(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 17) Le gouvernement provisoire, qui allait être chargé des destinés de la Belgique, s'était constitué pendant la bataille même, tenant son mandat de la nécessité. Il ne suffisait point de combattre (page 18) avec héroïsme ; il fallait centraliser les forces patriotiques, créer un pouvoir propre à guider les masses surexcitées. A la fin du mois d'août, une garde bourgeoise s'était formée à Bruxelles et avait rendu des services réels pendant les premiers moments de la crise ; mais lorsque, à l'approche des Hollandais, le 20 septembre, elle eut cédé ses armes au peuple frémissant, toutes les autorités avaient disparu avec elle. Que serait-il avenu si, dans ce moment suprême, quelques citoyens déterminés n'eussent établi spontanément un pouvoir révolutionnaire de nature à encourager les combattants et à rassurer la cité ? L'anarchie aurait sans doute amené le triomphe des Hollandais. Mais il se trouva des hommes qui ne reculèrent point devant l'immense responsabilité qu'ils assumaient, devant les batteries ennemies qui foudroyaient la ville, devant l'échafaud qui les attendait en cas de défaite.
Le 24 septembre, au matin, tandis que le glas du tocsin de Sainte-Gudule et le bruit du canon annonçaient la reprise des hostilités, la proclamation suivante fit connaître la formation d'une Commission administrative : « Depuis deux jours, Bruxelles est dépourvue de toute espèce d'autorité constituée ; l'énergie et la loyauté populaire en ont tenu lieu, mais tous les bons citoyens comprennent qu'un tel état de choses ne peut durer sans compromettre la ville et le triomphe d'une cause dont le succès dès hier a été assuré. Des citoyens, guidés par le seul amour du pays, ont accepté provisoirement un pouvoir qu'ils sont prêts à remettre en des mains plus dignes aussitôt que les éléments d'une autorité nouvelle seront réunis. » Ces hommes de cœur et de dévouement étaient : le baron Emmanuel d'Hooghvorst, commandant de la garde bourgeoise de Bruxelles ; Charles Rogier, commandant de la compagnie liégeoise venue au secours de la capitale des Belges, et Jolly, ancien officier du génie ; ils avaient pour secrétaires MM. de Coppin et Vanderlinden
(page 19) La proclamation du 24 septembre fut accueillie par l'assentiment général ; elle doubla le courage et la confiance des combattants et de tout le peuple. Ils se rassuraient en voyant que l'hôtel de ville n'était plus à l'abandon et qu'il y avait un centre d'action. Il eût été d'ailleurs impossible de trouver à Bruxelles des hommes dont la popularité surpassât celle dont jouissaient MM. d'Hooghvorst et Rogier. Les chefs de l'opposition parlementaire se trouvaient à La Haye ; les autres promoteurs du mouvement s'étaient retirés dans le département du Nord, où ils avaient été rejoints par le plus célèbre des antagonistes de la domination hollandaise, M. de Potter.
Un des premiers soins de la Commission administrative fut de centraliser la résistance par la nomination d'un général en chef. Elle jeta les yeux sur un ancien aide de camp de Mina en Espagne, le colonel don Juan Van Halen, qui combattait depuis deux jours parmi les tirailleurs. Invité à se rendre à l'hôtel de ville dans la nuit du 24, Van Halen traversa les galeries lugubres et désertes, et parvint enfin dans un salon, où il aperçut les trois membres de la commission. «Nos volontaires, lui dit M. Rogier, ont besoin d'un chef : vous allez vous mettre à leur tête : il faut reprendre le Parc. » Van Halen demande deux heures pour se décider. « Pas même deux minutes, » répond M Rogier, et il remet au colonel un brevet ainsi conçu : « La commission centrale nomme, par le présent, M. Juan Van Halen commandant en chef des forces actives de la Belgique. » Van Halen promet de se montrer digne de ce commandement, et les membres de la commission jurent en même temps de triompher ou de succomber à leur poste Esquisses historiques de la révolution de la Belgique, en 1830, p. 366).
Ils y restèrent en permanence pour accueillir les volontaires qui accouraient des villes voisines, veiller à la sûreté de la capitale, animer les combattants et ordonner de dignes funérailles aux braves qui succombaient : « Une fosse, disait un arrêté du 25, (page 20) sera creusée sur la place Saint-Michel ; elle sera destinée à recevoir les restes des citoyens morts dans les mémorables journées de septembre. — Un monument transmettra à la postérité les noms des héros et la reconnaissance de la patrie. — Les patriotes belges prennent sous leur protection les veuves et les enfants des généreuses victimes. » La terre profane, bénie par le clergé qui suivait la dépouilla des braves, reçut immédiatement le nom de Place des Martyrs.
Cependant les trois hommes, qui formaient depuis quarante-huit heures le gouvernement de la Belgique insurgée et tenaient seuls tête à la tempête, sentaient que le fardeau allait devenir trop lourd. Le bruit de la résistance des Bruxellois avait volé au loin et ramené ceux qui n'avaient pas cru sans doute à tant de constance, à tant d'héroïsme de la part du peuple. Des conférences, des pourparlers eurent lieu à l'hôtel de ville pendant la nuit du 25. Il fut résolu que la commission s'adjoindrait deux hommes qui s'étaient signalés au premier rang de l'opposition libérale ; et comme l'appui des catholiques était indispensable, on avait fait également appel au dévouement d un membre de la maison de Mérode. Le lendemain au matin, la proclamation suivante fut affichée dans la cité :
« Vu l'absence de toute autorité, tant à Bruxelles que dans la plupart des villes et des communes de la Belgique ;
« Considérant que, dans les circonstances actuelles, un centre général d'opérations est le seul moyen de vaincre nos ennemis et de faire triompher la cause du peuple belge ;
« Le gouvernement provisoire demeure constitué de la manière suivante : MM. le baron E. D'HOOGHVORST , Ch. ROGIER ; le comte FÉLIX DE MÉRODE ; ALEXANDRE GENDEBIEN ; SYLVAIN VAN DE WEYER ; JOLLY ; J. VANDERLINDEN , trésorier ; baron F. DE COPPIN ET J. NICOLAY, secrétaires.
Bruxelles, 26 septembre 1830. »
(page 21) Le nouveau gouvernement fit immédiatement acte de souveraineté : il rappela les militaires belges qui servaient dans l'armée hollandaise.
« Le sang belge, leur disait-il, a coulé ; il coule encore par les ordres de celui qui a reçu vos serments ; cette effusion d'un sang généreux a rompu tous liens ; les Belges sont déliés. Nous les délions de tout serment. »
Invité par le comité révolutionnaire à rentrer dans sa patrie, M. de Potter, après avoir traversé triomphalement le Hainaut, fut reçu à Bruxelles, le 27 au soir, par les acclamations enthousiastes de la foule. C'était alors l'homme dont le nom exerçait le plus grand prestige sur les masses ; deux fois condamné comme écrivain, emprisonné, puis exilé, il personnifiait aux yeux du peuple les griefs des Belges contre le gouvernement néerlandais. Le 28, le comité insurrectionnel prit, pour la première fois, le titre de gouvernement provisoire de la Belgique, après s'être adjoint M. de Potter. Aussitôt celui-ci usa de sa popularité pour maintenir l'ordre en promettant, dans une déclaration de principes, l'accomplissement des vœux dont il s'était rendu naguère l'éloquent et courageux interprète : « Liberté pour tous ! » disait-il au peuple. « Égalité de tous devant le pouvoir suprême, la Nation ! devant sa volonté, la Loi ! Vous avez écrasé le despotisme ; par votre confiance dans le pouvoir que vous avez créé, vous saurez vous tenir en garde contre l'anarchie et ses funestes suites. Les Belges ne doivent faire trembler que leurs ennemis. Peuple, ce que nous sommes, nous le sommes par vous ; ce que nous ferons, nous le ferons pour vous. » Le lendemain, le gouvernement nomma dans son sein un comité central, chargé expressément du pouvoir exécutif. Il fut composé de MM. de Potter, Ch. Rogier et Van de Weyer.
Le gouvernement provisoire, au nom de la nation victorieuse, promulgua, le 4 octobre, un décret ainsi conçu : « — I. Les (page 22) provinces de la Belgique, violemment détachées de la Hollande, constitueront un État indépendant. — II. Le comité central s'occupera au plus tôt d'un projet de constitution. — III. Un Congrès national, où seront représentés tous les intérêts des provinces, sera convoqué. Il examinera le projet de constitution belge, le modifiera en ce qu'il jugera convenable, et le rendra, comme constitution définitive, exécutoire dans toute la Belgique. » Le gouvernement provisoire se contenta donc de décréter, comme un fait irrévocable, l'indépendance de la Belgique, et il voulut laisser au Congrès, émanation plus directe de la souveraineté populaire, le soin et la mission de déterminer la forme que prendrait le nouvel État qui venait de surgir en Europe.
Déjà un des membres du gouvernement provisoire, M. Gendebien, s'était rendu officieusement à Paris, avec l'assentiment de ses collègues, afin d'assurer les résultats d'un premier succès. On était persuadé que si la lutte ne se prolongeait qu'entre la Hollande et les Belges, elle ne pouvait être douteuse pour ces derniers ; mais que si la Prusse accordait des secours à la Hollande, il en serait autrement. M. Gendebien acquit bientôt, à Paris, la certitude que la lutte se bornerait entre la Hollande et la Belgique. Il était chargé en même temps de proposer un traité d'alliance avec la France, sans qu'il fût question de réunion ; le traité ne devait être qu'un traité d'alliance offensive et défensive entre les deux pays. Le cabinet du Palais-Royal se borna à faire connaître qu'il ne souffrirait point qu'aucune puissance intervint dans les affaires de la Belgique. De retour à Bruxelles, le 10 octobre, M. Gendebien fut adjoint au comité central du gouvernement provisoire. Le 16, il reçut de ses collègues une seconde mission, qui avait pour but de s'assurer si la France persisterait à observer le principe de non-intervention, et si elle ne regarderait point comme infraction à ce principe l'arrivée de quelques (page 23) déserteurs prussiens en Hollande. Cette circonstance, et les préparatifs de guerre de la Prusse dans les provinces rhénanes, faisaient craindre une intervention de la part de cette puissance. M. Gendebien devait s'informer en même temps si le choix que le Congrès, chargé de fixer ultérieurement les destinées de la Belgique, pourrait faire du duc de Nemours pour roi, serait approuvé par le gouvernement français. Il reçut, dès cette époque, une réponse négative (Note de bas de page : Nous avons résumé, les détails communiqués par M. Gendebien au Congrès, dans la séance du 11 janvier 1831)
Cependant la victoire de Bruxelles avait électrisé la nation. Chaque jour, l'autorité du gouvernement provisoire gagnait du terrain. Les Hollandais, désespérant de pouvoir lutter contre les masses qui les cernaient de toutes parts, abandonnaient, l'une après l'autre, les forteresses belges dont ils étaient maîtres. Bientôt ils ne se trouvèrent plus en possession que de Maestricht et d'Anvers.
Les volontaires de Bruxelles avaient suivi l'armée hollandaise et n'avaient cessé de la harceler dans sa retraite. « L'on fixe au 28 septembre, dit un écrivain contemporain, l'ouverture de la campagne, appelée campagne d’Anvers, qui se termina au bout de vingt-neuf jours, par le bombardement de cette ville, et peu après, par une sorte de demi-armistice, campagne extraordinaire, s'il en fut jamais, où l'on vit de faibles détachements de volontaires déterminés, de 100 ou 200 hommes, sans un seul cheval, harceler sans cesse en tirailleurs un corps d'armée de 10 à 12,000 hommes, muni d'artillerie et de cavalerie, le repousser dans toutes les rencontres, prendre des forts et des villes (telles que Lierre et Anvers) de vive force, passer des fleuves et forcer des ponts sous le feu d'un ennemi trois fois plus nombreux, et le repousser ainsi jusqu'à ses (page 24) frontières, en délivrant trois provinces, et en s'emparant d’un rayon de plus de vingt lieues de pays. » (<Esquisses historiques de la révolution de la Belgique, en 1830, p. 502).
Parmi les combats dans lesquels s’illustrèrent les volontaires belges, il faut distinguer celui de Berchem, marqué par l’héroïsme du comte Frédéric de Mérode. Il appartenait à une des plus anciennes familles de la Belgique, à une maison renommée pour son attachement à la foi catholique, et dont le chef avait signé le premier, à Bruxelles, la mémorable pétition en faveur de la liberté de l'enseignement. Mort quelques mois avant la catastrophe (18 février 1830), le comte Charles de Mérode avait laissé quatre fils pour soutenir les principes qu il avait défendus et contre Napoléon, dans le sénat conservateur de l'Empire, et contre le roi des Pays-Bas. Le comte Frédéric était le troisième. Ce noble jeune homme n’avait pas encore pu attirer l'attention de ses concitoyens ; mais la générosité de son caractère et l'élévation de son esprit étaient connus de ses proches. Allié à la famille du lieutenant général du Cluzel, il résidait en France, non loin de Chartres, dans la commune de Saint-Luperce, dont il avait été élu maire. Mais à peine connaît-il les journées de Bruxelles, qu'il abandonne tout, les délices d'une grande existence, les joies du foyer domestique, pour voler au secours de ses compatriotes. Il entraîne d'autres Belges sur ses pas, et il les soudoie de ses propres deniers. Présenté au gouvernement provisoire par son frère le comte Félix, il déclare qu'il appartient à la patrie ; il offre ses services, mais, dans son dévouement chevaleresque, il se juge encore indigne de tout commandement. Il veut s'enrôler comme simple volontaire dans la compagnie des chasseurs de Chasteler, et partager toutes les fatigues, tous les périls des vaillants plébéiens qui combattaient pour l'indépendance du pays. Le 16 octobre, il rejoignit le général Niellon sur les bords (page 25) du Demer, où son arrivée inattendue fut un puissant encouragement pour cette petite troupe de huit cents hommes, qui manœuvrait derrière un corps de douze mille Hollandais. Cependant la mort saisissait surtout les plus braves. Parmi les compagnons du comte de Mérode, on distinguait le chevalier Dechez, fils d'un capitaine de l'Empire. Des revers de fortune l'avaient obligé de changer de nom et de condition. Artiste, il brillait, sous le pseudonyme de Jenneval, au théâtre de Bruxelles ; poëte, il venait de composer le chant national des Belges : la Brabançonne ; soldat, il voulait partager la gloire qu'il avait célébrée. Le 19 octobre, un combat s'engage près de Lierre, et Jenneval tombe, frappé d’un boulet, à côté du comte de Mérode. Celui-ci n'a frémi que d’enthousiasme. « En avant, mes amis ! s'écrie-t-il. Les braves ne meurent pas » Les volontaires, animés par son exemple, semblent invincibles ; les Hollandais reculent jusqu'au village de Berchem ; mais là, ils font volte-face, et une action très vive s'engage à portée de pistolet. Le comte Frédéric était, suivant son habitude, au premier rang, et jamais il n'avait montré plus de sérénité en face du danger. C'était son jour suprême ; une balle lui cassa la cuisse. Quoique frappé mortellement, l’intrépide volontaire trouva encore assez d'énergie pour lâcher deux coups de fusil aux Hollandais qui accouraient dans l’intention de le massacrer ; puis il saisit un de ses pistolets, résolu à se défendre jusqu'à la mort. Dégagé par ses compagnons d'armes, il ne perdit point sa fermeté. Comme on lui témoignait la crainte que sa blessure ne fût dangereuse : « Eh bien ! messieurs, répondit-il, ce sont là les fruits de la guerre. » Transporté à Malines, il joignait sa voix à celle des volontaires qu'il rencontrait sur la route et entonnait avec eux des chants patriotiques.
Cependant le roi des Pays-Bas avait essayé, mais trop tard, de regagner les Belges par des concessions. Un arrêté du 4 octobre chargeait le prince d'Orange de gouverner temporairement, au (page 26) nom du souverain, toutes les parties des provinces méridionales dans lesquelles l'autorité légale était encore reconnue. Il devait fixer sa résidence à Anvers ; seconder et appuyer, autant que possible, par des moyens de conciliation, les efforts des habitants bien intentionnés, pour rétablir l'ordre dans les parties des provinces où il était troublé. On lui adjoignit trois ministres et sept conseillers d'État, tous Belges.
Le prince arrive à Anvers, le 5 octobre, et publie immédiatement une proclamation, dans laquelle il fait connaître que, ayant porté au pied du trône les vœux pour une séparation, qui lui avaient été manifestés à Bruxelles, le 4 septembre, ces vœux avaient été accueillis. Il annonçait ensuite qu'en attendant que la séparation du nord et du midi fût sanctionnée suivant les formes constitutionnelles, le roi accordait provisoirement aux provinces méridionales une administration distincte, toute composée de Belges ; les affaires devaient s'y traiter avec les administrations et les particuliers dans la langue qu'ils choisiraient ; toutes les places dépendantes de ce gouvernement devaient être réservées exclusivement pour des Belges ; la plus grande liberté était laissée relativement à l'instruction de la jeunesse ; enfin, une amnistie politique, ne contenant aucune exception, était accordée. Le 6, le prince nomma une commission consultative, composée de députés belges aux états généraux ; le 9, il poussa la condescendance jusqu'à établir, par arrêté, le contre-seing ministériel.
Ces concessions, si contraires à la politique que le roi avait obstinément fait prévaloir jusqu'alors, ne satisfirent personne : aux uns, elles parurent un piége ; aux autres, un plagiat des proclamations du gouvernement provisoire. On savait d'ailleurs que le général Chassé conservait le commandement de toutes les forces militaires à Anvers, et correspondait directement avec le roi. Aussi le gouvernement provisoire refusa-t-il d'entrer en (page 27) négociations avec l'héritier présomptif du trône ; un des membres répondit à son envoyé que si le peuple pouvait seulement soupçonner le gouvernement de faciliter les projets du prince royal, il monterait dans le lieu des séances et jetterait ses chefs par la fenêtre. Le prince fît alors une dernière tentative ; il publia, le 16, une proclamation, dans laquelle il approuvait la révolution : « Belges, disait-il, depuis que je me suis adressé à vous par une proclamation du 5 du présent mois, j'ai étudié avec soin votre position : je la comprends, et je vous reconnais comme nation indépendante ; c'est vous dire que dans les provinces même où j'exerce un grand pouvoir, je ne m'opposerai en rien à vos droits de citoyens : choisissez librement, et par le même mode que vos compatriotes des autres provinces, des députés pour le Congrès national qui se prépare, et allez y débattre les intérêts de la patrie. Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête d'un mouvement qui vous mène vers un état de choses nouveau et stable, dont la nationalité fera la force. Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l'indépendance de notre sol, et qui veut s'associer à vos efforts pour établir une nationalité politique. » (Note de bas de page : L'état-major de la garnison de Maestricht révoqua en doute l'authenticité et la légalité de cette proclamation ; les états députés de la province de Limbourg la prirent, au contraire, pour base de leurs actes. Dans un avis du 21 octobre, ils firent remarquer aux habitants de la province qu'aux termes de la proclamation du 16 ils pouvaient librement prendre part aux opérations électorales, dont le résultat devait faire espérer la fin des troubles qui agitaient la patrie).
Le gouvernement provisoire répondit le surlendemain : « Une proclamation, signée Guillaume, prince d’Orange, et publiée à Anvers, le 16 de ce mois, vient d’être envoyée au gouvernement provisoire. L’indépendance de la Belgique, déjà posée en fait par la victoire du peuple, et qui n'a plus besoin de ratification, (page 28) y est formellement reconnue. Mais il y est parlé de provinces où le prince exerce un grand pouvoir ! de provinces même que le prince gouverne ! Le gouvernement provisoire, auquel le peuple belge a confié ses destinées, jusqu'à ce qu'il ait lui-même déterminé, par l'organe de ses représentants, de quelle manière à l'avenir il se gouvernera, proteste contre ces assertions. Les villes d'Anvers et de Maestricht et la citadelle de Termonde, momentanément occupées par l'ennemi, obéiront au gouvernement provisoire seul, aussitôt que la force des choses les aura rendues à elles-mêmes : elles ne peuvent reconnaître de gouvernement ni de pouvoir que ceux qui, en ce moment, régissent la patrie tout entière... C'est le peuple qui a chassé les Hollandais du sol de la Belgique ; lui seul, et non le prince d'Orange, est à la tête du mouvement qui lui a assuré son indépendance, et qui établira sa nationalité politique. »
Des émeutes, coïncidant avec les promesses du prince, venaient d'éclater presque simultanément dans la Flandre occidentale et le Hainaut. Effrayé par ces manifestations, M. de Potter aurait voulu que le gouvernement provisoire proclamât dès lors les Nassau privés légalement de tout espoir de dominer en Belgique. Mais cette proposition fut rejetée par tous ses collègues, par respect, dirent-ils, pour le Congrès national, à qui il appartenait de fixer le sort futur des Belges (Note de bas de page : Souvenirs personnels de M. DE POTTER, 2e édition, t. I, p. 174). L'énergie et l'ascendant du gouvernement provisoire surent, au reste, calmer le peuple que des émissaires avaient excité sur quelques points du pays. Les troubles du Borinage, dans le Hainaut, étaient les plus sérieux. Les ouvriers, égarés par des menées perfides, avaient pillé les grains, et dévasté plusieurs manufactures, notamment le magnifique établissement de Hornu. M. Ch. Rogier se rendit, en qualité de commissaire délégué du gouvernement provisoire, au milieu des (page 29) ouvriers du Hainaut, et les ramena à leur devoir en leur adressant des paroles empreintes de bon sens et du plus pur patriotisme : « Que gagne-t-on, leur disait-il, dans une proclamation, à piller les grains ? On ruine les marchands, on jette la défiance chez les fermiers ; les grains se cachent, ils deviennent plus rares, et le prix du pain ne tarde pas à augmenter. Que gagne-t-on à briser des machines ? On ruine les fabricants, et, les fabricants ruinés, qui donnera de l'ouvrage aux ouvriers ? L'hiver viendra et ils souffriront, et l'on sera sans pitié pour eux , parce qu'on dira qu'ils souffrent par leur faute, et qu'il ne faut pas de pitié pour des pillards. Revenez donc à vous-mêmes. Ouvrez les yeux, car ceux qui vous conduisent au pillage vous trompent et vous prennent pour des gens stupides. Ce sont là, croyez-moi, des ennemis bien plus à craindre que les marchands de grains et les manufacturiers. Ils voudraient, les traîtres qu'ils sont, mettre le désordre au pays, et jeter la défiance entre les Belges pour profiter de leurs divisions ! Ils espèrent entraver la marche du gouvernement provisoire et faire respirer les Hollandais qui n'en peuvent plus ; ils voudraient aussi retarder les élections du Congrès national, qui va constituer la Belgique en nation libre, et consacrer pour toujours son indépendance... Arrêtez vous-mêmes, et livrez à l'autorité ceux qui vous excitent aux désordres. Vos magistrats sauront châtier les traîtres, et les mettre dans l'impuissance de compromettre la cause de la liberté, pour laquelle tant de vos généreux compatriotes ont prodigué leur sang. Depuis quinze ans, le Hainaut jouissait, entre toutes les provinces de la Belgique, d'un insigne honneur : c'est la province la plus morale, celle où la justice avait à punir le moins de crimes et de délits ! Habitants du Hainaut, vous ne perdrez pas cette belle réputation ! Honte et malheur à ceux qui, en déshonorant votre nom, voudraient, par leurs (page 30) coupables excès déshonorer aussi la cause de la patrie. » (Note de bas de page : Le 24 octobre, M. Rogier, se trouvant à Fontaine-l'Évèque, adressait la lettre suivante aux membres du gouvernement provisoire, ses collègues : « Je vous écris du sein du conseil municipal de Fontaine-l'Évèque, remis tout à neuf par l'élection populaire... Depuis hier à trois heures, que j'ai quitté Mons, j'ai parcouru dix à douze communes des plus accusées de désordres. Plus l'ombre d'un désordre ne s'y montre. Esprit excellent, accueil patriotique, sérénades, garde communale sous les armes, vins d'honneur, vivat, adresses ; voilà ce qui accueille le gouvernement provisoire. Je vous répète et répéterai encore le même avis : Parcourons les provinces. Quelques bonnes paroles à tous ces braves gens valent mieux que cent mille coups de fusil. Ne soyons point si prompts à la défiance ni aux soupçons, ni aux vaines frayeurs. Réservons, vous dis-je, notre énergie pour des occasions qui le méritent... » (Archives du royaume.)).
Pour réussir, le prince d'Orange, comme on l'a remarqué, faisait à la fois trop ou trop peu ; trop, s'il voulait conserver les bonnes grâces de son père ; trop peu, s'il voulait devenir véritablement le nouveau chef de la nation belge, libre et séparée de la Hollande. Mais comment aurait-on pu croire encore à ses promesses ou même à ses pleins pouvoirs, lorsque, le 17 octobre, le lendemain du jour où il avait publié sa proclamation, le général Chassé déclarait la ville d'Anvers en état de siége ? Peu après, le 20 octobre, l'héritier du trône fut plus formellement désavoué par son père dans un message adressé aux états généraux. Le prince résolut alors de s'éloigner également des Belges, qui ne le trouvaient pas assez révolutionnaire, et des Hollandais, qui lui reprochaient ses sympathies pour les rebelles. Le 25 octobre, il s'embarqua pour Londres. Mais, avant de quitter les rives de l'Escaut, il avait adressé une dernière proclamation aux Belges : « J'ai tâché, leur disait-il, de vous faire tout le bien qu'il a été en mon pouvoir d'opérer, sans avoir pu atteindre le noble but auquel tendaient tous mes efforts, la pacification de vos belles provinces. Vous allez maintenant délibérer sur les intérêts de (page 31) la patrie dans le Congrès national qui se prépare. Je crois donc avoir rempli, pour autant qu'il dépendait de moi en ce moment, « mes devoirs envers vous, et je pense en remplir encore un bien pénible, en m'éloignant de votre sol pour attendre ailleurs l'issue du mouvement politique de la Belgique. Mais de loin comme de près, mes vœux sont avec vous, et je tâcherai toujours de contribuer à votre véritable bien-être. »
Fatalité déplorable ! Le surlendemain, cette ville, à laquelle l'héritier des Nassau venait de faire ces adieux touchants, était victime d'un bombardement ! On en rejeta la responsabilité sur le prince, quoiqu'il ne fût assurément ni l'instigateur ni le complice du général Chassé (Note de bas de page : Dans la séance du Congrès, du 20 novembre, M. Ch. Lehon disculpa complètement le prince à cet égard. « Le prince vint à Anvers, dit-il, animé des meilleures intentions, mais trop tard et sans aucun des pouvoirs qui lui étaient indispensables. Retenu quelques jours dans cette ville avec plusieurs députés aux états généraux, je rends cette justice au prince qu'il regretta l'impuissance dans laquelle il était placé, et que, dans ma conviction, il est resté pur de toute participation quelconque aux désastres d'Anvers. »)
Tout à coup, dans l'après-midi du 27 octobre, le bruit se répand à Bruxelles qu'Anvers est en feu, foudroyée par l'artillerie de la citadelle et de la flotte, embossée dans l'Escaut. Déjà le gouvernement provisoire s'était hâté d'envoyer sur les lieux celui de ses membres qui venait d'apaiser les troubles du Borinage. A cinq heures trois quarts du soir, au milieu d'une désolation que la plume ne pourrait retracer, M. Ch. Rogier écrit, moitié à l'encre et moitié au crayon, la mémorable dépêche insérée au Bulletin officiel de la Belgique, comme une protestation éternelle contre les incendiaires de la rivale commerciale d'Amsterdam et de Rotterdam : « Du cabinet du gouverneur de la province d'Anvers. - J'arrive à l'instant à Anvers, accompagné de notre (page 32) gouverneur, M. de Robiano. La citadelle tire à boulets rouges, et lance des grenades sur la ville. La révolution en est maîtresse ; mais il parait que nos lâches despotes ne veulent pas lui abandonner intact leur dernier retranchement. Il y a incendie sur deux points. Nous sommes arrivés à quatre cents pas de l'incendie, baissant de temps en temps la tête sous les boulets. Mais nous avons cru qu’il fallait venir installer le gouvernement provisoire à Anvers, comme il l'avait été à Bruxelles. Si un boulet vient tout à l'heure nous emporter, veuillez en tenir note. Mes fenêtres tremblent de minute en minute. Tout cela, comme vous savez, sans exagération ; je vois les horreurs de mes yeux et j'y crois... Mon premier soin a été d'écrire à Mellinet et à Niellon, pour leur annoncer notre arrivée ; nous allons tâcher de les trouver quelque part. Nous sommes forcés de quitter l'hôtel du gouvernement , l'incendie nous chasse et gagne l'hôtel. Nous voici chez M. de Robiano, place de Meir, d'où nous voyons l'incendie en trois endroits. — Il est 7 1/2 heures du soir, le feu se ralentit et l'incendie aussi. Nous croyons que les brigands ont voulu masquer leur retraite : nous l'espérons. — 8 1/2 heures. Les habitants d'Anvers viennent nous demander l'autorisation de faire cesser le feu de la citadelle jusqu'à ce que les négociations puissent être reprises demain matin. L'écrit signé de nous et de M. de Robiano les y autorise, mais avec la fermeté et la dignité qui conviennent au gouvernement provisoire. Nous considérons la suspension comme un acte d'humanité, et rien de plus... »
Nuit terrible que celle du 27 au 28 octobre 1830 ! Jamais elle ne s'effacera de la mémoire des contemporains. Le vent apportait à Bruxelles le bruit expirant de l'artillerie de la citadelle et des bordées de la flotte ; et, du haut des tours, on voyait à l'horizon une vaste lueur rougeâtre, sinistre reflet de l'incendie qui dévorait la métropole commerciale de la Belgique !
(page 33) Comment cet effroyable désastre fut-il provoqué ? Les volontaires beiges avaient successivement refoulé les Hollandais jusque sous les murs d'Anvers. A mesure que les patriotes approchaient, l'agitation du peuple devenait plus menaçante. Le 27 octobre, au matin, les Anversois se rendirent enfin maîtres de la porte Rouge et de la porte de Borgerhout, et les ouvrirent aux volontaires qui se répandirent dans la ville. Cependant il fut convenu entre leurs chefs et le général Chassé que, pour éviter l'effusion du sang, les Hollandais se retireraient à la citadelle et conserveraient provisoirement l'arsenal. La prudence commandait de respecter cette convention ; car on ne pouvait espérer de lutter contre le général Chassé, retranché avec 6,000 hommes derrière des remparts inexpugnables, et commandant en outre à huit frégates ou canonnières, qui formaient dans l'Escaut une ligne de batteries de 90 bouches à feu. Or, vers deux heures de l'après- midi, des volontaires, ivres pour la plupart et tous dans l'état le plus violent d'exaltation, ayant aperçu des soldats hollandais aux fenêtres de l'arsenal, les insultèrent et finirent par tirer sur eux. Les soldats ripostèrent, et bientôt le feu devint très vif de part et d'autre. Après avoir fait avancer une pièce de six pour briser les portes de l'arsenal, les volontaires achevèrent de l'enfoncer à coups de hache et s'élancèrent dans l'intérieur de l’édifice, où ils firent plusieurs prisonniers. Voyant que la convention était violée, le général Chassé commença par diriger le feu de deux ou trois pièces sur le ravelin et le bastion, qui faisaient face à l'arsenal. N'ayant pas réussi à expulser les assaillants, il fit brusquement enlever le drapeau de la citadelle et donna le signal du bombardement, quoique la ville n'eût pris aucune part à la brutale agression de quelques volontaires ivres. Soudain un bruit effroyable retentit dans la cité ; les batteries de la citadelle, des forts et de la flotte, avaient ouvert simultanément leur feu. Un déluge de projectiles tombe sur la ville ; les bombes, (page 34) les boulets et les obus portent partout l'incendie et la mort.
Bientôt l'arsenal et l'antique abbaye de Saint-Michel, qui servait d’entrepôt au commerce, sont en feu. L’obscurité vint encore augmenter l’horreur de cette scène de dévastation, scène lugubre, éclairée par le feu qui serpentait au sommet de la tour de Saint-Michel, devenue le phare sinistre qui annonçait au loin le désastre ! Les flammes ayant atteint la prison, il fallut en ouvrir les portes, et près de deux cents condamnés s'échappèrent. La terreur, la confusion, le désespoir régnaient partout, et on était impuissant ; pas un coup de fusil ne pouvait être tiré contre les incendiaires, invisibles derrière leurs murailles ! Partout on entendait des cris, des gémissements, des prières ou des malédictions, interrompus par le bruit des décharges de l'artillerie et de la chute des édifices. Les habitants, ne se trouvant pas en sûreté dans les souterrains où ils s'étaient d'abord réfugiés, cherchaient en foule un asile dans les campagnes... Enfin, quelques bourgeois, avec l'autorisation du représentant du gouvernement provisoire, réussirent à pénétrer dans la citadelle pour proposer un accommodement au général Chassé. Il s'ensuivit une suspension d'armes, négociée par le colonel Chazal. Vers sept heures et demie du soir, le feu de la citadelle avait cessé ; mais les huit navires de l'Escaut continuèrent à tirer jusqu'à dix heures et demie.
Les dommages causés par ce bombardement étaient immenses. Il ne restait de l'abbaye de Saint-Michel que quelques pans de muraille : c'était une vaste fournaise où achevaient de se consumer les marchandises que le commerce y avait entassées. L'arsenal offrait un tableau analogue. Quant aux rues voisines de ces deux édifices, elles étaient converties en un monceau ruines. On a pu évaluer sans exagération les pertes, non compris les bâtiments de l'entrepôt et de l'arsenal, à la somme de 3,000,000 de florins. « Les principales pertes, dit un écrivain digne (page 35) de foi, furent causées par le feu de la citadelle : car la flotte ne maltraitait que très peu les bâtiments qui bordent le quai. Les boulets passaient sur la ville pour aller tomber dans la campagne. Ces faits sont importants, car ils prouvent que Chassé ne fit pas usage de tous les moyens de destruction qu'il avait à sa disposition. En sept heures, il aurait pu détruire Anvers. » (Ch. White, Révolution belge, t. II )
Plusieurs révélations ont pu faire croire, avec raison, que ce bombardement avait été prémédité, parce qu'on désirait ardemment l'occasion de briser, par l'épouvante, l'élan belliqueux des Belges et de relever en même temps le courage des Hollandais. Le gouvernement de Guillaume Ie s'attendait à une invasion ; elle aurait pu se faire de deux côtés : les habitants du Brabant septentrional, où la religion catholique est dominante, manifestaient hautement leurs sympathies pour leurs coreligionnaires, et Maestricht n'attendait qu'un signal pour ouvrir ses portes. (Note de bas de page : Voici comment s'exprime l'auteur du Recueil (hollandais) des pièces diplomatiques relatives aux affaires de la Hollande et de la Belgique : « Anvers devint le théâtre d'une nouvelle trahison, et si le brave guerrier (le général Chassé), qui commande encore dans la citadelle, n'eut terrifié les rebelles par une mesure rigoureuse, impérieusement commandée par la nécessité de sauver ses troupes, le débordement révolutionnaire ne se serait peut-être pas arrêté aux rives de l'Escaut. »)) Le bombardement d'Anvers arrêta les Belges, mais il détruisit aussi les dernières espérances que pouvait nourrir la maison de Nassau. La cause du prince d'Orange fut définitivement perdue. « Désormais, s'écriaient les patriotes, il n'y a plus de réconciliation possible avec les Hollandais ; un fleuve de feu et de sang nous sépare à jamais du roi Guillaume et de sa dynastie ! »
Déjà les Belges désignaient leur chef futur, celui qui devait clore la révolution, rallier les partis, constituer l'État. C'était ce gentilhomme, qui était venu à Berchem sacrifier sa vie si heureuse (page 36) pour la liberté. Le comte Frédéric de Mérode avait subi à Malines, le 26 octobre, avec cette sérénité qu il montrait sur le champ de bataille, l'amputation de la jambe droite, et cette grave opération avait réussi. En quelques jours, le blessé de Berchem avait conquis une popularité sans égale. « Le malheur arrivé à M. Frédéric de Mérode, disait un journal influent (Le Politique, de Liége), a puissamment développé une idée qui germait déjà dans beaucoup d'esprits ; c'est, s'il survit à l'amputation, de le proposer au Congrès comme candidat à la dignité de chef du gouvernement. La conduite et la position de cet excellent citoyen inspirent une sympathie universelle. Jeune, possesseur d'une fortune immense, pouvant, comme tant d'autres, aller attendre à l'étranger que le sort de son pays fût fixé avant d'y rentrer, on l'a vu se vouer, l'un des premiers, à la défense de notre sainte cause. A ces titres se mêle une idée dont la singularité a quelque chose de touchant et de poétique, c'est que la mutilation du chef de l'État serait une image où s'associeraient sa gloire et les souvenirs de notre émancipation. » Le Courrier des Pays-Bas, organe presque officiel de la Belgique insurgée, appuyait ce vœu. Cependant le comte Frédéric était cloué sur son lit de douleur, ignorant les préoccupations dont il était l'objet, regrettant seulement de n'avoir pu suivre ses compagnons à Anvers, de ne pouvoir combattre les barbares qui incendiaient dans ce moment même cette riche et belle cité. Un imprudent visiteur lui parla enfin des vœux que l'on formait en sa faveur, et lui communiqua l'article du Courrier des Pays-Bas : «Qu'est-ce à dire ? s'écria-t-il avec énergie ; j'ai combattu pour la liberté de mon pays ; on veut ternir ma conduite en me prêtant des idées ambitieuses que je n'ai jamais eues ; qu'on réponde à cet article, je le veux, je l'exige ! » Le volontaire de Berchem était (page 37) fidèle à la devise de sa famille : Plus d'honneur que d'honneurs. Doué d'une constitution extrêmement nerveuse, les moindres impressions devaient influer sur son état ; déjà une fièvre ardente l'avait saisi, et la crise dans laquelle se trouvait le pays, le bombardement d'Anvers, les vœux mêmes de ses admirateurs, tout contribuait à empirer le mal. Son cerveau s'affecta ; mais, dans son délire, c'était encore sur le champ de bataille qu'il se transportait. Enfin, le 4 novembre, à quatre heures du matin, le comte Frédéric de Mérode s'éteignit, âgé de trente-huit ans, entre les bras du vénérable prélat qui occupe aujourd'hui le siége archiépiscopal de Malines.
Quelques jours après, une foule émue et silencieuse suivait dans le cimetière du village de Berchem la dépouille mortelle du comte Frédéric de Mérode. Autour du caveau qui allait recueillir cette glorieuse dépouille, on voyait les trois frères de l'illustre victime ; M. Ch. Rogier, membre et délégué du gouvernement provisoire ; M. de Robiano, gouverneur de la province d'Anvers ; les amis et les compagnons d'armes du comte Frédéric, accourus d'Anvers, de Malines et de Bruxelles, pour rendre un dernier hommage à sa mémoire. Quand le cercueil fut descendu dans la tombe, M. Rogier peignit le deuil de la patrie : « Ici, dit-il, repose M. Frédéric de Mérode, atteint d'une balle hollandaise, près des lieux où ses restes ont été déposés... Quel devoir impérieux poussait notre infortuné concitoyen à affronter la mort, le forçait à parcourir quatre-vingts lieues de pays, à abandonner une existence brillante ? Ce qui le poussait, c'était la passion des âmes généreuses, un amour vif et désintéressé de la liberté. A peine avait-il touché le sol de la Belgique qu'on le vit, modeste et sans faste, se porter au rang le plus périlleux des combattants, toujours prêt à affronter les premiers dangers, faisant la guerre en volontaire, et si simple dans son dévouement, que chacun de nous ignorait qu'il fût au (page 38) combat, et que nous apprîmes en même temps et son malheur et sa conduite héroïque.... Peut-être la Providence a-t-elle voulu qu'à côté de tant d'humbles dévouements, le sacrifice d'une grande existence vint sanctifier notre révolution. M. de Mérode appartenait à une famille dont l’histoire a dès longtemps accueilli le nom ; qu'il emporte cet insigne honneur, et nous cette consolation que ce nom se rattache désormais à l'un des fastes les plus glorieux de la civilisation moderne et de la liberté ! »