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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre premier. Le gouvernement provisoire

Chapitre XIV

Alternative entre régence et lieutenance générale

(page 281) Dans la séance du 19 février, la section centrale avait déposé son rapport sur la proposition de M. Lebeau tendant à la nomination d'un lieutenant général du royaume. Elle était d'avis : 1° de nommer un régent ; 2° de déclarer la Constitution obligatoire le jour où le régent entrerait en fonctions ; 3° d'établir près du régent un conseil privé composé de cinq membres. Suivant la section centrale, la différence entre le lieutenant général et le (page 282) régent n'était pas seulement dans les mots : en effet, un lieutenant général, investi des pouvoirs du chef de l'État, pouvait faire des changements à la Constitution, avec l'assentiment des chambres, tandis qu'aucun changement ne pouvait être fait pendant une régence. Deux jours, le 22 et le 23 février, furent consacrés à la discussion de ce rapport. La plupart des orateurs appuyèrent la proposition d'une régence, à laquelle M. Lebeau s'était également rallié ; d'autres cependant, mais en petit nombre, donnaient la préférence à un lieutenant général. « Dans l'alternative entre deux provisoires, dit M. Defacqz, la prudence nous indique de donner la préférence à celle des deux voies qui ne nous lie pas pour l'avenir. Avec un régent, nous nous imposons toutes les conditions inhérentes à cette fonction ; tout changement devient impossible. La forme monarchique est irrévocable. Nous ne pourrions plus tirer la nation du provisoire qu'en lui trouvant un roi à tout prix. Avec un lieutenant général, notre position est la même, quant a l'élection d'un chef, que si nous prenons un régent. Mais il nous sera libre de faire encore à notre Constitution tous les changements conseillés par l'expérience. Ainsi donc, s il arrivait que l'impossibilité de réaliser le système de la monarchie parmi nous fût bien démontrée, qu'il fallût substituer à ce système une autre forme de gouvernement, on pourrait facilement le remplacer par un système plus propre à convertir le provisoire en définitif. Je ne demande pas qu'on change dès à présent ; je ne dis pas qu'il faille attaquer immédiatement le décret du Congrès qui a institué la forme monarchique ; mais je dis qu'il ne faut pas s'interdire d'une manière absolue une modification à nos institutions à laquelle la nécessité pourrait nous forcer. » D'autres membres soutinrent, au contraire, la proposition d'une régence afin d'habituer la nation au système de gouvernement établi par le pacte constitutionnel ; (page 283) ; aussi repoussaient-ils l'établissement d'un conseil privé, qui eût gêné la responsabilité ministérielle. « Je crois utile au bien du pays, dit M. Ch. Lehon, de ne pas constituer, quant à présent, un pouvoir définitif. Je n'ai pas besoin de vous signaler l'état actuel de l'Europe, et les événements qui, de jour en jour, peuvent amener un changement radical dans nos affaires... Je regarderais comme imprudent de s'occuper de nouveau en ce moment de choisir un chef de l'État, ou d'examiner si une nouvelle forme de gouvernement ne devrait pas être adoptée par la Belgique ; ce serait exciter la défiance à l'étranger si nous revenions sur le décret qui consacre, pour notre gouvernement, la forme monarchique ; or, en ce moment, c'est de confiance et de crédit que nous avons le plus besoin. D'ailleurs, nous pouvons faire du définitif en rendant au pouvoir exécutif, concentré en une seule personne, toute l'action qu'il doit avoir d'après la Constitution. En nommant un régent qui gouvernera d'après la loi fondamentale, la partie organique du gouvernement se trouve véritablement établie, et vous la mettez en action d'une manière irrévocable et avec toute sa force.. »

Il fallait cependant sauvegarder les droits du Congrès : la nomination d'un régent ne pouvait mettre fin à sa mission ; comme corps constituant, il ne devait rien aliéner de ses hautes prérogatives. C'est pourquoi M. Van de Weyer demanda que l'on ajoutât aux conclusions de la section centrale que le Congrès, en nommant le régent, entendait bien se réserver le droit de procéder ultérieurement au choix du chef de 1’État. M. Nothomb se chargea ensuite de définir clairement quelle serait la position du Congrès après l'élection du régent. « Fixons d'abord nos idées, dit-il, sur la nature de notre mandat. L'arrêté du 6 octobre 1830 porte qu'il sera convoque un Congrès, charge de fixer le sort du pays : en nommant un régent, fixons-nous le sort du pays ? (page 284) Non, messieurs, nous ne pouvons nous le dissimuler : le provisoire, tel qu'il existe, ne peut se prolonger, et nous sommes dans l'impuissance de produire du définitif. On a dit que le cas est prévu par la Constitution, je ne le crois pas. La régence que nous voulons instituer n'est pas dans la loi fondamentale ; l'existence du Congrès investi du pouvoir constituant rend notre situation tout à fait exceptionnelle ; le Congres est à cet égard en dehors de toute constitution. Nous ne pouvons abdiquer le pouvoir constituant, ni le déléguer en partie. Nous sommes liés par notre mandat. La puissance législative doit rester concentrée dans cette assemblée. Le régent n'aura que le pouvoir exécutif : le droit de grâce, le droit de faire les nominations civiles et militaires, peut-être le droit de paix et de guerre. Il pourra rompre l'armistice conclu par le gouvernement provisoire. Il ne pourra accorder la naturalisation. Il n'aura ni le veto, ni le droit de dissolution. Je lui attribue le pouvoir exécutif dans toute sa latitude ; je ne veux pas lui imposer de conseil privé. Ce serait autoriser les ministres à décliner toute responsabilité, et renouveler le gouvernement multiple que vous voulez détruire. Le conseil privé, nommé comme le régent par le Congrès, se prévaudrait de cette origine commune ; le régent serait tiraillé dans des sens contraires par le conseil privé institué par le Congrès, et par le conseil des ministres. L'unité d'action que vous cherchez vous échapperait encore, et votre régent ne serait que le président du conseil privé, qui à la longue doit l'emporter sur les ministres... »

A la fin de la séance du 23, l'assemblée adopta, par cent douze voix contre douze, le décret qui instituait une régence. A dater du jour de l'entrée en fonctions du régent, la Constitution deviendrait obligatoire, sauf que le Congrès national, exclusivement, continuerait à exercer les pouvoirs législatif et constituant ; le régent exercerait l'initiative par l'intermédiaire de ses ministres ; (page 285) mais il ne prendrait part à l'exercice du pouvoir législatif que lorsque le Congrès national aurait été remplacé par la législature ordinaire ; enfin, le Congrès se réservait le droit de nommer le chef de l'État. Il serait assigné mensuellement au régent une liste civile de 10,000 florins ; l'un des palais de la nation devait être mis à sa disposition, et il lui serait ouvert un crédit de 10.000 florins pour frais de premier établissement.

M. Surlet de Chokier, président du Congrès, est nommé régent de la Belgique

Dès le lendemain, l'assemblée nationale procéda à la nomination du régent. Deux candidats étaient particulièrement désignés pour occuper la haute magistrature que l'on venait d instituer. Le vénérable président du Congrès s'était concilié les sympathies les plus nombreuses ; quelques membres, catholiques et libéraux, croyaient cependant qu'un frère du martyr de Berchem représenterait mieux le principe de la révolution. Du reste, les deux rivaux s'étaient mis d'accord par le compromis le plus honorable. Un député, leur ami commun, avait reçu de leur part, au commencement de la séance du 24, un billet signé de tous deux et conçu en ces termes : « Faites ce que vous trouverez bon : nous sommes d'accord, 24 février. E. SURLET DE CHOKIER. FÉLIX DE MÉRODE. »

Cet ami se proposait, avec cette autorisation, de déclarer, si le premier scrutin avait laissé la majorité incertaine, que celui des deux candidats qui avait obtenu le moins de voix renonçait à la candidature. Il ne fut pas nécessaire de recourir à ce moyen. Sur cent cinquante-sept votants, M. Surlet de Chokier obtint cent huit suffrages, M. Félix de Mérode quarante-trois, et M. de Gerlache cinq. Celui-ci, qui présidait l'assemblée, proclama en ces termes la nomination du régent :

(page 286) « AU NOM DU PEUPLE BELGE, LE CONGRÈS NATIONAL,Décrète :

« M. ÉRASME-LOUIS, baron SURLET DE CHOKIER, est nommé régent de la Belgique.

« Il n'entrera en fonctions qu'après avoir prêté le serment prescrit par l'art. 80 de la Constitution. »

Quatre salves d'applaudissements accueillirent cette proclamation.

Une députation de dix membres, ayant à sa tête M. de Gerlache, sortit immédiatement de la salle pour faire connaître à M. Surlet la décision de l'assemblée nationale. Elle se rendit à pied et sans appareil au modeste logement que le président du Congrès occupait rue des Carrières. M. Surlet reçut ses collègues avec cette effusion de bonté qui faisait le charme de son caractère. M. de Gerlache lui dit que son nom, sorti de l'urne, avait été accueilli par les acclamations générales de l'assemblée ; que sa nomination était un témoignage éclatant de gratitude nationale, accordée à une vie sans reproche, à des services signalés rendus à la cause publique dans des circonstances difficiles. Le régent répondit : « — Après une longue carrière, toute de dévouement, quel meilleur emploi puis-je faire des jours qui me restent à vivre que de les offrir à mon pays ? Mais n'oubliez pas que j'ai besoin de votre confiance, de votre amitié, de votre coopération !... »

Les simples et nobles paroles de M. Surlet, rapportées au Congrès, excitèrent un enthousiasme qui faisait bien augurer pour le nouveau gouvernement qui devait être installé le lendemain.

Résolution irrévocable prise par le Congrès relativement aux décrets du 18 et du 24 novembre 1830 sur l'indépendance nationale et l'exclusion des membres de la famille de Nassau

Il importait cependant de se précautionner contre toutes les éventualités. Aussi M. Devaux avait-il déposé une proposition (page 287) tendant à déclarer constitutionnels les décrets du 18 et du 24 novembre 1830 sur l'indépendance nationale et l'exclusion des membres de la famille de Nassau de tout pouvoir en Belgique. M. Beyts voulut renforcer ces précautions en faisant déclarer que le Congrès avait rendu les décrets du 18 et du 24 novembre 1830 comme corps constituant. « La différence, dit-il, est très grande. Si les décrets étaient déclarés constitutionnels, le corps législatif pourrait les rapporter en vertu des articles de la Constitution relatifs à la révision, au lieu qu'en déclarant que nous les avons rendus comme corps constituant, nous les rendons irrévocables ; ils ne feront pas partie de la Constitution, mais ils seront comme la base sur laquelle elle repose. Il n'y a donc pas lieu à déclarer ces décrets constitutionnels, mais à décréter qu'ils ont été rendus par le Congrès comme corps constituant. » Cette proposition décisive fut sanctionnée par quatre-vingt-douze voix contre trente-neuf.

Installation du régent dans la séance solennelle du 25 février

Le vendredi, 25 février 1831, le Congrès inaugura le régent. Cette séance fut solennelle.

A une heure, M. de Gerlache, vice-président, monte au bureau ; tous les députés se trouvaient à leurs bancs ; les tribunes étaient envahies. Un trône en velours cramoisi était placé sur une estrade au-dessous du bureau ; on y voyait brodée en lettres d'or la devise nationale : L'union fait la force ; derrière le fauteuil du président, le mur était tapissé d'un faisceau de lances et de drapeaux aux couleurs belges, surmontés de couronnes de lauriers. Bientôt le bruit du canon et des acclamations de la multitude, le son des cloches et le roulement des tambours annoncèrent l'arrivée du régent. Sa voiture, attelée de deux chevaux seulement, s'avançait lentement au milieu des flots pressés du peuple. M. Surlet, vêtu d'un simple habit noir, fut reçu sous le péristyle du Palais de la nation par les officiers généraux de la garde civique et de l'armée ; il traversa le grand vestibule (page 288) au milieu d'une haie de gardes civiques qui lui présentaient les armes ; enfin, au pied du grand escalier, il trouva une députation du Congrès.

A son entrée dans la salle, les membres de l'assemblée et les spectateurs se lèvent spontanément au milieu des applaudissements et des acclamations qui éclatent de toutes parts. Le régent monte les marches de l'estrade et se tient debout à côté du trône ; à droite, se range l'état-major de la garde civique ; à gauche, l'état-major de l'armée. Un des secrétaires de l'assemblée, M. le vicomte Ch. Vilain XIIII, au pied de l'estrade, donne lecture du décret du Congrès, qui appelle à la régence Érasme-Louis, baron Surlet de Chokier. «—Je me conforme, répond le régent, à la volonté du Congrès national. » M. Vilain XIIII donne ensuite lecture du décret du 24 février qui statue que c'est comme corps constituant que le Congrès a rendu ses décrets du 18 et du 24 novembre 1830 sur l'indépendance du pays et sur l'exclusion à perpétuité des membres de la famille d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique. Le régent répond : « — Je me conforme de nouveau à cette résolution de l'assemblée. » Le même secrétaire, déployant alors une large feuille de vélin sur laquelle était écrite la Constitution du peuple belge, en donne lecture au milieu d'un profond silence. Étendant la main droite vers l'assemblée assise et profondément recueillie, le régent dit d'une voix haute et assurée : « — Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. » Alors le président du Congrès proclame régent de la Belgique M. Érasme-Louis, baron Surlet de Chokier. De nouveaux applaudissements retentissent dans la salle et dans les tribunes ; le bruit du canon, les fanfares de la garde civique et les acclamations du dehors répondent aux transports de l'assemblée.

Refusant de s'asseoir dans le fauteuil royal, le régent veut prononcer debout, en avant du trône, le discours qui doit être (page 289) comme le programme de son administration. Il commence par réclamer le concours sympathique de l'assemblée, qui lui avait conféré la plus haute magistrature qu'un citoyen puisse ambitionner. Il poursuit en ces termes : « Dieu, qui protége évidemment, et d'une manière toute particulière, le peuple belge, l'a doué d'une sagesse, d'une prudence et d'une modération qui excitent l'admiration des nations voisines. Elles ont peine à croire que, depuis six mois qu il est en révolution, il ne se soit souillé d'aucun excès, et que le gouvernement, né des circonstances, sans force, sans appui, sans armée, sans finances, sans police, et en présence d'un ennemi menaçant, fort seulement de son dévouement patriotique à la cause sacrée de la liberté, et de la juste confiance qu'il a inspirée, et su mériter, dépose aujourd'hui le pouvoir avec la satisfaction de se dire : « Je n'ai jamais dû employer la force pour réprimer aucun désordre, tant est grande la sagesse de la nation qui a mis sa confiance en nous : c'est ainsi quelle a répondu à notre dévouement, à nos constants efforts pour assurer son bonheur et son indépendance ; c'est aussi pour nous la plus belle, la plus douce des récompenses qu'elle puisse nous décerner. » Dieu veuille, messieurs, que nos efforts soient couronnés d'un aussi glorieux succès ! »

Le régent déclare ensuite qu'il s'occupera sans relâche, avec les ministres, des diverses branches de l'administration publique ; qu'un de ses premiers soins sera de constater l'état actuel du royaume, pour être à même d'apprécier ses ressources, ses besoins, et pour pouvoir, à l'expiration de son mandat, rendre compte de son administration ; il ajoute que l'objet principal de ses soins sera de faire sortir le pays le plus tôt possible du l'état provisoire pour passer à un ordre de choses définitif. « Par le serment que je viens de prêter, dit-il en finissant, je promets de maintenir l'indépendance nationale. Je réitère et répète cette clause de mon serment. Jamais, non jamais, je ne concourrai (page 290), ni directement, ni indirectement, ni par faiblesse, à aliéner la nationalité de notre patrie. Si les événements, plus forts que notre puissance, en disposaient autrement, j'abdiquerais le pouvoir, et, comme simple citoyen, je me soumettrais à la loi impérieuse de la nécessité, mais comme fonctionnaire public, jamais ! » En entendant cette énergique déclaration, l'assemblée tout entière se lève comme par un mouvement électrique, et la voix du vénérable régent expire dans des acclamations sans fin. L'émotion est peinte sur tous les visages ; les députés ne cachent pas les larmes d'attendrissement qui coulent de leurs yeux.

Lorsque le calme se fut rétabli, le président du Congrès, prenant la parole, rendit un hommage mérité aux vertus de ce vieillard élevé à la première magistrature par les suffrages de ses égaux. « La nation, dit-il, voulait une monarchie constitutionnelle. Après avoir tenté un premier effort pour réaliser son vœu, que pouvait-elle faire de mieux que de concentrer dans une seule main les pouvoirs jusqu'ici trop divisés ? Vous êtes accueilli par elle comme ouvrant un avenir nouveau, un avenir de stabilité. » M. de Gerlache constate ensuite les services déjà rendus par le Congrès « Il ne m'appartient pas, dit-il, d'en exalter les travaux, et le temps n'est pas venu de les apprécier ; mais quand nous n'aurions eu que le mérite de réunir en peu de mots dans notre Constitution toutes les libertés qu'on ne trouve guère ailleurs que dans les livres, il me semble qu'elle mériterait encore d’être mentionnée dans l’histoire. Je ne pense pas que jamais assemblée nationale ait présenté pareille union, pareil accord de vues, pareille condescendance de la majorité aux désirs de la minorité, pour conserver la paix. » M. de Gerlache signale, enfin, les orages qui menacent la Belgique, le revirement qui s'est opéré parmi les puissances, la médiation changée en arbitrage tyrannique, les lois d asservissement et de (page 291) ruine qu'elles prétendent imposer au pays. Que si l'on essayait de consommer cette œuvre d'iniquité, il conjure le régent de dire aux cinq puissances qu'en vain elles voudraient repousser, par une contrainte indirecte, la Belgique sous le joug de celui qui, pendant quinze années, fut inexorable à ses prières, ou bien, la jeter par désespoir dans les bras de la seule nation qui lui ait montré quelque sympathie. « Vous leur diriez, ajoute-t-il, que la Belgique veut être libre ; qu'elle veut vivre indépendante sous une monarchie constitutionnelle ; que si la politique froide et impitoyable des cabinets s'y opposait, nous en appellerions à la raison des peuples et à la justice du ciel ; que les droits d'une nation de quatre millions d'hommes ne sont pas moins sacrés que ceux de trente-deux millions ; que la cause d'une nation unie et persévérante est toujours forte et ne peut périr ; que la cause générale des peuples libres est désormais liée à la nôtre, et qu'elle doit triompher ou périr en Belgique !... » Après ce discours non moins remarquable par l'élévation des idées que par l'énergie avec laquelle il exprimait les sentiments et les vœux du Congrès, le régent sortit de la salle, salué par les mêmes acclamations qui l'avaient accueilli. On entendait gronder le canon, et toutes les cloches de la ville sonnaient à grandes volées.

En ce moment même, le régent se rendit encore plus populaire par un trait admirable de modestie. A sa sortie du Palais de la nation, les blessés de septembre et d'autres citoyens voulurent dételer les chevaux de sa voiture afin de la traîner eux-mêmes. Pour se soustraire à cette ovation, le régent accepte le parapluie d'un citoyen qui se trouvait auprès de lui et se dirige à pied vers le Parc. La garde civique ouvre respectueusement ses rangs et le premier magistrat du pays, se dérobant aux acclamations dont il est l'objet, regagne sans appareil l'hôtel de la Banque, choisi pour sa résidence. Cependant la foule se précipite sur ses pas, tandis que son cortége déconcerté se disperse.

(page 292) L'installation du régent mettait fin à la périlleuse mission du gouvernement provisoire. Il venait de faire parvenir au bureau du Congrès l'acte par lequel il déposait le pouvoir exécutif qui lui avait été conféré. En même temps, il faisait publier la proclamation suivante, que l'histoire doit recueillir comme un hommage éclatant rendu à la loyauté, au patriotisme et à la sagesse du peuple belge :

« PROCLAMATION.

« LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE LA BELGIQUE.

« En quittant le pouvoir où nous avait appelés l'énergie révolutionnaire, et dans lequel le Congrès national nous a maintenus, nous nous faisons un devoir de proclamer, à la face de l'Europe, que la conduite pleine de loyauté, de bon sens et de dévouement de la nation belge, ne s'est pas démentie un seul jour pendant toute la durée de noire pouvoir. Le gouvernement provisoire emporte la satisfaction bien chère de s'être vu, dans les moments les plus difficiles, toujours obéi, toujours secondé.

« Si, en retour de ses efforts, il pouvait avoir quelque chose a demander à ses concitoyens, ce serait de les voir continuer à suivre, sous le vénérable régent que le Congrès vient de leur donner, cette admirable ligne de conduite qui leur a mérité la réputation du peuple le plus raisonnable de l'Europe, après s'être montré l'égal des plus braves.

« Vive la Belgique ! Vive le régent ! Vive la liberté !

« ALEX. GENDEBIEN, Ch. ROGIER, SYLVAIN VAN DE WEYER, Cte FÉLIX DE MÉRODE, F. DE COPPIN, JOLLY, VANDENLINDEN. »

La nation ne devait pas se montrer ingrate envers les courageux citoyens qui s'étaient si honorablement dévoués pour elle (page 293) A peine le régent eût-il quitté le palais législatif que le Congrès, adoptant une proposition déposée par M. Desmanet de Biesme, décrète par acclamation que le gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie. Cependant M. Beyts fait remarquer que le Congrès ne doit pas se contenter de voter des remercîments aux citoyens qui s'étaient placés au premier rang par leur dévouement à la chose publique et par leur courage au jour du danger. « Parmi les membres du gouvernement provisoire, dit-il, il en est qui, sortis sans fortune du rang de simples citoyens, vont y rentrer plus pauvres qu ils n'étaient auparavant : s'ils sont assez désintéressés pour se contenter d'avoir fait leur devoir, il est impossible que la nation se contente de leur voter des remercîments. Je demande donc qu'il soit nommé une commission qui soumettra au Congrès les moyens à prendre pour leur décerner une récompense nationale, et je pense que j'aurai facilement l'appui de cinq membres pour ma proposition. » — Oui ! oui ! s'écrie l'assemblée tout entière en se levant. — La commission fut nommée séance tenante, et le lendemain le Congrès adopta un nouveau décret qui allouait une indemnité de cent cinquante mille florins aux membres du gouvernement provisoire.

Lorsque, après vingt ans, la Belgique libre se reporte aux premiers jours de sa régénération, elle peut admirer avec bonheur l’héroïque constance des citoyens qui s'étaient chargés des destinées de la patrie. Ils ne furent pas seulement braves en face de l'ennemi, ils eurent foi dans la vaillance et dans la sagesse du peuple ; ils eurent encore le mérite plus rare de ne point abuser de la dictature. Au lieu d'imposer leur volonté à la nation, ils s'empressèrent de la consulter et de se soumettre aux voeux qu'elle manifesta légalement. Le Congrès fut ainsi l'expression libre et complète de la souveraineté populaire, l'organe sincère des besoins du pays, un pouvoir suprême devant lequel la nation (page 294) entière s'inclina. Mais le Congrès n'eût pas existé, mais la Belgique elle-même serait peut-être encore asservie, sans le dévouement, l'énergie et le patriotisme du gouvernement provisoire. N'oublions pas les éminents services qu'il rendit au peuple belge ; n'oublions jamais qu'il proclama l'indépendance du pays et qu'il jeta les bases de notre constitution politique. Grâce à ses efforts, les Belges ont le droit de répéter aujourd’hui les paroles que Périclès adressait aux Athéniens : « Notre constitution politique n'est pas jalouse des lois de nos voisins, et nous servons plutôt à quelques-uns de modèle que nous n'imitons les autres... Dans les différends qui s'élèvent entre particuliers, tous, suivant les lois, jouissent de légalité. La considération s'accorde à celui qui se distingue par quelque mérite, et si l'on obtient de la république des honneurs, c'est par des vertus, et non parce qu'on est d'une certaine classe. Peut-on rendre quelque service à l'État, on ne se voit pas repoussé parce qu'on est obscur et pauvre. Tous, nous disons librement notre avis sur les intérêts publics... »