(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 193) Le choix du prince qui serait appelé au trône de la Belgique devait avoir une grande influence sur la fixation des limites du (page 194) pays. Un bon choix était le seul moyen de clore la révolution et d'assurer à la Belgique une constitution territoriale en rapport avec le rang qu'elle doit occuper parmi les États régulièrement établis. Mais cette question ne se compliquait pas seulement des prétentions opposées de la Belgique et de la Hollande, elle se rattachait en outre à l'organisation générale de l'Europe et devait être forcément soumise à l'arbitrage des grandes puissances. La Hollande faisait valoir les droits qui résultaient pour elle des traités de 1815 et les dangers qui pourraient menacer les autres Étals si les puissances légitimaient, par leur condescendance, la révolte des Belges ; ceux-ci, remontés au rang des peuples libres, revendiquaient les limites qui leur appartenaient avant la perte de leur indépendance.
Il faut rendre cette justice au gouvernement provisoire, qu il soutint avec énergie et constance les droits de la nation belge ; il voulait, en abandonnant le pouvoir, laisser la Belgique forte, heureuse et dans l'intégrité de son territoire. Tel fut le sens des instructions qu'il avait données aux commissaires belges à Paris et à Londres.
Pendant son dernier séjour à Paris, à la fin du mois de décembre 1830, M. Alex. Gendebien avait fortement insisté pour que le Luxembourg restât à la Belgique, en rappelant les précautions qui avaient été prises dans le but de respecter les relations de cette province avec la Confédération germanique. « Vous avez parfaitement raison dans votre sens, lui avaient répondu les ministres français ; mais la Confédération germanique ne veut pas avoir des Luxembourgeois Belges, faisant partie de la Confédération ; elle veut des Luxembourgeois Hollandais. Elle ne veut pas accepter, pour membre de la Confédération, un gouvernement provisoire plus ou moins républicain par sa position ; elle veut un chef, elle veut un souverain légitime. Mais pouvons-nous exposer la France à une guerre générale, pour résoudre (page 195) une question qui se résoudra d'elle-même avec le temps ? Tâchez de louvoyer, attendez que vous soyez constitués. Lorsque vous aurez une forme de gouvernement qu'on ne pourra plus accuser d'être républicaine, il n'y aura plus de motifs qui puissent empêcher la Confédération germanique de vous accepter dans cette association. » (Note de bas de page : Cette conversation a été rapportée par M. Gendebien dans la séance de la chambre des représentants du 16 mars 1839). On voit donc combien était urgent le choix du chef de l'État ; on voit aussi que cette question était inséparable de la reconstitution de In Belgique.
Les démarches de MM. Van de Weyer et H. Vilain XIIII à Londres n'avaient pas été moins pressantes. Le 6 janvier, ils avaient adressé à la conférence une note pour lui indiquer les uniques bases sur lesquelles il leur semblait possible d'établir un traité conforme aux véritables intérêts du pays et à la dignité d'un peuple qui avait su conquérir l'indépendance. Ils réclamaient l'ancienne Flandre des états, Maestricht et le Luxembourg. « La ci-devant Flandre des états, réunie aux départements de l'Escaut et de la Lys en 1795, ne peut cesser, disaient les commissaires, de faire partie de la Flandre orientale et de la Flandre occidentale, qui remplacent aujourd'hui, sous une autre dénomination, ces deux anciens départements belges : sans la possession de la rive gauche de l'Escaut, la Belgique serait à découvert de ce côté, et la libre navigation de ce fleuve pourrait n'être qu'une stipulation illusoire. Les Hollandais, maîtres du pays situé sur cette rive, et maîtres par conséquent de toutes les écluses construites pour l'écoulement des eaux de la Flandre ci-devant autrichienne, inonderaient à volonté, comme ils l'ont fait à des époques antérieures, le sol dont se composerait le territoire belge. La ville de Gand, qui communique avec l'embouchure de l'Escaut par le nouveau canal de Terneuze, (page 196) perdrait tous les avantages commerciaux résultant pour elle de ce moyen de grande navigation. Maestricht, qui n a jamais fait partie de la république des Provinces-Unies, mais où les états généraux exerçaient certains droits en concurrence avec le prince-évêque de Liége, est encore une de ces possessions qu'on ne saurait disputer à la Belgique avec quelque apparence de justice et de raison (Note de bas de page : Les prétentions des Belges sur Maestricht dérivaient des droits incontestables des anciens princes-évêques de Liège. Le siège épiscopal de Tongres fut transféré d'abord à Maestricht, puis à Liége. Des diplômes impériaux de 908, 998 et 1006 étendirent et régularisèrent la souveraineté temporelle des évêques de Liége à Maestricht. En 1204, Philippe, roi des Romains, donna en fief à Henri IV, duc de Brabant, les droits impériaux qu'il exerçait sur Maestricht, mais en respectant les prérogatives de l'évêque de Liège. La souveraineté indivise des évêques de Liage et des dues de Brabant sur Maestricht fut solennellement confirmée par un concordat conclu eu 1283 et confirmé en 1546. Lors de la prise de Maastricht par les troupes des Provinces-Unies en 1632, la convention porta formellement que l'évêque de Liége continuerait à exercer, conjointement avec les états généraux, la juridiction séculière. Par le traité de Munster de 1648, Philippe IV, roi d'Espagne, fit aux états généraux une cession absolue de ses droits sur la ville de Maestricht ; mais ceux du prince de Liège demeurèrent intacts. La ville fut prise par Louis XIV en 1673, et restituée à la république des Provinces-Unies par le traité de Nimègue de I676. Depuis celte époque jusqu'en 1794, les états généraux garderont Maestricht, mais en y conservant toujours en entier les droits du prince-évêque de Liége. — Tels sont, en résumé, les actes produits par M. L. Polain, dans un écrit intitulé : De la souveraineté indivise des évêques de Liège et des états- généraux sur Maestricht), d'autant plus que les Hollandais sont détenteurs de toutes les indemnités qui leur furent données en échange et de la Flandre des états et de leur portion d'autorité dans Maestricht. La question du Luxembourg a été discutée à fond : cette province faisait partie intégrante de l'ancienne Belgique. Les traités qui lui ont donné des relations (page 197) particulières avec l'Allemagne ne lui ont jamais ôté le caractère de province belge. Le grand-duché de Luxembourg n'a point forme un État séparé du royaume des Pays-Bas. En même temps que les citoyens des autres provinces belges, les habitants du Luxembourg ont d'ailleurs secoué le joug du roi Guillaume, qui a déclaré que leurs représentants ne pouvaient siéger aux états généraux à La Haye ; ils ont envoyé leurs députés au Congrès national ; avec les autres Belges, ils ont voté l'exclusion des Nassau : ils ne peuvent et ne veulent plus rentrer sous la domination de cette famille. Telles sont les dispositions des Belges rendus à la liberté ; telles sont les conditions nécessaires de leur indépendance. Les puissances étrangères doivent éprouver, de leur côté, le besoin de voir se constituer au milieu d'elles une nation forte, heureuse et libre en réalité. La Hollande est suffisamment garantie de toute atteinte de la part des Belges, .au moyen de ses fleuves. Il est juste que la Belgique trouve au nord une garantie égale dans les forteresses en deçà de ces mêmes fleuves ; et non seulement elle a le droit d'insister sur la possession de ce qui fut à elle, mais encore, et sans être accusée d'exagérer ses prétentions, elle pourrait invoquer la fraternité qui l'unit au Brabant septentrional, dont les intérêts agricoles et industriels, non moins que les opinions religieuses de la presque totalité de ses habitants, éloignent toute idée de fusion avec la Hollande. Si les commissaires délégués insistent pour que la Belgique prenne ses limites naturelles, c'est qu il importe à l'honneur national, à l'indépendance du pays, qui pourrait être compromise par des perturbations intérieures dont elle ne souffrirait pas seule, à ses intérêts industriels et commerciaux, que le sol ne soit pas morcelé et que l'intégrité du territoire n'éprouve aucune atteinte ; et telle est, a cet égard, l'exigence des circonstances, que les commissaires délégués, en acquit d'un devoir impérieux, ont l'honneur de réclamer (page 198) instamment, dans l'intérêt de leur patrie, une réponse décisive qu'ils puissent transmettre, sans retard, aux représentants du peuple belge. » Le cabinet anglais paraissait désirer dès cette époque que la Belgique fût non seulement indépendante, mais forte, mais heureuse ; car c'était, à ses yeux, le seul moyen d'empêcher qu'elle devint française. En profitant des dispositions favorables du ministère anglais, on pouvait donc espérer de mener les affaires de Belgique à bonne fin ; mais, de ce côté aussi, tout dépendait du choix du chef de l’Etat. Or, nous verrons bientôt qu'aucune des combinaisons proposées au Congrès ne souriait au ministère britannique.
Le gouvernement provisoire venait de prouver, par une démarche éclatante, qu'il était décidé à sauvegarder l'intégrité du territoire belge. Des intrigues avaient été ourdies dans le Luxembourg pour ébranler la fidélité et la confiance des habitants de cette province. Il importait de les neutraliser, car la défection du Luxembourg pouvait compromettre le sort de la Belgique entière. En même temps qu'il faisait approvisionner les citadelles de Namur et de Liége, le gouvernement provisoire envoya dans le Luxembourg deux commissaires qui, le 9 janvier, publièrent la proclamation suivante :
« PROCLAMATION.
« Habitants de la province de Luxembourg !
« COMPATRIOTES !
« Le gouvernement provisoire de la Belgique nous a délégués parmi vous, pour vous apporter des paroles rassurantes.
« Nous sommes autorisés à vous déclarer, au nom du gouvernement et du comité diplomatique, que vos frères des autres (page 199) provinces ne vous abandonneront jamais, et qu'ils ne reculeront devant aucun sacrifice pour vous conserver dans la famille belge.
« Votre cause est la cause belge tout entière ; si les Luxembourgeois étaient condamnés, tous les Belges le seraient également. Votre destinée ne peut être douteuse ; elle dépend de faits placés hors de l'arbitraire de toutes les discussions : vous avez appartenu à l'ancienne Belgique. En 1815, la force étrangère a disposé de vous, sans votre aveu ; en 1830, vous vous êtes spontanément associés à la révolution belge, et vous vous êtes réintégrés dans vos droits. D'ailleurs, les traités de 1815 et les actes publics qui les ont suivis ne vous avaient pas séparés de la patrie commune, et vous n'avez jamais cessé d'être Belges.
« Les députés que vous avez élus directement siégent au Congrès belge ; et là seulement vous êtes représentés. La séparation de la Belgique et de la Hollande ayant été déclarée, le roi Guillaume a reconnu lui-même que le grand-duché devait suivre le sort de la Belgique, en renvoyant vos quatre députés avec les cinquante et un députés belges, membres de la deuxième chambre des états généraux.
« Le Congrès national a formellement compris votre province dans la déclaration d'indépendance, il n'est au pouvoir de personne d'annuler cette décision. La base de toutes les négociations est l'intégrité territoriale, tout arrangement contraire à ce principe serait rejeté par le Congrès national ; le gouvernement ou le comité diplomatique, qui l'aurait accepte, serait désavoué et mis en accusation.
« Rassurez-vous, le Congrès national ne rétractera jamais sa décision ; le peuple belge n'acceptera pas l'ignominie, la révolution ne se déshonorera pas à la face de l'Europe. Dans les journées de septembre, au pont de Walhem, près de Berchem (page 200) et dans les murs d'Anvers, vos volontaires ont contracté avec les Belges des engagements indissolubles ; quinze années nous avons souffert ensemble, et le même jour, par des efforts communs, nous avons secoué le joug.
« Les délégués du gouvernement provisoire de la Belgique dans la province de Luxembourg.
« THORN gouverneur civil.
« NOTHOMB, membre du comité diplomatique. »
Cependant la conférence, avant de s'occuper de la fixation des limites de la Belgique, avait voulu décider la question de l'Escaut. Dès leur arrivée à Londres, MM. Van de Weyer et H. Vilain XIIII avaient insisté auprès de lord Palmerston sur la nécessité de l'ouverture de l'Escaut et sur l'inexécution de l'armistice de la part de la Hollande. La conférence ne tarda point à faire droit à cette réclamation.
Le 15 janvier, M. Ch. Lehon, membre du comité diplomatique, communiqua au Congrès une note verbale par laquelle lord Ponsonby et M. Bresson transmettaient au gouvernement belge le protocole arrêté, le 9 janvier, par la conférence de Londres. Ce protocole établissait une corrélation entre le déblocus de l'Escaut et celui de Maestricht. Il réclamait du roi de Hollande la libre navigation du fleuve, et du gouvernement provisoire l'ordre aux troupes belges de rentrer dans les positions qu'elles occupaient le 21 novembre 1830. Ces concessions devaient être effectuées le 20 janvier : un refus serait considéré comme un acte d'hostilité envers les puissances, et elles se réservaient, dans ce cas, d'adopter telles déterminations qu'elles trouveraient nécessaires pour la prompte exécution de leurs engagements. En même temps les commissaires de la conférence avaient ordre de restituer la note si énergique adoptée le 3 janvier par le comité diplomatique. « La note verbale du 3 janvier, disaient lord (page 201) Ponsonby et M. Bresson, tend à établir le droit d'agrandissement et de conquête en faveur de la Belgique. Les puissances ne sauraient reconnaître à aucun État un droit qu'elles se refusent à elles-mêmes ; et c'est sur cette renonciation mutuelle à toute idée de conquête que repose aujourd'hui le système européen. » La lecture de ces deux pièces causa la plus vive agitation dans l'assemblée ; tous les membres se précipitèrent dans l'enceinte. Dominant le tumulte, M. de Robaulx s'écrie : « Il est de la dignité du Congrès de renvoyer ce protocole, c'est une intervention. Il n'y a plus de nation, plus d'indépendance : il ne nous reste qu'à retourner chez nous. » M. Lehon parvient enfin à se faire écouter ; il invite le Congrès à peser attentivement le contenu du protocole ; car il croit que cette pièce va conduire à un résultat définitif. M. le comte d'Arschot ajoute qu il sort d'une conférence avec M. Bresson et lord Ponsonby ; il résulte de leurs explications, dit-il, qu'il est nécessaire que les troupes belges s'éloignent de Maestricht d'une lieue et demie à deux lieues, mais non qu'on arrête leurs mouvements dans l’intérieur. Comme c'est une question de vie ou de mort pour le commerce belge, il propose que l’on décide par appel nominal que des ordres seront donnés, cette nuit même, à l'armée de la Meuse, pour qu'elle fasse un mouvement rétrograde. M. Ch. Rogier ne croit pas que le Congrès doive et puisse se constituer juge de ce qu'il faut faire dans cette occasion ; ce serait empiéter sur les attributions du comité diplomatique ; en aucun cas, le Congrès ne peut être appelé à voter pour ou contre ce protocole. « Je ne veux, certes, pas défendre cet acte, dit-il ; mais enfin, quand, après quelques mois, un peuple révolté, et honorablement révolté, conduit les représentants de ceux qui s'appellent légitimes à traiter avec lui, quand ces puissances légitimes en viennent à dire au roi légitime de ce peuple : Vous traiterez de puissance à puissance avec vos anciens sujets, ou je vous y forcerai par le canon, il faut (page 202) convenir que la diplomatie de ce peuple n'a pas si mal agi dans ses intérêts. » M. Jottrand demande, au contraire, qu'une discussion soit ouverte sur ce protocole, afin que, dans cette circonstance importante, le Congrès fasse connaître son opinion au comité diplomatique ; celui-ci sera libre ensuite d'agir comme bon lui semblera et sous sa responsabilité. « La nation belge, ajoute-t-il, a été dupe trop longtemps de la mauvaise foi hollandaise ; il faut en finir. Maestricht sera rendu dans trois jours ; abandonner nos positions dans ce moment serait une véritable duperie. Pourquoi les abandonnerions-nous ? Pour obtenir la liberté de l'Escaut ? Jamais nous ne l'aurons du consentement des Hollandais... Nous avons donné assez de gages de bonne foi ; que les Hollandais en donnent un à leur tour, qu ils ouvrent l'Escaut, alors nous débloquerons Maestricht ; mais jusque-là ce serait folie d abandonner nos avantages. » Ces derniers mots sont accueillis par des applaudissements. Il était minuit. L'assemblée décide, enfin, qu'elle se réunira le lendemain dimanche, 16 janvier, en comité général, pour délibérer sur les deux pièces émanées de la conférence.
Le comité secret, ouvert le 16 à deux heures de l’après-midi, dura jusqu'à cinq heures du soir ; il fut repris à sept heures, et se prolongea jusqu'à minuit et demi. Les discussions sur le parti qu'il y avait à prendre pour la Belgique furent très animées. La marche diplomatique du gouvernement provisoire fut exposée à l'assemblée dans ses moindres détails par M. Ch. Lehon, qui avait été autorisé à communiquer toutes les pièces relatives aux négociations entamées depuis le 4 novembre. M. de Robaulx lut et développa une proposition tendant à protester solennellement contre toute intervention des gouvernements étrangers dans les affaires de la Belgique et ses relations avec la Hollande ; le Congrès, se confiant dans la sympathie des peuples pour les Belges et la cause sacrée que ceux-ci défendent, devait déclarer que la (page 203) nation allait se lever en masse pour conserver ses droits et son indépendance.
L'assemblée n'inclina point vers ce superbe, mais imprudent défi. La majorité s'arrêta à la résolution d’inviter officieusement le comité diplomatique à protester, dans sa réponse au protocole du 9 janvier, contre la dernière clause qui mettait la question de la reprise éventuelle des hostilités entre la Belgique et la Hollande, à la disposition exclusive des puissances. Le soir, un député d'Anvers donna communication d'une lettre écrite par le secrétaire de lord Palmerston au consul de Sa Majesté Britannique à Anvers pour l'informer que l'Escaut devait être libre pour le 20 janvier, et qu'aucune entrave ne serait tolérée par les cinq grandes puissances. Il fut alors décidé que le blocus de Maestricht serait également levé le 20. La majorité du Congrès fut d'avis que les Belges pouvaient, sans compromettre leur révolution, donner à l'Europe cette nouvelle preuve de leur franchise et de leur loyauté, malgré les raisons qu'ils avaient eues jusqu'à ce moment de se plaindre de la duplicité de leurs ennemis. Cette décision était prudente. Elle rentrait dans les vues de la puissance la plus favorable à la révolution. Le gouvernement français désirait, en effet, que les Belges n'eussent aucun tort vis-à-vis de la conférence. Ils auraient tout lieu de se féliciter, suivant le cabinet du Palais-Royal, de ne rien précipiter, et de laisser à leur ennemi tous les torts d'une rupture qui effrayerait l'Europe entière et la mécontenterait.
Sous la pression d'une assemblée souveraine, qui discutait hautement ses droits à la face du monde, la diplomatie belge devait nécessairement rencontrer plus d'un écueil. On a vu que, provoqué par les exigences du Congrès, le comité diplomatique lui avait communiqué les lettres confidentielles dans lesquelles M. F. Rogier rapportait ses conversations avec le général Sébastiani. Cette publicité porta ombrage à ce ministre. Il déclara, dans une lettre publiée par le Messager des Chambres, le 14 janvier, (page 204) qu'il ne reconnaissait pas dans les dépêches de M. F. Rogier ce qui avait été dit dans leurs derniers entretiens. Comme ministre, ajoutait-il, il n'avait jamais eu à entretenir le roi d'aucun arrangement relatif à sa famille. Le roi n'avait donc pu accorder ni refuser ce qui ne lui avait point été demandé. M. F. Rogier répondit immédiatement pour manifester sa contrariété de la publicité donnée à des documents qui n'avaient pas de caractère officiel et qui étaient uniquement destinés au comité diplomatique ; mais s'il passait condamnation sur des mots qui, peut-être, n'étaient pas précisément ceux que le ministre avait pu employer, il ne craignait pas d'en appeler à ses souvenirs pour le fond même des choses Ce débat fut transporté, le 17 janvier, à la tribune du Congrès par M. Ch. Rogier. Il n'eut pas de peine à établir la concordance qui existait entre la lettre
(Note de bas de page) Voici la lettre de M. le comte Sébastiani, publiée par le Messager des Chambres, ainsi que la réponse que M. F. Rogier fit immédiatement insérer dans le Courrier français :
« A M. F. Rogier, à Paris.
« Vous m'avez dit, il y a quelques jours, que les journaux avaient rendu compte, d'une manière infidèle, des lettres que vous aviez écrites au gouvernement provisoire. Mais ils vous attribuent aujourd'hui une nouvelle dépêche, dans laquelle il est impossible de reconnaître ce qui a été dit dans nos derniers entretiens.
« Comme ministre, je n'ai jamais eu à entretenir le roi d'aucun arrangement relatif à sa famille : le roi n'a donc pu accorder ni refuser ce qui ne lui a point été demandé. J’ajouterai que, soit comme homme, soit comme interprète des pensées royales, je ne me serais jamais explique avec une telle légèreté sur la famille d'un prince dont le roi estime la mémoire, et sous les ordres duquel je m'honore d'avoir longtemps combattu pour la gloire et l'indépendance de la France.
« Je me plais à croire, monsieur, que la lettre dont il s'agit n'est pas votre ouvrage : s'il en était autrement, je me verrais obligé de n'avoir plus de relations avec vous que par écrit.
« J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble el très obéissant serviteur.
« Paris le 14 janvirr 1831. »
« HORACE SEBASTIANI. »
« A M. le comte Sébastiani.
« MONSIEUR LE COMTE,
« Si vous voulez m'accorder un moment d'entretien, j'espère que mes explications franches détruiront les impressions fâcheuses qu'a produites sur vous la publication, dans les journaux, de mes lettres au Gouvernement provisoire.
« J'ai déjà eu l'occasion de vous exprimer combien j'étais contrarié de cette publicité donnée à des documents qui n'avaient pas de caractère officiel, et qui ne devaient être communiqués qu'au comité diplomatique. Je regrette d'autant plus vivement de n'avoir pu, pressé par le temps, conserver copie de ma dernière lettre, que je ne puis apprécier à quel point mes expressions ont été altérées par les journaux. Le Belge et le Messager des Chambres, me font dire, par exemple, que le roi des v Français ne donnerait jamais sa fille au fils d'un Beauharnais. Vous devez le croire, je n'ai pu employer une telle expression pour désigner un des plus illustres chefs des armées françaises, un prince qui a laissé de si nobles et si glorieux souvenirs.
« Toutefois, en passant condamnation sur des mots qui, peut-être, ne sont pas précisément ceux que vous avez pu employer, je ne crains pas d'en appeler a vos souvenirs pour le fond même des choses.
« Je regretterais vivement, M. le comte, que cette publication de mes lettres fit cesser tout à coup des relations commencées d'une manière si agréable et si flatteuse pour moi. Cette interruption ne serait pas un des moindres désagréments, qui, peut-être, m'attendent dans la carrière où je me trouve engagé.
« Agréez, etc. - FIRMIN ROGIER. » (Fin de la note)
(page 205) du chargé d'affaires du gouvernement belge en France et la dépêche de M. Bresson, lues dans la même séance. Comment donc M. Sébastiani avait-il cru devoir démentir un fait aussi (page 206) bien établi ! Le gouvernement français se rétractait-il ? Avait-il renoncé à gêner les Belges dans le choix de leur souverain ? Toutes les suppositions étaient permises.
Ainsi, M. de Stassart se félicita d'apprendre que M. le comte Sébastiani donnait le démenti le plus formel à certaine diplomatie occulte qui prétendait peser sur les affaires belges. « Cette démarche honorable pour lui-même et pour le gouvernement français, dit-il, nous laisse toute liberté de choisir (sans risquer de compromettre nos relations amicales avec nos voisins) le fils de l'illustre prince Eugène, si, comme tout me porte à le croire, les intérêts et la dignité de la Belgique l'exigent. » De son côté, M. de Robaulx constata que la Belgique était maintenant libre de choisir le duc de Nemours. « Le démenti de M. Sébastiani nous prouve, dit-il, que le gouvernement français, mieux éclairé, apprécie mieux notre position, et aujourd'hui il est probable qu'il ne se refusera plus à répondre aux vœux du Congrès. La lettre de M. Sébastiani nous indique du moins que le roi des Français n'a jamais pu ni refuser ni accepter de proposition relative à sa famille ; il n'est donc pas vrai qu'il soit résolu d'une manière irrévocable à refuser la couronne, soit pour lui-même, soit pour son fils le duc de Nemours. Nous reprenons un peu plus de liberté, les exclusions se rétrécissent, et la liberté s'agrandit. »
Non, la liberté ne s'était pas agrandie. Le gouvernement français persistait à refuser le duc de Nemours et à exclure le duc de Leuchtenberg ; mais ayant pu constater que le prince Othon de Bavière n'avait pas de chances, il venait de porter son choix sur le prince Charles de Capoue, frère de Ferdinand II, roi des Deux-Siciles (Note de bas de page : Le prince Charles de Capoue était né le 10 octobre 1814.).
Cependant le duc de Leuchtenberg, ignorant sans doute que l'opposition du gouvernement français serait invincible, venait (page 207) d'adhérer au projet que l'on formait en sa faveur. Le 12 janvier, il avait adressé à M. de Bassano une lettre contenant son acceptation éventuelle de la couronne de Belgique.
Il avait, disait-il, consulté sa mère, et il s'empressait de déclarer que si les Belges (ce qu'il ne pouvait toutefois se persuader encore) lui confiaient le soin de leur avenir, il accepterait cette honorable mission et serait fier de se consacrer entièrement au bonheur d'un peuple si digne de jouir de la liberté. Cette lettre fut immédiatement transmise en Belgique.
Le 19 janvier, M. Raikem donna lecture du rapport de la section centrale chargée d'examiner les propositions relatives au choix du chef de l'État. Elle proposait de fixer au lendemain le choix du souverain et de s'en occuper toutes affaires cessantes.
M. Lebeau dépose immédiatement un projet de décret constitutionnel par lequel le Congrès national appellerait au trône de Belgique le duc Auguste de Leuchtenberg. En faisant cette proposition, M. Lebeau n'eut en vue que le salut du pays ; il n'avait pas l'honneur de connaître le candidat qu'il proposait spontanément, et il n'était entré en relation ni avec le prince ni avec M. de Bassano. Admis à développer sa proposition, M. Lebeau montra ce patriotisme élevé qui, joint à un brillant talent oratoire, lui avait assuré dès lors une grande influence sur l'assemblée. M. Lebeau signale d'abord les dangers d'une temporisation ; des tentatives sont faites pour amener une restauration : dans plusieurs provinces, l'audace des partisans de la dynastie déchue s'accroît en proportion de la générosité du Congrès : dans le sein même de l'assemblée, des membres n'ont pas craint d'élever la voix pour le prince d'Orange ; le prince lui-même a fait publier un vrai manifeste de réaction. (Note de bas de page : L' orateur faisait allusion à la proclamation du 11 janvier que nous avons mentionnée dans le chapitre précédent). Il est temps de contenir (page 208) cette faction en, procédant au choix du chef de l'État ; Liége et Bruxelles même désirent le duc de Leuchtenberg « Après que nous avons repoussé le prince de Bavière, continue l'orateur, si je m'en rapporte à quelques sourdes rumeurs venues jusqu’à moi, la diplomatie voudrait aujourd'hui nous donner pour roi un Bourbon de Naples... Il y a dans cette proposition une chose qui m'étonne. Quoi ! on veut placer un Bourbon aux portes de la France, tandis que le parti carliste s'agite dans son sein ? Où est donc cette prévoyance de gens qui tremblaient du choix du duc de Leuchtenberg, qui ne tient à la France que par un fil, et qui ne craindraient pas de faire de la Belgique le foyer du carlisme ? Il y a là quelque arrière-pensée, quelque tactique perfide dont je me méfie ; vous la déjouerez, messieurs, et vous ne balancerez pas entre le fils de Caroline et le fils du prince Eugène. Le duc de Leuchtenberg est le neveu de l'empereur d'Autriche (François Ier), il est aussi le neveu du roi de Bavière (Louis Ier) ; il est le beau-frère de l'empereur du Brésil (don Pedro Ier) et le beau-frère de l'héritier présomptif des couronnes de Suède et de Norwége (aujourd'hui Oscar Ier) ; toutes ces alliances ne sont pas à dédaigner. Remarquez que si l’élection du duc de Leuchtenberg était un motif de guerre, l'Autriche, la Bavière, la Suède et le Brésil viendraient peser de tout leur poids dans la balance politique. Mais, dit-on, reconnaîtra-t-on le duc de Leuchtenberg ? Voici ce que je réponds à cette question : Si les hommes qui, pendant quatre jours, formèrent le gouvernement provisoire de la France, au mois de juillet, avaient cru devoir consulter les puissances étrangères sur le choix du duc d'Orléans, croyez-vous que toutes n'auraient pas répondu négativement ? Vous n'en doutez pas, messieurs ; aussi la France s'est-elle bien gardée de leur demander leur avis : elle s'est demandé si Louis-Philippe lui convenait, et elle l'a choisi pour roi sans se mettre en peine de (page 209) ce qu'en penseraient les puissances. Suivons cette marche, et croyez que nous n'aurons pas à nous en plaindre. Craignez-vous que le choix que je vous propose n'entraîne la guerre ? Eh ! messieurs, si on avait voulu nous faire la guerre, l'occasion était belle au commencement de la révolution. Nous avions déchiré effrontément, j'ose le dire, les traités de 1814 et de 1815, et on ne nous a pas fait la guerre ! Pourquoi nous la ferait-on si nous choisissions pour roi le duc de Leuchtenberg ? Serait-ce à cause du sang plébéien qui coule dans ses veines ? Mais ce sang plébéien est mêlé de sang royal. D'où viendrait d'ailleurs la répugnance des autres rois de l'Europe ? N'ont-ils pas tous pactisé avec un maréchal de France, qui avait débuté par être caporal ? Le duc de Leuchtenberg jettera parmi nous les racines d'une dynastie durable. Voyez la Suède : son roi fut l'élu du peuple, son indépendance a été reconnue de tout le monde, il est encore debout sur son trône... C’est que, dans ce siècle, le plus solide fondement des trônes, c'est l'élection populaire. » S'adressant ensuite aux partisans de la réunion à la France, M. Lebeau déclare ne pas comprendre l'opinion de ceux qui ne voient dans l'élection du duc de Leuchtenberg qu'un signal de guerre, et qui cependant voulaient offrir le trône à Louis-Philippe, malgré ses refus, et quoique ce fût un moyen certain de faire naître une conflagration générale en Europe. Pourquoi, d'un côté, si fort craindre la guerre, tandis que de l'autre on se fait en quelque sorte un jeu de la provoquer ? « Si par suite du choix du duc de Leuchtenberg, la France, ajoute-t-il, devait redouter la Belgique, ce serait une raison de plus pour le faire, car on tend la main pour pactiser avec qui peut nous nuire ; et je soutiens que si, je ne dis pas la famille de France, mais le cabinet français est bien conseillé, il ne s'opposera pas au choix que je propose. »
Ce discours, écouté avec une faveur marquée, fit une grande (page 210) impression sur le Congrès. Toutefois l'assemblée décida qu'elle s'occuperait d'abord de la proposition émanée de la section centrale. « Moi aussi, dit alors M. Legrelle, j'ai sondé les intentions de la nation, et je puis dire que ses vœux ne sont pas pour le duc de Leuehtenberg ; je ne dis pas qu'ils y soient contraires, mais on pense généralement qu'il faudrait consulter les grandes puissances... » Les murmures que ces mots provoquent dans la salle se changent en huées scandaleuses dans les tribunes. L'assemblée tout entière se lève pour protester contre ce manque de respect envers elle et contre l'oppression que les tribunes voudraient exercer. Le silence s'étant rétabli, M. Jottrand s'oppose vivement à la proposition de M. Legrelle. Pourvu qu'on ne veuille pas la réunion à la France, il est inutile, suivant lui, de consulter l’Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie. Consulter la France est dangereux, car elle n'offre que des candidats propres à prolonger le provisoire sous une autre forme. Il ne conviendrait de se mettre en relation avec les puissances que si on voulait se prêter à leur désir secret de restauration. Il vote pour que le Congrès s'occupe sans crainte et sans délai du choix du chef de l'État. M. le comte de Baillet ayant proposé de fixer au 1er février l'ouverture de la discussion, M. Devaux soutient avec énergie les conclusions de la section centrale. Pour se soustraire à la domination que prétend exercer la diplomatie, il faut des faits, dit-il ; depuis qu'elle voit de l'hésitation dans la marche du Congrès, elle a repris courage ; elle a reculé devant l'exclusion des Nassau, elle reculera devant la guerre. « Du reste, poursuit-il, que la diplomatie ne se plaigne pas de nous. Qu'elle ne dise pas que nous n'avons pas voulu l'entendre. Nous l'avons écoutée, nous avons voulu l'écouter, et pendant trois mois elle a eu le temps de dire sa pensée. Que nous a-t-elle offert pendant tout ce temps ? Que nous offre-t-elle encore ? Ce qu'elle est sûre que nous ne pouvons pas accepter : une minorité (page 211) d'abord, et aujourd'hui un prince de Naples. Elle n'a pas su trouver d'autres combinaisons : elle n'a pas même osé nous offrir le prince de Saxe-Cobourg.. Ma franchise belge me met au-dessus de ces duplicités, et je me demande ce que veulent les puissances. Je crois pénétrer leurs intentions. D'une part, la France veut retarder, nous tenir dans une position précaire, afin de profiter d'un moment favorable pour obtenir la réunion ; d'autre part, les puissances temporisent pour nous imposer le prince d'Orange, et peut-être la France elle-même ne reculerait-elle pas devant ce parti. La France n'a pas vu avec plaisir notre révolution. Non, messieurs, notre révolution a dérangé ses projets ; j'en trouve la preuve dans les efforts faits en France pour décréditer notre révolution. Lisez un journal, devenu depuis plusieurs mois le confident du cabinet français ; que dit-on de nous ? On dit que nous voulons la théocratie, tandis que nous posons les bases d'une large liberté... Il y a là une arrière-pensée ; on veut préparer la nation française à nous abandonner. Ne nous laissons pas abattre par cette prévision, marchons à notre but avec persévérance ; nous avons autre chose à voir que ce que veut la France. S'il lui importe peu de voir s'accomplir notre révolution, il nous importe à nous de savoir comment la terminer ; s'il lui importe peu que nous subissions le joug du prince d'Orange, il nous importe, à nous, de le repousser. Ah ! si nous n'avions irrévocablement prononcé son exclusion, il faudrait se hâter de le faire. Lisez aujourd'hui sa proclamation dans les journaux français, voyez quel langage on y ose tenir ; on n'y parle plus de Congrès ; on s'adresse à la nation, parce que, en pareil cas, la nation, ce n'est personne. Messieurs, le danger est là. » D'autres membres, surtout les partisans du duc de Nemours ou de la réunion, demandent un plus long délai et l'envoi de commissaires à Paris pour prendre de nouveaux renseignements.
(page 212) Enfin l'assemblée, par quatre-vingts voix contre soixante et quinze, adopte une première proposition portant que les commissaires belges, envoyés à Paris, sont chargés de prendre et de transmettre au Congrès, dans le plus bref délai, des renseignements positifs sur tout ce qui peut être relatif au choix du chef de l'État en Belgique, soit sous le rapport du territoire, soit sous le rapport des intérêts commerciaux, soit sous le rapport des alliances. Elle décide ensuite que, dans tous les cas, elle fixe au 28 janvier au plus tard la discussion concernant le choix du chef de l'État. Le projet de M. Lebeau relatif au duc de Leuchtenberg est renvoyé aux sections.
Le même jour, M. d'Arschot, au nom du comité diplomatique, notifia la résolution du Congrès au comte de Celles, arrivé à Paris le 17 janvier, en qualité de commissaire auprès du gouvernement français. Il le pria de satisfaire à la demande de renseignements exigés par l'assemblée. Les candidats sur lesquels on pouvait jeter les yeux étaient, suivant M. d'Arschot : le prince Léopold de Saxe-Cobourg, le prince Charles de Capoue et le duc Jean de Saxe, allié à la famille royale de Bavière. Quant au prince Othon, toute tentative en sa faveur serait infructueuse. « Je dois vous informer, ajoutait M. d'Arschot, que l'on voulait nommer le prince de Leuchtenberg. Ses partisans prétendaient d'après les dénégations faites à la tribune par M. le comte Sébastiani, le gouvernement français avait manifestement changé d'opinion relativement au prince. Vous ne cacherez pas au cabinet français qu'on ne pourra l'écarter qu'autant qu'il se prononcera d'une manière formelle. » M. de Celles répondit le 21 : « Charles de Naples est le candidat de la France ; tout pour des hommes qui entendent les affaires. » Mais il n'est pas le candidat de la Belgique ; elle hésitait entre Nemours et Leuchtenberg, car ce dernier était devenu en quelques jours un concurrent redoutable pour le fils de Louis-Philippe.
(page 213) Aussi le cabinet du Palais-Royal se montra-t-il infatigable afin de déjouer une combinaison qu'il considérait comme une menace pour la dynastie d'Orléans et pour la France de juillet. Le 23 janvier, M. d Arschot donna lecture au Congrès d'une dépêche qui venait de lui être communiquée par M. Bresson. Elle était adressée à ce dernier, sous la date du 21, par M. le comte Sébastiani, et conçue en ces termes : « La situation de la Belgique a fixé de nouveau l'attention du roi et de son conseil. Après un mûr examen de toutes les questions politiques qui s'y rattachent, j'ai été chargé de vous faire connaître, d'une manière nette et précise, les intentions du gouvernement du roi. Il ne consentira point à la réunion de la Belgique à la France ; il n'acceptera point la couronne pour M. le duc de Nemours, alors même qu'elle lui serait offerte par le Congrès. Le gouvernement de Sa Majesté verrait, dans le choix de M. le duc de Leuchtenberg, une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n'avons point le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur souverain, mais nous usons aussi de notre droit en déclarant, de la manière la plus formelle, que nous ne reconnaîtrions point l'élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans doute, de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance. Quant à nous, nous ne serions déterminés dans notre refus que par la raison d'État à laquelle tout doit céder, lorsqu'elle ne blesse les droits de personne. Le voisinage de la Belgique, l'intérêt qu inspirent à Sa Majesté ses habitants, le désir que nous avons de conserver avec eux les relations de l'amitié la plus intime et la plus inaltérable, nous imposent le devoir de nous expliquer franchement avec un peuple que nous estimons et que nous chérissons. Aucun sentiment qui puisse blesser M. le duc de Leuchtenberg ou sa famille, que nous honorons plus que personne, ne se mêle à cet acte politique. Le gouvernement (page 214) du roi est uniquement dirigé par l'amour de la paix intérieure et extérieure. Vous êtes autorisé, monsieur, à donner une connaissance officielle de cette résolution du gouvernement du roi, avec la franchise et la convenance qu'il désire apporter toujours dans ses rapports avec la Belgique. »
La lecture de cette dépêche, écoutée avec impatience, provoque une agitation extraordinaire. M. Lebeau se lève et dit : « Je demande l'impression de cette lettre, non par égard pour la nature de la communication qui vient de nous être faite, mais pour qu'il soit bien constaté à la face de l'Europe que la France renie le principe de sa propre existence ; qu'elle veut être indépendante et libre, et qu'elle ne sait pas respecter la liberté et l'indépendance des autres nations ! » Des applaudissements éclatent dans l'assemblée et dans les tribunes. M. Devaux demande aussi l'impression, afin que M. Sébastiani, qui a nié ses communications officieuses, ne puisse pas nier ses communications officielles, afin qu'on sache que la France ne reconnaît plus le principe de non-intervention. « Quoi ! s'écrie-t-il, on ne reconnaîtra pas le roi que la Belgique veut se donner, et on ose dire que notre choix est libre ! Quelle est donc cette liberté qu'on nous reconnaît et dont on veut nous empêcher de faire usage ? Quelle est cette politique insultante qui se joue des promesses faites à la face des nations, et qui nous refuse le droit de choisir un roi ? La France a-t-elle oublié sitôt la crise à laquelle elle doit sa liberté ? Quand elle a voulu élire le duc d'Orléans, ne l'a-t-elle pas fait en vertu du principe qu'elle nous dénie ? A-t-elle consulté les nations étrangères ? Aurait-elle souffert que les rois de l'Europe vinssent lui imposer leurs répugnances ? Ah ! sans doute, elle ne l'eût pas permis, car c'eût été tout à la fois méconnaître sa dignité et compromettre son indépendance... Il faut que l'Europe, il faut que la nation française jugent cette conduite, et soyez certains qu'elle sera flétrie par tout ce qu'il (page 215) y a de cœurs généreux en France. » De nouveaux applaudissements accueillent cette énergique protestation. Enfin, M. de Robaulx dévoile complètement le but que les orateurs précédents ont seulement indiqué. « Certes, il est permis à la France, dit-il, de nous refuser le duc de Nemours ; mais je lui dénie le droit de nous empêcher de choisir le prince que nous voudrons. Ne tenons donc aucun compte de ce message ; car si aujourd'hui, quels que soient les termes lénitifs que l'on emploie pour adoucir un refus, nous avions la faiblesse de nous soumettre, demain, si nous voulions choisir un autre prince, la France viendrait nous en empêcher. C'est que la France veut nous imposer le prince d'Orange.. » Quelques membres font un signe négatif. — « Oui ! oui ! » s'écrient d'autres députés. L'assemblée tout entière est debout et dans une inexprimable agitation. — « Oui, le prince d'Orange ! reprend M. de Robaulx. C'est là ce que veulent les puissances, et le gouvernement français s'associe à leurs coupables vœux. Je proteste contre une telle conduite ; je la dénonce à la nation française, et j'espère que cette nation généreuse, justement indignée, renversera un ministère peu digne d'elle et qu'elle demandera qu'il soit mis en accusation... » M. Lebeau prend une seconde fois la parole. « Il ne faut pas accueillir avec trop de défiance, dit-il, les paroles de notre collègue M. de Robaulx. Je crains fort qu'il n'ait sainement interprêté les intentions de la France. La répugnance ne se borne pas au duc de Leuchtenberg ; souvenez-vous des communications qui nous ont été faites précédemment ; le ministère a déclaré qu'un prince indigène n'aurait pas non plus son approbation. Il y a une arrière-pensée dans cette manière d'agir. . Le gouvernement français veut s'emparer de la Belgique ; il veut nous réunir à la France, après nous avoir fait passer par l'anarchie et par la guerre civile... Voilà où l'on veut en venir. La France repoussera le duc de Leuchtenberg ; elle repoussera (page 216) aussi le duc de Saxe-Cobourg, elle repoussera tous les princes, excepté le prince d'Orange, parce qu'elle sait qu'avec lui rien ne saurait acquérir de stabilité en Belgique ; alors, tandis que le désordre et l'anarchie désoleront la nation, la France se préparera à la guerre, elle fondra sur nous comme sur une proie, et, au lieu d'accepter notre constitution, ce sont ses lois qu'elle nous imposera ... ! » (Note de bas de page : Dans la séance de la chambre des députés du 27 janvier, M. Sébastiani expliqua la conduite du cabinet français ; nous rapporterons ses paroles. — « On dit : N'est-ce pas intervenir que de prescrire aux Belges telle ou telle réserve dans le choix de leur roi ? La Belgique n'a jamais été un État indépendant. La France reconnaît son indépendance, mais elle déclare qu'elle ne reconnaîtra point le nouveau roi. si la Belgique ne met point ses soins à préserver le repos de l'Europe. Ce n'est pas là intervenir, c'est conseiller. Quant au reproche d'avoir gêné la Belgique dans le choix de son roi, est-ce avoir apporté des entraves injustes à ce choix que d'avoir écarté une nomination qui eût fait de la Belgique un foyer d'intrigues sans cesse menaçantes pour la France ?... »).
Sous l'impression de cette triste prophétie, l'assemblée se voit dans l'impossibilité de continuer la séance et de délibérer avec calme. Elle se sépare dans le plus grand désordre, dans la plus vive irritation ; et on entend sortir de divers groupes de députés ces mots accusateurs : « C'est infâme ! c'est du machiavélisme !