(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 234) La Belgique offrait alors un spectacle unique dans les annales de l'Europe moderne. L'assemblée nationale, dépositaire de la (page 235) souveraineté populaire, allait briser les traditions de la légitimité et nommer au scrutin le chef de l'État, après avoir discuté publiquement ses titres. C'était la circonstance la plus grave et la plus solennelle, dans laquelle le Congrès se fût encore trouvé, et tout le monde croyait qu'elle ne devait plus se représenter.
Une petite fraction de l'assemblée, encore attachée à la mémoire de Marie-Thérèse ou mue par d'autres considérations, aurait voulu décerner la couronne de Belgique à l'archiduc Charles d'Autriche, l’illustre adversaire de Napoléon en Italie. On rappelait que ce prince avait été élu grand-duc des Pays-Bas par le Congrès belge de 1790, et l'on demandait que le Congrès de 1830 ratifiât cette élection. Mais la Belgique de 1830, rajeunie au contact des institutions modernes, n'était nullement disposée à rentrer sous la domination de la maison de Lorraine ; elle repoussait et l'archiduc Charles, candidat de quelques nobles qui avaient été autrefois au service de l'Autriche (Note de bas de page : Les principaux appuis de l'archiduc Charles d'Autriche furent : MM. le baron de Pélichy Van Huerne, le baron de Leuze, le comte de Bergeyek, M. Legrelle et M. Dubois. Deux autres députés d'Anvers, MM. Osy et Werbrouck-Pieters, jugeant inutile de renouveler en faveur du prince d'Orange une tentative qui avait été si mal accueillie quelques jours auparavant, proposèrent la candidature du prince Charles de Bavière.), et le prince de Capoue, présenté sous le patronage du gouvernement français. Les vœux, les espérances des Belges se partageaient entre deux princes, qui représentaient par leur naissance, par leur âge, par leur éducation, les nouveaux principes qui devaient présider à l'organisation des États. L'un, élevé dans les lycées de Paris, était fils d'un roi qui avait commencé sa carrière sur le champ de bataille de Jemmapes et qui, par son élévation au trône, était devenu la personnification vivante des principes de 1789 ; l'autre descendait de cet illustre et loyal capitaine que Napoléon appelait son fils adoptif : le nom de Beauharnais se rattachait à la fois aux traditions de la (page 236) république et à la gloire de l'empire. L'avenir qui semblait alors si brillant pour ces deux jeunes rivaux leur a réservé de cruelles déceptions. Le duc Auguste de Leuchtenberg, à qui don Pedro avait légué son épée, est mort en 1835 quelques jours après être devenu l'époux et le protecteur de la reine de Portugal ; le duc de Nemours, désigné comme le futur régent de la France, est aujourd'hui sur une terre étrangère ! Telle a été la triste destinée des jeunes princes à qui les Belges voulaient, en 1831, décerner une couronne.
La discussion sur le choix du chef de l'État dura six jours (du 29 janvier au 3 février) ; elle souleva les plus délicates et les plus redoutables questions de la politique européenne.
Les partisans du duc de Nemours, convaincus que la révolution belge n'avait qu'un seul protecteur, engagèrent le Congrès à ne pas blesser les sentiments de la France ; d'après eux, le duc de Leuchtenberg deviendrait forcément l'instrument de la Sainte-Alliance, et quand il l'aurait servie, il tomberait lui-même devant les conséquences des principes qu'il aurait embrassés et ferait place au prince d'Orange, comme Louis-Philippe ferait place à Henri V. Telle seraient, disaient-ils, l'issue d'une guerre d'équilibre pour la Belgique, en supposant que la France put succomber ; mais elle serait victorieuse, et alors c'en serait fait pour jamais de l'indépendance belge. On craignait la guerre, et la guerre était inévitable, suivant les adversaires du duc de Leuchtenberg, si ce prince obtenait les suffrages du Congrès. La France n'avait-elle pas déjà déclaré que cette élection serait considérée comme un acte d'hostilité ? Or, si l'on combinait cette déclaration avec l'état général des esprits en France, avec le vœu et même l'impatience du peuple français pour reprendre la ligne du Rhin, on devait être persuadé que l'élection du duc de Leuchtenberg serait sinon un motif, au moins un prétexte de mettre en mouvement toutes les passions, tous les ressentiments de la France (page 237) contre les traités de 1814 et de 1815. Tels furent les principaux arguments développés par les défenseurs les plus éloquents du duc de Nemours, par MM. Alex. Gendebien, Blargnies, Ch. Lehon, Forgeur, de Robaulx, Nothomb. Ils soutenaient ensuite que l'élection du duc de Nemours écarterait toute chance de réunion à la France ; car alors les vœux de ce grand pays, l'amour-propre national seraient satisfaits. « Si une guerre générale éclate, ce ne sera point, prétendit M. Alex. Gendebien, à cause de l'élection du duc de Nemours, mais parce que deux principes divisent l'Europe : celui de la légitimité du droit divin, et celui de la légitimité des droits du peuple. Vaincus avec Leuchtenberg contre la France, notre réunion sera la conséquence de la conquête ; victorieux, nous subirons le sort de la France ; celle-ci subira une restauration, et Charles X remontera sur le trône ; et nous, nous serons entraînés dans la même condition, nous retomberons sous le joug du roi Guillaume. Il est, en effet, impossible de supposer que les alliés mettent leurs armes en mouvement pour faire une restauration en France, tout en maintenant en Belgique les principes révolutionnaires qu'ils auraient combattus en France. Ainsi, vainqueurs ou vaincus, votre destinée avec Leuchtenberg sera toujours la même ; nous perdrons notre indépendance et notre nationalité. Avec le duc de Nemours, au contraire, si nous sommes victorieux, nous conserverons notre indépendance et nous en recevrons très probablement un accroissement de territoire de toutes les provinces rhénanes pour récompense de notre coopération dans cette grande et généreuse lutte. » M. Gendebien ne pouvait méconnaître combien étaient puissantes les objections résultant de la rivalité séculaire de la Grande-Bretagne ; toutefois il ne croyait pas que la répugnance de l'Angleterre fût invincible. Apres avoir rappelé que sous l'empire, les armements et les constructions militaires d'Anvers étaient un sujet d'inquiétude (page 238) pour l'Angleterre, il ajouta que cette cause d'alarme disparaîtrait. « Anvers, dit-il, doit être et sera déclaré port franc, uniquement destiné au commerce ; la citadelle sera démolie. C'est une sécurité que les Belges doivent au commerce du monde et un gage de leur neutralité envers l'Angleterre. » Il soutint en outre que le commerce anglais et celui d'Anvers ne pourraient que gagner par l'avènement du duc de Nemours au trône de Belgique : car, depuis plus de deux mois, le gouvernement provisoire avait ordonné des plans et des devis, afin de réaliser les promesses de l'empire, en établissant une communication, soit par un canal, soit par un chemin de fer, de l'Escaut à la Meuse. Cette communication serait prolongée jusqu'au Rhin, si les limites de la Belgique y arrivaient. Le transit libre procurerait au commerce anglais des débouchés commodes et faciles ; et les mêmes avantages seraient assurés à l'ancienne métropole de la Belgique. Les intérêts matériels de la Belgique exigeaient donc, suivant M. Gendebien, l'élection du duc de Nemours, car c'était le seul moyen d'obtenir un traité de commerce avantageux avec la France ; tandis que les frontières de la France resteraient fermées aux Belges, s'ils nommaient le duc de Leuchtenberg. Élire ce prince, ce serait d'ailleurs s exposer à un refus certain et humiliant ; on avait, au contraire, la certitude que le duc de Nemours accepterait. « Toutes nos lettres venant de Paris, ajouta M. Gendebien, nos relations avec de hauts personnages en France, la voix patriotique et persuasive de Lafayette, le vœu de la France entière, nous sont un sûr garant que les sentiments paternels de Louis-Philippe, d'accord avec les intérêts et la politique de la France, ne lui permettront pas d'hésiter un seul instant. »
Ces raisons pressantes, développées avec éloquence et habileté, n’ébranlèrent point les partisans du duc de Leuchtenberg. M. Jottrand s'éleva avec énergie contre ceux qui avaient propagé en France l'idée que les Belges étaient disposés à sacrifier leur nationalité. (page 239) La Belgique ne voulant pas redevenir française, disait-il, devait repousser une combinaison qui n'était qu'une réunion déguisée. Analysant les débats qui avaient eu lieu le 27 et le 28 janvier à la chambre des députés, M. Jottrand ne cacha point qu'une pensée avait dominé presque tous les orateurs : c'est que la grande majorité des Belges demandait la réunion de leur pays à la France. Cette idée des députés français, partagée par tout le ministère, à qui la devaient-ils ? Était-ce aux révélations que leur avait faites la presse belge ? Mais tous les journaux de Belgique, même ceux de Mons et ceux de Liége, plaidaient énergiquement contre la réunion et soutenaient l'indépendance du pays. Le Journal de Verviers et deux ou trois feuilles nouvelles, inconnues même dans les villes où elles se publiaient, avaient parlé, il est vrai, en faveur de la réunion ; mais qui le savait en France, quand tout le monde l'ignorait même en Belgique ? Etait-ce dans les discours des membres du Congrès que la France avait appris que les Belges voulaient se réunir à elle ? Mais deux ou trois membres du Congrès avaient seuls parlé, jusqu'ici dans ce sens. Ceux qui tendaient vers la France étaient obligés de passer par la combinaison du duc de Nemours, comme pour rendre hommage au vœu que faisait toute la nation pour son indépendance. « Non, poursuivit M. Jottrand, ce n'est pas dans les journaux, ce n'est pas dans nos débats parlementaires que les députés et les ministres français ont puisé cette idée si fausse sur les dispositions de la Belgique à l'égard de la France. C'est, il faut bien dire ici toute ma pensée, dans les communications de notre diplomatie à Paris... M. Sébastiani, qui voulait rendre sans doute indiscrétion pour indiscrétion, n'a-t-il pas dit, dans la séance de la chambre des députés du 28, que la Belgique s'était offerte à la France ? Et par qui la Belgique a-t-elle pu être offerte à M. Sébastiani ?... » M. Alex. Gendebien se leva immédiatement pour protester contre la dernière (page 240) allégation de M. Jottrand. Il déclara, sur l'honneur, que pendant les trois missions qu'il avait remplies à Paris, il avait eu souvent à combattre l'opinion dominante en France, mais qu'il n'avait proposé la réunion ni de la part de son pays, ni de son propre mouvement. Dans ses trois missions à Paris, il avait acquis la conviction qu'il existait une idée fixe, celle de porter les limites du royaume jusqu'au Rhin et de réunir la Belgique à la France ; mais il n'avait cessé de combattre cette prétention. M. Jottrand répondit qu'il n'avait rien insinué ; qu'il avait dit, en vertu de son droit comme représentant de la nation, que le comité diplomatique et le gouvernement provisoire avaient, dans son opinion, mal représenté à Paris les sentiments de la nation belge. Alors M. Gendebien adjura M. Jottrand de répondre d'une manière catégorique s'il avait entendu parler de lui. M. Jottrand répliqua qu’il avait entendu parler du gouvernement sans désigner personne. Enfin. M. d'Arschot, vice-président du comité diplomatique, si vivement accusé, vint affirmer à son tour que jamais le comité n'avait proposé la réunion à la France.
Cet incident était significatif ; il montrait toute la grandeur du débat qui tenait alors en suspens la Belgique et une partie de l'Europe. Pour l'Europe, c'était la question d'équilibre qui allait être résolue ; pour les Belges, il s'agissait de l'indépendance, de la nationalité de la patrie. Dans cette lutte solennelle, la majorité des catholiques devait nécessairement appuyer les partisans du duc de Leuchtenberg. M. de Gerlache fut l'énergique interprète des craintes et des vœux de ses coreligionnaires : « Si nous voulons être stigmatisés aux yeux de l'Europe entière, dit-il, réunissons-nous à la France. Quoi, vous avez secoué le joug de la Hollande parce qu'elle voulait vous imposer sa langue, ses usages, sa religion, ses hommes ; parce qu'elle voulait détruire votre nationalité, et vous allez vous confondre avec un peuple qui vous engloutira tout entiers ! Vous avez lutté pour la liberté (page 241) religieuse et pour celle de l'instruction, et vous vous réuniriez à un peuple chez lequel elles semblent proscrites par privilège entre toutes les libertés ?... Vous ne vouliez pas être gouvernés à la hollandaise et par des Hollandais, et vous allez l'être à la française et par des Français !... Certes, la France est une grande et admirable nation ; son génie perfectionne et popularise tout ce qu'elle emprunte aux autres nations ; elle est a la tête de la civilisation européenne ; mais peut-on oublier que la légèreté de ses mœurs, et son superbe dédain pour tout ce qui n'est pas elle ont plus servi peut-être à soulever les peuples contre elle que le despotisme même de Napoléon ? Vous venez d'élaborer péniblement une constitution ; vous y avez décrété le droit d'association que les Français repoussent ; vous avez perfectionné votre régime municipal et provincial, que les Français ne comprennent point encore ; et vous allez compromettre toutes ces institutions, vous abandonnerez le fruit de ces travaux pour lesquels vous êtes assemblés depuis trois mois, parce qu'on s'ennuie du provisoire et qu'on veut en sortir à tout prix ! Se réunir à la France, soit directement, soit par personne interposée, c'est une action pire à mes yeux que de rentrer sous le joug de Guillaume... »
M. Lebeau, déchirant le voile, montra tous les dangers auxquels la Belgique était exposée. Avec le duc de Nemours, la guerre, suivant lui, était immédiate et générale ; avec le duc de Leuchtenberg, elle était tout au plus possible. « Toutes les combinaisons qu'on vous présentera, dit M. Lebeau, ont leurs inconvénients. Mais la Belgique est dans une position telle qu'elle n'a plus à choisir qu'entre les moindres maux possibles... Si nous choisissons le duc de Nemours, une guerre de conquête éclatera infailliblement. Dans cette lutte, toutes les nations du Nord, qui ont encore conservé le souvenir de l'oppression des armées impériales, se soulèveront contre la (page 242) France ; il y aura de la part des peuples de l'Allemagne guerre de principes ; dans cette lutte, l'Angleterre nous abandonnera, nous fera même la guerre, car la possession de la Belgique par la France ruinerait son commerce sur le continent. Si la Belgique est donnée au duc de Nemours, la France entrera dans un système politique qu'on croit abandonne ; elle voudra ressaisir ses limites du Rhin, et dès cet instant se formera contre elle une coalition formidable à la tête de laquelle se placera l'Angleterre. La raison est simple. La France, maîtresse des provinces rhénanes, exercerait sur l'Europe une prépondérance qui détruirait celle de tous les autres cabinets. Maintenant que la guerre, avec le duc de Nemours, est reconnue inévitable, on nous dit, pour atténuer nos craintes, que le théâtre en sera transporté en Allemagne. En Allemagne ! On oublie donc qu'Anvers et les deux Flandres sont en Belgique ; on oublie donc que le Limbourg et le Luxembourg sont en Belgique ; on oublie donc que l'Angleterre, au premier signal de la conflagration européenne, enverrait une escadre, dans l'Escaut : car c'est l'Angleterre et non la France qui tient la clef de l'Escaut ; c'est elle qui nous a fait ouvrir ce fleuve, et si vous voulez vous en convaincre, lisez les imprécations de quelques membres des états généraux de la Hollande contre l'Angleterre... La guerre se fera encore en France. La France sera le théâtre d'une guerre d'invasion et d'une guerre civile. Oui, messieurs, l'Angleterre, au premier coup de canon tiré par la France, fera débarquer sur les côtes la famille déchue des Bourbons ; ce sera au nom de Henri V qu'elle viendra revendiquer le trône où siége Louis-Philippe, tandis que, d'un autre côté, elle confisquera l'armée d'Alger et se mettra en possession de la nouvelle colonie française. L'Autriche non plus ne restera pas 1es bras croisés. A la première circonstance favorable, elle entrera par le Piémont en France, y réveillera les passions carlistes, (page 243) et réunira ses efforts à ceux de l'Angleterre pour renverser la dynastie régnante. Oui, la guerre est inévitable avec le duc de Nemours. Pourquoi ? Parce que c'est un choix tout français. Les partisans du duc de Nemours l'ont avoué eux-mêmes. Et nous, nous serons livrés au même fléau que la France. La Belgique sera dévorée par la guerre civile. Le parti du prince d'Orange exploitera à son profit tous les détails de la guerre générale. La Hollande intriguera, elle sèmera la corruption autour de nous, et parviendra, n'en doutons pas, à nous faire expier durement la déchéance de la famille d'Orange... Le provisoire nous tue. Il n'y a plus d'administration, plus de force dans le gouvernement. Parcourez nos provinces, nulle part vous ne trouverez de garde civique organisée ; à Bruxelles seulement, il en existe une. L'armée demande à grands cris un chef pour la soustraire aux suggestions de nos ennemis ; lisez la lettre du général Daine, qu'il vient de publier par les journaux. (Voici ce document historique ; il présageait les complots qui devaient bientôt éclater : « Aux rédacteurs du POLITIQUE. « Tongres, le 25 janvier 1831, « MESSIEURS, « Plusieurs officiers de mon armée m'ont communiqué des lettres qu'ils reçoivent de différents points de la Belgique, et par lesquelles on leur mande que l'intrigue s'agite en tous sens ; que déjà plusieurs émissaires ont été envoyés aux armées pour leur faire faire des pétitions au Congres national en faveur du prince d'Orange, et que, pour parvenir à ce but, l'or et les récompenses leur sont prodigués. Je m'empresse, au reste, de faire connaître qu'aucun fait semblable n'est parvenu directement à ma connaissance. Je puis garantir que l'armée, que j'ai l'honneur de commander, m' a donné jusqu'à ce jour trop de preuves d'obéissance et de subordination pour croire qu'elle se laisserait prendre au leurre qu'on voudrait lui offrir. Mon armée, animée du plus pur patriotisme, suivra mon exemple, en se soumettant aux arrêts et décisions du Congrès, décisions qui, je n'en doute pas, seront conformes au vœu national ; elle est prêté à soutenir ses actes et à donner pleine et entière adhésion au choix du chef de l'État, qui assurera l’indépendance nationale ; le seul vœu qu'elle ose émettre est de voir la Belgique libre et indépendante de tout joug étranger. DAINE. ») Le provisoire, s'il se prolonge, c'est la guerre civile, (page 244) c'est un acheminement vers le démembrement de la Belgique... L'élection du duc de Nemours constituera, pour l'Angleterre, un acte d'hostilité ; la raison en est facile à saisir. Cette élection entraînera l'abolition entière et complète des traités de 1815. Et pour prévenir cette désorganisation, les puissances chercheront à vous imposer le prince d'Orange, parce qu'elles le considèrent comme pouvant seul arrêter l'élan français. En choisissant le duc de Leuchtenberg, vous respectez ces traités, vous déclarez que vous ne voulez être ni une colonie anglaise, ni un département français. Les cabinets, qui attachent tant de prix au maintien de ces traités, n'hésiteront donc pas a reconnaître le duc de Leuchtenberg... » M. Lebeau ajouta que ce choix serait antiministériel sans doute, mais non antifrançais, et il indiqua le moyen de vaincre les répugnances de Louis-Philippe en prouvant que le Congres agissait sans arrière-pensée : c'était d'interdire le sol belge à la famille Bonaparte.
La candidature du duc de Leuchtenberg est également soutenue avec éclat par M. Devaux. Il commence par déclarer que son intention avait été d'abord de voter pour un roi indigène. A défaut de cette combinaison, il avait tourné ses regards vers le prince de Saxe-Cobourg. Ces choix ne sont plus possibles ; deux candidats se partagent les suffrages du Congrès. Il préfère le duc (page 245) de Leuchtenberg, parce qu'il offre des garanties pour l'indépendance de la Belgique ; majeur, il délivrera des embarras d'une régence et fera cesser le provisoire ; en outre, il préviendra la guerre en maintenant l'équilibre. La France, d'ailleurs, n'attaquera point. Deux partis s'agitent dans son sein : le parti belliqueux et le parti doctrinaire. Le parti belliqueux se compose essentiellement de bonapartistes ; à sa tête se trouvent presque tous les généraux qui ont servi sous Napoléon. Or, il n'est pas croyable que ce parti consente jamais à faire la guerre à un descendant de la famille impériale. Quant à l'autre parti, il a réclamé ouvertement, à la chambre des députés, par l'organe de M. Guizot, son principal représentant, la reconnaissance du duc de Leuchtenberg. M. Devaux conçoit que la France désire que les Belges n'élisent pas le duc de Leuchtenberg ; mais de l'expression d'un simple vœu à une déclaration de guerre, il y a loin. Quant à la Grande-Bretagne, déclarerait-elle la guerre aux Belges parce que le duc de Leuchtenberg serait le rival de Louis-Philippe ? Mais ce serait précisément un motif qui la conduirait à reconnaître l'élu des Belges. On a communiqué au Congrès une lettre de M. Sébastiani, où il est dit que si les Belges choisissent le duc de Leuchtenberg, le cabinet français ne le reconnaîtrait point. Le cabinet Sébastiani ne pouvait parler autrement. Si le duc de Leuchtenberg est choisi, le ministère Sébastiani tombe ; il ne pourra jamais réaliser ses menaces en présence de la nation française. La France a repoussé un roi indigène ; elle a appuyé la candidature de différents princes qui ne pouvaient convenir aux Belges ; elle refuse le duc de Nemours ; c'est donc elle-même qui réduit le Congrès à la nécessité de choisir le duc de Leuchtenberg. L'orateur répète ensuite qu'avec le duc de Nemours, la guerre est certaine, parce qu'il sera considéré par l'Angleterre comme donnant à la France une influence sur la Belgique. Il faut que les Belges soient indépendants, neutres, pour qu'ils se rendent (page 246) forts. Or, le choix du duc de Nemours, c'est l'alliance exclusive avec la France, une transition à la réunion effective. L'avènement du duc de Leuchtenberg, c’est le maintien de l'équilibre.
Tels furent les principaux arguments développés par l'orateur avec l'élévation d'esprit et la précision de langage d'un homme d'État. Sa péroraison émut vivement l'assemblée, et fut accueillie par des applaudissements chaleureux. « Si nous voulons conserver l'estime et la sympathie de la France, dit-il, ne nous humilions pas devant elle. Ne nous obstinons pas à nous livrer à ses princes, quand eux-mêmes nous refusent... Ah ! messieurs, ne soyons une source d'embarras pour personne ; ne nous ravalons pas à être une misérable petite Navarre (Note de bas de page : M. Devaux faisait allusion aux paroles suivantes que M. Dupin venait de prononcer à la chambre des députés : « Je ne pense pas, avait dit M. Dupin, qu'il s'agisse d'annexer à la France une espèce de province capitulée avec des lois particulières, une petite Navarre, qui ne serait pour la France qu'une source d'embarras et de difficultés. ») ; restons, restons la belle, la noble Belgique ! Depuis longtemps le mot de patrie ne résonnait qu'imparfaitement dans nos cœurs. Depuis des siècles, nous n'avons fait que passer d'un joug à l'autre, tour à tour Espagnols, Autrichiens, Français. Hollandais ; depuis quatre mois seulement, nous sommes Belges, et nous avons retrouvé une patrie ! Et depuis quatre mois, la patrie nous a fait faire des miracles ! Ce sentiment commun, auteur d'espérances communes, qui lie entre eux des hommes de mêmes mœurs et de même caractère, a grandi le peuple tout entier, comme par enchantement. Est-ce trop, après des siècles, de ce peu de jours de véritable indépendance ? Faut-il déjà étouffer dans nos cœurs le foyer de tant de nobles pensées et de généreux sentiments ? Cette patrie, que nous avons ressaisie au prix du sang belge, faut-il déjà l'humilier aux pieds d'une puissance étrangère ? Pour moi, la plus dure et la plus (page 247) douloureuse nécessité pourrait seule m'amener à un si grand sacrifice !... »
Malgré le talent déployé par les défenseurs des deux candidats, l'assemblée restait indécise. Les partisans du duc de Leuchtenberg, s’appuyant sur les lettres officielles du ministère français, ne cessaient de dire que Louis-Philippe n'accepterait point la couronne pour le duc de Nemours. Pour faire tomber cet obstacle, M. Van de Weyer se servit de l'ascendant que lui donnait sa qualité de président du comité diplomatique. Ce n'était point, suivant lui, l'acceptation de Louis-Philippe qu'il fallait mettre en doute, mais bien celle du duc de Leuchtenberg. Le comte Méjan, dit-il, ne devait revenir à Bruxelles qu'avec l'assentiment du cabinet français, et il est retourné directement à Munich pour dire au prince que la France, sur laquelle il avait fondé ses espérances, s'opposait à sa nomination. M. Lebeau demande aussitôt une explication catégorique. Il prie le chef du comité diplomatique de faire connaître au Congres s'il a reçu la rétractation officielle du refus persévérant de M. le duc de Nemours ; s'il est convaincu que son élection ne sera pas faite en vain. « Le mot même de conviction, dont je me suis servi, répond M. Van de Weyer, devait empêcher le préopinant de faire la question qu'il m'a adressée. Je n'ai pas dit que j'étais certain de l'acceptation ; car, pour tenir un pareil langage, il aurait fallu que j'en eusse la preuve officielle, et, dans ce cas, j'aurais cru pouvoir et devoir trancher la question. En mettant sous vos yeux la pièce probante, je vous aurais dit : Messieurs, je viens de recevoir la preuve de l'acceptation du duc de Nemours ; je puis donc annoncer au Congrès que son choix ne sera pas fait en vain. Il m'est impossible de parler ainsi ; mais je n'en ai pas moins la conviction que la couronne sera acceptée par le duc de Nemours. Les éléments de cette conviction, je les puise ailleurs que dans des communications officielles. » (page 248)
Tous les membres du gouvernement provisoire et du comité diplomatique, entraînés par les assurances officieuses qui leur avaient été données, partageaient d'ailleurs la conviction sincère de M. Van de Weyer, et le déclarèrent à la tribune (Note de bas de page : La REVUE RÉTROSPECTIVE, ou Archives secrètes du dernier gouvernement (1830-1848), contient, p. 295, une lettre de M. Bresson qui jette un jour fort clair sur l'épisode que nous racontons. M. Bresson écrivait de Madrid, le 8 septembre 1844, sur la question des mariages espagnols alors ouverte : «... Un beau jour, pour nous épargner un sanglant affront, je me trouverai subitement ramené à quatorze ans en arrière, et obligé de faire à Madrid ce que j'ai fait à Bruxelles. Mais il est périlleux de répéter ce jeu-là !... »).
Tandis que l'heure de l'élection approchait, le parti orangiste travaillait à miner la révolution ; mais ce complot, qui semble avoir été conçu dans des proportions assez vastes, n'aboutit qu’à l'échauffourée dont Ernest Grégoire fut le héros. Après avoir essayé de plusieurs professions sans rencontrer la fortune, Ernest Grégoire avait obtenu, par la faveur des circonstances, le grade de lieutenant-colonel d'un régiment de chasseurs. Ce fut cet homme qui servit d'instrument à la faction orangiste. Il parvient à séduire une partie du régiment qu'il commandait à Bruges, et le dirige sur Gand, où il entre le 2 février en criant : Vive le prince d'Orange ! Quoiqu'il y eût une garnison considérable dans la capitale de la Flandre, tout sembla d'abord favoriser le conspirateur. Il avait traversé la ville sans obstacle, et s'était emparé de l'hôtel du gouvernement. M. de Lamberts, chef de la province, est sommé, le pistolet sur la gorge, de proclamer le prince d'Orange. Quoique pris à l'improviste, le gouverneur répond par un refus énergique. Cependant la situation devenait critique, lorsqu'on entendit tout à coup gronder le canon. C'était le colonel Van de Poele qui, accouru avec les pompiers de Gand et les chasseurs de Bruxelles, faisait mitrailler la bande de Grégoire. (page 249) Elle fut bientôt dispersée, et on eut beaucoup de peine à protéger les prisonniers contre la colère du peuple. Ernest Grégoire, qui était parvenu à se sauver à Eeccloo, ne tarda point à y être arrêté. On trouva sur lui une lettre du prince d'Orange, datée de Londres, le 14 janvier (Voir, au sujet de cette lettre, ci-dessus le chapitre X). Il allait la jeter au feu lorsque le maréchal des logis de la gendarmerie la saisit. Quelques instants auparavant, il avait réussi à faire disparaître les autres pièces relatives à la conspiration.
Ce complot si misérablement avorté, sans lasser la persévérance du parti orangiste, augmenta son impopularité. Le gouvernement provisoire rassura la nation (Note de bas de page : La proclamation suivante fut publiée : « Belges, un étranger que la révolution avait naturalisé parmi vous, et que vous aviez accueilli comme un frère, vient de répondre à votre confiance par une tentative de révolte ! Le lieutenant-colonel Ernest Grégoire, a la tête d'une troupe d'hommes qu'il avait séduite, s'est porté sur Gand ; il voulait y proclamer un prince dont le peuple et le Congrès national ont prononcé l'exclusion. Le courage des pompiers gantois et des chasseurs de Bruxelles, soutenu par la fidélité de la population et par l'énergie des chefs civils et militaires, a fait prompte justice de cette trahison. La peine suivra le crime, et cet odieux attentat est le dernier effort des ennemis de notre repos et de nos libertés. Belges, vos destinées sont sur le point d'être fixées : aussi calmes après la victoire que vous avez été courageux pendant le combat, vous recevrez avec confiance la décision suprême du Congrès national, et votre patriotismec saura la faire respecter. Bruxelles, le 3 février 1831. Baron VANDERLINDEN-D'HOOGVORST, comte FÉLIN DE MERODE, CH. ROGIER, ALEX. GENDEBIEN, SYLVAIN VAN DE WEYER.»), et le Congrès put achever paisiblement l'élection du chef de l'État.
Un nouveau coup allait être porté à la candidature du duc de (page 250) Leuchtenberg au moyen du protocole arrêté à Londres le 27 janvier. Complément du précédent, il établissait le principe du partage des dettes du royaume des Pays-Bas, et tendait à assurer aux habitants de la Belgique la jouissance du commerce des colonies hollandaises. La conférence avait eu à choisir entre deux systèmes : mettre à la charge des deux pays, maintenant séparés, les dettes qu'ils avaient contractées avant la réunion ; ou bien laisser subsister la communauté des charges, confondre les dettes, et en rendre chacun des Etats solidaire. Elle adopta ce dernier système, en invoquant une disposition du protocole du 21 juillet 1814, établissant le principe la communauté des charges, des dettes et des bénéfices (Note de bas de page : Les plénipotentiaires, réunis à Londres, motivaient leur opinion en ces termes : « Ils ont pensé qu'au lieu de reprendre ses anciennes dettes tout entières, et d'être soumise aux charges intégrales et proportionnelles, la Belgique devait entrer en partage des dettes du royaume des Pays-Bas, telles qu'elles existent à la charge du trésor royal, et que ces dettes devraient être réparties entre les deux pays, d'après la moyenne proportionnelle des contributions directes, indirectes et des accises, acquittées par chacun d'eux pendant les années 1827, 1828 et 1829 ; que celte base, essentiellement analogue aux ressources financières respectives des Hollandais et des Belges, serait équitable et modérée. Car, malgré la disparité numérique de population, elle ferait peser approximativement 16/31 de la dette totale à la charge de la Belgique, et en laisserait 15/31 à celle de la Hollande ; que, du reste, s'il résultait de ce mode de procéder un accroissement de passif pour les Belges, il serait entendu, d'autre part. que les Belges jouiraient, sur le même pied que les Hollandais, du commerce de toutes les colonies appartenant à S. M. le roi des Pays-Bas. »). Par un motif, qu il est facile d'apprécier, le prince de Talleyrand n'avait encore donné au nouveau protocole qu'une adhésion conditionnelle ; aussi de même que le précédent, ne fut-il communiqué au gouvernement provisoire que par lord Ponsonby seul. Après avoir menacé les Belges, le ministère (page 251) français avait cru qu'il lui importait de les ménager, de les flatter même, sauf à se réunir plus tard à la majorité de la conférence lorsque le danger serait passé.
Au commencement de la séance du 3 février, plusieurs députes demandèrent qu'il fût donné connaissance au Congrès d'une lettre que le comité diplomatique avait reçue de Paris et qui avait déjà été communiquée officieusement à quelques membres de l'assemblée. M. Van de Weyer commença par s'excuser sur ce qu'il y avait peut-être de contraire aux convenances dans la communication d'une lettre qui n'avait pas un caractère officiel. Mais il trouvera son excuse, dit-il, dans la situation du pays et dans le besoin de donner au Congrès tous les moyens nécessaires pour l'éclairer dans la grave question sur laquelle il est appelé à prononcer. Il fait connaître ensuite comment le comité diplomatique est en possession de cette lettre. Lorsque le comité eut appris, par les journaux, qu'il existait un nouveau protocole de la conférence de Londres, en date du 27 du mois de janvier, le président du comité se rendit auprès de l'envoyé du gouvernement français, pour lui demander s'il avait des nouvelles de Londres, ou s'il avait reçu des ordres de son gouvernement. Sur ses pressantes instances, M. Bresson communiqua la dépêche qu'il venait de recevoir de M. le comte Sébastiani. Cette dépêche était conçue en ces termes :
« Paris, le 1er février 1831.
« MONSIEUR,
« Si, comme je l'espère, vous n'avez pas encore communiqué au gouvernement belge le protocole du 27 du mois de janvier, vous vous opposerez à cette communication, parce que le gouvernement du roi n'a point adhéré à ses dispositions. Dans la question des dettes comme dans celle de la fixation de l'étendue et des limites des territoires belge et hollandais, nous avons (page 252) entendu que le concours et le consentement libres des deux États étaient nécessaires.
« La conférence de Londres est une médiation, et l'intention du gouvernement du roi est qu'elle n'en perde jamais le « caractère.
« HORACE SÉBASTIANI. »
Un mouvement général de satisfaction se manifesta dans l'assemblée, et M. Lebeau précisa nettement la nouvelle position que prenait la France. « Comme l'interprétation donnée au protocole du 20 janvier est d'accord, dit-il, avec celle que nous lui avions donnée nous-mêmes, et que de l'une aussi bien que de l'autre il résulte que le protocole n'est qu'un projet de transaction ; que dès lors que la France prend l'honorable initiative de faire respecter le principe de non-intervention, il est essentiel que ce fait soit constaté : je demande l'impression de cette lettre, afin que le cabinet français, s'il venait à se modifier, ne put pas refuser de reconnaître que le protocole du 20 janvier n'était autre chose qu'un projet de transaction, et que ce fait, constaté, reste comme un lien qu'il ne puisse briser sans renier ses œuvres. » M. Van de Weyer ne s'opposa point à l'impression, qui fut ordonnée. M. Devaux prit ensuite la parole pour demander : 1° si le comité diplomatique n'avait reçu aucune autre communication ; 2° si le comité avait pris des informations pour connaître les suites probables du choix du duc de Nemours ou du duc de Leuchtenberg, ou si le comité s'était abstenu de prendre des informations. Sur la première question, M. Van de Weyer répondit qu'il n'avait reçu aucune espèce de communication officielle ; il fut également muet sur la seconde. Sa conviction personnelle et intime, concernant l'acceptation du duc de Nemours était puisée, dit-il, non dans des documents officiels, mais dans des documents particuliers provenant des correspondances (page 253) officieuses et confidentielles que le comité avait nécessairement et naturellement avec ses envoyés à l'étranger. Un autre membre du comité diplomatique, M. Ch. Lehon, fit une déclaration analogue : « J'ai eu, dit-il, une conversation avec M. le commissaire du gouvernement français, et je tiens de M. Bresson, avec l'autorisation formelle de sa part de le répéter à la tribune, que lundi soir (c'était le 30 janvier), à dix heures, lord Ponsonby lui a nié formellement avoir dit à qui que ce fût que si le duc de Nemours était élu, il quitterait à l'instant la Belgique. Je suis autorisé à déclarer que, le même jour, lord Ponsonby a nié qu'il aurait dit à qui que ce fût que si le duc de Leuchenberg était élu, il serait reconnu par l'Angleterre. Voilà les réponses que j'ai reçues et que je n'ai voulu recevoir que comme officielles. Maintenant je suis de ceux qui sont convaincus que si le duc de Nemours est nommé, il acceptera la couronne. » (Note de bas de page : La diplomatie française était alors infatigable. « Un peu avant le vote, un bruit soudain courut dans l'assemblée que le comité diplomatique avait reçu des lettres confidentielles de l'envoyé belge à Paris, qui se disait convaincu que Louis-Philippe accepterait la couronne pour son fils, s'il était nommé. Voilà dans quelles circonstances on mit aux voix la question du chef de l'État.» (Histoire du royaume des Pays-Bas, par M.de Gerlache, t. II, p. 469.)
Ces déclarations réitérées des membres du comité diplomatique entraînèrent vers le duc de Nemours plusieurs députés, qui jusqu'alors avaient réservé leurs votes. Une autre circonstance contribua au même résultat. A peine la clôture de la discussion avait-elle été prononcée, que le président du Congrès annonça qu'on venait de lui remettre plusieurs pétitions provenant de l'armée et couvertes de nombreuses signatures, par lesquelles l'élection du duc de Nemours était demandée.
Cent quatre-vingt-onze membres étaient présents. Quatre- vingt-neuf votèrent pour le duc de Nemours ; soixante-sept pour (page 254) le duc de Leuchtenberg, et trente-cinq pour l'archiduc Charles d'Autriche. Aucun candidat n'ayant obtenu la majorité de cent une voix, il fallut, conformément au décret du 28 janvier, procéder à un second tour de scrutin, et l'élection allait être faite à la majorité absolue des votants.
Le nombre des membres présents s'élevait alors à cent quatre-vingt-douze. Quatre-vingt-dix-sept votèrent pour le duc de Nemours ; soixante et quatorze pour le duc de Leuchtenberg, et vingt et un pour l'archiduc Charles d'Autriche (Note pour cette version numérisée : Une note de bas de page reprenait nominativement les votes émis. Cette liste n’est pas reprise ici£. Pour plus de détails, voir le texte intégral de la séance du 3 février 1831)
(page 255) Le duc de Nemours triomphait, et pour quelques jours, il allait être roi des Belges !
Au milieu d'un silence solennel, le président donna lecture du décret d'élection :
« Au nom du peuple belge, le Congrès national décrète :
« Art. 1". S. A. R. Louis-Charles-Philippe d'Orléans, duc de Nemours, est proclamé roi des Belges, à la condition (page 256) d'accepter la Constitution telle qu'elle sera décrétée par le Congrès national.
« Art. 2. Il ne prend possession du trône qu'après avoir solennellement prêté, dans le sein du Congrès, le serment suivant : « Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. »
« Vive le roi ! »
Ce cri est répété par l'assemblée, par les tribunes et par la foule immense réunie près du palais législatif et qui attendait avec une impatience fiévreuse la décision du Congrès. Au même instant, les cloches sonnent à grandes volées et le canon se fait entendre. Tous les patriotes se rallièrent spontanément au jeune prince, proclamé par le Congrès national ; les partisans du duc de Leuchtenberg se rapprochèrent de ceux qui étaient leurs adversaires quelques minutes auparavant ; il n'y eut plus qu'un désir, qu'un vœu : inaugurer sans retard le chef de l'État pour sortir du provisoire ! Telle était la signification réelle des acclamations qui accueillirent dans toute la Belgique l'élection du duc de Nemours.
Le lendemain, le premier devoir du Congrès fut de voter des remerciements à la garde civique de Bruxelles pour les services qu'elle avait rendus pendant la mémorable discussion sur le choix du chef de l'État. L'assemblée décida ensuite qu'une députation de dix membres, y compris le président du Congrès, serait envoyée à Paris pour annoncer au roi des Français la nomination de son fils au trône. Le Congrès désigna : MM. Félix de Mérode, d'Arschot, Gendebien (père), Ch. Lehon, Ch. de Brouckere, Marlet, l'abbé Boucqueau de Villeraie, Barthélemy et le marquis de Rodes. Cette députation, disait un journal, rappelait la mission de Franklin allant demander à Louis XVI du secours pour les Américains du Nord ; de Franklin que représentera si bien notre vénérable Surlet (page 257) de Chokier avec ses longs cheveux gris, son visage austère, son allure franche, sa caustique bonhomie.
Les députés du Congrès arrivèrent à Paris, le 6 février, ne doutant point du succès de leur mission.
Il était manifeste toutefois que, pendant six jours, les partis qui avaient divisé le Congrès s'étaient disputé deux impossibilités politiques. Si dès lors on avait pu percer le mystère qui enveloppait la conférence de Londres, on aurait su que, par un protocole secret du 1er février, elle avait prononcé l'exclusion du duc de Nemours.
(Note de bas de page) Ce protocole était de la teneur suivante : « Protocole, n°14, de la conférence tenue au Foreign-Office le 1er février 1831.
« Présents : les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.
« Les plénipotentiaires des cinq cours s'étant réunis, le plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique a appelé l'attention de la conférence sur la position où les cinq cours pourraient se trouver relativement aux résultats des délibérations du Congrès de Bruxelles, qui agitait le choix d'un souverain pour la Belgique. Le plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique a observé que l'engagement pris par les cinq cours, dans le protocole n°11, du 20 janvier, de ne chercher aucune augmentation de territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage isolé, dans les arrangements qui auraient la Belgique pour objet, semblait leur imposer également à toutes le devoir de rejeter les offres qui pourraient être faites par le Congrès de Bruxelles en faveur d'un des princes des familles qui règnent dans un des cinq États dont les représentants sont réunis en conférence à Londres. En rappelant les termes du protocole du 20 janvier, le plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique a ajouté que, dans des circonstances à peu près semblables, ce même devoir avait été formellement reconnu par les cours de France, de la Grande-Bretagne et de Russie, relativement à la Grèce ; qu'il conviendrait de faire découler aujourd'hui les mêmes conséquences du même principe, et qu'il proposait à la conférence de déclarer, par un protocole, qu'au cas que la souveraineté de la Belgique fût offerte à des princes des familles qui règnent en Autriche, en France, dans la Grande-Bretagne, en Prusse et en Russie, celle offre serait invariablement rejetée. Les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, ont unanimement adhéré à l'opinion du plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique, et se sont déclarés prêts à prendre, au nom de leurs cours, l'engagement qu'il avait proposé. Le plénipotentiaire de France a pris la question ad référendum, afin de recevoir les ordres de sa cour, qui lui parviendraient incessamment. ESTERHAZY-WESSENBERG, TALLEYRAND, PALMERSTON. BULOW, LIEVER-MATUSZEWIC. » (Fin de la note)
(page 258) Après le succès qu'il venait de remporter, Louis-Philippe se détacherait-il de la conférence et braverait-il l'Europe ? L'élection du duc de Nemours, quoique prévue à Londres, y avait produit une grande sensation ; mais les représentants des puissances ne tardèrent point à être rassurés. A peine les dépêches de Bruxelles furent-elles arrivées que la conférence se réunit, et le prince de Talleyrand déclara que le roi des Français persisterait dans l'exclusion à laquelle il s'était associé.
Mais, avant de suivre à Paris la députation du Congrès, nous devons rappeler le terrible épisode dont la rade d'Anvers fut le théâtre le 5 février. La flottille de canonnières hollandaises, qui avaient pris part au bombardement d'Anvers, venait de quitter le port où elle s'était mise à l'abri des glaçons et de reprendre sa station devant la ville lorsqu'un de ses bâtiments, commandé par le lieutenant Van Speyek, perdit ses ancres et fut poussé, par un violent coup de vent, au Steendyk, sous les batteries du fort Saint-Laurent. Les efforts infructueux de l'équipage, pour éviter d'être jeté à la côte, furent aperçus du quai, et attirèrent sur ce point un immense rassemblement. Une compagnie de volontaires (page 259) belges accourut, tandis que le navire touchait le rivage. Les uns se portèrent en avant pour en prendre possession, les autres pour protéger l'équipage contre l'irritation du peuple. L'officier commandant les volontaires ayant adressé quelques mots à Van Speyek, celui-ci les prit à tort pour l'ordre d'amener son pavillon, et il forma à l'instant la résolution désespérée de se sacrifier avec ses marins et son bâtiment plutôt que de se rendre. Accompagné d'un matelot, il entre dans la cabine, sous prétexte de chercher ses papiers, ouvre la soute aux poudres, place un cigare allumé sur un des sacs, se met à genoux comme pour prier et attend sa destinée. Son compagnon épouvanté avait à peine eu le temps de remonter sur le pont et de se jeter dans la rivière, qu'une commotion terrible ébranle toute la ville, et un instant après, il ne restait d'autre vestige de la canonnière hollandaise que quelques fragments épars, lancés sur le rivage ou flottant sur le fleuve. Trente et un hommes se trouvaient sur le bâtiment ; trois seulement échappèrent ! La Hollande applaudit à l'héroïsme de Van Speyek. Elle cita avec orgueil cet exemple de fidélité au pavillon, et elle voulut perpétuer la mémoire du jeune officier qui était mort comme Opdam, après avoir montré la froide intrépidité de Martin Tromp (Note de bas de page : Un des principaux ornements de la salle d'audience du palais royal d'Amsterdam est un grand tableau représentant l'action héroïque de Van Speyek).