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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre II. La Constitution

Chapitre IV

La souveraineté du peuple, origine des pouvoirs. Ordre des juridictions

(page 385) La nationalité belge, longtemps comprimée par la domination étrangère, était sortie triomphante de la révolution qui venait tic s'accomplir. Il était donc nécessaire de légitimer solennellement cette glorieuse origine. C'est pourquoi le comité de constitution avait inscrit, dans son projet, que la nation belge ne reconnaissait à aucun prince, ni à aucune famille, de droits sur la Belgique, antérieurs au pacte fondamental. Il avait également proposé de proclamer que tous les pouvoirs émanent de la nation. Un seul membre de l'assemblée nationale crut devoir protester contre ce principe générateur. Confondant la loi politique, œuvre des associations humaines, avec la loi naturelle, ouvrage de la (page 386) providence, M. l'abbé Vanderlinden s'éleva contre la souveraineté du peuple, et il émit le vœu que le Congrès inscrivit en tête de la charte que toute puissance vient de Dieu, omnis potestas a Deo. Mais comme il s'agissait uniquement de la souveraineté politique, il parut dangereux de lui donner pour fondement les idées théocratiques préconisées par Joseph de Maistre.

Les pouvoirs, émanés de la nation, devaient être exercés de la manière indiquée par la Constitution. Or, il avait déjà été irrévocablement arrêté que la nation belge adoptait la monarchie représentative, avec deux chambres, toutes deux électives. Il fallait maintenant indiquer l'ordre des juridictions et déterminer les limites de chacune. Toute société régulière est régie par trois pouvoirs qui ne peuvent être ni confondus ni concentrés dans la même main : le pouvoir législatif, qui a pour mission de prescrire les règles destinées à régir l'association ; le pouvoir exécutif, chargé de faire exécuter ces lois ; enfin, le pouvoir judiciaire, institué pour punir les crimes et régler les intérêts privés en appliquant les mesures arrêtées de commun accord par les deux autres pouvoirs. Cette distinction nécessaire n'avait pas toujours été observée. La constitution consulaire ou de l'an VIII considérait l'ordre judiciaire comme une branche du pouvoir exécutif, et le gouvernement des Pays-Bas n'avait pas répudié une confusion qui tendait à l'asservissement des tribunaux. La Constitution belge rétablit l'existence des trois pouvoirs, et reconnut en outre, dans de justes limites, les prérogatives de la province et de la commune.

Dans les États constitutionnels, le pouvoir législatif est dominant. Le Congrès décréta qu'il serait exercé collectivement par le chef de l’État, la chambre des représentants et le sénat. Un partisan de la forme républicaine, M. Seron, demanda l'exclusion du chef de l'État ; il prétendit que l'on marcherait inévitablement vers le despotisme, si l'on accordait au chef de l’État, déjà investi (page 387) du pouvoir exécutif, une part quelconque dans l'exercice du pouvoir législatif. Mais l'assemblée ne partagea point des craintes qui étaient puériles, puisque le chef de l'État ne peut par lui- même ni établir ni abroger aucune loi (Note de bas de page : « Le Congrès aurait méconnu le principe essentiel de la séparation des trois pouvoirs, s'il avait conféré au roi la plénitude du pouvoir législatif, tout comme il lui accorde celle du pouvoir exécutif. Alors, pour nous servir de l'énergique expression de Montesquieu, le monarque pourrait concevoir le désir de faire des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement ; mais il ne peut en être ainsi, lorsque le rôle du chef de l'État se borne à l'exercice des droits que lui confère une constitution, placée au-dessus de son atteinte, et des lois qu'il n'est pas en son pouvoir d'établir ou d'abroger. » (Constitution belge annotée, p. 112.))

Le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; limites de ces trois pouvoirs

Pour conserver un juste équilibre entre la puissance exécutive et la puissance législative, l'assemblée décida, sans discussion, que l'initiative, c'est-à-dire la faculté de proposer directement des projets de loi, appartiendrait aux trois branches du pouvoir législatif. Il ne fut fait d'exception que pour les lois relatives aux recettes et aux dépenses de l'État ainsi qu'au contingent de l'armée. On voulut que les lois de cette nature fussent d'abord votées par la chambre des représentants, parce qu'elles consacrent deux espèces de charges publiques qui atteignent principalement les classes moyenne et inférieure, dont la seconde chambre est l'émanation la plus directe.

Le Congrès arrêta ensuite que l'interprétation des lois, par voie d'autorité, n'appartiendrait qu'au pouvoir législatif. Cette disposition, approuvée sans débat par le Congrès, avait été l'objet d'une forte discussion à la section centrale. D'un côté, l'on soutenait qu'il était nécessaire de laisser au pouvoir législatif la faculté d'interpréter les lois, si l'on ne voulait pas que la marche du gouvernement pût être entravée ; qu'il pouvait être utile de restreindre cette faculté dans les matières judiciaires, mais qu'elle (page 388) était surtout nécessaire pour les lois administratives. D'un autre côté, l'on répondait qu'une loi interprétative s'applique à des faits antérieurs ; qu'elle a, par sa nature, une plus ou moins grande rétroactivité ; que l'interprétation des lois était dans les attributions des tribunaux, et qu'on ne devait recourir à l'interprétation du législateur que lorsqu'on avait acquis la certitude que la cour, chargée spécialement de connaître de la violation de la loi, sans pouvoir entrer dans le fond des affaires, était en opposition directe avec les cours d’appel. En résumé, la majorité de la section centrale pensa que l'on ne préjugerait rien en adoptant la rédaction proposée ; plus tard le législateur lui-même pourra, disait-elle, régler en quels cas il y a lieu à une telle interprétation, et faire une distinction convenable entre les lois administratives et les lois qui règlent les droits des particuliers (Note de bas de page : La loi du 4 août 1832, organique de l'ordre judiciaire, a déterminé les cas dans lesquels il y a lieu de recourir à l'interprétation par voie d'autorité. — « Dans le cas de renvoi devant une cour d'appel en matière civile, l'affaire est jugée par deux chambres réunies. Lorsqu'après une cassation, le second arrêt ou jugement est attaqué par les mêmes moyens que le premier, la cause est portée devant les chambres qui jugent en nombre impair ; si la cour annule le second arrêt ou jugement, il y a lieu à interprétation. »).

Le chef de l'État fut investi du pouvoir exécutif, tel qu'il serait réglé par la Constitution ; l'exercice du pouvoir judiciaire fut confié aux cours et tribunaux, avec cette réserve que les arrêts et jugements seraient exécutés au nom du roi, auquel appartient exclusivement la puissance exécutive.

Pour compléter l'ordre des juridictions, le Congrès décida que les intérêts exclusivement communaux ou provinciaux seraient réglés par les conseils communaux ou provinciaux, d'après les principes établis par la Constitution. Le Congrès pensa que la législature ne pouvait pas entrer dans les détails des intérêts (page 389) provinciaux et communaux ; et que, d'un autre côté, il serait dangereux de les confier absolument au chef de l'État et de les livrer par là à des agents subalternes du pouvoir exécutif. On résolut, en conséquence, de les confier a des conseils qui, par leur rapprochement des intéressés, seraient plus à même de connaître et d'apprécier les intérêts locaux.

Dispositions communes aux deux chambres

Les pouvoirs constitutionnels étant établis, il importait de tracer le cercle dans lequel chacun devait se mouvoir. Portant d'abord son attention sur le pouvoir législatif, le Congrès arrêta des dispositions communes aux deux chambres. Il décida que les membres des deux chambres représenteraient la nation, et non uniquement la province ou la subdivision de province qui les aurait nommés ; ce qui ne voulait pas dire que la plénitude de la souveraineté nationale serait concentrée dans le sein des deux chambres législatives, mais bien que leurs membres seraient les mandataires de toute la nation, au lieu de représenter exclusivement le district électoral dont ils auraient obtenu les suffrages. La publicité des débats parlementaires fut consacrée comme une règle salutaire qui plaçait sans cesse les députés en face du pays ; elle ne devait souffrir d'exceptions que dans des circonstances où l'intérêt général pouvait exiger que le public ne fût pas initié aux débats. Ce fut également pour rendre hommage à la souveraineté de la nation, source de la puissance législative, que le Congrès décida que les votes seraient émis à haute voix sur l'ensemble des lois ; on encourageait ainsi la fermeté de caractère aussi bien que la probité parlementaire, en prévenant ces capitulations de conscience que couvre le scrutin secret.

L'indépendance du parlement fut assurée par les dispositions qui accordaient à chaque chambre le droit de composer son bureau et de vérifier les pouvoirs de ses membres, en la rendant seule juge des contestations qui s'élèveraient à ce sujet. L'indépendance parlementaire eut pour sanction une inviolabilité légale (page 390) Il fut décidé qu'aucun membre de l'une ou de l'autre chambre ne pourrait être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions et des votes qu'il aurait émis dans l'exercice de ses fonctions ; que, pendant la durée de la session, aucun membre du parlement ne pourrait être ni poursuivi ni arrêté, en matière de répression, sauf le cas de flagrant délit, qu'avec l'autorisation de la chambre dont il ferait partie ; qu'aucune contrainte par corps ne pourrait être exercée contre un membre du parlement, durant la session, qu'avec la même autorisation ; enfin, que la détention ou la poursuite d'un membre de l'une ou de l'autre chambre serait suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la chambre le requérait (Note de bas de page : La disposition analogue, insérée dans la constitution des Etats-Unis de l'Amérique du Nord, est rédigée eu ces termes : « Dans tous les cas, excepté ceux de trahison, de félonie et de trouble à la paix publique, les sénateurs et les représentants ne pourront être arrêtés, soit pendant leur présence au congrès, soit en s'y rendant ou en retournant dans leurs foyers. Dans aucun autre lieu, ils ne pourront être inquiétés, ni interrogés, en raison des discours ou opinions prononcés dans leurs chambres respectives »). Le droit d'enquête et un autre droit non moins précieux, qui avait été refusé aux anciens états généraux par la loi fondamentale de 1815, la faculté d'amender les projets de loi, complétèrent les prérogatives du parlement belge.

Les incompatibilités parlementaires

Il fallait le soustraire à l'influence dangereuse du pouvoir exécutif, en plaçant un obstacle entre les membres des chambres et les faveurs ministérielles. Mais cet obstacle, quel serait-il ? Fallait-il interdire, d'une manière absolue, aux membres de la représentation nationale, l'acceptation de fonctions salariées ? Fallait-il se contenter de renvoyer devant le corps électoral le membre nommé à un emploi salarié par le pouvoir exécutif ? Avant la discussion publique, les sections du Congrès s'étaient vivement préoccupées de l'incompatibilité que quelques membres auraient voulu établir (page 391) entre des fondions publiques et le mandat législatif. La section centrale refusa son adhésion à ce système. Elle crut qu’à cet égard il fallait s'en rapporter au bon sens des électeurs, et qu'une disposition, prescrivant la réélection des membres de la représentation nationale qui seraient appelés à des emplois salariés, obvierait à tous les inconvénients. La majorité ne voulut pas même exclure de la représentation nationale les membres de la cour des comptes, bien qu'ils dussent tenir leur mandat de la chambre des représentants (Note de bas de page : Cette exclusion fut néanmoins prononcée par le décret du 30 décembre 1830, organique de la cour des ). Elle refusa également de sanctionner une disposition tendant à empêcher les gouverneurs de se faire élire dans les provinces dont l'administration leur serait confiée. En résumé, la section centrale se contenta de proposer au Congrès la réélection des membres de la représentation nationale, qui accepteraient du gouvernement un emploi salarié. Dans la discussion publique, un seul amendement fut déposé ; il avait pour auteur M. de Tiecken de Terhove, et il était conçu dans les termes suivants : « Les membres des deux chambres ne pourront être revêtus d'aucune fonction de cour, ni de toute autre fonction amovible, salariée par le gouvernement. » Cet amendement fut rejeté. Il est donc permis d'affirmer que les auteurs de la Constitution refusèrent de prononcer d'une manière absolue l'exclusion des fonctionnaires de la représentation nationale ; ils crurent qu'ils garantiraient suffisamment l’indépendance parlementaire en exigeant la réélection du député qui accepterait des fonctions salariées, et ils pensèrent qu'il était inutile, sinon injuste, de faire dégénérer en ostracisme un principe de sage défiance. Bref, ils ne voulurent point inscrire, dans la loi suprême de l'Etat, des restrictions au nom de la liberté (Note de bas de page : On a entendu depuis cette époque un des plus grands orateurs de la tribune française (M. de Lamartine) s'élever vingt fois contre ces lois d'exclusion et d'envie qui déciment les hommes capables, consolent les médiocrités et ruinent un pays. ») La plupart des publicistes partageaient à cet égard l'opinion qui prévalut dans la section centrale. « Il devrait suffire, disaient-ils, que, sur un tel point, la nation fût dirigée par le sentiment de ses intérêts. Si elle veut être effectivement représentée, elle comprendra bien assez, d'elle-même, qu'elle le serait mal par une assemblée où elle laisserait affluer ceux qui sont employés à administrer le pays, c'est-à-dire par des délégués de la puissance exécutive, de l'élément monarchique. Un peuple sage ne prendra donc pas ses représentants, de préférence, parmi les fonctionnaires publics ; mais il ne les exclura pas non plus, s'ils lui paraissent dignes de sa confiance. » Une loi du 26 mai 1848 a établi l'incompatibilité des fonctions salariées par l'État avec le mandat parlementaire. Elle est de la teneur suivante : « ART. 1er. Les fonctionnaires et employés salariés par l'Etat, nommés membres de l'une ou de l'autre chambre, sont tenus, avant de prêter serment, d'opter entre le mandat parlementaire et leurs fonctions ou leurs emplois. - Il en est même de tout ministre des cultes rétribué par l'État, des avocats en titre des administrations publiques, des agents du caissier de l'État et des commissaires du gouvernement auprès des sociétés anonymes. Le paragraphe premier du prêtent article n'est pas applicable aux chefs « de départements ministériels. « ART. 2. Les membres des chambres ne pourront être nommés à des « fonctions salariées par l'État qu'une année au moins après la cessation » de leur mandat. « Sont exceptées les fondions de ministre, d'agent diplomatique et de gouverneur. »

La chambre des représentants. Conditions requises pour exercer le droit électoral ; pourquoi le Congrès a fixé le cens

(page 392) Après avoir arrêté les dispositions communes aux deux chambres, le Congrès s'occupa de l'organisation spéciale de la chambre des représentants. La section centrale avait consacré, dans son projet, le principe de l'élection directe par les citoyens, mais sans spécifier les conditions requises pour exercer le droit électoral. M. Defacqz proposa, par amendement, d'attribuer ce droit aux (page 393) citoyens qui payeraient un cens à déterminer par la loi électorale, cens qui ne pourrait excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins. M. Defacqz fit d'abord ressortir la grave lacune qui existait dans le projet de la section centrale, lacune qui pourrait avoir pour conséquence l'introduction du suffrage universel, utopie irréalisable, disait-il ; il émit l'avis que le cens était la condition qu'il fallait placer en première ligne pour être électeur.

(Note de bas de page) On ne pouvait alors s'attendre de longtemps encore à l'introduction du suffrage universel dans l'un ou l'autre des États européens. Les esprits les plus éclairés regardaient l'inégalité dans la distribution des droits politiques comme la condition inévitable d'une grande société, et comme la conséquence des inégalités de fait matérielles et intellectuelles qui existent nécessairement dans son sein. En jetant les yeux par delà l'Océan, dans les États-Unis de l'Amérique du Nord, on trouvait que si le suffrage à peu près universel était la loi électorale de cette république exceptionnelle, il n'était pourtant pas sans restrictions. « Les hommes de couleur, dit M. Michel Chevalier, en sont exclus à peu près partout en droit, et partout en fait. Dans certains États, il faut être inscrit au rôle des contributions, même pour une somme déterminée, ou, à défaut de payer un impôt, il faut être chef de famille et maître de maison (house-keeper). Dans plusieurs des États de la Nouvelle-Angleterre, le vote est interdit quiconque reçoit des secours de la charité publique, et, dans le Massachusetts, cette exclusion-là atteint quelques milliers de personnes. L'interdiction est prononcée dans plus d'un État contre les personnes qui ne sont pas de bonne vie et mœurs. Ainsi nul ne peut voter dans le Vermont, s'il n’est d'une conduite tranquille et pacifique ; dans le Connecticut, à moins d'avoir une bonne renommée. Dans un des plus jeunes États, celui de l'Iowa, situé à l'ouest, la constitution porte que les idiots, les aliénés et les personnes mal famées ne pourront voter. » (La liberté aux États- Unis, p. 54. Paris, 1849.) (Fin de la note).

Mais il pensait aussi que, à raison même de l'importance de cette condition, il ne fallait pas la laisser à l'arbitraire d'une loi mobile et changeante ; qu'il ne fallait pas que les législatures qui succéderaient au Congrès pussent en disposer (page 394) à leur gré, et peut-être selon les caprices du pouvoir. Il avait donc établi un maximum et un minimum pour que la loi électorale eût la latitude nécessaire afin de fixer le cens d'après les localités. M. Raikem, rapporteur de la section centrale, répondit que l'on y avait agité la question de savoir si la qualité d'électeur devait reposer sur le cens et qu'on s'était décidé pour l'affirmative, mais en convenant d'en laisser la fixation à la loi électorale. M. de Theux ajouta que la question soulevée par M. Defacqz était de la plus haute importance et ne pouvait être l'objet d'une discussion improvisée. « Le cens, objecta M. Destouvelles, doit être déterminé par la constitution ; car, quoique le Congrès puisse faire des lois, il ne peut pas leur conférer un caractère d'immutabilité tel que les législatures postérieures ne puissent les modifier. Au contraire, les législatures pourront tout changer, excepté la Constitution. J'attache donc beaucoup d'importance à ce que la Constitution fixe le cens électoral, et je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'ajourner la proposition ; car l'amendement de M. Defacqz, par le maximum et le minimum qu'il détermine, se prête à tous les projets de loi électorale qui pourraient être proposés. Tout repose sur le cens électoral ; c'est pour cela qu'il importe que cette base soit posée dans la Constitution, pour que les législatures à venir courbent la tête devant cette disposition et ne se permettent pas d'y porter la main. » Cet avis fut vivement appuyé par MM. Ch. Lehon et Pirson. Ils citèrent l'exemple de la France, où le cens avait subi plusieurs modifications, parce que le pacte fondamental ne l'avait pas fixé. Tout en admettant la proposition de M. Defacqz, M. l'abbé de Foere aurait voulu plus de latitude dans la fixation du minimum et du maximum ; il aurait désiré surtout que les hommes exerçant des professions scientifiques fussent admis aux élections avec un cens moindre. M. Forgeur lui répondit que ce serait établir un privilège en faveur des professions scientifiques, et qu'il ne (page 395) fallait de privilège pour personne dans un gouvernement libre. « La meilleure des garanties à demander aux électeurs, ajouta- t-il, c'est le payement d'un cens qui représente une fortune, une position sociale, afin qu'ils soient intéressés au bien-être et à la prospérité de la société. Que si vous admettez un privilège en faveur des professions libérales, vous verrez bientôt les tailleurs, les cordonniers, tous les corps de métiers venir vous demander la même faveur, et dire qu'eux aussi sont intéressés au bon ordre et à la prospérité de l'État. N'entrons pas dans la route des privilèges, car on ne sait plus où l'on s'arrête, lorsqu'une fois on y entre. » L'élection directe, avec la stipulation du cens comme condition fondamentale, fut adoptée. Le Congrès décida ensuite que les élections se feraient par telles divisions de provinces et dans tels lieux que la loi déterminerait. M. Ch. Lehon avait proposé cette dernière disposition, en la motivant sur les abus introduits en France sous le ministère de M. de Villèle. On avait vu, à cette époque, le gouvernement déplacer les chefs-lieux des collèges électoraux, lorsqu il supposait tel ou tel lieu plus favorable pour obtenir des députés selon son esprit. Le Congrès ne voulut pas laisser au pouvoir exécutif la faculté d'entraver par ce moyen le droit électoral.

Le Congrès, déjà éclairé par les débats préliminaires des sections, arrêta sans discussion que la loi électorale fixerait le nombre des députés d'après la population ; que ce nombre ne pourrait excéder la proportion d'un député sur 40,000 habitants ; enfin, qu'elle déterminerait également les conditions requises pour être électeur, et la marche des opérations électorales.

Conditions d'éligibilité à la chambre des représentants

Il fallut ensuite déterminer les conditions d'éligibilité. Le Congrès en établit quatre : l'indigénat ou la grande naturalisation ; la jouissance des droits civils et politiques ; l'âge de vingt-cinq ans (page 396) comme dans la république des États-Unis (Note de bas de page : M. Nothomb, secrétaire de la commission de Constitution, avait été chargé, au mois d'octobre 1830, de rédiger le texte de l'arrêté électoral pour la formation du Congrès (voir ci-dessus, p. 42). Son travail fait, il alla en donner lecture aux membres du gouvernement provisoire. Le chiffre à fixer pour l'âge d'éligibilité était resté en blanc. Après avoir pris connaissance de toutes les autres dispositions, le gouvernement provisoire revint à cet article, le seul qui pût offrir matière à discussion. Il allait ouvrir ou fermer la carrière parlementaire à plusieurs membres du gouvernement qui n'avaient pas encore atteint l'âge de trente ans accomplis, fixé par l'ancienne loi fondamentale. Ils avaient de vingt-sept à vingt-neuf ans. On proposa vingt-neuf ans, puis vingt-huit, puis vingt-sept. M. Nothomb, qui n'avait que vingt-cinq ans et quelques mois, avait écouté silencieusement ces propositions. Il prit alors la parole pour dire : « Ce ne sont pas des chiffres à mettre dans une loi : il faut vingt-cinq ou trente ; tout autre chiffre vous trahit. Et, pour être vrai, j'avouerai que vingt-cinq me rend éligible. » Celui qui parlait avait déjà prouvé, par son exemple, qu'à vingt-cinq ans on pouvait aspirer au rôle d'homme d'État. Le chiffre de vingt-cinq fut accueilli à l'unanimité, et inséré dans l'arrêté du 10 octobre, d'où il passa dans la Constitution belge el dans bien d'autres), le domicile en Belgique. Il fut stipulé formellement qu'aucune autre condition ne pourrait être requise. Les membres de la chambre des représentants devaient être en possession de leur mandat pendant quatre ans. Ils seraient renouvelés par moitié tous les deux ans, sauf en cas de dissolution. Le renouvellement par moitié, plutôt que par tiers ou par cinquième, était une mesure prévoyante ; elle donnait une force réelle à l'opinion publique, qui pouvait fructueusement se manifester d'une élection a l'autre. La chambre des représentants, soumise au renouvellement par moitié tous les deux ans, devait rester constamment l'interprète sincère des idées et des besoins du pays.

Vive discussion sur l'indemnité accordée aux représentants

L'assemblée nationale avait consacré le principe démocratique de l'admissibilité de tous les citoyens aux emplois ; pour rester conséquente, elle devait attribuer une indemnité au mandat de (page 397) représentant. La majorité pensa qu il serait impolitique de suivre l'exemple de la France et de l'Angleterre, où des traditions aristocratiques avaient privé de toute indemnité les membres de la chambre des députés et de la chambre des communes. Mais si l'on était à peu près d'accord, dans l'assemblée belge, sur la nécessité d'offrir un dédommagement aux membres de la seconde chambre, on était loin d'être fixé sur la nature et le taux de cette compensation. Les uns demandaient un traitement annuel ; les autres ne voulaient qu'une indemnité pour la durée de la session ; enfin, quelques membres proposaient aussi de rendre le mandat gratuit.

(Note de bas de page Cette question, d' une haute importance, avait donné lieu aux discussions les plus vives et aux opinions les plus divergentes dans les sections. Elles furent résumées en ces termes par M. Raikem, rapporteur : « Les sections furent surtout divisées relativement au traitement à allouer aux membres de la chambre des représentants. La 1er section leur allouait une indemnité de 230 florins par mois ; la majorité des 2e et 6e sections était d'avis d'allouer à chacun 2,000 florins annuellement. La majorité de la 3e section voulait fixer l'indemnité à 200 florins par mois, pendant la durée de la session. La majorité de la 3e section était d'avis d'accorder à chaque député 150 florins par mois. La majorité des 7e et 9e sections avait accepté la disposition de l'art. 85 du projet de la commission (comité de Constitution), qui fixe à 2,000 florins le traitement de chaque député. La 8e section était d'avis d'accorder à chaque député un traitement annuel de 2,000 florins ; et la 10e section demandait que le traitement fût de 1,500 à 1,800 florins. A la section centrale, on se demanda d'abord si l'on accorderait un traitement aux membres de la chambre des représentants, ou si on ne leur accorderait qu'une simple indemnité, fixée mensuellement pendant la durée de la session. On disait, d'un côté, que si l'on n'accordait pas de traitement, on n'aurait dans la chambre des représentants que l'aristocratie, ou des personnes qui calculeront les avantages qu'elles peuvent obtenir du pouvoir, plutôt qu'elles n'envisageront les intérêts de la nation. On ajoutait qu'une simple indemnité n'était pas suffisante pour obtenir de bons députés. D'un autre côté, on disait que le gouvernement à bon marché étant réclamé de toutes parts, on devait se borner à une simple indemnité. Six membres de la section centrale demandèrent que l'indemnité fût fixée par mois ; mais la majorité, composée de neuf membres, fut d'avis d'allouer un traitement annuel. Quant au montant du traitement, un membre de la section centrale demandait qu'il fût fixé à 1.000 florins, deux membres à 1,500, cinq membres à 2,500, et sept membres à 2.000 florins. Ce dernier avis prévalut dans la section centrale. » (Fin de la note).

M. Delehaye, organe de cette minorité, déclara que (page 398) l'exemple était tout-puissant sur son opinion ; que le Congrès pourrait faire une économie considérable en n'accordant rien aux représentants de la nation ; que, du reste, on trouverait assez d'hommes désintéressés pour la représenter gratuitement. M. Devaux reproduisit la proposition du comité de Constitution, proposition qui tendait à faire jouir chaque membre de la chambre des représentants d'un traitement annuel de 2,500 florins ; et il démontra, avec force, toute l'importance de la question soumise à la décision de l'assemblée. De même que, dans la discussion du sénat, il avait voulu qu'une large part fût faite à l'aristocratie, de même il voulait maintenant que la classe moyenne eût aussi la sienne. Sans traitement, ou avec un traitement insuffisant, il n'y aurait plus, suivant M. Devaux, une chambre des représentants de la nation, mais il y aurait deux chambres aristocratiques. En France, l'absence de traitement était le résultat des 1,000 francs d'impôts exigés pour le cens d'éligibilité ; aussi les candidats étaient-ils rares, dans les départements surtout. On était obligé de chercher des candidats hors des départements, dans la capitale ; et encore voyait-on dans Paris une foule d'hommes du premier mérite, des juges, des conseillers, des professeurs de droit, des avocats qui ne pouvaient pas arriver à la députation, parce qu'ils ne payaient pas 1,000 francs d'impôt. Voulait-on imiter l'Angleterre ? Là aussi il fallait un cens fort élevé ; mais là aussi, il n'y avait presque pas de représentation pour la classe moyenne. Mais voulait-on, au (page 399) contraire, une large représentation, une représentation vraiment populaire ? Il fallait ouvrir la voie à la classe moyenne, la plus nombreuse et la plus éclairée, en donnant à ses députés les moyens de conserver leur indépendance. M. Devaux fit remarquer ensuite que c'était se faire une fausse idée de la question que de se borner à vouloir accorder une simple indemnité ; car il ne s'agissait pas seulement de dédommager le député de ses frais de séjour et de ses frais de déplacement : il fallait lui accorder une juste compensation pour ce qu'il abandonnerait. En effet, pour servir son pays, il abandonnerait peut-être une profession libérale, une carrière industrielle ; on devait donc l'indemniser convenablement du tort qu'il se ferait en renonçant à son état. M. Devaux cita, enfin, l'exemple des États-Unis, où les membres des deux chambres étaient payés (Note de bas de page : Chaque membre de la législature reçoit 30 ou 40 francs par séance, outre les frais d'aller et de retour calculés selon les distances). Que craignait-on en imitant cet exemple ? On parlait d'économie. La véritable économie, dit l'orateur en terminant, c'est d'avoir de bons députés ; un bon financier, un travailleur qui scrutera soigneusement le budget, fera plus gagner à lui seul qu'on n'économiserait sur les traitements de la chambre entière. M. Jottrand objecta que, pour accorder aux députés un dédommagement réel, il faudrait élever le traitement trop haut ; il croyait d'ailleurs qu'un temps viendrait où les travaux parlementaires pourraient être si courts que, moyennant quinze jours de session, on gagnerait son traitement, ce qui serait scandaleux ; le système de l'indemnité par jour ou mois de session lui paraissait beaucoup plus juste. M. Lebeau ajouta de nouveaux arguments à ceux déjà produits par M. Devaux pour démontrer la nécessité d'un traitement si l'on voulait que la classe moyenne fût sérieusement représentée ; il n'eut pas de peine à prouver ensuite qu'on ne pouvait raisonnablement (page 400) supposer que les sessions de la législature belge ne dureraient que huit ou quinze jours. En effet, qu'une loi soit faite pour un petit ou pour un grand pays, elle exige le même temps ; et elle ne sera pas plus tôt faite parce qu'elle devra régir un million d'habitants que si elle devait en régir trente millions.

M. le comte de Celles, venant en aide à M. Delehaye, plaida en faveur du mandat gratuit. « Si le député, dit-il, s'est attaché à la carrière parlementaire, après avoir acquis de la fortune, il n'a pas besoin de rétribution. S'il veut faire son chemin par la carrière parlementaire, il sera suffisamment récompensé par la réputation qu il aura acquise après quelques sessions ; et comme avocat ou comme candidat, il recueillera ensuite dans le public la récompense de son mérite par la confiance que lui accorderont ses concitoyens. » M. Forgeur combattit énergiquement cette singulière théorie. « Si vous refusez aux députés un traitement raisonnable, dit-il, vos sessions durant, quoi qu'on en ait dit, cinq ou six mois, qui se présentera dans la législature ? Qui ? L'aristocratie. Vous l'avez déjà dans le sénat ; elle envahira encore la seconde chambre, parce que ceux-là seuls voudront être députés, qui posséderont une fortune considérable. « M. de Celles nous a dit que cela n'était pas à craindre ; que les jeunes gens qui n'auront pas dix mille livres de rente viendront à la tribune pour se faire un nom ; que c'est le meilleur moyen de se faire connaître et d'acquérir de la fortune et des places. Mais c'est précisément ce que nous voulons empêcher. Nous ne voulons pas que les jeunes gens soient dirigés vers la tribune par des idées d'ambition ; nous ne voulons pas que leurs votes puissent être payés par des places ou par de l'argent ; nous ne voulons pas, en un mot, qu'un pouvoir corrupteur nous les enlève ; mais qu'ils restent dans une honorable indépendance, à l'abri du besoin et dans les rangs populaires. La question que vous allez décider est de la plus haute importance dans un (page 401) gouvernement représentatif. C'est une question d'existence et de vitalité pour le pays. La classe moyenne peut seule le représenter convenablement ; sans cela, adieu la liberté, adieu les intérêts de ce bon peuple que je défends ! » L'amendement de M. Delehaye, tendant à rendre le mandat des députés gratuit, fut rejeté.

Obéissant également à des idées exagérées d'économie, M. de Rouillé avait proposé de fixer à la somme de 150 florins l’indemnité mensuelle qu'il voulait accorder aux représentants. Cet amendement trouva encore un énergique adversaire en M. Forgeur. «A quoi tend tout cela ? dit-il. A donner à l'aristocratie une double représentation. L'aristocratie envahira tout, parce que, dans votre économie mesquine et lésineuse, vous aurez voulu épargner quelques milliers de florins. Ne soyez pas les dupes de cette manœuvre. L'aristocratie veut écarter les fortunes moyennes de la représentation... Mais je dirai à l'aristocratie : On vous a fait votre lit dans la chambre haute, là est votre place ; voulez-vous encore usurper celle de la démocratie ? Si vos intentions étaient pures, si vous vouliez véritablement le bien de votre pays, vous vous contenteriez de la large part qu'on vous a faite ; vous n'insisteriez pas pour nous enlever la seule portion qui nous reste. Messieurs, prenez-y garde ! je l'ai déjà dit et je le répète, parce que j'en ai l'intime conviction, vous allez décider une question d'existence et de vitalité pour le pays. Répondez à son attente ! » L'orateur, sous l'influence des sentiments les plus libéraux, avait parlé avec feu ; M. le comte Duval de Beaulieu lui répondit avec vivacité. « Qu'entend-on, s'écria-t-il, par ce mot d'aristocratie sans cesse répété ? Qu'est-ce que le sénat que nous avons fait ? J'ai beau le regarder sous toutes .ses faces, je ne vois pas qu il soit plus aristocratique que démocratique ; je dis plus, c'est que je crois que les hommes qui auront de la fortune ou du talent préféreront (page 402) être de la chambre des représentants plutôt que du sénat. Que faut-il à un député ? De l'indépendance de fortune, et encore plus de l'indépendance de caractère. Si vous voulez lui donner de quoi vivre somptueusement ou l'indemniser de l'abandon de son état, ce n'est pas deux mille florins qu'il faut lui donner, mais six à huit mille. Vous trouverez toujours des hommes recommandables qui tiendront à honneur de représenter leur pays, et qui se contenteront d'une indemnité suffisante pour vivre... Ne nous laissons pas éblouir par des déclamations ; repoussons ces distinctions que l'on veut établir par les mots« de démocratie et d'aristocratie, qui ne sont propres qu'à signaler des hommes honorables aux fureurs populaires. Nous sommes venus tous ici avec des idées désintéressées, et tous animés de l'amour du bien public. » M. Devaux répliqua que M. le comte Duval s'était plaint à tort de la division établie entre l'aristocratie et la démocratie ; que cette division avait été introduite par ceux qui voulaient exclure la classe moyenne de la représentation. « Je ne conçois pas, ajouta-t-il, comment on s'offense si fort de ce mot d'aristocratie ; dans ma bouche, il ne représente que la grande propriété. Nous avons voulu lui donner une large part dans le sénat ; c'est pour cela que nous avons fixé un cens de 1,000 florins d'impôt. C'est contre ce cens qu'il fallait s'élever si on n'avait pas voulu de distinction entre la grande et la petite propriété. M. Duval a prétendu que nous ne manquerions pas d'hommes généreux qui représenteraient le pays, moyennant une légère indemnité. Je réponds à M. Duval : « Un homme qui a cinq mille francs de rente est de la classe moyenne, et je demande si, avec ce revenu, il pourra vivre lui, sa femme, ses enfants, et s'il pourra faire élever convenablement sa famille ? Personne n'oserait dire oui. Voulez-vous exclure toute la classe moyenne ? Voulez-vous que, par leur peu de ressources financières, ceux qui, pauvres, seront appelés à la représentation, (page 403) ne puissent fréquenter leurs collègues et vivre comme eux ? Vous en êtes les maîtres ; mais c'est mal entendre le bien de votre pays. Consentez donc à donner une juste compensation à l'homme qui sacrifiera sa profession ou son industrie au service de son pays, et si vous refusez, ne vous étonnez pas que nous rappelions souvent une division que vous-même aurez établie en prononçant l'exclusion de la classe moyenne. » L'amendement de M. de Rouillé fut également rejeté. Par quatre-vingt-sept voix contre soixante et douze, l'assemblée décida, conformément à une proposition déposée par M. de Langhe, que les représentants jouiraient d'une indemnité de 200 florins par mois, pendant la durée de la session.

M. de Langhe demandait que l'on privât de cette indemnité les fonctionnaires de l'État, qui accepteraient le mandat législatif, ainsi que les représentants qui habiteraient Bruxelles. M. Lebeau appuya la première partie de cette proposition, parce qu'il fallait proscrire le cumul, et la seconde, parce que du moment où l'on accordait une indemnité au lieu d'un traitement, il n'y avait nulle justice à placer les députés, habitants de Bruxelles, sur la même ligne que les députés du Luxembourg, par exemple. M. Devaux ne fut pas de cet avis. Suivant lui, l'amendement de M. de Langhe établissait une certaine égalité entre les députés ; mais, comme le Congrès, en répudiant le traitement, venait d'exclure de la représentation toute la classe moyenne, il voulait que cette exclusion s'étendit le moins possible, et, sous ce rapport, il demandait que les députés, habitants de Bruxelles, fussent indemnisés comme les autres. Quant aux fonctionnaires publics, il aurait fallu établir une quotité, après laquelle il n'aurait pas été permis de toucher l'indemnité, ou les obliger à opter entre leur traitement et l'indemnité. M. H. de Brouckere soutint la même opinion. M. Ch. Rogier proposa de décider que les députés, qui seraient en même temps fonctionnaires salariés par l'Etat, (page 404) à moins qu'ils ne renonçassent à leur traitement pendant la durée de la session, ne jouiraient d'aucune indemnité. Cet amendement ne fut pas adopté ; l'assemblée repoussa de même la proposition tendant a priver de l'indemnité les fonctionnaires qui accepteraient le mandat législatif, mais elle admit l'autre proposition de M. de Langhe, relative aux députés, habitants de Bruxelles.

Le sénat

Le sénat devait avoir la même origine que la chambre des représentants, c'est-à-dire l'élection directe par le même corps électoral (Note de bas de page : Nous avons rapporté, livre 1, chap. VIII, les débats relatifs à l'institution du sénat). Mais comme le sénat était établi pour représenter l'élément aristocratique et conservateur, on exigea de ses membres l'âge de quarante ans et un cens d'éligibilité consistant dans le payement en Belgique de mille florins au moins d'impositions directes ; en outre, on refusa tout traitement ou indemnité aux sénateurs. Une autre disposition fixa le nombre des sénateurs à la moitié des députés de l'autre chambre : cette limitation était la conséquence nécessaire de l'adoption du principe de l'élection directe et la condition première de la représentation réelle de l'aristocratie. Enfin le mandat des sénateurs reçut une durée double de celle du mandat des membres de l'autre chambre : cette prolongation se rattachait au caractère même du sénat, destiné surtout à maintenir la stabilité des institutions. En renouvelant le sénat tous les quatre ans, disait M. Devaux, on s'exposerait à un changement continuel dans la législation ; et cela nuirait non seulement aux institutions, mais encore aux relations extérieures, parce qu'un gouvernement variable n'inspire pas une grande confiance.

Le Congrès décida que les ministres n'auraient voix délibérative dans l'une ou l'autre chambre que quand ils en seraient membres : mais que, alors même qu'ils ne seraient pas membres (page 405) du parlement, ils auraient le droit d'assister aux délibérations des chambres et d'être entendus quand ils le demanderaient. Il eût été inique, en effet, d'empêcher les chefs responsables de l'administration générale d'expliquer leurs actes devant ceux qui sont appelés à les contrôler. Mais, d'un autre côté, les chambres reçurent le droit de requérir la présence des ministres parce qu'elles doivent toujours être à même de prononcer en parfaite connaissance de cause.

Prérogatives du chef de l'État. Les titres de noblesse. Droit de dissoudre les chambres

La limitation du pouvoir royal est une des conditions fondamentales des monarchies constitutionnelles ; c'est par cette limitation qu'il acquiert ce caractère essentiellement modérateur qui fait sa force. Aussi le Congrès décida-t-il que le roi n'aurait d'autres prérogatives que celles qui lui seraient formellement attribuées par la Constitution et par les lois particulières portées en vertu de la Constitution même. La Constitution conféra au roi le pouvoir exécutif ; une part du pouvoir législatif, égale à celle des Chambres ; le droit de convoquer, de proroger et de dissoudre les chambres ; la sanction et la promulgation des actes du pouvoir législatif ; le commandement des forces de terre et de mer ; le droit de paix et de guerre ; la nomination aux emplois civils et militaires, dans les limites fixées par la Constitution et la loi ; le droit de conclure des traités, sauf la sanction des chambres pour les traités de commerce et ceux qui pourraient grever l'État ou lier individuellement les Belges ; le droit de faire les règlements et arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, mais sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes ni dispenser de leur exécution ; la faculté d'annuler les actes des administrations provinciales et communales contraires aux intérêts généraux ; le droit de remettre ou de réduire les peines prononcées par les juges ; le droit de battre monnaie et de conférer des titres de noblesse. Placé au faite de l'Etat et dans une position exceptionnelle au-dessus de la région des orages, le roi (page 406) jouit de l'inviolabilité ; mais cette inviolabilité n'est nullement dangereuse pour les libertés publiques, puisque le chef de l'Etat ne peut poser aucun acte sans le concours d'un ministre, qui en assume la responsabilité.

Quelques observations furent néanmoins présentées au Congrès sur l'article par lequel la section centrale proposait de consacrer l'inviolabilité du chef de l'État. M. Masbourg fit remarquer que la prérogative d'inviolabilité, dont on voulait investir le souverain, pouvait être considérée sous deux rapports. Lui conférerait- elle le droit de n'être déposé dans aucun cas, ou mettrait-elle seulement sa personne à couvert de l'action des lois répressives ? La proposition de la section centrale, énonçant seulement que le chef de l'État est inviolable, ne préjugerait-elle pas la question ? Son adoption ne consacrerait-elle pas une inviolabilité, qui conclurait même à l'impossibilité de la déchéance ? L'orateur pensait qu'il était du plus haut intérêt de laisser au moins intacte cette importante question ; aussi proposa-t-il de dire : LA PERSONNE du chef de l'État est inviolable. Cet amendement, vivement appuyé par plusieurs députés, fut adopté. M. Destouvelles aurait même désiré que, dans le serment imposé au chef de l'État lors de son inauguration, on reproduisit la clause des anciennes joyeuses entrées, clause célèbre pur laquelle étaient déliés du serment de fidélité les sujets du prince qui violerait la Constitution. Deux autres députés (MM. Lebègue et Fransman) proposèrent d'enlever au chef de l’État le privilège exclusif de déclarer la guerre. Mais on objecta avec raison que le budget et le contingent de l'armée devant être votés annuellement par la législature, la nation trouverait dans les chambres même une garantie suffisante contre les tendances trop belliqueuses du chef de l'État.

L'article qui attribuait au roi le droit de conférer des titres de noblesse donna lieu à des débats plus vifs. M. Seron en demanda la suppression. « Je ne sais, dit-il, de quelle utilité la noblesse (page 407) peut être dans une monarchie constitutionnelle, telle que la vôtre ; mais ce qui est évident, c'est que des distinctions même puériles, des privilèges, quels qu'ils soient, blessent l'égalité, base principale de notre Constitution, et tendent à empêcher l'union des citoyens, l'union, véritable source de la force et de la prospérité des États ; ce qui me paraît évident, c'est que ces distinctions sont peu en harmonie avec le bon sens et les lumières du siècle. » M Ch. Rogier répondit qu'il eût compris cette motion, si elle avait été faite par un des nobles qui siégeaient dans l'assemblée, mais que, de la part d'un franc républicain, il ne la concevait pas. « En empêchant le chef de l'État de créer des nobles, non seulement, dit-il, vous privez la jeunesse ou les hommes de la génération nouvelle de l'espoir de recevoir une récompense pour les services qu'ils peuvent rendre au pays, mais vous donnez en quelque sorte une nouvelle vie aux titres de la noblesse ancienne ; car vous la concentrez dans le nombre d'individus qui en jouissent, et vous savez que la noblesse a d'autant plus d'éclat qu'elle est moins prodiguée. En un mot, vous perpétuez dans le pays une caste à part, qui en sera d'autant plus fière que le nombre de ses membres sera plus restreint. » Il ajouta que si, en instituant le sénat, on avait donné des prérogatives aux sénateurs, il se serait élevé contre cette mesure, parce qu'elle aurait été destructive de l'égalité devant la loi ; mais que, tant que la noblesse se bornerait à la possession de quelques titres, elle n'offrait aucun danger. M. Jottrand pensait, au contraire, que le droit que l'on proposait d'attribuer au chef de l'État pourrait devenir menaçant pour l'égalité si, ce qui pourrait arriver, on perdait de vue les intentions véritables du Congrès. M. de Robaulx se joignit à M. Seron pour demander la suppression d'un article en contradiction formelle avec le principe d’égalité, déjà voté sur la proposition de M. le baron Beyts. Interpellé directement, M. Beys (page 408) fit connaître quelle avait été son intention lorsqu'il avait proposé de décréter qu'il n'y aurait plus dans l'Etat de distinction d'ordres. Il avait entendu par là que tout privilège serait constitutionnellement détruit, à tel effet qu'il ne put jamais revivre. « Ainsi je n'ai plus voulu, dit-il, d'ordre équestre dans les états provinciaux, pas plus que l'ancienne distinction entre l'ordre des villes et l'ordre des campagnes. Mais je n'ai pas touché à la question de savoir si une noblesse future était possible, et encore moins ai-je voulu ravir à l'ancienne des titres auxquels elle attache un grand prix avec juste raison, puisqu'ils sont la preuve de l'illustration de ses ancêtres, et que, si elle n'y tient pas pour elle personnellement, elle peut y tenir pour ses enfants, à qui ces titres pourront être chers. » En résumé, le Congrès laissa au chef de l'État le droit de conférer des titres de noblesse, mais avec cette restriction importante (admise sur la proposition de M. Fleussu) que le roi ne pourrait jamais attacher a ces titres aucun privilège.

Quoique le vote annuel des impôts dût avoir pour conséquence la convocation régulière des chambres, le Congrès statua, pour se précautionner contre toutes les éventualités, que les chambres se réuniraient de plein droit le deuxième mardi du mois de novembre de chaque année, à moins qu'elles n'eussent été convoquées antérieurement par le chef de l'État. Il décida, en outre, que les chambres resteraient réunies chaque année au moins quarante jours. Mais au chef de l'Etat seul devait appartenir le droit de prononcer la clôture de la session ; il pourrait aussi convoquer extraordinairement la législature, enfin il pourrait dissoudre les chambres, soit simultanément, soit séparément. Le droit de dissolution, dévolu au chef de l'Etat, est eu réalité un hommage rendu a la souveraineté nationale, un appel a l'opinion du pays, puisque les électeurs doivent être convoqués dans les quarante jours, et les nouvelles chambres réunies dans les deux mois. (page 409) Cependant M. Defacqz avait dépose un amendement qui tendait a priver le chef de l'État de la faculté de dissoudre, pendant sa première session, la chambre qui succéderait à une chambre dissoute. On devait, par cette restriction, empêcher le chef de l'État de paralyser la représentation nationale, en prononçant la dissolution des chambres au fur et à mesure qu'elles auraient été composées par de nouvelles élections. Mais on fit observer que la dissolution n'avait pas lieu seulement dans l'intérêt du pouvoir ; que souvent elle était réclamée dans l'intérêt des libertés populaires. On ajouta que le système proposé par M. Defacqz aurait pu être approuvé, s'il n'y avait eu qu'une chambre élective, mais qu'il y en avait deux, et que la dissolution pourrait être souvent nécessaire pour rétablir l'équilibre entre elles. Indépendamment du droit absolu de dissolution, on reconnut au roi le pouvoir d'ajourner les chambres. Mais comme ce remède, moins violent, pourrait réellement dégénérer en abus, on décida que l'ajournement ne pourrait excéder le terme d'un mois, ni être renouvelé dans la même session sans l'assentiment des chambres.

Les ministres. Responsabilité ministérielle

Pour consacrer la haute importance des fonctions ministérielles, le Congrès circonscrivit le choix du chef de l'Etat dans certaines limites. Il exclut de ces fonctions trois classes de personnes : les étrangers, les Belges par naturalisation ordinaire et les membres de la famille royale. Cette dernière exclusion était motivée pur la crainte de faire peser la responsabilité ministérielle sur les membres de la famille du chef de l'État. On disait que les suites de cette responsabilité sont quelquefois de nature à jeter la déconsidération sur le ministre qui l'encourt, et que cette déconsidération pourrait ainsi rejaillir sur le roi, si un membre de sa famille subissait les condamnations que cette responsabilité peut entraîner. En effet, la responsabilité ministérielle devait être une responsabilité positive, ayant pour sanction soit des réparations civiles, soit des peines correctionnelles ou criminelles. Le Congrès (page 410) se borna néanmoins à poser le principe de cette responsabilité ; il laissa au pouvoir législatif le soin de déterminer par une loi particulière les cas de responsabilité, les peines à infliger aux ministres, et le mode de procéder contre eux, soit sur l'accusation admise par la chambre des représentants, soit sur la poursuite des parties lésées. Pour que le chef de l'État ne pût pas couvrir ses agents de son inviolabilité, le Congrès reproduisit textuellement la disposition de la constitution française de 1791, statuant que, dans aucun cas, l'ordre verbal ou écrit du roi ne pouvait soustraire un ministre à la responsabilité. Il décida, en outre, que le chef de l'État ne pourrait faire grâce au ministre condamné par la cour de cassation que sur la demande de l'une des deux chambres. Cette grande question résolue sans discussion importante par le Congrès avait fait antérieurement l'objet de débats approfondis dans les sections. On avait d'abord examiné dans quels cas la responsabilité ministérielle doit avoir lieu ; et, pour se fixer sur cette matière, on avait passé en revue les dispositions successivement adoptées depuis 1789. La constitution française de 1791 disposait que les ministres seraient responsables de tous les délits par eux commis contre la sûreté nationale et la constitution ; de tout attentat à la propriété et à la sûreté individuelle ; de toute dissipation des deniers destinés aux dépenses de leur département. La constitution directoriale ou de l'an III se bornait à décréter que les ministres seraient respectivement responsables tant de l'inexécution des lois que de l'inexécution des arrêtés du Directoire. La constitution consulaire ou de l'an VIII énumérait les cas de responsabilité ; les ministres étaient responsables : de tout acte du gouvernement signé par eux et déclaré inconstitutionnel par le sénat ; de l'inexécution des lois et des règlements d'administration publique ; des ordres particuliers qu'ils auraient donnés, si ces ordres étaient contraires à la constitution, aux (page 411) lois et règlements. Enfin, la charte française de 1814 statuait que les ministres ne pourraient être accusés que pour fait de trahison ou de concussion, laissant à des lois particulières le soin de spécifier cette nature de délits et d'en déterminer la poursuite. En présence de cette divergence de textes, la section centrale crut qu'il serait dangereux de poser, dans l'acte constitutionnel, des limites invariables à l'action des ministres ; elle estima qu'il valait mieux de n'attribuer l'immutabilité d'une règle constitutionnelle qu'au principe fondamental de la responsabilité, et de laisser à la législature la faculté d'appliquer ce principe à des cas particuliers, que la direction et les besoins du pouvoir exécutif la mettraient à même de déterminer. Il y avait eu unanimité pour investir la chambre des représentants du droit d'accuser les ministres ; mais les uns voulaient que le jugement fût déféré à la cour de cassation ; les autres, en petit nombre, réclamaient un haut jury national nommé d'avance et, moyennant certaines conditions d'éligibilité, pour un terme désigné. Lorsqu' un acte ministériel attaque la Constitution, il faut, disaient les organes des deux opinions, une réparation à la société ; c'est la chambre des représentants qui la demande en son nom. Ira-t-elle, dans l'attitude d'un plaignant, demander justice à des tribunaux qui n'exercent qu'un pouvoir secondaire ? Non ; sa dignité en serait blessée : d'ailleurs le prévenu pourrait craindre que l'autorité d'un si puissant accusateur n'altérât l'indépendance de ses juges. D'un autre côté, le sénat étant électif, et les sénateurs étant nommés à terme, il serait également dangereux de leur confier le jugement des ministres. Ceux qui demandaient que l'accusation admise contre les ministres par la chambre des représentants fût portée devant un haut jury national auraient voulu que la cour de cassation remplît, en ce cas, les fonctions de cour d'assises. Attribuer la décision du fait à la cour de cassation, c'était, disaient-ils, la faire sortir de ses attributions, ce qui (page 412) serait fort dangereux ; ce serait encore s'exposer à attirer, en certains cas, l'animadversion publique sur une cour qui avait besoin de tant de confiance. A cette opinion, la majorité objectait que si le sénat ne pouvait pas être juge de l'accusation formée contre les ministres, on ne pourrait en attribuer le jugement qu'à la cour de cassation. C'est le pays qui accuse, disaient-ils. Or, peut-on porter l'accusation devant un haut jury national, qui représenterait aussi le pays ? Le Congrès, ratifiant l'opinion de la majorité de la section centrale, décida que le jugement des ministres serait déféré à la cour de cassation, chambres réunies. Il ajouta, par une disposition transitoire, que, jusqu'à ce qu'il y soit pourvu par une loi, la chambre des représentants aura un pouvoir discrétionnaire pour accuser un ministre, et la cour de cassation pour le juger, en caractérisant le délit et en déterminant la peine ; que, néanmoins, la peine ne pourra excéder celle de la réclusion, sans préjudice des cas expressément prévus par les lois pénales.

(Note de bas de page) Les droits et les obligations des ministres avaient été détermines par le Congrès dans la séance du 20 janvier 1831. Au commencement de cette séance, M. Ch. de Brouckere, administrateur général des finances, présenta, comme organe des autres administrateurs généraux investis des fonctions ministérielles, en leur nom et d'accord avec le gouvernement provisoire, un projet de décret sur la responsabilité des ministres. D'après ce décret, les ministres auraient été responsables collectivement des mesures générales délibérées et adoptées en conseil des ministres et individuellement contre-signées par chacun d'eux. Ils auraient été légalement responsables : 1° : de l'inexécution des lois et règlements d'administration publique ; 2° : des ordres particuliers qu'ils auraient donnés contrairement à la Constitution et aux règlements qui en garantissent l'exécution ; 3° : de tout attentat à la propriété et à la liberté individuelle ; 4° : de toute malversation, dissipation ou dilapidation des deniers publics. Pour tous ces cas, la peine à comminer serait de deux ans de réclusion au moins et de dix ans au plus, et d'une amende de 1,000 à 10,000 francs. — Seraient coupables de haute trahison : 1° Tous ministres qui auraient contre-signé un acte directement contraire à la Constitution, dès qu'il aurait reçu un commencement d'exécution ; 2° tous ministres qui auraient eu des relations ou des correspondances secrètes avec les puissances étrangères ou avec les ennemis de l'État au dehors. Pour ces divers cas, la peine à comminer serait de vingt années de réclusion et d'une amende de 10,000 à 20,000 francs. — Le Congrès renvoya immédiatement ce projet à l'examen des sections ; mais il n'en fut pas fait rapport, et le décret ne fut pas discuté (Fin de la note).