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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome II)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre III. La Régence

Chapitre X

Retour de lord Ponsonby à Bruxelles

(page 196) Cependant lord Ponsonby, attendu avec tant d.'impatience, était arrivé à Bruxelles le 26 mai au soir. Il avait eu immédiatement avec le ministre des affaires étrangères un entretien qui s’était prolongé fort avant dans la nuit, et il lui avait promis pour le 27 une communication officielle (page 197)

Malgré les injonctions formelles de la conférence, lord Ponsonby résolut de ne pas notifier au gouvernement belge le protocole du 2l mai, parce que ce document ne lui paraissait pas propre à ramener les esprits. Il le remplaça par une lettre particulière, dans laquelle il faisait connaître positivement les intentions favorables de la conférence relativement au Luxembourg, mais aussi les dangers qui menaceraient la Belgique si elle persistait dans sa résistance et son isolement. Quand M. Lebeau reçut ce document, écrit avec une âpre franchise et un ton parfois menaçant, il en fut atterré. Il dit à lord Ponsonby que cette communication lui paraissait de nature à compromettre gravement le sort de l'élection du prince de Saxe-Cobourg, et qu'elle semblait avoir ce but Le commissaire de la conférence répondit qu'il ne dépendait pas de lui de la supprimer.

(Note de bas de page) Le prince de Talleyrand écrivait, le 29 mai, au général Belliard : « Nous avons eu ce matin une conférence : j'y ai donné lecture de vos plus récentes informations... La conférence a jugé qu'elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour satisfaire les espérances des Belges, et qu'elle n'avait rien à ajouter aux propositions que lord Ponsonby a portées à Bruxelles ; cette détermination m'a paru être prise d'une manière extrêmement fixe... Quant aux demandes que les Belges voudraient faire prendre en considération, relativement à Maestricht, le Limbourg et la Flandre hollandaise, il a paru impossible de s'y arrêter, parce qu'elles portent sur des territoires que les Belges n'ont jamais possédés, qu'ils ne possèdent même pas encore, et sur lesquels ils n'ont aucun titre à faire valoir... Les puissances ne peuvent pas croire que les résultats heureux obtenus par les Belges, qui leur promettent un si bel avenir et qui les appellent sans une obligation onéreuse à faire partie de la société européenne, ne soient pas appréciés par les hommes pages et influents de la Belgique, par ceux qui doivent avoir une grande part dans le règlement des hauts intérêts du pays. Si cependant les passions l'emportaient, si les Belges refusaient d'accéder aux bases du protocole du 20 janvier, je dois vous annoncer que les puissances sont parfaitement décidées, dans ce cas, à prendre toutes les mesures qu'exigé la protection des États voisins de la Belgique, et toutes celles que leur commandent aussi leurs engagements et leur dignité... » (Fin de la note).

M. Lebeau donne, le 28 mai, lecture au Congrès de la lettre qui lui a été adressée par le commissaire de la conférence. Cette lettre, mal comprise, soulève la plus vive indignation

(page 198) Dans la séance du 28, M Lebeau donna lecture au Congrès de cette lettre célèbre. Elle était conçue dans les termes suivants : « Bruxelles, 27 mai 1831.

« Monsieur,

« Je suis arrivé ici hier soir, et je ne veux pas, même pour mieux faire, différer de vous communiquer quelques idées sur la situation de vos affaires, en tant que la conférence de Londres y est intéressée. Je me confie donc à votre indulgence qui, je l'espère, excusera les imperfections d’une lettre écrite avec la plus grande hâte.

« La conférence trouve les limites de la Hollande fixées par des traités ; et les traités constituent, en fait de limites, la loi des nations. La conférence ne peut violer cette loi ; elle ne peut consentir, en conséquence, à ce que la Belgique se donne le droit de fixer les frontières d'un autre Etat ; mais la conférence ne laisse pas que d'être disposée, autant qu'elle aura le pouvoir de le faire sans violer les principes fondamentaux de la politique européenne, à remédier aux choses qui peuvent être contraires aux intérêts de la Belgique et en même temps n'être pas préjudiciable aux intérêts des nations voisines. Agissant dans ces vues, la conférence désire que la Belgique se place dans le cercle ordinaire des États européens, reconnaissant l'obligation commune des traités, prenant part aux charges et aux bénéfices de la politique reçue entre les nations, et se constituant de manière qu'elle soit en droit de demander que tous les autres Etats la reconnaissent et la traitent en associée. Si la Belgique consent à se placer dans cette situation, la conférence l’aidera, par une puissante médiation, à obtenir le duché de (page 199) Luxembourg par un traité et moyennant une indemnité équitable ; et, par des moyens assurés, la conférence préviendra toute attaque militaire de la part de la confédération germanique pendant la négociation.

« Il faut observer que, par cette manière de procéder, la Belgique obtiendra paisiblement et pour toujours ce territoire, tandis qu'il est au moins incertain qu'elle puisse l’avoir par la guerre ; et on épargnera aux habitants du Duché les calamités qui retombent sur ceux dont le pays devient le théâtre des hostilités.

« La conférence est animée d'un sentiment de bonne volonté pour la Belgique ; son véritable but est la paix présente et la paix future, fondées sur la sécurité et l'indépendance de ce pays, et un arrangement définitif de tous ses intérêts.

« La conférence verrait donc avec plaisir que le congrès élût un souverain quelconque, lequel ne blessât pas personnellement les droits des autres gouvernements ; et elle reconnaîtra, avec une satisfaction particulière, le prince sur qui les Belges semblent avoir surtout jeté les yeux, pourvu que, le congrès lui permette de se placer lui-même dans le cercle commun des gouvernements.

« D'après quel principe de raison la Belgique pourrait-elle vouloir se placer dans une situation différente de celle où vivent toutes les autres nations ? Pourquoi demanderait-elle exclusivement le privilège de dicter la loi à tous les autres peuples, sur des questions de territoire disputé, et de se soustraire à l'obligation d'observer la règle universelle, les négociations et les traités, en prétendant tout à coup recourir à la violence et à la guerre pour assurer ce qu'elle regarde comme ses droits ? La Belgique est-elle assez puissante pour forcer les cinq grandes nations militaires de l'Europe à souscrire à ses vœux ? Quelques personnes pensent-elles que les peuples de l'Europe puissent être (page 200) excités à la résistance contre leurs gouvernements respectifs, afin de mettre la Belgique en état de détruire l'autorité des traités, seul principe qui préserve les nations d'une guerre perpétuelle ? Il ne peut y avoir d'erreur plus grave et plus dangereuse qu'une pareille opinion.

« Les grandes puissances connaissent assez leurs véritables intérêts actuels, pour ne pas disputer entre elles sur la question belge, c'est-¬à-dire sur la question de savoir si les traités doivent être sacrés.

« Au contraire, elles agiront avec unanimité, et elles auront pour elles le concours et l’approbation des peuples.

« On excite la Belgique à recourir aux armes, et pourquoi ? Pour conserver le Luxembourg. Mais elle peut le posséder en paix et avec sécurité, pour la millième partie du prix que coûterait une tentative de garder ce pays par la force des armes : n'y a-t-il pas de l'imprudence à hésiter sur le choix ?

« La Belgique veut conquérir Maestricht, la rive gauche de l'Escaut, et arracher à la Hollande quelques autres parties de ses anciennes possessions. Maintenant que la politique européenne est devenue évidente, même pour les esprits les moins éclairés, peut-on douter encore que la Belgique ne soit hors d'état d'obtenir une seule de ces choses par les armes, à moins qu'elle ne réussisse à vaincre les armées de la France, de la Prusse, de l'Autriche et de l'Angleterre ? Pas un pouce de terrain hollandais ne sera laissé à la Belgique, à moins qu'elle n'ait vaincu l'Europe, sans parler de ce qu'elle pourrait perdre de son propre territoire, si elle venait à être vaincue elle-même dans un pareil conflit.

« Il appartient aux hommes d'Etat qui gouvernent les destinées des nations de calculer les chances de succès ou de défaite ; c'est à eux de faire voir à leurs compatriotes s'il vaut mieux chercher à réussir dans leurs vues par de tels moyens, et en de (page 201) telles circonstances, ou essayer les voies simples, inoffensives et plus efficaces que présentent les négociations, sous un prince qui soit l'ami de tous les gouvernements de l'Europe, et dont tous aient intérêt à consolider la puissance et la sécurité.

« L'hésitation qu'a montrée S. A. R. le prince Léopold dans les réponses qu'il a faites à messieurs les députés qui sondaient son opinion relativement à la souveraineté de la Belgique, montre assez la nature désintéressée des principes de S. A. R., et prouve qu'il ne voudrait point accepter une couronne qui lui serait offerte, s'il ne pouvait la porter avec honneur pour la Belgique et pour lui-même. Cependant, le prince est convaincu aujourd'hui, à son entière satisfaction, qu'il est suffisamment fondé à attendre avec confiance l'exécution équitable et prompte des mesures par lesquelles la conférence aidera à l'arrangement satisfaisant des affaires du Luxembourg ; et le prince est disposé à prendre sur lui, comme souverain, le complément de cette affaire.

« Peut-il y avoir une meilleure preuve du changement qui s'est récemment opéré dans l'opinion et dans les résolutions de la conférence ? Il y a une semaine, la conférence considérait la conservation de ce duché à la maison de Nassau, sinon comme nécessaire, au moins comme extrêmement désirable ; et à présent, elle est disposée à une médiation, avec l'intention avouée de faire obtenir ce duché pour le souverain de. la Belgique.

« L'honneur de la Belgique consiste à obtenir le Luxembourg ; et non à combattre pour l'avoir et à causer la ruine des Belges par cette lutte.

« La conférence ne prétend pas intervenir en ce qui concerne les droits, l'indépendance de la Belgique ou son organisation intérieure ; mais la conférence veut maintenir les droits des autres Etats contre toute agression, sous quelque prétexte que (page 202) ce soit. Il n'y aura point de nouveau code de conquête, établi par quelque puissance à part.

« La conférence restera la protectrice des lois et de la liberté contre tous ceux qui voudraient se faire conquérants et contre ceux qui méconnaîtraient toute autre loi que leur volonté et bon plaisir. Les Belges ne sauraient regarder comme d'une sage politique de soutenir le droit de la force et de le reconnaître comme suprême et absolu, sans s'exposer en temps et lieu à voir cette doctrine tourner contre eux-mêmes.

« Qu'est-ce que l'on demande à la Belgique, pour qu'elle. se trouve dans une situation tranquille et sûre ? Tout ce que l'on exige d'elle est de condescendre à se montrer soumise aux mêmes devoirs politiques auxquels se soumettent les grandes monarchies. Ce que la France, l'Autriche, l'Angleterre, etc., etc., trouvent juste et honorable pour elles-mêmes peut-il blesser l'honneur belge ?

« J'ai confiance dans la raison du gouvernement belge et du pays : je me flatte qu'ils considéreront avec calme et qu'ils décideront avec sagesse la grande question qui se présente pour eux, et qu'ils refuseront de se jeter imprudemment dans des difficultés, qui seraient créées sans besoin et qui pourraient amener jusqu'à l'extinction du nom belge.

« Quant à la dette, je puis vous réitérer l'assurance que la conférence n'a jamais entendu faire que des .propositions.

« Croyez que je suis, Monsieur, Votre très-humble,

« Ponsonby. »

Le ministre descendit de la tribune sans ajouter un mot. A peine avait-il pu achever sa lecture, interrompue fréquemment par les murmures de l'assemblée indignée. « Vous aurez à opter, (page 203) s'écria M. Jottrand, entre le protocole du 20 janvier et le droit sacré d'insurrection, qui a constitué tous les États de l'Europe. Vous aurez à choisir entre une soumission aveugle aux volontés de la Sainte-Alliance et le droit d'insurrection en vertu duquel se sont constituées l'Amérique septentrionale, la Hollande, la Pologne et la France elle-même. Pour moi, mon choix ne sera pas douteux... « On proclamait que la lettre du commissaire de la conférence était attentatoire à la majesté du Congrès, et on considérait comme une menace insultante pour la nation la phrase où il était question de l'extinction du nom belge.

(Note de bas de page L'Association nationale s'empressa de publier la protestation suivante : « CONCITOYENS !

« Les représentants de la Sainte-Alliance nous ont fait connaître leur pensée par l'organe de notre ministre des affaires étrangères, dans la dernière séance du Congrès. Voilà le résultat des négociations que l'on nous présentait comme devant procurer à la Belgique un souverain qui lui apporterait en dot la solution de toutes les difficultés relatives au territoire, et qui maintiendrait notre Constitution !

« Aujourd'hui, c'est encore aux protocoles qu'on veut nous forcer d'adhérer, malgré l'énergique protestation de nos représentants. Les protocoles ! C'est une garnison prussienne dans Maestricht ; c'est l'abandon de Venloo et d'une grande partie du Limbourg ; c'est aussi l'abandon ou le rachat honteux du Luxembourg ; c'est la liberté de l'Escaut livrée aux caprices du roi Guillaume, par sa domination sur la rive gauche de ce fleuve ; c'est enfin le payement de la dette hollandaise. Belges ! rassurez-vous, jamais le Congrès national ne sanctionnera une pareille infamie.

« Il ne se laissera point intimider par des menaces qui nous font entrevoir l’anéantissement du nom belge comme la punition probable de nos efforts généreux pour remplir envers nos frères les obligations que nous impose l'humanité. Fermement décidée à ne point transiger avec ce devoir, s'appuyant sur l'engagement qui lie tous ses membres, sur la Constitution que tout citoyen doit défendre, et sur le serment du chef de l'État lui-même, l'Association belge proteste contre les principes énoncés dans la communication de lord Ponsonby et contre le dernier protocole.

« Bruxelles, 29 mai 1831.

« Le bureau et les membres du comité directeur. » (Fin de la note).

Peu de membres se doutaient que, loin d'avoir voulu lancer une menace, lord Ponsonby s'était proposé de donner un conseil prudent, un (page 204) avis sage à la Belgique, en faisant une allusion directe au projet de partage caressé par quelques puissances.

Proposition de M. Nothomb, concernant de nouvelles négociations à ouvrir avec la conférence

Une proposition habile, déposée par M. Nothomb conjointement avec MM. H. de Brouckere et Ch. Vilain XIIII, vient enfin distraire les esprits excités. Elle avait pour but de déclarer non avenue l'élection du chef de l'État si son acceptation était subordonnée à la cession du Luxembourg et d'une partie du Limbourg ; d'autoriser le gouvernement à proposer à la conférence de Londres et au roi Guillaume de terminer, au moyen de sacrifices pécuniaires à charge de la Belgique, toutes les contestations territoriales et à faire des offres formelles dans ce sens ; de l'autoriser également à proposer que, sans préjudice à la souveraineté, il fût mis temporairement dans la forteresse de Maestricht une garnison mixte, ou une garnison étrangère quelconque, autre que hollandaise ; de faire ratifier par le Congrès l'arrangement qui pourrait intervenir sur ces propositions et d'exiger que, dans tous les cas, il fût fait, au plus tard le 20 juin, un rapport à l'assemblée sur l'état des négociations.

M. Nothomb déclara que les auteurs de cette proposition avaient eu pour but de détruire une idée qui semblait préoccuper et alarmer tous les esprits, à savoir, que l'élection du prince de Saxe-Cobourg conduirait le Congrès à donner son adhésion au protocole du 20 janvier ; que, partisans eux-mêmes de l'élection du prince, ils avaient voulu détruire cette idée, car ils croyaient que l'élection était un moyen de parvenir sans effusion de sang a la solution des questions de territoire. M. Nothomb ne puisait pas les droits de la Belgique sur le Limbourg et le Luxembourg (page 205) dans les traités, mais dans les effets de l'insurrection. Pour lui, la Belgique n'était pas le produit des traités, elle était le produit du mouvement général de 1830. Toutes les provinces qui s’étaient soulevées contre le joug de la Hollande, et qui avaient déclaré vouloir faire partie de la Belgique, appartenaient à la Belgique. La révolution avait brisé tous les liens antérieurs. Mais l'orateur était d'avis que les Belges, au lieu de reprendre par la force la partie du territoire encore occupée par les Hollandais, pouvaient entrer en composition avec la maison d'Orange. Quant à la rive gauche de l'Escaut, il pensait que les Belges n'avaient pour eux ni le fait ni le droit. La rive gauche de l'Escaut, ancienne possession hollandaise, était restée immobile : elle n'avait pas envoyé de députés au Congrès ; les Belges n'avaient pas contracté d'engagement avec elle ; elle n'était pas venue à eux. On pouvait cependant laisser cette question en suspens et attendre de plus favorables occasions pour négocier. M. Henri de Brouckere ajouta qu'il ne consentirait jamais à une cession quelconque de territoire, mais qu'il consentirait à tous les autres sacrifices. Il déclara qu'il voterait pour le prince de Saxe-Cobourg ; qu'il avait une telle confiance dans ce prince qu'il s'en rapporterait volontiers à lui du soin de terminer les négociations. Il n'avait donc pas voulu être hostile à sa candidature en s'associant à la proposition de M. Nothomb, mais il avait désiré que le prince fût informé des vœux de la nation.

M. Beyts combattit énergiquement le principe émis par M. Nothomb, à savoir que l'insurrection constitue pour les peuples le droit de fixer les limites du territoire. « C'est donner raison, dit-il, à la conférence de Londres. Si vous sortez de votre territoire en faisant votre insurrection, vous en sortez par la force, et par la force les puissances voisines vous feront rentrer chez vous et interviendront s'il le faut. » Suivant M. Beyts, les droits des Belges sur le Limbourg et la rive gauche de l'Escaut (page 206) dérivaient notamment du traité du 27 floréal an III, qui n'avait jamais été révoqué.

La section centrale à l'unanimité adopta la proposition de M. Nothomb, sauf un changement de rédaction ; et elle fut d'avis qu'il fallait lui accorder la priorité.

Démission du ministre de la guerre et du ministre des finances

Tandis que l'assemblée nationale se trouvait à la veille de prononcer sur le sort de la Belgique, le cabinet subissait des modifications. Le 26 mai, le général de Failly, commandant de la ville d'Anvers, avait remplacé le colonel d'Hane à la tête du département de la guerre ; et, le 30, M. Ch. de Brouckere annonça lui-même au Congrès que le régent avait accepté la démission qu'il avait donnée des fonctions de ministre des finances. Fidèle à son programme, le cabinet s'efforçait de faire marcher de front les préparatifs de guerre et les négociations ; aussi M. d'Hane, soutenu par les vives et continuelles instances de ses collègues, s'était-il dévoué avec un zèle digne d'éloge à l'organisation de l'armée. Lorsque, découragé par des attaques incessantes, il se fut déterminé à faire le sacrifice de sa haute position, il n'avait pas été facile de le remplacer

(Note de bas de page M. le colonel d'Hane ayant donné sa démission dès le 16 mai, la signature du département de la guerre avait été confiée par intérim à M. Ch. de Brouckere. M. d'Hane fit connaître toutes les opérations du département de la guerre, sous son administration, dans une note officielle qu'il adressa au Congrès. (Fin de la note).

Le régent avait jeté les yeux sur le général de Failly : mais cet officier, se défiant beaucoup de lui-même, déclara que la tâche de ministre de la guerre, dans des circonstances aussi critiques, était au-dessus de ses forces ; son acceptation, qu'il fallut lui arracher, fut un acte de dévouement et d'obéissance, non un calcul d'ambition. La retraite de M. Ch. de Brouckere était motivée par le nouveau plan de négociations qui devait résulter des dernières communications de la conférence ; député du Limbourg, M. de Brouckere crut devoir abandonner le cabinet du moment où l'intégrité de cette province (page 207) se trouvait menacée. Il laissait un grand vide comme administrateur ; il avait puissamment aidé, par son énergie infatigable, à préserver de tout désastre la situation financière du pays. Il fut remplacé provisoirement par M. Duvivier, fonctionnaire supérieur du département des finances.

Discussion sur les moyens de constituer définitivement l'État. Popularité du système de guerre immédiate

Le 30 mai était le jour fixé pour la discussion des moyens de constituer définitivement l'Etat. Presque tous les députés se trouvaient à leur poste. Jamais, depuis l'ouverture du Congrès, même aux jours troublés par la rivalité des dues de Leuchtenberg et de Nemours, l'attention publique ne s'était montrée plus vivement excitée ; jamais l'affluence des spectateurs n'avait été plus considérable dans les tribunes et aux abords du palais da la Nation.

Trois systèmes étaient proposés pour terminer la grande question qui préoccupait à la fois le Congrès, la nation belge et la diplomatie européenne.

Le ministère et ses partisans voulaient élire sur-le-champ le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; ils étaient convaincus que cette élection immédiate, complétée par les négociations ultérieures indiquées dans la proposition de M. Nothomb, était le moyen de consolider l'indépendance belge le plus rapidement et avec le moins de sacrifices pour le pays.

M. Blargnies et ses adhérents ne voulaient élire le roi des Belges qu'après l'évacuation préalable des parties du territoire encore occupées par les ennemis et la mise en possession régulière des parties contestées par le roi Guillaume. Pour amener ce fait préparatoire, autant que possible sans conflit militaire, ils proposaient de déclarer nettement et immédiatement à la conférence, admise en cela comme amiable compositeur seulement, ce que la Belgique voulait faire à l'égard du roi Guillaume et de la Hollande, afin d'obtenir toute sécurité dans la possession du Luxembourg, afin de recouvrer Maestricht et la citadelle d'Anvers, et de s'assurer la cession de la rive gauche de l'Escaut. Un terme très court (page 208) devait être indiqué, pendant lequel le roi Guillaume et la Hollande, avertis de l'offre des Belges par la conférence, déclareraient accepter ou refuser. En cas d'acceptation, les Belges se constitueraient dans leurs limites, et le prince de Saxe-Cobourg serait élu immédiatement après. En cas de refus, la guerre déciderait, entre la Belgique et la Hollande, et la guerre ne serait terminée également que par l'acquisition des limites du pays ; après quoi encore, le prince de Saxe-Cobourg serait immédiatement élu.

MM. de Robaulx, Alex. Gendebien, de Haerne et leurs partisans, voulaient ajourner toute élection, repousser toutes négociations nouvelles et prendre immédiatement les armes. La guerre seule devait trancher sur-le-champ la question des limites. La guerre terminée, les uns se proposaient de décerner la couronne à un chef indigène ; les autres ne s'expliquaient pas sur la solution à donner à la question du choix d'un chef pour l'Etat.

Le système de guerre immédiate était le plus populaire. Il était soutenu par tous les journaux de la Belgique, le Courrier de la Meuse et le Politique exceptés ; le Courrier des Pays-Bas lui- même, après avoir appuyé pendant deux mois l'administration de M. Lebeau, venait d'entrer dans le système belliqueux, mais en combattant toujours avec vigueur toute idée de réunion à la France. La lettre de lord Ponsonby, la divulgation par les journaux anglais et hollandais des protocoles du 11 et du 21 mai, les excitations de la propagande française, les intrigues des partisans d'une restauration, enfin, l'influence puissante exercée par l'Association nationale qui invoquait sans cesse l'honneur du pays.

(Note de bas de page) Voici la protestation publiée par le comité directeur de l'Association belge contre les protocoles du 10 et du 21 mai :

« BELGES,

« Deux nouveaux protocoles achèvent de nous dévoiler les dernière volontés de la Sainte-Alliance « Le comité directeur se fait un devoir de protester de nouveau contre les principes qui sont la base de ces protocoles et contre les conséquences qui en dérivent.

« Il saisit cette occasion pour repousser de toutes ses forces les calomnies que quelques hommes perfides répondent sur les vues de l'Association, et qui tendent à lui supposer des projets contraires à l'ordre de choses localement établi.

« Le comité répète donc que l’Association belge n'a d'autre but que l'indépendance nationale, l'intégralité du territoire et l'exclusion des Nassau ; il déclare en outre qu'il emploiera toute son influence pour maintenir la Constitution, les pouvoirs qu'elle établit et la forme de gouvernement qu'elle consacre.

« Bruxelles 1er juin 1831. » (Fin de la note)

(page 209) Telles étaient les causes de l'irritation et du soulèvement de l'opinion contre la diplomatie et contre les moyens pacifiques adoptés par le ministère. La raison publique était troublée ; le bon sens d'une partie du pays s'égarait ; on avait trop flatté l'amour-propre national ; on avait trop cherche à persuader aux Belges qu'ils pourraient non seulement vaincre la Hollande, mais intimider et contenir l'Europe. Les débats du Congrès se ressentirent de ces dispositions du peuple : ils furent passionnés, orageux ; les ministres, qui accomplissaient courageusement le devoir le plus pénible, étaient attaqués avec une violence jusqu'alors inconnue ; les tribunes publiques se mêlaient souvent aux débats pour applaudir les partisans de la guerre et injurier tous les orateurs qui ne partageaient pas des illusions décevantes.

Le Congrès donne la priorité à la discussion sur l'élection immédiate du chef de l'État, et adopte le nouveau plan de négociations proposé par M. Nothomb

Cependant la majorité du Congrès eut la gloire de sauver le pays en ne cédant pas imprudemment à la pression du dehors. A la fin de la séance du 31 mai, cent quatre-vingt-cinq membres contre quarante-huit décidèrent que la priorité serait donnée à la discussion sur l’élection immédiate ; et, le 2 juin, cent cinquante membres contre quarante adoptèrent le nouveau plan de négociations proposé par M. Nothomb conjointement avec (page 210) MM. Ch. Vilain XIIII et H. de Brouckere. Mais cette victoire avait été vivement disputée à la majorité.

Les partisans de la guerre immédiate n'épargnèrent aucun effort pour faire prévaloir leur système. Suivant les uns, la diplomatie préparait une nouvelle mystification : le prince de Saxe-Cobourg, disaient ceux-ci, n'accepterait jamais la couronne, ou, s'il l'acceptait, il ne serait qu'un roi de transition, forcément condamné a préparer la restauration de la dynastie hollandaise. Suivant les autres, l’élection préalable du prince de Saxe-Cobourg ne pourrait se faire qu'aux dépens de l'honneur national, car, disaient ceux-là, les lettres du général Belliard et de lord Ponsonby ne modifiaient en rien les décisions antérieures de la conférence. M. Jottrand était convaincu que le prince de Saxe-Cobourg pourrait être pour la Belgique un choix heureux ; toutefois, il proposait d'ajourner son élection afin qu'elle pût être faite un jour avec fruit ; d'après lui, le moyen d'avoir pour roi le prince de Saxe-Cobourg n'était pas de l'élire immédiatement, mais de faire la guerre qui seule pouvait terminer la question territoriale. Après s'être élevé avec énergie contre la lettre menaçante de lord Ponsonby, M. Alex. Gendebien conjura le Congrès de ne pas se soumettre à des conditions humiliantes. « La guerre donc ! » s'écria-t-il ; « la guerre, puisqu'il la faut ! Et qu'à la première menace, toute la nation se lève contre les ennemis. » La Belgique, suivant M. Gendebien, ferait un appel à la sympathie des peuples, au risque de succomber, mais du moins honneur serait sauf. Il accusa le ministère de vouloir entraîner le pays dans un cercle vicieux, d'où il ne pourrait sortir que par une mystification et par l'acceptation des protocoles.

La proposition de M. Blargnies fut également défendue avec beaucoup d'énergie. L'élection immédiate allait compromettre, suivant les partisans de ce système, l'honneur de la révolution ; les Belges n'auraient fait aucun effort pour la conservation de (page 211) leur territoire, de leurs finances et de leur commerce. En cédant volontairement, le Congrès découragerait l'armée et les volontaires, perdrait toute force morale, toute consistance à l'intérieur et au dehors. La force du Congrès était dans la crainte d'une réunion à la France ; il fallait savoir en tirer parti, et dire que la Belgique, telle qu'on l'avait faite par les protocoles, devrait infailliblement demander le rétablissement de l'ancienne dynastie ou son incorporation à la France. La force des Belges était aussi dans la crainte qu'ils ne devinssent cause de guerre ; il fallait se maintenir dans cette position menaçante et en profiter pour obtenir des concessions. Élire immédiatement, c'était, enfin, reconnaître les protocoles, c'était au moins exposer le territoire à un démembrement certain ; c'était se mettre en contradiction avec les actes les plus honorables du Congrès, avec les grandes vérités qu'il avait proclamées.

Le ministère, soutenu par la majorité, repoussait également et le système belliqueux, qui eut fait périr la révolution, et le système de M. Blargnies, qui aurait pu tout au moins compromettre la solution heureuse qui lui était dès lors promise.

Après huit mois d'un provisoire que chacun proclamait dangereux, intolérable, était-il prudent, demandait le ministère, de s'engager dans de nouvelles négociations dont personne ne pouvait assigner le terme, et cela sous la menace toujours imminente d'un partage ? Le Congrès était sans appui, sans patron auprès des cinq cours, et il aurait eu la folle prétention de les faire revenir sur leurs décisions relatives au territoire belge ! On faisait sonner bien haut la menace perpétuelle d'une réunion à la France ; mais d'abord la France ne voulait pas de cette réunion ; on le savait à Londres ; le statu quo ne pouvait donc être qu'un acheminement à la restauration de la maison d'Orange par l'anarchie. La longue et nouvelle négociation que l'on demandait ne créerait pas seulement des dangers intérieurs ; en supposant que (page 212) les puissances consentissent à l'ouvrir avec le Congrès, elle ferait surgir un péril plus sérieux. Le prince de Saxe-Cobourg, circonvenu, obsédé par de hautes influences, par des personnages auxquels des liens chers et respectables l'attachaient, ébranlé par le spectacle des nouveaux désordres dont la Belgique deviendrait le théâtre, le prince pouvait changer de résolution. Chaque jour, en effet, on tremblait d'apprendre le renouvellement des excès qui avaient affligé naguère le pays ; et ces excès s'offraient comme une éventualité dont la réalisation ferait avorter toutes les négociations ! Or le prince de Saxe-Cobourg, changeant de résolution, une semi-restauration, dont les Belges ne dicteraient aucunement les conditions, ou bien le partage, deviendrait inévitable.

En résumé, l'élection immédiate devait, suivant les prévisions du cabinet, amener les résultats suivants : arrêter l'anarchie intérieure vers laquelle on marchait par la double influence du découragement des classes moyennes et supérieures et de l'audace croissante des partis démagogique, réunioniste et orangiste ; ôter à la diplomatie, en raffermissant l'ordre dans le pays, le moyen de montrer la Belgique comme un cancer qui menaçait de dévorer l'Europe et pour l'extirpation duquel tous les moyens étaient légitimes ; rallier à la révolution des hommes timides qui ne tenaient plus à la dynastie déchue que par le désespoir de trouver ailleurs le salut du pays ; augmenter puissamment les obstacles à la réalisation du projet de partage ou de semi-restauration, d'abord en mettant entre l'Europe et le pays, entre la Hollande et la Belgique, un prince allié à la famille régnante d'Angleterre, à plusieurs maisons souveraines de l'Allemagne, connu, estimé de la plupart des monarques étrangers ; intéresser le cabinet de Saint-James à repousser plus énergiquement encore des projets destructifs de l'indépendance belge, placée désormais sous le patronage d'un prince ami des plus influentes notabilités (page 213) gouvernementales de la Grande-Bretagne. Le ministère savait, en outre, que, l'indépendance belge admise, le choix du prince Léopold ne déplairait point à la maison d'Orléans avec laquelle il entretenait depuis longtemps des relations.

Il fallait donc saisir avec empressement l'occasion qui s'offrait à la Belgique de consolider son indépendance avec honneur et sans effusion de sang. Il serait toujours temps de recourir aux armes si, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, les justes droits des Belges étaient méconnus, Mais, vouloir déclarer brusquement la guerre à l'Europe en parodiant la Convention nationale, c'eût été un acte de démence.

On s'écriait que la bonne foi du ministère était surprise, qu'il allait être victime de nouvelles déceptions ! M. Lebeau fit remarquer que la situation était maintenant tout autre qu'à l'époque où il s'agissait de décerner la couronne au duc de Nemours. « Je montre, dit-il, des lettres avouées de leur auteur et des lettres qui ne vous provoquent pas à l'élection. Nous ne vous garantissons pas l'acceptation du prince, mais nous vous disons : Si par la simple espérance de l’élection vous obtenez le Luxembourg, il est logique d'espérer que l'acceptation suivra, et qu'elle nous vaudra la modification des protocoles. »

On reprochait encore au cabinet de vouloir passer outre à l'élection, en sacrifiant l’intégrité du territoire et en acceptant le partage arbitraire de la dette. Le cabinet repoussait avec énergie cette accusation. Comment pouvait-on insinuer au peuple que l'on voulait imposer à la Belgique les dettes de la Hollande, tandis que la question était entière a cet égard et qu'on n'avait fait au gouvernement belge que des propositions ? Comment pouvait-on faire peser sur le ministère un reproche de trahison, au moment même où il prenait sous son patronage la proposition de M. Nothomb qui tendait a poser des conditions au prince de Saxe-Cobourg et à maintenir les protestations antérieures du Congrès (page 214) contre le démembrement du territoire ? « Dans les négociations officieuses qui ont eu lieu à Londres, dit M. Lebeau, jamais l'intégrité du territoire n'a été mise en doute... On fait un appel au ministère pour qu'il défende l'intégrité du territoire ; mais on oublie que nous sommes liés comme ministres et comme députés, et que si nous cédions sur ce point, ce ne serait pas seulement une faiblesse, ce serait un parjure... Le rôle de la diplomatie doit être court, je l'ai dit et j'ai tout fait pour l'abréger. Mais je vous l'ai dit aussi, l'état de l'Angleterre et de la France, occupées de leurs élections, nous a empêchés d'aller aussi vite que nous l'aurions voulu. Déjà, il faudrait Il être de mauvaise foi pour le nier, nous avons fait un grand pas par la cession du Luxembourg... »

M. Forgeur, sans incriminer les intentions du cabinet, avait moins de confiance dans les dispositions de la diplomatie. Entraîné par l'improvisation, il s'écria : « Vous n'aurez ni le Luxembourg ni le Limbourg ; mais vous aurez la dette ! » Or cette triste prédiction ne pouvait effleurer la bonne foi du ministère. Puisant ses convictions dans des documents officiels, le ministère avait le droit d'espérer une autre solution pour le pays. Que prouvaient les lettres de lord Ponsonby et du général Belliard ? Que la question de la dette était encore entière ; et, d'autre part, que la conférence proposait de laisser le Luxembourg à la Belgique moyennant une indemnité, et non moyennant des compensations. « La conférence, disait M. Lebeau, nous. croirait-elle frappé de cécité au point que nous achèterions le Luxembourg par l'abandon du Limbourg, pays riche et fertile, et préférable sous ce rapport au Luxembourg, pays stérile, et que nous pourrions abandonner sans perdre beaucoup si les intérêts matériels n'étaient dominés ici par l'honneur national ? »

On objectait au ministère la déclaration contenue dans le protocole du 21 mai et dans la lettre de lord Ponsonby, déclaration (page 215) de laquelle il résultait que le gouvernement belge avait émis le vœu de s'assurer la possession du Luxembourg à titre onéreux. M. Lebeau déclara hautement que ce vœu avait été émis par le gouvernement provisoire ; qu'il était formellement exprimé dans la lettre adressée de Londres, le 10 janvier 1831, par M. Van de Weyer à M. de Celles, vice-président du comité diplomatique.

(Note de bas de page) Dans cette lettre, qui avait été communiquée au Congrès, le 13 janvier 1831, M. Van de Weyer disait : « ... il est cependant indispensable que le gouvernement se prépare le plus tôt possible à traiter la question de la dette et des colonies, non pour conclure avec la Hollande, mais afin d'être à même de discuter quelle serait la portion de la dette que la Belgique accepterait, et d'offrir même ainsi des indemnités pécuniaires pour la Flandre, Maestricht et ses enclaves, et le Luxembourg, territoires que nous n'acquerrons point sans sacrifices, et pour la possession desquels nous n'avons pas de compensations territoriales à offrir. Que les commissaires belges, soit nous, si nous sommes destinés à rester à Londres, soit ceux que nommera le Congrès, se trouvent donc munis d'instructions positives. Les données que j'ai ne sont pas suffisantes, et nous ne sommes pas d'ailleurs autorisés à rien proposer de semblable. Nous tenons de bonne source que la Hollande a déjà fait connaître à la conférence sa pensée sur la dette. II est donc urgent que la Belgique fixe la sienne… » (Fin de la note).

Or, cette pièce, connue de tous, avait pu très bien suffire pour autoriser lord Ponsonby à dire que le gouvernement belge désirait acquérir la possession du Luxembourg. Quant au ministère actuel, il n'avait pas fait cette offre ; il n'en avait pas même exprimé le vœu. Les commissaires envoyés auprès du prince de Saxe-Cobourg avaient pu en parler ; mais le ministre des affaires étrangères ne leur avait pas donné de telles instructions.

M. le comte Félix de Mérode déclara que si les commissaires, envoyés auprès du prince de Saxe-Cobourg, avaient parlé d'indemnité, ce n'avait été que d'indemnité pécuniaire ; quant à faire un échange entre le Limbourg et le Luxembourg, les commissaires (page 216) avaient dit qu'ils n'y consentiraient jamais. M. d'Arschot fit une déclaration analogue.

Le Congrès mit fin à ces débats préliminaires, en adoptant, le 2 juin, un décret de la teneur suivante :

« I. L'élection du chef de l'État sera proclamée dans les termes fixés par le décret du 29 janvier 1831. (Voir t. I, p. 225)

« II. Le gouvernement est autorisé à ouvrir des négociations pour terminer toutes les questions territoriales, au moyen de sacrifices pécuniaires, et à faire des offres formelles dans ce sens.

« III. L'arrangement qui pourra intervenir sur ces négociations sera soumis à la ratification du Congrès ; et, dans tous les cas, il sera fait, au plus tard le 30 juin, un rapport sur l'état des négociations à l'assemblée, qui statuera immédiatement si elles doivent être continuées ou rompues. »

Discussion sur le choix du chef de l'Etat

Le Congrès aborda, le 3 juin, la discussion sur le choix du chef de l'État. La physionomie de l'assemblée resta à peu près la même. Les partisans du système belliqueux et ceux qui adhéraient à la proposition de M. Blargnies reproduisirent les arguments qu'ils avaient fait valoir dans les débats des jours précédents. Les députés républicains repoussaient le prince de Saxe-Cobourg parce que, suivant eux, il apporterait pour dot à la Belgique : la honte par le démembrement du territoire ; la misère, par le monopole commercial dont jouirait l'Angleterre ; l’esclavage, par la destruction de la Constitution ; ce serait l'homme de la Sainte-Alliance, disaient-ils, le préfet de la Grande-Bretagne, le lieutenant de Wellington ! D'autres membres, supposant que le prince subordonnerait son acceptation a la ratification des protocoles par la Belgique, considéraient son élection comme prématurée ; ils exprimaient d'ailleurs le regret de devoir lui refuser (page 217) leurs suffrages, tant ils avaient conçu d'estime pour son caractère. Les partisans exclusifs de la France, de la réunion directe ou indirecte, déclarèrent que cette candidature, hostile à la monarchie française, tenait lieu d'une semi-restauration du royaume des Pays-Bas.

Plusieurs députés, appartenant à ces diverses nuances, s'unirent pour proposer le choix d'un chef indigène, c'est-à-dire de M. Surlet de Chokier. Mais cette proposition ne pouvait avoir un résultat sérieux, car le vénérable régent avait déjà déclaré publiquement qu'il n'aspirait qu'à rentrer dans la foule des citoyens. Le 27 mai, il avait adressé cette belle lettre à un journal qui le mettait en comparaison avec le prince de Saxe-Cobourg : « Je n'ai jamais dû m'attendre à cet honneur, que je ne crois pas mériter. Je vous prie de vous borner à discuter le mérite des choses, sans y mêler celui des personnes ; il me sera agréable que vous vous absteniez de prononcer mon nom dans toutes les occasions où il pourra être question du choix du chef de l’État. J'ai obtenu dans ma patrie tout ce qu'un citoyen peut ambitionner : les suffrages de mes collègues, sanctionnés, à ce que je crois, par l'assentiment de la nation. Cela suffit à ma satisfaction personnelle. Je n'ai plus qu'un vœu à réaliser : c'est d'amener, avec le concours du Congrès, le vaisseau de l'État à bon port, d'en remettre la conduite à celui qui sera choisi pour chef, enfin de déposer les pouvoirs dont je suis temporairement investi, et que je déclare ne vouloir jamais accepter définitivement. »

Les nombreux partisans du prince de Saxe-Cobourg proclamaient qu'ils voyaient, dans cette combinaison, patrie, honneur, liberté, prospérité publique ; ils rappelaient que c'était ce même prince que les Anglais si jaloux, si fiers de leur nationalité et de leurs libertés, avaient été chercher en pays étranger pour le faire asseoir sur le trône de la Grande-Bretagne. Loin, disaient-ils aussi, que le prince Léopold soit le candidat de la Sainte-Alliance (page 218) et qu'il nous soit imposé par elle, c’est nous qui, en le choisissant librement, l'opposons à la Sainte-Alliance.

M. l'abbé de Haerne, fidèle à ses opinions républicaines et partisan du système belliqueux, avait cherché à effrayer le Congrès en déclarant que le prince Léopold ne rencontrait aucune sympathie dans la nation, tant sous le rapport religieux que sous le rapport politique, « On ne peut se dissimuler, disait-il, que l'opinion catholique se prononce contre la candidature du prince. » « - Je dis et j affirme sans crainte de me tromper, répondit M. l'abbé Boucqueau de Villeraie, que si jamais il y eut dans le monde une assertion fausse et erronée, c'est celle énoncée par l'honorable membre. C'est une contre-vérité évidente pour tous ceux qui connaissent l'état de l'opinion publique en Belgique de dire qu’à cet égard le peuple pense et sente différemment que ses représentants. Et en ceci je ne sépare certainement pas l'opinion du clergé en général de celle de la nation. La nation aspire à la conservation de la paix, et elle regarde la combinaison de Saxe-Cobourg comme une garantie de cette conservation. La nation, du moins l'immense majorité du peuple belge, envisage la candidature de ce prince comme la dernière planche de salut qui nous reste pour échapper au naufrage et sortir de l'état aussi insupportable que dangereux dans lequel nous nous trouvons ; comme le moyen le plus probable de nous garantir des malheurs politiques qui nous menacent et nous pressent de tous côtés, c est-à-dire de l'anarchie sous le nom de république, et de la perte de nos précieuses libertés, surtout de nos libertés religieuses par une réunion plus ou moins prochaine de la Belgique à la France ; enfin, de la guerre ». M. l'abbé Andries ne fut pas moins explicite. « En politique, dit-il, mon symbole, c’est la Constitution ; et comme elle ne stipule rien par rapport à la religion que le chef de l'État doit professer, je ne suis pas plus exigeant qu'elle, et je crois même que c'est une (page 219) marque de haute sagesse que de ne rien exiger sous ce rapport. La liberté des cultes est sacrée pour tous les Belges ; pourquoi ne le serait-elle pas pour le roi ? Je donne mon vote au prince Léopold, parce que je trouve dans cette combinaison une garantie de paix. Je regarde ce choix comme une dernière tentative pour éviter la guerre, tentative qui peut être couronnée de succès, et que, pour cela seul, ma conscience me défend de repousser... » (Note de bas de page : Il résulte d'une lettre adressée au ministre des affaires étrangères par l'agent belge à Francfort que les discours de MM. Boucqueau, Andries, de Mérode, ete.. firent une sensation d'autant plus grande en Allemagne que l’on y croyait positivement le parti catholique contraire à l'élection du prince de Saxe-Cobourg).

Le prince Léopold de Saxe-Cobourg est élu roi des Belges, le 4 juin, à une grande majorité. Une députation est chargée d'offrir officiellement la couronne de Belgique au prince de Saxe-Cobourg

La discussion ayant été close dans la même séance, l'élection du chef de l'État eut lieu le lendemain, 4 juin. Il avait été décidé que les députés voteraient par bulletin signé, comme lors de l'élection précédente. Un des secrétaires fit l'appel nominal. Il constata la présence de cent quatre-vingt-seize membres. Chaque député, à l'appel de son nom, monta à la tribune et remit son bulletin au président, qui le déposa dans l'urne.

Nous ferons connaître, en suivant l'ordre alphabétique des provinces, les détails de ce vote mémorable (Cette énumération, qui va de la page 219 à la page 225 n’a pas été reprise dans cette version numérisée. On renvoie au texte intégral de la séance plénière du 4 juin 1831 disponible sur le présent site).

(page 225) En résumé, le prince Léopold de Saxe-Cobourg avait obtenu cent cinquante-deux suffrages, M. Surlet de Chokier quatorze, dix-neuf membres s'étaient abstenus de voter, dix avaient voté contre le prince de Saxe-Cobourg, un bulletin avait été annulé.

Le président du Congrès proclama en ces termes la décision de l'assemblée :

« AU NOM DU PEUPLE BELGE,

« LE CONGRÈS NATIONAL DÉCRÈTE :

« ART. 1er S. A. R. Léopold-George-Chrétien-Frédéric, prince de Saxe-Cobourg, est proclamé roi des Belges, à la condition d'accepter la Constitution, telle qu'elle a été décrétée par le Congrès national.

« ART. 2. Il ne prend possession du trône qu'après avoir solennellement prêté, dans le sein du Congrès, le serment suivant :

« Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l' indépendance nationale et l'intégrité du territoire.

« Charge le pouvoir exécutif de l'exécution du présent décret. »

M. White, secrétaire de lord Ponsonby, partit immédiatement pour Claremont afin d'annoncer au prince le vote qui l'appelait au trône de Belgique.

Les vœux du prince devaient être satisfaits : il avait été élu à une grande majorité. L'opposition même, sauf quelques rares exceptions, ne s'était pas attaquée à la personne du candidat, mais avait condamné le morcellement territorial, Elle supposait, (page 226) à tort, que le choit du prince de Saxe-Cobourg préjugeait le démembrement du territoire, tandis que ce choix était le moyen le plus sûr de le prévenir, si les résolutions des cinq cours n'étaient pas irrévocablement arrêtées.

Le Congrès nomma, séance tenante, une députation chargée d'offrir officiellement la couronne de Belgique au prince de Saxe-Cobourg. Il désigna : MM. Félix de Mérode, Van de Weyer, l'abbé de Foere, d'Arschot, H. Vilain XIIII, Osy, Destouvelles, Duval de Beaulieu et Thorn. Le président du Congrès faisait partie de droit de la députation. Elle n'avait d'autre mission que celle de remettre au prince Léopold le décret d'élection.

MM. Devaux et Nothomb sont nommés commissaires du régent auprès de la conférence de Londres, pour terminer, par des sacrifices pécuniaires, les contestations territoriales. Lettre du régent de la Belgique au prince Léopold de Saxe-Cobourg

Cependant il fallait encore, et avant tout, faire disparaître les obstacles qui se présentaient à l'acceptation du prince, obstacles résultant des protocoles du 20 et du 27 janvier. Le même jour, 4 juin au soir, un arrêté du régent, contresigné par le ministre des affaires étrangères, nomma commissaires près de la conférence de Londres, M. Devaux, membre du Congrès national et du conseil des ministres, et M. Nothomb, membre du Congrès national et secrétaire général du ministère des affaires étrangères (Note de bas de page : M. Lebeau avait proposé de leur adjoindre MM. Van de Weyer, d'Arschot et Destouvelles ; mais ceux-ci, qui faisaient partie de la députation du Congrès, n'acceptèrent point le mandat du gouvernement). MM. Devaux et Nothomb reçurent des instructions conformes à celles dont avaient été chargés les quatre députés qui avaient bien voulu se rendre auprès du prince avant son élection. Ils devaient faire ressortir les inconvénients d'une acceptation conditionnelle ; insister vivement pour une acceptation pure et simple ; faire les plus grands efforts pour conserver l'intégrité du territoire fixé par la Constitution, et offrir, dans ce but, des indemnités pécuniaires. Les pouvoirs des commissaires étaient déterminés dans une lettre adressée par M. Lebeau à MM. les (page 227) ambassadeurs et ministres d'Autriche, de France, de la Grande- Bretagne, de Prusse et de Russie, réunis en conférence à Londres. Cette lettre était de la teneur suivante :

« MESSIEURS,

« Le Congrès national, par un décret solennel, a élu comme roi des Belges S. A. R. le prince de Saxe-Cobourg.

« Une députation choisie par l'assemblée constituante et législative s'est rendue à Londres pour offrir au prince la couronne que lui décerne l'immense majorité des représentants du peuple, interprètes fidèles de l'opinion publique et des vœux de la nation .

« L'art. 2 du décret, en date du 2 juin, autorise le gouvernement à ouvrir des négociations pour terminer, par des sacrifices pécuniaires, toutes les contestations territoriales qui existent entre la Belgique et la Hollande, et pour faire des offres formelles en ce sens.

« Les cinq grandes puissances de l'Europe, représentées par Vos Excellences, réunies à Londres, n'ont cessé d'interposer leurs bons offices, depuis le mois de novembre, pour que la révolution belge se terminât sans une nouvelle effusion de sang, au moyen d'une médiation amicale et bienveillante. La conférence a ouvert des voies pacifiques où les Belges espèrent que bientôt ils ne rencontreront plus d'obstacles ; c'est encore par vous, messieurs, que seront communiquées aux deux parties belligérantes les propositions qui peuvent amener la conclusion d'un traité définitif.

« M. le régent de la Belgique a donc arrêté, le 4 de ce mois, que M Paul Devaux, membre du Congrès national et du conseil des ministres, et M. Nothomb, membre du Congrès national et secrétaire général des affaires étrangères, sont nommés commissaires près la conférence de Londres, en exécution du décret porté par le Congrès national, sous la date du 2 juin.

(page 228) J'ai l'honneur, messieurs, de vous donner connaissance officielle de cet arrêté du chef de l'Etat, et de vous inviter à vouloir bien donner une entière créance à tout ce que vous diront MM. Devaux et Nothomb, dans la limite de l'autorisation contenue en ce décret du Congrès national. Ils feront toutes offres de sacrifices pécuniaires pour obtenir ou conserver la paisible possession des parties contestées du territoire qui doit composer le royaume de Belgique, aux termes de la Constitution décrétée le 7 février dernier ; et ils sont autorisés à conclure, sauf ratification, si la partie intéressée accepte leurs offres.

« Je prie Vos Excellences d'agréer, etc.

« Le ministre des affaires étrangères, LEBEAU »

MM. Devaux et Nothomb arrivèrent à Londres le 7 juin au soir. Ils précédèrent d’un jour dans la capitale de l'Angleterre les députés du Congrès. Ceux-ci étaient porteurs d'une lettre que le vénérable régent adressait au prince élu roi des Belges, pour le conjurer de s'interposer entre la conférence et la nation qui l'appelait à sa tête. Cette lettre était conçue en ces termes :

« Prince,

« Le Congrès vient de décerner, au nom du peuple belge, la couronne à Votre Altesse Royale. Par cet acte de souveraineté, il confie les destinées de la nation à votre sagesse, et place l’honneur national sous la sauvegarde de l'honneur personnel de Votre Altesse, qui est désormais inséparable de l'autre.

« Les Belges comptent sur vos puissants efforts, réunis à ceux des députés du Congrès envoyés vers vous, et sur ceux des commissaires du gouvernement, pour obtenir des plénipotentiaires de la conférence à Londres la reconnaissance de nos justes droits.

« C'est le premier gage que nous attendons de votre amour (page 229) pour le peuple belge. Ce peuple, méconnu et calomnié à l'étranger, saura prouver à Votre Altesse, devenue son roi, qu'il est digne d'un sort meilleur que celui qu'on semblait vouloir lui préparer, mais qu'il était bien déterminé à ne jamais subir, quoique disposé à faire, pour le maintien de la paix générale, tous les sacrifices compatibles avec son honneur et la sûreté de son existence comme nation indépendante.

« Je crois devoir prévenir Votre Altesse royale que de la promptitude des négociations dépend le sort de la Belgique, peut-être même le repos de l'Europe.

« Je suis convaincu qu’il est de la plus haute importance que la conférence évite avec soin de pousser au désespoir une nation généreuse, qui a tout fait pour se constituer en harmonie avec les autres gouvernements européens, et qui vient d'en donner une nouvelle preuve par l'élection de Votre Altesse.

« Je n'hésite pas a le dire, si, contre toute attente, et malgré nos efforts, ses offres venaient à être dédaigneusement accueillies ou repoussées, elle ne verrait alors d'autre salut que d'en appeler à son épée.

« C'est à Votre Altesse qu'il est réservé de conjurer l'orage, et de détourner de nos têtes les malheurs qui nous menacent et qui s'étendraient sur toute l'Europe.

« Jamais prince ne s'est trouvé dans une situation plus belle que la vôtre ; vous êtes, par votre position, l'arbitre de la paix et de la guerre ; tout dépend maintenant de vos efforts auprès de la conférence, pour faire triompher la juste cause d'un peuple qui vous a nommé son roi.

« Vous répondrez, je n'en doute pas, à son attente, et je vous en adjure au nom de la patrie.

« Le régent de la Belgique, « Baron SURLET DE CHOKIER.

« Bruxelles, ce 6 juin 1831. »

(page 230) Le pays avait accueilli avec faveur, mais sans enthousiasme, la nouvelle de l'élection du prince de Saxe-Cobourg au trône de Belgique. Il était facile d'expliquer cette attitude. Le refus du duc de Nemours avait laissé de profonds souvenirs dans les esprits ; depuis lors, le peuple était devenu défiant, et il n'osait compter sur l'acceptation du prince Léopold. Il n'y avait d'ailleurs, dans la classe populaire, ni sympathie ni antipathie pour un candidat qu'elle ne connaissait pas encore ; mais elle désirait son prompt avènement qui mettrait fin, croyait-elle, à la crise dont souffraient si cruellement l'industrie et le commerce.