mérita non seulement l'approbation de ses contemporains, mais encore la gratitude de la postérité dont il éloigna les révolutions. Honneur aussi aux hommes d'Etat qui, avec le concours d'une majorité prévoyante, surent rattacher l'indépendance belge aux intérêts les plus graves de l'Europe tout entière !

(page 369) Par l'adoption des préliminaires de paix, par l'inauguration du roi qui en était la suite, l'assemblée nationale avait couronné son œuvre et empêché une restauration ou plutôt l'extinction du nom belge, résultat inévitable d'un partage déjà arrêté. C'était au dévouement d'un ministère éclairé et loyal, c'était à la sagesse de la majorité du Congrès que le pays devait en ce jour solennel la joie qui remplissait tous les cœurs et cet enivrement d'espérance qui faisait oublier toutes les douleurs passées.

Banquet du Congrès, présidé par le roi des Belges

Après que le président du Congrès eut prononcé son ajournement, les membres de l'assemblée se rendirent au palais royal et se rangèrent par provinces pour être successivement présentés au nouveau souverain . Le roi dit aux députés d'Anvers qu'il espérait que le commerce de cette ville recouvrerait bientôt sa splendeur première ; que cette cité était en position de rivaliser avec Hambourg, Brême et Lubeck. « L'évacuation de la citadelle par les Hollandais, ajouta- t-il, est un préalable indispensable à la renaissance de la prospérité et de la sécurité d'Anvers. Mais nous avons lieu d'espérer que cette évacuation se fera sans retard. Le roi de Hollande a bien fait jusqu'à présent quelques difficultés de s'accommoder avec nous ; mais je présume qu'il n'a agi de la sorte que pour me détourner d'accepter le trône que vous m'avez offert. Aujourd'hui qu'il doit savoir que mon acceptation a eu lieu, et que ma résolution inébranlable est de demeurer parmi vous, il y a lieu de croire qu'il changera de marche. Au surplus, je ne négligerai rien de ce qui est en mon pouvoir pour terminer au plus tôt toutes ces questions. Le roi tint un langage également rassurant aux députés du Limbourg : « Messieurs, leur dit-il, le Limbourg a bien souffert, c'est une province bien malheureuse. Le roi de Hollande paraît tenir bien fortement aux droits qui lui sont reconnus dans cette province suivant les limites de 1790. Il songe peut-être à nous contester aussi les enclaves (page 370) qui sont reconnues nous appartenir en Hollande. Mais il y a lieu d'espérer que, moyennant des négociations bien conduites, nous parviendrons à arranger les difficultés qui s'élèvent de ce côté. » Aux députés du Luxembourg, le roi s'adressa en ces termes : « Nous sommes en possession de tout le territoire de votre province, excepté la ville capitale. Nous conserverons cette possession. Votre pays est facile à défendre, et je ne doute pas qu'en cas de besoin vous ne preniez vous-même l'initiative sur votre sol. Au reste, nos voisins ont intérêt à ne pas nous inquiéter dans le Luxembourg. » Le roi s'entretint de même avec les députés des autres provinces et prouva qu’il connaissait très bien leurs intérêts matériels.

A six heures commença le dîner auquel les membres du Congrès avaient été invités par le roi. Les deux grandes salles du palais réunirent les convives. Le roi était placé entre M. Surlet de Chokier et M. de Gerlache. Au milieu du repas, le président du Congrès porta le toast suivant : « A Léopold Ier, roi des Belges ! » Le roi répondit : « Messieurs, je vous remercie, et je bois à l'avenir de la Belgique. Que cet avenir soit heureux et indépendant ! »

Le repas terminé, le roi se présenta au balcon du palais avec les députés du Congrès. Une foule innombrable couvrait la place et remplissait le Parc. Elle accueillit le prince par des acclamations prolongées. La Brabançonne ayant été demandée, l'air national fut d'abord exécuté par la musique, puis chanté avec un ensemble admirable par tout le peuple. Fier d'avoir recouvré une patrie et de voir à la tête de l'État un prince élu par ses représentants, le peuple donnait un libre cours à sa joie, à son enthousiasme. « Noble et légitime enthousiasme ! » disaient les témoins de cette grande et glorieuse journée. « Ni les souvenirs d'antique domination, ni le prestige de la gloire d'un seul homme n'ont provoqué les acclamations de la Belgique libre (page 371) Elle a honoré son propre ouvrage, elle a couronné ses propres exploits, elle a implanté sur son sol la tige royale qui protégera sa liberté naissante. Léopold Ier est l'expression vivante de la gloire et de la puissance nationale. Aucun roi ne peut être aussi sûr que lui de la popularité de sa couronne. Elle représente la véritable volonté du pays. Il est roi des Belges, non par le hasard de la naissance, mais par l'adoption spontanée du peuple. »

L'inauguration du premier roi des Belges fit entrer définitivement notre pays réhabilité dans l'association des États européens. Cette mémorable solennité, en consacrant le triomphe de la révolution de septembre, affermit l'indépendance, la nationalité, les libertés de la patrie reconquise. Les Belges, après avoir été si longtemps ballottés, venaient de fixer le destin. Confiants dans la Providence et dans leur bon droit, ils voyaient la fin de leurs malheurs et l'aurore de la prospérité dont ils avaient posé les fondements.

Puissent les générations qui nous remplaceront sur cette vieille terre, autrefois le théâtre de tant de catastrophes, perpétuer l'œuvre du Congrès de 1830 ! Puissent nos descendants, fidèles aux grandes traditions de cette époque, surmonter aussi, par leur courage et leur sagesse, les épreuves qui leur seraient réservées ! Que la Belgique indépendante soit impérissable ; qu'elle conserve le respect et les sympathies du monde comme le siège de la liberté politique, comme un des plus fermes boulevards de la civilisation !