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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre premier. Le gouvernement provisoire

Chapitre VIII

Hommage solennel rendu par le Congrès aux citoyens morts pour la patrie

(page 141) Quelques jours après le vote mémorable qui sanctionnait l'indépendance de la Belgique, le Congrès rendit un hommage solennel aux citoyens morts pour la patrie. Déjà, le 20 novembre, l'assemblée nationale s'était rendue en corps au service funèbre qui avait été célébré en mémoire du comte Frédéric de Mérode (page 142) dans l'église de Sainte-Gudule à Bruxelles. Au retour de cette triste cérémonie, le comte Werner, frère du héros de Berchem, déposa une proposition portant que le gouvernement provisoire serait invité par le Congrès à faire célébrer, dans la même église, un service funèbre en mémoire de tous les citoyens qui étaient morts pour leur pays. Cette proposition rappelait la loi d'Athènes qui enjoignait de faire, aux frais du public, les funérailles des guerriers morts en combattant, et de prononcer leur éloge devant le peuple. Elle fut immédiatement adoptée. En conséquence, le gouvernement provisoire décréta, le 22, qu'un service funèbre serait célébré, aux frais de l'État, le samedi 4 décembre, en mémoire de tous les citoyens qui avaient succombé en défendant la cause nationale. Après la cérémonie religieuse, on devait procéder solennellement à la pose de la première pierre du monument à élever, Place des Martyrs de la liberté, pour transmettre à la postérité la reconnaissance de la patrie. Le 4 décembre, à onze heures, le gouvernement provisoire et le Congrès se rendirent en cortége du Palais de la nation à l'église collégiale, dans ce temple antique, décoré par la piété des anciens princes belges, et qui a reçu dans son sein toutes les générations qui se sont succédé dans le Brabant depuis le XIIIe siècle. Le clergé, après avoir rendu les honneurs souverains au Congrès, consacra, au milieu des députés de la nation et des citoyens armés, les prières élevées vers Dieu pour ceux qui avaient cimenté de leur sang l'indépendance du pays. Le gouvernement provisoire et le Congrès se rendirent ensuite à la place des Martyrs, et lorsque les députés se furent rangés autour de l'excavation faite pour recevoir la première pierre du monument funèbre, le président de l'assemblée nationale prononça d'une voix émue cette patriotique allocution : « Ombres magnanimes des guerriers morts en combattant pour la liberté, recevez les hommages de la patrie reconnaissante. Le souvenir de votre dévouement se perpétuera à jamais ; (page 143) il arrivera de génération en génération dans le cœur des Belges, et sera plus durable que le monument que nous élevons aujourd'hui à votre gloire. L'histoire transmettra vos noms et vos actions à la postérité la plus reculée, qui aura peine à croire à l'héroïque résistance que vous avez opposée à l'ennemi, forcé par votre intrépidité a une honteuse retraite. Eh ! comment pourrait-elle y croire, puisque la génération présente, témoin elle-même de ces hauts faits, doute presque de leur réalité ? Ombres des braves qui ont versé leur sang pour conquérir et assurer nos libertés ! tournez vos regards vers notre chère patrie ; allumez dans le cœur de nos jeunes défenseurs le feu sacré de l'amour de la gloire, et que, marchant sur vos traces, ils consolident par leur courage et leurs vertus ce que vous avez si glorieusement commencé. » M. Surlet de Chokier descendit ensuite dans l'excavation et posa la première pierre du monument des martyrs. Achevé en 1838 par Guillaume Geefs, il représente, à coté du lion belge, la statue de la Liberté foulant aux pieds des chaînes brisées et venant d'inscrire sur les pages d'un livre qu'elle supporte de la main gauche les dates des quatre mémorables journées de septembre. Cette noble allégorie domine la nécropole où reposent les citoyens morts pour la patrie.

(Note de bas de page) La maison de Mérode, voulant honorer dignement la mémoire du volontaire de Berchem, chargea G. Geefs de lui élever un monument dans l'église de Sainte-Gudule. Ce monument, placé en 1835 dans la chapelle de la Vierge, consiste en un sarcophage surmonté de la statue du héros. Au-dessous de l'écusson de la famille, on lit cette épitaphe :

« FREDERICO COMITI DE MERODE

« INTER LIBERATORES BELGII PROPUGNATORI STRENUO

« QUI, CATHOLICAE FIDEI PATRIAEQUE JURA TUENDO,

« PERCUSSUS AD BERCHEM MECHLINIAE PIE OCCUBUIT

« ANNO DOMINI MDCCCXXX. » (Fin de la note)

Le Congrès commence l'œuvre constitutionnelle. Deux projets lui sont soumis

(page 144) La proclamation de l'indépendance de la Belgique, l'adoption du gouvernement monarchique et l'exclusion de la maison de Nassau, étaient les préliminaires indispensables de l'œuvre constitutionnelle imposée au Congrès. Le terrain était déblayé ; les fondements de l'édifice étaient posés : on pouvait y travailler maintenant avec assurance, avec zèle.

Le projet de constitution, proposé par le comité investi de la confiance du gouvernement provisoire, avait été distribué aux membres du Congrès national dans la séance solennelle d'ouverture de cette assemblée. Ce projet renfermait, avec des développements nouveaux, toutes les importantes innovations déjà proclamées par le gouvernement provisoire. Il faisait émaner tous les pouvoirs de la nation ; il consacrait l'élection directe pour la formation de la représentation nationale, des conseils provinciaux, des administrations communales, le sénat seul excepté. Il consacrait aussi la liberté absolue de la presse, de l'enseignement, des associations. Il confiait le pouvoir exécutif au roi ; il le déclarait inviolable, mais il ne pouvait agir qu'avec le concours et sous la responsabilité des ministres. La puissance législative devait s'exercer collectivement par le chef de l'État, une chambre élective et un sénat. Pour modérer l’élément démocratique, le projet de constitution accordait un veto absolu au chef de l'État ainsi que la nomination des sénateurs. La dignité de sénateur devait être, ou à vie, comme sous l'empire de la loi fondamentale de 1815, ou héréditaire par droit de primogéniture, et de mâle en mâle.

Le 25 novembre, le Congrès décida que ce projet de constitution serait soumis à l'examen des sections, pour être discuté en séance publique immédiatement après cet examen et avant toute autre proposition, excepté celles dont l'urgence viendrait à être démontrée.

Dans la même séance, quatre députés (MM. Forgeur, Barbanson (page 145), Fleussu et Liedts), usant de l'initiative parlementaire, présentèrent un autre projet qui différait beaucoup, dans plusieurs points essentiels, du travail proposé par le comité de constitution. Plus novateurs, les quatre députés voulaient bien accorder l'hérédité au chef de l'État, mais ils demandaient que la nation fût représentée par une assemblée unique qui, sous le nom de Congrès national, serait élue directement par les citoyens ; ils excluaient de cette assemblée tous les fonctionnaires à la nomination directe du chef de l'État et révocables par lui ; ils n'accordaient, enfin, au chef de l'Etat, qu'un veto suspensif, lequel devait cesser si la même loi était reproduite et adoptée à la législature subséquente par la majorité des trois quarts.

Par une circonstance heureuse, un des plus célèbres acteurs des grandes révolutions d'Amérique et de France, M. de Lafayette lui-même, dont les sympathies démocratiques étaient contenues par une raison droite et un esprit plein de finesse, fut appelé à juger l'œuvre de la commission et celle des quatre députés. Un Belge s'entretenant avec lui des deux projets, M. de Lafayette formula dans les termes suivants son opinion, qui reçut une grande publicité : « Le nouveau projet de M. Forgeur et autre députés, que j'ai lu dans les journaux, ne contient que deux choses qui ne se trouvent pas dans le projet de la commission : le veto suspensif et l'unité du corps législatif. Si ces dispositions étaient adoptées, ce serait un grand malheur. Dites bien à vos amis qu'il faut deux chambres : la royauté ne peut se maintenir en présence d'une chambre unique. Je ne sais même qui pourrait en vouloir. Nous avons fait cette faute en 1791. Franklin aussi n'avait voulu qu'une chambre ; il y en a deux aujourd'hui dans tous les États de l'Union, et cependant le peuple américain est bien calme, bien grave. Sans les deux chambres, je ne réponds plus de la monarchie belge ni de la tranquillité de votre pays. »

(page 146) En quelques mots, M. de Lafayette venait de retracer un des épisodes les plus graves de l'histoire politique des temps modernes et de signaler l'écueil où pouvait échouer l'assemblée nationale, chargée des destinées de la Belgique. Montesquieu n'a plus rien laissé à dire sur les éléments nécessaires, constitutifs, de la monarchie constitutionnelle : elle consiste essentiellement dans l'établissement de deux chambres et dans la sanction royale. « Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative » (Esprit des lois, liv. XI, chap. VI.). Établir une assemblée unique, c'est altérer le caractère de la monarchie constitutionnelle ; enlever au roi la sanction, c'est relever l'ancien gouvernement de Pologne, qui était d'ailleurs appelé république. Peut-être a-t-on oublié que Jean-Jacques Rousseau, consulté sur les moyens d'extirper l'anarchie dans cette république, proposait de donner au sénat une organisation telle qu'il pût servir de pouvoir intermédiaire entre la chambre des nonces et le roi (Considérations sur le gouvernement de Pologne, chap. VII.). Il est vrai que Jean-Jacques Rousseau avait déjà dit dans le Contrat social : « S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ! » Les membres de l'Assemblée constituante de 1789, irrités contre l'aristocratie, n'avaient voté qu'une seule chambre : mais beaucoup regrettèrent, dans leur vieillesse, cet entraînement imprudent qui précipita peut-être la crise et produisit la dictature de la Convention. Une seule chambre, en effet, c'est la dictature en permanence dans une république ; c'est, dans une monarchie, un pouvoir qui n'a plus de contre-poids, alors surtout qu'il ne trouve d'autre obstacle que le veto suspensif. (page 147) Une assemblée unique (on l'a dit à satiété), c'est une arme de combat ; deux chambres qui se modèrent et se corrigent l'une l'autre forment, dans les républiques comme dans les monarchies, les gouvernements réguliers, définitifs. C'est ainsi que, après les jours de lutte de la première république française, la constitution de l'an III, avec ses deux conseils, sortit de la Convention. En Amérique, l'assemblée d'hommes éminents, qui avait été chargée de constituer l'Union, avait voté les deux chambres à l'unanimité en 1787. La Pensylvanie ne se soumit point d'abord à cette décision ; Franklin, qui exerçait la plus grande influence dans cet État, voulait, par une assemblée unique, faire prévaloir complètement le dogme de la souveraineté du peuple. Cependant on fut bientôt obligé de changer de loi et d'établir les deux chambres. « Le principe de la division du pouvoir législatif reçut ainsi sa dernière consécration ; on peut donc désormais considérer comme une vérité démontrée la nécessité de partager l'action législative entre plusieurs corps. Cette théorie, à peu près ignorée des républiques antiques, introduite dans le monde presque au hasard, ainsi que la plupart des grandes vérités, méconnue de plusieurs peuples modernes, est enfin passée comme un axiome dans la science politique de nos jours. » (Note de bas de page : De la Démocratie en Amérique, par ALEXIS DE TOCQUEVILLE, chap. VIII. — La constitution espagnole de 1812 n'établissait qu'une chambre. Cette faute, suivant Marliani, était due aux intrigues du parti servile. « Les libéraux, dit-il, voulaient deux chambres, comme institution plus appropriée aux temps modernes. Les serviles s'y opposèrent, prétendant établir les trois brazos, ou états, à l'instar des cortès de Navarre. Cette trop grande subdivision du pouvoir législatif était inadmissible ; ne pouvant obtenir l'innovation de deux chambres, les libéraux, s'appuyant sur les traditions des cortès de Castille, s'arrêtèrent à la création d'une. chambre unique. » Histoire politique de l'Espagne moderne, t. I.)

Importance de la question relative au sénat. Opinions les plus remarquables produites dans la discussion. L'ensemble du décret sur le sénat est adopté le 18 décembre

La nécessité de diviser la puissance législative ne fut point (page 148) méconnue par le Congrès belge. Pour les hommes prévoyants, c'était une question vitale ; elle fut même discutée avant les autres dispositions constitutionnelles, parce que la solution qu'elle recevrait devait naturellement réagir sur l'organisation tout entière de l'État

Dans un comité secret, tenu le 4 décembre, M. Devaux, organe de la section centrale, fit un premier rapport sur les questions relatives au sénat. Il résultait de ce rapport qu'une immense majorité s'était prononcée, dans les sections, pour l'établissement de deux chambres ; les procès-verbaux ne faisaient mention en tout que de vingt-cinq voix qui se fussent déclarées d'une manière absolue pour une assemblée unique. La section centrale proposait la combinaison suivante : nomination à vie des sénateurs par le chef de l'État sur une liste triple, présentée par une certaine classe d'électeurs, composée des citoyens qui payeraient en contributions quatre fois autant que les électeurs chargés de nommer les membres de l'autre chambre. Le nombre des sénateurs serait limité ; ils devaient être âgés de trente-cinq ans, et payer un cens de 1,000 florins. Le sénat, inamovible, n'aurait, au surplus, qu'un veto suspensif, et l'initiative qu'on lui accordait ne s'étendrait point aux lois de finances et au contingent de l'année. Toutes ces questions d'organisation avaient été d'ailleurs vivement controversées, et elles n'avaient rallié qu'une faible majorité dans les sections.

Le rapport de M. Devaux fut discuté, le lendemain, dans un nouveau comité général. Un grand nombre de députés se prononcèrent pour la nomination des membres de la première chambre par le chef de l'Etat, avec la faculté de faire des fournées ; d'autres manifestèrent le désir que cette élection se fît par la nation directement ou indirectement, et sans fournées. Les différentes questions furent enfin resoluesde la manière suivante : il v aurait un sénat dont les membres seraient nommés à vie (page 149) par le chef de l'Etat, sur la présentation du corps électoral, chargé d'élire les membres de la seconde chambre ; les sénateurs devaient avoir quarante ans, et payer un cens de 1,000 florins, basé sur la contribution foncière ; le nombre des sénateurs serait égal à la moitié de celui des députés ; enfin, dans les provinces où il ne se trouverait pas un éligible sur 10,000 âmes, on compléterait la liste des éligibles par les plus imposés de la province jusqu'à concurrence de cette proportion de 1 à 10,000. L'appel nominal sur l'ensemble de ces questions eut lieu dans un troisième comité général, tenu le 9. Adoptées séparément la veille, elles furent alors rejetées par soixante et quinze voix contre cinquante-huit.

Ce résultat ne surprit personne. Chacune des principales dispositions relatives au sénat, ayant été adoptée par une majorité différente, l'ensemble ne pouvait plus exprimer l'opinion d'aucune majorité. En fait, il n'existait dans le Congrès que trois opinions, qui réunissaient un assez grand nombre de partisans : l'une ne voulait aucune espèce de sénat ; l'autre voulait que le sénat fût nommé par le chef de l'État en nombre limité et sur présentation faite par des électeurs payant un cens plus élevé que ceux de l'autre chambre ; la troisième voulait la nomination directe par le chef de l'Etat en nombre non limité. Une autre opinion encore semblait avoir triomphé pendant quelque temps dans le comité général : c'était celle qui demandait que les candidats fussent présentés par les mêmes électeurs qui nommeraient les députés de l'autre chambre. Mais bien que cette disposition eût obtenu une majorité, elle ne paraissait réellement que l'opinion d un très petit nombre de membres ; les autres l'avaient adoptée en désespoir de cause et comme ressource extrême. La véritable difficulté existait donc entre ceux qui voulaient une présentation de candidats faite par des électeurs privilégiés ou plus imposés que les électeurs ordinaires, et, d'autre part, ceux qui voulaient la nomination directe par le chef de l’État en (page 150) nombre non limité. La section centrale, après avoir délibéré sur les discussions qui avaient eu lieu dans les comités secrets, se prononça pour la nomination directe des sénateurs par le chef de l’État, sans présentation et en nombre non limité.

« Un sénat nommé à vie et en nombre limité pourrait, quand il le voudrait, disait le rapporteur, paralyser pendant une génération entière, l'action de la chambre élective, alors même qu'elle serait réunie à celle du chef de l'État ; d'ailleurs, conférer la nomination des candidats sénateurs à une classe particulière d'électeurs, c'était créer des électeurs privilégiés à double vote, et introduire chez nous tous les inconvénients de cette division des électeurs en deux classes qui vient d'être abolie en France.

« Si l'on veut absolument être rassuré contre cet abus de la nomination directe et de la non-limitation, la section centrale vous propose un amendement. Il consiste à fixer le minimum des sénateurs à 40, le maximum à 60, sauf à permettre au chef de l'État de dépasser ce nombre lorsqu'il y aura été autorisé par la chambre élective. De cette manière, on répond aux moindres craintes. La chambre élective ne consentira à l'extension du nombre que lorsqu'il existera une nécessité véritable, c'est-à-dire lorsque le sénat, s'étant mis en hostilité avec la chambre élective, il faudra, par une nouvelle nomination, ramener la majorité des sénateurs à l'opinion de la majorité des députés ; ce qui est le véritable but de la non-limitation. »

Le 13 décembre s'ouvrit la discussion publique sur la question de savoir s'il y aurait un sénat. Continués le 14 et le 15, les débats furent très vifs, très animés, parfois même orageux. Les républicains repoussèrent naturellement une institution qu'ils considéraient comme un obstacle aux progrès de la démocratie. D'autres membres s'efforcèrent de prouver qu'une assemblée unique pouvait très bien se concilier avec la forme monarchique (page 151) MM. Defacqz, Fleussu, Leclercq et Ch. de Brouckere soutinrent cette thèse avec un talent réel. Ils s'appuyaient principalement sur l’absence de toute aristocratie en Belgique, par suite du changement que le morcellement continu des propriétés opérait dans la société. Mais les partisans du sénat n'eurent pas de peine à démontrer que l'aristocratie n'était pas aussi complètement anéantie qu'on se plaisait à le dire, et que, dans tous les cas, il y aurait à redouter, avec une assemblée unique, le choc inévitable de deux pouvoirs, l'anéantissement de l'un ou l'absorption de l'autre.

« S'il y a deux chambres ailleurs, avait dit M. Defacqz, ce n'est pas un motif pour en admettre deux chez nous. Un roi ne doit pas être chez nous ce qu'un roi est chez d'autres peuples. Nous ferons la royauté non telle que d'autres l'ont faite ou plutôt reçue et l'endurent, mais telle qu'elle convient à une nation libre et fière, telle que la veulent le pays, ses besoins et ses mœurs. »

« Avec une seule chambre, répondit M. Devaux, ce n'est pas la démocratie seule qui me parait à craindre, c'est l'aristocratie ; partout où on n'a pas marqué sa place, elle a usurpé sur celle des autres, et elle a usurpé une place beaucoup plus grande que celle qu’il eût été raisonnable de lui faire... On a dit que c'était à tort que nous citions comme autorité l'exemple de la France et celui de l'Angleterre, que nous étions en Belgique, et qu'il nous fallait des institutions particulières appropriées à nos mœurs et à nos antécédents politiques... Quant à moi, je ne crois pas que ce soit autre chose, et que ce qui est sage en France est déraisonnable en Belgique. Je vois qu'il y a une aristocratie chez nos voisins ; il y en a une aussi chez nous, et je pense qu il est convenable de marquer sa place dans notre Constitution, de peur qu elle ne prenne elle-même son rang... Si vous créez une assemblée unique, ou elle sera emportée par la démocratie hors des bornes que lui assignera (page 152) la Constitution, ou elle deviendra à la longue aristocratique ; si vous voulez avoir une chambre démocratique sans inconvénients, votez pour le sénat. »

« Si l'on n'adopte qu'une seule chambre, ajoutait M. Raikem, je me regarderai comme républicain ; je demanderai que toutes les institutions soient dirigées vers le système républicain le plus large. Dans ce cas, je le déclare, l'hérédité dans le chef ne subsistera pas longtemps. »

Le vote ne pouvait être douteux. Les hommes sages, qui composaient la majorité du Congrès, ne voulaient pas faire en Belgique l'essai d'un gouvernement qui s'était écroulé partout où on l'avait introduit ; ils ne voulaient point compromettre l'avenir. Cent vingt-huit voix contre soixante-deux décidèrent qu'il y aurait deux chambres dans la monarchie belge.

Cependant les partisans du sénat différaient d'opinion sur le mode de nomination de ses membres. Les idées, déjà émises dans les sections et dans les comités généraux, reparurent dans la discussion publique. Ceux-ci voulaient attribuer la nomination au chef de l'État ; ceux-là soutenaient une proposition de M. Blargnies tendant à confier la nomination des sénateurs aux états provinciaux ; les uns voulaient l'hérédité, les autres la repoussaient. Ces opinions ne pouvant s'accorder, M. Ch. Rogier montra, comme transaction, la combinaison qui n'avait d'abord rallié que peu d'adhérents dans les sections ; il demanda, dans la discussion générale, que la chambre haute fût élue par les électeurs de la chambre basse et pour un temps déterminé. Dans la discussion des articles, la proposition de M. Rogier fut convertie en amendement par M. Jottrand, et adoptée par cent trente-six voix contre quarante. La nomination des sénateurs étant retirée au chef de l'État, le système que le Congrès venait de sanctionner paraissait le plus propre à garantir en même temps les libertés du pays et les prérogatives du prince. Le Congrès décida ensuite, (page 153) sur la proposition de M. Devaux, que le nombre des sénateurs serait égal à la moitié du nombre des membres de l'autre chambre, et qu'ils seraient nommés pour un terme double de celui du mandat conféré aux représentants ; il décida, en outre, sur la proposition de M. Deleeuw, que le chef de l'État aurait le droit de dissoudre le sénat. Vivement combattu, surtout par quelques membres de la noblesse, cet amendement eut pour défenseurs les sommités politiques de l'assemblée.

« Un sénat, à l'abri de la dissolution et des fournées, dit M. Nothomb, est un corps tout-puissant, maître de la royauté et de la deuxième chambre. Je crois qu'il n'y a que deux systèmes possibles, celui qui fait élire la première chambre par le chef de l'État sans limitation de nombre, et celui qui la fait élire par le peuple en la rendant dissoluble. L'idée fondamentale, dont il faut partir, est celle-ci : Il n'y a dans l'État qu'un pouvoir politique permanent, c'est la royauté héréditaire et inviolable ; il est de l'intérêt du pays que les autres pouvoirs puissent se modifier, et ne s'immobilisent jamais. Si vous permettez au sénat d'exister pendant six années hors de toute atteinte, ce corps sera maître de la royauté et de la deuxième chambre. »

Une vive controverse s'éleva également au sujet de l'article portant que l'héritier présomptif du trône serait de droit sénateur à l'âge de dix-huit ans. M. Forgeur demanda s il était prudent et rationnel d'introduire dans un corps dissoluble un élément indissoluble.

A cette objection, M. Lehon répondit que puisqu'on admettait l'héritier présomptif quand le roi pouvait déplacer la majorité par des fournées, on devait également l'admettre dans le système qui accordait au roi la dissolution. « Songez, ajouta-t-il, que nous faisons plutôt une république royale qu'une monarchie républicaine. Il me semble que plus vous voulez des habitudes (page 154) démocratiques, plus vous devez les rendre familières à l’héritier du souverain ; placez-le donc au milieu des représentants de la nation ; qu'il vienne combattre dans leurs rangs, qu'il y apprenne que l'on n'obtient raison, et raison durable, que lorsqu'on a prouvé qu'on sait la faire triompher. Croyez que quand le prince aura été froissé par la discussion publique, il aura appris à connaître les hommes et à se faire une idée de leur dignité. Quant à moi, je pense que sa présence au sénat, qui sera certainement sans influence contre les intérêts publics, pourra produire le plus grand bien. »

L'ensemble du décret sur le sénat fut voté, le 18, par cent douze voix contre soixante-six. Cette minorité se composait non seulement des républicains et des partisans d'une chambre unique, mais aussi de quelques députés qui trouvaient les dispositions du décret trop démocratiques. « Je ne puis m'empêcher de dire, s'écriait M. de Gerlache un moment avant le vote, que vous livrez l'État à l'anarchie, à la république ; c'est une transaction déplorable avec les principes, elle peut nous exposer aux plus grands dangers. »

Travaux du Congrès jusqu'au 31 décembre

Telles étaient les craintes de ceux qui voyaient dans la constitution anglaise le type immuable de la monarchie constitutionnelle ; mais la majorité, pleine de confiance dans la sagesse du peuple belge, crut qu'elle pouvait approprier l'institution aristocratique à l'esprit du siècle et du pays. Dans les questions qui avaient été soumises jusqu'à ce moment aux délibérations du Congrès, les partis, coalisés pour renverser la domination étrangère et consolider la nationalité belge, n'avaient pas encore eu l'occasion de manifester leurs vues particulières. Ils étaient d'accord pour proclamer l'indépendance de la Belgique, décréter le gouvernement monarchique, exclure les Nassau ; sur la question du sénat, le débat s'était engagé entre des hommes fortement attachés aux traditions anciennes, et (page 155) d’autres qui inclinaient vers des idées nouvelles, ou qui ne repoussaient même pas les expériences les plus périlleuses. Mais on verra plus tard, lorsque nous raconterons les débats auxquels donnèrent lieu les autres dispositions constitutionnelles, que les libéraux et les catholiques reparurent plus d'une fois pour déterminer l'interprétation qu'il fallait donner à la liberté des cultes, de l'enseignement et des associations.

Ces grandes questions avaient occupé le Congrès du 20 au 27 décembre. Pour remplir les derniers jours de cette année mémorable, l'assemblée nationale approuva, le 28, le budget des voies et moyens du premier semestre de 1831, institua, le 29, la cour des comptes, adopta le 31, dans une séance qui se prolongea jusqu'à minuit, le décret d'organisation de la garde civique. Cette garde était chargée de veiller au maintien de l'ordre et des lois, et à la conservation de l'indépendance et de l'intégrité du territoire ; elle était sédentaire, mais la mobilisation d'une partie de la garde pouvait être décrétée par la législature.

Les événements extérieurs favorisent la révolution belge. Armistice du 15 décembre, resté sans exécution. Révolution de Varsovie, qui dérange les combinaisons des puissances du Nord. Sentiments qui se font jour en Prusse et attitude de la France

Les événements extérieurs favorisaient la tâche patriotique de l'assemblée nationale. Depuis que le gouvernement belge avait consenti, le 21 novembre, à la suspension d'armes, les commissaires de la conférence avaient cherché les moyens de remplacer cet état provisoire par un armistice. Il fut accepté conditionnellement, le 15 décembre, par le gouvernement belge ; M. Gendebien seul refusa de le signer, parce qu'il voyait dans cet acte des engagements envers les puissances européennes. Au surplus, l'armistice resta sans exécution. Les Belges continuèrent l'investissement de la ville de Maestricht lorsqu'ils virent que le roi Guillaume refusait de débloquer l'Escaut, sous prétexte que le blocus du fleuve n'était point un acte d'hostilité proprement dite, mais le résultat des anciens droits que, depuis le traité de Munster, la Hollande avait exercés, même en temps de paix.

Le roi Guillaume 1er, après l'échec éprouvé par ses troupes (page 156) à Bruxelles, avait commis une faute irréparable en réclamant l'intervention des puissances signataires des traités de Paris et de Vienne. La France, qui était une de ces puissances, devait naturellement désirer la dissolution du royaume-uni des Pays-Bas ; il est douteux même que Charles X, s'il fût resté sur le trône, eût prête un appui franc et sympathique au roi Guillaume. Ce prince aurait peut-être agi avec plus de sagesse si, retranché dans les provinces septentrionales, il eût tranquillement attendu que la révolution se fût épuisée dans le midi. Quoi qu'il en soit, le roi des Pays-Bas avait d'abord espéré beaucoup des puissants princes auxquels il était allié. On disait même qu'un traité secret avait été conclu entre la Russie et la Prusse pour employer leurs forces réunies à faciliter la restauration de Charles X et celle de Guillaume I". L'ordre donné à l'armée polonaise de se mettre sur le pied de guerre, la réunion des troupes russes sur le Bug, les menaces du parti militaire en Prusse, ses efforts pour entraîner dans la voie belliqueuse le sage Frédéric-Guillaume III, le langage des journaux prussiens qui prétendaient que la Belgique voulait se réunir à la France, la demande adressée par le roi Guillaume à la diète germanique pour qu'elle réprimât l'insurrection dans le grand-duché de Luxembourg, tout concourait à faire suspecter les desseins des puissances du Nord. Un événement imprévu, la révolution dont Varsovie fut le théâtre le 29 novembre, dérangea ces combinaisons hostiles, et, dans tous les cas, influa puissamment sur les décisions des puissances relativement à la Belgique. La Russie, occupée à éteindre l'incendie qui avait éclaté sur sa frontière, ne pouvait plus songer à peser sur l'Occident ; le gouvernement prussien dut surveiller le grand-duché de Posen, et songer même à sa propre sûreté. Des sentiments, longtemps comprimés, venaient de se faire jour. L'opinion publique se déclarait hautement en faveur des Polonais ; des idées de liberté, de constitution, de représentation nationale, (page 157) étouffées depuis 1815, surgissaient de nouveau. La Prusse, mûre aussi pour une révolution, l'aurait peut-être essayée dès lors sans l’affection personnelle qu'elle portait à Frédéric-Guillaume III. On entendait des Prussiens influents déclarer froidement qu'ils ajournaient leur liberté au décès du roi : « Tant qu'il vivra, disaient-ils, nous voulons bien nous passer de charte ; mais, après lui, nous voulons un gouvernement constitutionnel. » De pareils discours, tenus publiquement, devaient nécessairement réagir sur les dispositions de la cour. Du reste, Frédéric-Guillaume III avait été trop éprouvé par le malheur pour se jeter de gaieté de cœur dans une guerre dont les conséquences pouvaient être incalculables.

La France craignait-elle cette guerre ? « La France ne permettra point, disait M. Laffitte à la tribune de la chambre des députés, le 1er décembre, que le principe de non-intervention soit violé ; (Note de bas de page : La Prusse, ou In Confédération germanique, pouvaient seules faire renaître le droit de souveraineté de Guillaume sur la Belgique. « A cela nous avons répondu que, si on entrait en Belgique, nous y entrerions. — Par cette déclaration, que nous ne souffririons aucune intervention en Belgique, nous l'avons forcément détachée de la Hollande. Les puissances ont cédé. » La Monarchie de 1830, par M. A. THIERS, p. 105) mais elle s'efforcera aussi d'empêcher que l'on compromette une paix qui aurait pu être conservée. Nous continuerons donc à négocier, et tout nous fait espérer que ces négociations seront heureuses. Mais en négociant, nous armerons. Sous très peu de temps, nous aurons, outre nos places fortes, approvisionnées et défendues, cinq cent mille hommes en bataille, bien armés, bien organisés, bien commandés. Un million de gardes nationaux les appuieront, et le roi, s'il en était besoin, se mettrait à la tête de la nation.... Si les tempêtes éclataient à la vue des trois couleurs et se faisaient nos auxiliaires, nous n'en serions pas comptables à l'univers. »

Mission de MM. Van de Weyer et Gendebien à Paris

(page 158) Après la discussion relative au sénat, MM. Van de Weyer et Alex. Gendebien se rendirent à Paris, à l'effet de faire reconnaître l'indépendance de la Belgique par la France. M. le comte Sébastiani leur répondit que la séparation de la Belgique d'avec la Hollande, et son indépendance comme État séparé, étaient établies en principe par les cinq puissances. Cette grande nouvelle fut confirmée, le 28 décembre, à la tribune de la chambre des députés, par M. Laffitte.

« La Sainte-Alliance, dit-il, avait pour but d'étouffer, par des efforts communs, la liberté des peuples, partout où elle viendrait à se montrer ; le principe nouveau, proclamé par la France, a dû être de laisser se déployer la liberté partout où elle viendrait à naître, mais à naître naturellement. Ce principe a prévalu dans notre politique. Cependant, son énonciation n'était rien encore ; c'est son application qui était tout. Aujourd'hui cette application a commencé, et prouve d'une manière éclatante que le principe de non-intervention n'était pas un prétexte de faiblesse, mais une sage maxime franchement et irrévocablement adoptée. Les cinq puissances viennent de reconnaître et ont signé en commun l'indépendance de la Belgique. Cette grande question de la Belgique, de laquelle on pouvait craindre une occasion de guerre, la voilà donc résolue dans son point essentiel. »

Protocole du 20 décembre, prononçant la dissolution du royaume-uni des Pays-Bas

En effet, le 31 décembre, après la séance du Congrès, qui s'était prolongée jusqu'à minuit, les commissaires de la conférence de Londres, M. Bresson et lord Ponsonby, successeur de M. Cartwrighl, firent parvenir au comité diplomatique un protocole qui prononçait la dissolution du royaume-uni des Pays- Bas. Cet acte mémorable portait la date du 20 décembre, et était conçu en ces termes :

« Les plénipotentiaires des cinq cours, ayant reçu l'adhésion formelle du gouvernement belge à l'armistice qui lui avait (page 159) été proposé, et que le roi des Pays-Bas a aussi accepté, et la conférence ayant ainsi, en arrêtant l'effusion du sang, accompli la première tâche qu'elle s'était imposée, les plénipotentiaires se sont réunis pour délibérer sur les mesures ultérieures à prendre, dans le but de remédier aux dérangements que les troubles survenus en Belgique ont apportés dans le système établi par les traités de 1814 et 1815. En formant par les traités en question l'union de la Belgique avec la Hollande, les puissances signataires de ces mêmes traités, et dont les plénipotentiaires sont assemblés dans ce moment, avaient eu pour but de fonder un juste équilibre en Europe, et d'assurer le maintien de la paix générale. Les événements des quatre derniers mois ont malheureusement démontré que cet amalgame parfait et complet que les puissances voulaient opérer entre ces deux pays n'avait pas été obtenu, qu'il serait désormais impossible à effectuer ; qu'ainsi l'objet même de l'union de la Belgique avec la Hollande se trouve détruit, et que dès lors il devient indispensable de recourir à d'autres arrangements pour accomplir les intentions à l'exécution desquelles cette union devait servir de moyen. Unie à la Hollande et faisant partie intégrante du royaume des Pays-Bas, la Belgique avait à remplir sa part des devoirs européens de ce royaume, et des obligations que les traités lui avaient fait contracter envers les autres puissances. Sa séparation d'avec la Hollande ne saurait la libérer de cette part de ses devoirs et de ses obligations. La conférence s'occupera conséquemment de discuter et de concerter les nouveaux arrangements les plus propres à combiner l'indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts de la sécurité des autres puissances, et avec la conservation de l'équilibre européen. A cet effet, la conférence, tout en continuant ses négociations avec le plénipotentiaire de S. M. le roi des Pays-Bas, engagera le gouvernement (page 160) provisoire de la Belgique à envoyer à Londres, le plus tôt possible, des commissaires munis d'instructions et de pouvoirs assez amples pour être consultés et entendus sur tout ce qui pourra faciliter l’adoption définitive des arrangements dont il a été fait mention plus haut. Ces arrangements ne pourront affecter en rien les droits que le roi des Pays-Bas et la Confédération germanique exercent sur le grand-duché de Luxembourg. »

Les commissaires, réclamés par la conférence, avaient déjà été choisis ; MM. Van de Weyer et H. Vilain XIIII venaient de s'embarquer pour Londres. M. Gendebien, resté à Paris, devait défendre les droits des Belges sur le Luxembourg, et recueillir, sur l'importante question du choix du chef de l'État, des renseignements propres à éclairer la détermination du Congrès.

Le protocole du 20 décembre ouvrait une nouvelle scène à la révolution belge et à la politique européenne.