(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 217) Conformément à la décision prise par le Congrès, M. de Celles s'était adressé à M. le comte Sébastiani pour obtenir de nouveaux (page 218) renseignements sur tout ce qui pouvait être relatif au choix du chef de l'État en Belgique, sous le rapport du territoire, des intérêts commerciaux et des alliances. La réponse du comte Sébastiani, communiquée le 24 janvier au Congrès, était conçue en termes vagues et généraux. Le ministre faisait remarquer que le choix du souverain était un acte dont dépendrait le sort futur de la Belgique. « On ne saurait donc apporter, disait-il, trop de réflexion, de temps, de maturité : quoique la liberté de ce choix soit absolue, le Congrès ne saurait cependant oublier que la Belgique, au moment où elle est devenue un Etat indépendant, et va occuper une place si importante parmi les puissances européennes, doit montrer qu'elle sait allier l'exercice de ses droits avec les égards et les ménagements que conseille avec les autres puissances une sage politique. » Il se plaignait ensuite de l'époque, beaucoup trop rapprochée, fixée par le Congrès pour procéder au choix du souverain. Il déclarait aussi que l'étendue du territoire du nouvel État ne saurait être fixée sans le concours des puissances intéressées ; mais que la France ne perdrait jamais de vue que cette étendue devait être de nature à assurer à la Belgique des frontières naturelles d'une défense facile et à ménager avec soin tous ses intérêts agricoles, industriels et commerciaux. Il ajoutait que la Belgique devait être bien convaincue que la France lui assurerait tous les avantages compatibles avec les intérêts de sa propre industrie et de son commerce. Il finissait par la question des alliances éventuelles : « Un Etat nouveau et indépendant ne doit pas, disait-il, se hâter de contracter des alliances. Quant à l'alliance de la France, elle est à jamais assurée à la Belgique. Les Belges savent combien cette alliance leur a déjà été utile, et ils ne doivent pas douter de la continuation de l'affectueuse sollicitude du gouvernement du roi.
La pensée réelle du cabinet français fut clairement indiquée dans une lettre très intéressante expédiée, le 24, par M. de celles (page 219) au comte d'Arschot. « La réunion à la France, disait l'envoyé belge, ne se fera pas, quoi qu'il puisse arriver. Déjà les députés du nord et autres manufacturiers s'y opposent. C'est une chose certaine, irrévocable. Mais avec le prince Charles de Naples et une princesse de France, nous avons notre indépendance, nos lois, la protection de la France, un traité de commerce fort avantageux Le prince Charles de Naples est la seule combinaison possible pour éviter le partage de notre pays et tous les malheurs. Il faut que cela soit ainsi, ou nous succombons… Encore une fois, la réunion à la France, fût-elle demandée unanimement par la nation et par le Congrès en masse, elle ne se ferait pas. La France ne le veut pas, les intérêts de son repos, de sa prospérité même, s'y opposent. »
La communication de la dépêche de M. Sébastiani avait été accueillie avec froideur. Le Congrès, sans s'y arrêter, porta immédiatement son attention sur d'autres objets. Quatre députés du Limbourg invitèrent le président du comité diplomatique à donner des renseignements sur le point de savoir si, depuis que les troupes belges s'étaient éloignées de Maastricht, des mesures avaient été prises pour assurer la libre navigation de la Meuse, bloquée depuis trois mois de Venloo à Liége. M. d Arschot répondit que le parlementaire envoyé à cet effet par le général commandant les troupes belges au général Dibbets, commandant de Maastricht, n'avait pas été reçu par ce dernier. Il fallait donc se servir de l'intermédiaire des commissaires de la conférence pour traiter cette affaire à La Haye. Cette réponse excita le courroux de M. de Robaulx contre le gouvernement hollandais. « Nous avons été dupes de notre bonne foi, s'écria-t-il, en exécutant l'armistice ; ne le soyons pas plus longtemps. Reprenons l’offensive, c'est le seul moyeu d'en finir avec un ennemi sans foi.» Les applaudissements les plus bruyants accueillirent ce défi. Alors M. de Robaulx reproduisit la protestation, qu'il avait déjà (page 220) présentée dans le comité général du 16 janvier, contre toute intervention des puissances étrangères dans les affaires de la Belgique. Cette proposition, ayant été appuyée, fut renvoyée aux sections. Aussitôt un membre demande communication de la réponse faite par le comité diplomatique au protocole du 9 janvier, cette réponse pouvant avoir une grande influence sur In manière d'envisager la proposition de M. de Robaulx.
La note du comité diplomatique, en date du 18 janvier, était digne et ferme. Le comité annonçait que les troupes belges reprendraient, le 20 janvier, les positions qu'elles occupaient le 21 novembre ; mais que le gouvernement provisoire, en agissant avec cette entière bonne foi, avait droit de compter, pour le 20 janvier, sur la complète exécution des engagements de la Hollande. « Si ce juste espoir était encore déçu, poursuivait-il, si l'Escaut restait fermé, après deux mois de réclamations et d'attente vaine, il est dans les desseins du comité de déclarer qu'il serait extrêmement difficile d'arrêter le cri de guerre de la nation et l'élan de l'armée. Le gouvernement de la Belgique n'a pas entendu s'obliger envers les puissances par un engagement dont aucune circonstance ne put le délier ; il n'a pas abdiqué surtout le droit qui appartient a toute nation de soutenir elle-même, par la force des armes, la justice de sa cause, si les lois de la justice étaient, envers elle, violées ou méconnues. Il lui parait, au surplus, incontestable que toute convention dont l'effet serait de résoudre les questions de territoire ou de finances, ou bien d'affecter l’indépendance ou tout autre droit absolu de la nation belge, est essentiellement dans les pouvoirs du Congrès national ; qu à lui seul en appartient la conclusion définitive. C'est aussi parce que les propositions des puissances n'affectaient aucun de ces droits et de ces hauts intérêts ; parce qu'elles avaient pour objet un état purement temporaire et transitoire, comme la nature mémo de ses attributions (page 221), que le gouvernement belge a cru pouvoir et a pu, en effet, y donner son adhésion. Le comité ajoutera cette considération, bien grave, que toute autre interprétation de l'esprit des négociations suivies jusqu'à ce jour et de leurs résultats transformerait réellement la démarche amicale des puissances en une intervention directe et positive dans les affaires de la Belgique, intervention dont le Congrès a formellement repousser le principe, et qui paraîtrait au comité non moins incompatible avec la paix générale de l'Europe qu'avec l'indépendance de la nation. » Cette note, qui reflétait les sentiments de l'assemblée nationale, fut accueillie avec faveur.
Le moment fixé pour le choix du souverain approchait. L'anxiété était vive. Cependant une grande partie de la nation se prononçait pour le duc de Leuchtenberg ; en quelques jours, le fils d'Eugène de Beauharnais avait conquis une popularité imposante. On était avide de détails sur le jeune prince que l'on considérait comme le chef futur de l'État ; on se disputait ses portraits ; on avait même couronné son buste au théâtre de Bruxelles. Son acceptation d'ailleurs ne paraissait pas douteuse, on avait connaissance de l'adhésion qu'il avait transmise au duc de Bassano. D'autres circonstances contribuèrent à garantir cette adhésion. Le colonel Méjan, ancien aide de camp du prince Eugène et chambellan du roi de Bavière, en se rendant à Paris, passa deux jours à Bruxelles, où se trouvait déjà, depuis une semaine, le chevalier d'Asda, ancien page du vice-roi d Italie. Il affirma de la manière la plus positive que le prince Auguste accepterait la couronne des Belges, et qu'il serait à Bruxelles douze jours après l'élection.
Pour faire échouer une candidature dont le succès paraissait assuré, une contre-proposition fut opposée à celle de M. Lebeau. Le 25, il fut donné lecture au Congrès d'un projet de décret par lequel cinquante-deux députés, ayant en tête M. Surlet de Chokier, (page 222) proposaient l'élection du duc de Nemours. La plupart des signataires appartenaient aux districts industriels du Hainaut et de la province de Liége. M. Barthélemy, chargé de développer la proposition qui venait d'être soumise à l'assemblée, présenta le choix du duc de Leuchtenberg comme un acte d hostilité et d'ingratitude à l'égard de la France. Il ajouta qu'après avoir tout employé pour écarter la candidature du duc de Nemours, Louis-Philippe pourrait enfin y adhérer sans être accusé d'ambition. « Si la France cède, dit-il, c'est pour nous donner la paix, et faire cesser l'une des causes qui pourraient servir de prétexte à troubler celle de l'Europe. Nous disons prétexte, car l'avènement d'un prince cadet de la maison de France au trône de la Belgique ne pourra jamais être regardé, par aucun publiciste, comme étant de nature à occasionner la moindre perturbation dans l'équilibre des puissances. C'est l'état actuel qui est une cause de perturbation dans l'équilibre, parce qu'il y a eu abus de la victoire en 1814, et là où il y a eu action trop violente, il y a cause perpétuelle de réaction. » Les tendances françaises de l'orateur lui avaient caché les enseignements les plus clairs de l'histoire moderne. M. de Gerlache dit ensuite qu'il n'avait pas hésité à signer une contre-proposition en faveur du duc de Nemours parce que la manière de procéder qu'on voulait faire adopter au Congrès lui avait paru imprudente et prématurée Il ajouta que, quant à présent, il n'avait point de candidat de prédilection ; qu'il n'entendait pas décider entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, et qu'il se réservait le droit de voter même en faveur du premier. D'autres députés déclarèrent partager l'opinion de M. de Gerlache et n'avoir pas entendu se lier en signant la proposition en faveur du duc de Nemours. M. Lebeau repoussa les reproches que M. de Gerlache lui avait adressés. Sa proposition n'était pas imprudente, dit-il, car elle tendait à faire un choix dans lequel il espérait que la (page 223) Belgique trouverait son bonheur ; elle n'était pas prématurée, car elle ne tendait pas a faire ouvrir la discussion avant l'époque fixée pur le Congrès.
L'assemblée décida que la proposition en faveur du duc de Nemours serait également renvoyée aux sections. Dans ce moment, on déposait le rapport de la section centrale sur la proposition de M. Lebeau, tendant à la proclamation du duc de Leuchtenberg. Le rapport concluait à ce que le Congrès se réunit le lendemain en comité général, à l'effet de procéder à une discussion préparatoire sur les questions relatives au choix du chef de l'Etat. Ces conclusions furent rejetées par quatre-vingt-huit voix contre soixante et dix-sept.
De nombreuses pétitions avaient été adressées au Congrès en faveur des candidats qui occupaient l'attention publique. Il résultait du dépouillement que Louis-Philippe, le duc de Nemours et le duc de Leuchtenberg avaient obtenu le plus grand nombre de signatures : Louis-Philippe, 607 ; le duc de Nemours, 614 ; le duc de Leuchtenberg, 3,695. Le prince de Capoue n'avait fait l'objet d'aucune pétition. Plusieurs demandaient la réunion à la France ; ces dernières étaient presque toutes signées par des habitants de VerViers ou d'autres localités des provinces wallonnes ; elles représentaient environ 3,720 signatures. M. Osy pria le Congrès de repousser par l'ordre du jour toutes les pétitions qui demandaient la réunion à la France, parce qu'elles étaient contraires au décret par lequel l'assemblée nationale avait déclaré la Belgique indépendante. M. le marquis de Rodes, l'abbé de Haerne, M. Lebeau et M Jottrand appuyèrent avec énergie la proposition de M. Osy. M. de Robaulx et deux députés de Verviers, MM. David et Lardinois, la combattirent comme attentatoire au droit des pétitionnaires. L'assemblée repoussa néanmoins par l'ordre du jour les pétitions qui avaient pour objet la réunion pure et simple à la France.
(page 224) Enfin arriva le jour fixé pour le choix du souverain. La foule des spectateurs, qui était déjà grande les jours précédents, s'était considérablement accrue dans les tribunes du Congrès. Cependant l'attente générale fut déçue. La séance du 28 fut absorbée par le rapport de M. Van de Weyer sur sa mission à Londres, et par la discussion d'un décret sur le mode d'élection du chef de l'État.
Après avoir appris que l'Escaut était libre, les commissaires belges, envoyés à Londres, avaient demandé, le 23 janvier, à lord Palmerston, que la conférence voulût bien entrer en communication avec eux. Le lendemain, lord Palmerston leur fit savoir que la conférence, ayant sous les yeux les informations nécessaires de la part des plénipotentiaires du roi des Pays-Bas sur le partage des dettes et sur les arrangements commerciaux qui pourraient être faits relativement à la Belgique, désirerait recevoir le plus tôt possible, et par écrit, des renseignements de la part des commissaires belges sur ces deux objets. Ils répondirent, le 25, à lord Palmerston, que la nature de cette demande était telle quelle exigeait qu'ils demandassent eux-mêmes des instructions à cet égard. En effet, le gouvernement provisoire ne pouvait traiter ni du partage de la dette, ni du territoire, ni d'aucune question définitive ; au Congrès seul appartenait la décision de ces questions. MM. Van de Weyer et H. Vilain XIIII quittèrent Londres en y laissant M. Behr, secrétaire de la légation belge, pour recevoir, en attendant leur retour, les communications de lord Palmerston. En terminant son rapport, M. Van de Weyer toucha la question à l'ordre du jour, mais pour déclarer qu'il n'avait aucune communication à faire au Congrès. Les commissaires du gouvernement belge n'ayant pas mission de traiter la question du partage des dettes et des arrangements commerciaux qui pourraient être faits relativement à la Belgique, à plus forte raison avaient-ils dû s'abstenir de parler du choix du souverain. Cette question, comme les autres, ajouta (page 225) M. Van de Weyer, ne peut être décidée que par le Congrés ; aussi tout ce qui a été dit à cet égard, soit de nos rapports avec le prince d'Orange, soit de nos démarches pour le prince Othon, tous ces bruits sont dénués de fondement. Si nous sommes revenus de Londres, c'est d'abord pour communiquer au Congrès ce qui se passe relativement au partage de la dette, ensuite pour remplir un devoir qui nous est imposé comme membres du Congrès et comme citoyens ; mais, je dois le dire, nous venons participer à ce grand œuvre, libres de toute influence étrangère, et nous ne prendrons pas nos inspirations dans des communications diplomatiques. »
Le décret sur le mode d'élection du chef de l'État, adopté par le Congrès, portait en substance que les votes seraient émis par bulletins signés, dont le dépouillement serait fait publiquement et à haute voix par une commission de huit membres, désignés par la voie du sort ; que le scrutin s'établirait entre tous les candidats indistinctement qu'il plairait à chaque membre de porter ; que si, au premier tour de scrutin, aucun candidat n'obtenait la majorité de cent une voix, on procéderait à un second tour de scrutin, et alors l'élection serait faite à la majorité absolue des votants ; que si, après trois tours de scrutin, aucun candidat n'avait obtenu la majorité requise, il serait procédé à un scrutin particulier entre les deux candidats qui auraient réuni le plus de voix à la dernière épreuve, et que, dans cette hypothèse, tout suffrage donné à d'autres candidats serait nul. Le 29, le Congrès adopta le décret sur le mode de proclamation et d'acceptation du chef de l'État. L'élu devait accepter la Constitution, telle qu'elle serait décrétée par le Congrès, et jurer de l'observer ainsi que de maintenir l'indépendance et l'intégrité du territoire.
Nous avons dit que la force du parti de Leuchtenberg s'était accrue. Les injonctions du cabinet du Palais-Royal, le ton hautain de M. Sébastiani, avaient fait passer de son côté toute l'autorité (page 226) des sentiments généreux et la puissance du patriotisme. L'éloge du fils d'Eugène de Beauharnais volait de bouche en bouche, et son élection paraissait désormais assurée. Sa candidature toutefois n'était protégée par aucun des représentants des grandes puissances ; elle avait pour adversaire non seulement M. Bresson, mais aussi lord Ponsonby. Ce diplomate, qui contribua loyalement plus tard à consolider l'indépendance belge, avait reçu de la conférence la mission de sauver de la combinaison de 1815 tout ce qui pourrait être sauvé. Il devait à tout prix essayer de soustraire la Belgique à la prépondérance française. C'était là le but du cabinet anglais et de la politique européenne ; le reste n'était qu'une question de moyens. Lord Ponsonby crut d'abord que le meilleur serait l'avènement au trône de Belgique d'un membre de la maison de Nassau. Mal instruit des dispositions du pays, par une coterie qu'il prit pour un parti puissant, il pensait encore que l'avènement du prince d'Orange était le désir secret des populations, et qu'une sorte de terreur, inspirée par les patriotes en possession du pouvoir, contenait seule l'élan national. Lord Ponsonby se trompait, mais il partageait cette erreur avec beaucoup de Belges. Il était manifeste cependant que depuis le bombardement d'Anvers, la cause des Nassau était définitivement perdue en Belgique. Interrogé par plusieurs membres du Congrès sur ce qui adviendrait si le duc de Nemours était élu, lord Ponsonby répondit que la guerre éclaterait aussitôt. « Et si nous élisons le duc de Leuchtenberg ? — La France ne le reconnaîtrait pas. — Et les puissances ? — Elles ne le reconnaîtront pas davantage ; il existe un traité qui s'y oppose. » Il signalait, enfin, le choix du duc de Leuchtenberg comme hostile à la dynastie d'Orléans, peu agréable aux autres cabinets, et n'apportant aucun appui à la nationalité belge (Note de bas de page : Un député, qui soutenait avec persistance la candidature du duc de Leuchtenberg, crut devoir éclairer lord Ponsonby sur les dispositions véritables du pays et du Congrès. « Il n'y a rien à faire, lui dit-il, pour le prince d'Orange ; la lutte sera entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours. » Poussé à bout et démentant cette fois sa réserve accoutumée, lord Ponsonby s'écria : « Nommez plutôt le diable que le duc de Nemours. ») Mais (page 227) il ne put convaincre les nombreux partisans du prince Auguste.
De son côté, le cabinet du Palais-Royal, voyant que l'influence de M. Bresson à Bruxelles était compromise, s'était décidé à lui adjoindre M. le marquis de Lawoestine, colonel de cavalerie et parent du maréchal Gérard. Pendant la Restauration, il avait habité la Belgique et s'y était concilié une grande estime par sa loyauté et sa franchise militaire. Il vit les membres du gouvernement provisoire et du comité diplomatique, et il acquit la conviction que le choix du duc de Leuchtenberg était certain, si on ne lui opposait pas formellement le duc de Nemours (Note de bas de page : Nous avons trouvé ces détails sur la mission de M. de Lawoestine dans un journal qui était bien informé. Voir le Courrier des Pays-Bas, du 18 février 1831). Mais comment donner un démenti aux dépêches officielles de M. le comte Sébastiani ? Comment atténuer l'effet de ses refus réitérés ? Comment faire disparaître cet obstacle et porter de nouvelles convictions dans les esprits inquiets ? Le temps pressait. Le 26 janvier, M. Bresson partit subitement pour Paris et en rapporta, le 28, l'autorisation expresse, dit un historien français (Note de bas de page : Louis BLANC, Histoire de Dix Ans, chap. VII. — Nous devons faire remarquer que les renseignements donnés par cet écrivain concordent avec ceux du Courrier des Pays-Bas et avec les informations que nous avons recueillies d'autre part) de promettre que la couronne, si elle était offerte au duc de Nemours, serait acceptée pour lui par son père. L'acceptation, présentée comme certaine, releva le courage des amis de la France et devait entraîner les représentants encore irrésolus. Cependant les dépêches officielles de M. Sébastiani étaient toujours opposées aux (page 228) assurances verbales du moment. Des lettres venues de Paris et adressées par de hauts personnages à des membres du Congrès détruisirent cette dernière objection. Enfin, M. de Lawoestine lui-même n'hésita pas à déclarer devant les membres du gouvernement provisoire que sa mission était autorisée ; et, comme on balançait encore, il crut pouvoir engager sa parole d'honneur.
Le 29 janvier, une réunion préparatoire de membres du Congrès eut lieu au Waux-Hall ; il s'y trouvait au delà de quatre-vingts députés appartenant à toutes les opinions. MM. d'Arschot, Ch. Lehon, Ch. de Brouckere, Nothomb et deux membres du gouvernement provisoire, MM. Rogier et Gendebien, instruisirent leurs collègues des dispositions de la France, en s'appuyant non sur de nouvelles pièces diplomatiques et officielles, mais sur des lettres particulières venues de Paris et sur des entretiens qu'ils avaient eus avec MM. de Lawoestine et Bresson.
Le gouvernement provisoire recevait en même temps communication d'une dépêche menaçante adressée, sous la date du 26, par M. le comte Sébastiani à M. Bresson. Elle était conçue en ces termes : « Le conseil du roi, qui s'est assemblé aujourd'hui, a été unanime sur la nécessité de déclarer au gouvernement provisoire que le gouvernement français regarderait le choix de M. le duc de Leuchtenberg comme un acte d'hostilité envers la France. Dans le cas où le Congrès, malgré cette déclaration, procéderait à cette élection, vous quitteriez immédiatement Bruxelles. »
Une circonstance imprévue vint servir la politique du cabinet du Palais-Royal. Le duc de Leuchtenberg refusait le trône, qu'il avait d'abord accepté ! M. le duc de Bassano avait écrit à M. de Stassart, sous la date du 25 janvier : « Le prince Auguste ne pourrait accepter une élection à laquelle la France s'oppose et qui priverait la Belgique des rapports les plus nécessaires a sa prospérité. Cette détermination du prince et de sa mère est (page 229) irrévocable. Je crois devoir, puisque je suis en mesure de le faire, vous en informer confidentiellement pour que vous et vos amis vous abandonniez une candidature désormais sans objet ; mais je vous prie de ne faire aucun usage public de ma lettre. » Le 27, M. de Stassart avait communiqué cette lettre a quelques-uns de ses collègues, qui se montraient disposés comme lui à appuyer la candidature du duc de Leuchtenberg. Elle n'ébranla point leur résolution. M. le comte Méjan n'ayant pas écrit à M. de Stassart pour dégager sa parole, ce dernier se considérait comme obligé par l'honneur à voter pour le duc de Leuchtenberg. Il informa cependant M. de Bassano que si le duc de Nemours obtenait un plus grand nombre de suffrages au premier tour de scrutin, il croirait devoir, au second tour, se rallier à ses partisans. Plusieurs députés du Luxembourg avaient pris le même engagement. Quant aux autres partisans du duc de Leuchtenberg, ils lui restèrent fidèles jusqu'au bout, tant ils avaient confiance dans cette combinaison, tant ils redoutaient les conséquences funestes que pouvait avoir la rupture de l'équilibre européen.
Le 29 janvier, une foule immense encombrait les tribunes du Congrès et les abords du Palais législatif. Les cris de : Vive le duc de Leuchtenberg ! retentissaient au dehors et dans la salle même. On allait ouvrir la discussion sur le choix du chef de l'Etat, lorsqu'un des secrétaires donna lecture d'un nouveau protocole remis au gouvernement provisoire. C'était celui de la conférence tenue à Londres le 20 janvier et contenant les bases de séparation entre la Belgique et la Hollande. Il avait été envoyé au gouvernement provisoire, le 28, à dix heures du soir, par lord Ponsonby seul, M. de Talleyrand n'ayant donné au protocole qu'une adhésion conditionnelle. Encore le gouvernement provisoire n'avait-il reçu qu'un extrait comprenant les six premiers articles de la teneur suivante : (page 230)
« I. Les limites de la Hollande comprendront tous les territoires, places, villes et lieux qui appartenaient à la ci-devant république des Provinces-unies des Pays-Bas, en l’année 1790.
« II. La Belgique sera formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans le traité de l'année 1815, sauf le grand-duché de Luxembourg, qui, possédé à un titre différent par les princes de la maison de Nassau, fait et continuera à faire partie de la Confédération germanique.
« III. Il est entendu que les dispositions des articles. 108-147 inclusivement, de l'acte général du Congrès de Vienne, relatifs à la libre navigation des fleuves et des rivières navigables, seront appliquées aux rivières et aux fleuves qui traversent le territoire hollandais et le territoire belge.
« IV. Comme il résulterait néanmoins des bases posées dans les art. 1 et 11 que la Hollande et la Belgique posséderaient des enclaves sur leurs territoires respectifs, il sera effectué, par les soins des cinq cours, tels échanges et arrangements entre les deux pays qui leur assureraient l'avantage réciproque d'une entière contiguïté de possession et d'une libre communication entre les villes et places comprises dans leurs frontières.
« V. La Belgique, dans les limites telles qu'elles seront arrêtées et tracées conformément aux bases posées dans les art. I, Il et lV du présent protocole, formera un État perpétuellement neutre. Les cinq puissances lui garantissent cette neutralité et l'inviolabilité de son territoire dans les limites mentionnées ci-dessus.
« VI. Par une juste réciprocité, la Belgique sera tenue d'observer cette même neutralité envers tous les autres États, et de ne porter aucune atteinte à leur tranquillité intérieure ni extérieure
(Note de bas de page : Les deux articles, restés secrets, étaient ainsi conçus : « VII. Les plénipotentiaires s'occuperont, sans le moindre délai, à arrêter les principes généraux des arrangements de nuances, de commerce et autres, qu'exige la séparation de la Belgique d'avec la Hollande. Ces principes, une fois convenus, le présent protocole, ainsi complété, sera converti en traité définitif, el communiqué sous cette forme à toutes les cours de l'Europe, avec invitation d'y accéder. » - « VIII. Quand les arrangements relatifs à la Belgique seront terminés, les cinq cours se réservent d'examiner, sans préjudice du droit du tiers, la question de savoir s'il y aurait moyen d'étendre aux pays voisins le bienfait de la neutralité garantie à la Belgique. »)
(page 231) Cette lecture produisit une extrême agitation dans l'assemblée. M. de Robaulx propose de nommer immédiatement une commission qui sera chargée de présenter au Congrès une protestation énergique contre l'intervention étrangère. D'autres membres demandent avec instance l'ordre du jour ; les tribunes crient. Le chef de l'État ! Au milieu de ce tumulte, M. de Robaulx développe sa proposition : « Hâtons-nous de protester, s'écrie-t-il ; car les puissances veulent étouffer la liberté et replacer sous le joug du despotisme les peuples qui ont levé la tête... » M. Van de Weyer, président du comité diplomatique, paraît alors à la tribune. Les spectateurs croient qu'il vient justifier les puissances, et il est accueilli par des sifflets. Indignés, les députés se lèvent et se disposent à sortir de la salle. Mais la tempête se calme, et M. Van de Weyer demande que l'on passe à l'ordre du jour et que l'on nomme à la fin de la séance la commission proposée par M. de Robaulx. — « Il me semble, ajoute-t-il, que la présence des députés du Luxembourg, la part qu'ils prendront à la discussion, le vote qu'ils émettront ; il me semble que tout cela est une protestation plus vivante et plus efficace que toute autre. » — « Notre présence au Congrès, répond M. Nothomb, n'est pas une protestation ; on dira que c'est un acte de pure tolérance ; il nous faut une protestation positive, solennelle, qui consacre le droit et le fait... Le Congrès n'existe (page 232) plus, à moins que vous ne protestiez contre le protocole qui annule les titres d'un dixième de cette assemblée... » — « Pour ma part, s'écrie M. Alex. Gendebien. je déclare d'avance protester contre tout acte, de quelque nature qu'il soit, qui aurait pour but de morceler le territoire belge, et les Russes fussent-ils à la porte de Louvain et les Hollandais à la porte de Schaerbeek, je protesterais encore... » Le président clôt enfin cette orageuse discussion par ces mots décisifs : « Il n'y a qu une idée ; nous sommes unanimement d'accord : il faut protester. »
La commission est nommée, séance tenante, et composée de neuf membres, afin que toutes les provinces y soient représentées. C'était le moyen de donner plus de solennité à l’acte dont le Congrès allait assumer la responsabilité patriotique. La commission fut composée de M. Van de Weyer, représentant le Brabant ; M. Nothomb, représentant le Luxembourg ; M. Destouvelles, représentant le Limbourg ; M. Lebeau, représentant la province de Liége ; M. de Robaulx, représentant la province de Namur ; M. Alex. Gendebien, représentant le Hainaut ; M. H. Vilain XIIII, représentant la Flandre orientale ; M. Devaux, représentant la Flandre occidentale ; enfin de M, Osy, représentant la province d'Anvers.
Le lendemain, M. Nothomb, rapporteur de cette commission, soumit au Congrès le projet de protestation qu'elle avait arrêté. « La souveraineté nationale, dit-il, est transférée de Bruxelles au Foreign-Office. Une simple mission philanthropique a dégénéré en une intervention. C'est contre ce système que nous avons protesté. » Il donne ensuite lecture de la protestation, que l'assemblée, par cent soixante-trois voix contre neuf, adopta le 1er février en ces termes : « Au nom du peuple belge, le Congrès national proteste contre toute délimitation de territoire et toute obligation quelconque qu'on pourrait vouloir prescrire à la Belgique, sans le consentement de sa représentation nationale. Il proteste (page 233) dans ce sens contre le protocole du 20 janvier, en tant que les puissances pourraient avoir l'intention de l'imposer à la Belgique et s'en réfère à son décret du 18 novembre 1830, par lequel il a proclamé l'indépendance de la Belgique, sauf les relations du Luxembourg avec la Confédération germanique. Il n'abdiquera, dans aucun cas, en faveur des cabinets étrangers, l'exercice de la souveraineté que la nation belge lui a confié ; il ne se soumettra jamais à une décision qui détruirait l'intégrité du territoire, et mutilerait la représentation nationale ; il réclamera toujours de la part des puissances étrangères le maintien du principe de la non-intervention. »
Expression du sentiment national opprimé, témoignage de l'union et de la fierté d'un peuple libre et indépendant, condamnation de l'abus de la force, cet acte eut un immense retentissement. Il ne parvint pas, dit l'éloquent publiciste qui l'avait rédigé, à annuler le protocole du 20 janvier, mais il tint la conférence en suspens pendant six mois, il laissa aux esprits le temps d'étudier le protocole même, et d'y découvrir les éléments d'une compensation territoriale qui d'abord n'était dans la pensée de personne (NOTHOMB, Essai sur la révolution belge, chap. VI ). Le protocole du 20 janvier fut, en effet, un acheminement vers le célèbre traité des dix-huit articles ; mais il fallut surmonter le ressentiment bien légitime causé par le droit exorbitant que les grandes puissances s'étaient soudainement arrogé sur la Belgique émancipée, en changeant l'arbitrage dont elles étaient originairement investies en intervention directe et menaçante.