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Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge
JUSTE Théodore - 1850

Théodore JUSTE, Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge (tome I)

(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))

Livre II. La Constitution

Chapitre V

Le pouvoir judiciaire. La Cour de cassation

(page 414) Après avoir réglé le mode de porter des lois et de les exécuter, il fallait constituer sur des bases solides l'autorité qui serait chargée de les appliquer aux cas particuliers qui se présenteraient. Organe de la puissance législative, c'est le pouvoir judiciaire qui lui donne la vie et qui la met en action. Il est investi du droit de punir les crimes et de régler les intérêts privés par l'application des lois civiles et criminelles. Aussi fallait-il, dans l'intérêt de la liberté, séparer l'ordre judiciaire du pouvoir administratif, dont il avait trop longtemps subi la supériorité ; il fallait élever l'autorité judiciaire au rang de pouvoir constitutionnel, et lui assurer, (page 415) dans le cercle de ses attributions, une indépendance absolue. C'est ce que fit le Congrès en attribuant exclusivement aux tribunaux les contestations qui auraient pour objet les droits civils et politiques, sauf, quant à ces derniers, les exceptions établies par les lois (Note de bas de page : « Il faut toutefois s'abstenir de donner à ces dispositions une interprétation tellement étendue, qu'elle aurait pour effet d'asservir le pouvoir exécutif et de transporter l'administration du pays dans les tribunaux. Ceux-ci ne sont appelés à connaître que des contestations qui se rapportent aux droits civils et politiques des citoyens ; leur compétence ne peut donc s'étendre aux actes administratifs, que pour autant que ces actes portent sur les droits civils et politiques des justiciables. Admettre une interprétation différente, étendre la compétence des tribunaux au delà de ces bornes, ce serait proclamer, non pas l'indépendance de la magistrature, mais son omnipotence et l'asservissement du pouvoir exécutif. » ( Constitution belge annotée, p. 246)). Restant fidèle aux principes bienfaisants qui avaient présidé à toutes ses décisions, le Congrès interdit la création de commissions et de tribunaux extraordinaires, ces instruments dangereux du despotisme ; il ne voulut même pas abandonner au pouvoir exécutif l'ordre des juridictions. La législature fut chargée de déterminer les attributions des tribunaux, d'après les principes déposés dans la Constitution.

C'est pour dispenser aux citoyens une exacte justice que les tribunaux ont été établis. Cependant le juge peut excéder ses pouvoirs en franchissant les limites de l'autorité judiciaire et en se portant dans le domaine d'un autre pouvoir ; il peut également abuser de son pouvoir en violant la loi ; enfin, il peut négliger le» formes à l'observation desquelles la loi l'astreint pour donner à ses décisions le caractère d'un véritable jugement. Or il doit exister, pour tous ces cas, une autorité supérieure qui juge le jugement lui-même et le pouvoir des juges, plutôt qu'il ne décide la contestation. Cette autorité doit être unique, parce que la loi (page 416) ne peut avoir qu'un seul sens dans l'intention du législateur Tel est le but de l'établissement d'une cour de cassation pour toute la Belgique. Cependant la cour de cassation ne doit pas plus sortir du cercle de ses attributions que les autres tribunaux. Mais comment l'y faire rentrer, si elle en sortait, puisqu'elle n'a pas d'autorité supérieure dans l'ordre des juridictions ? Pour la renfermer dans le cercle de ses attributions, la Constitution lui interdit la connaissance du fond des affaires. Quand elle casse, elle ordonne le renvoi à un autre tribunal. Enfin, lorsque la cour de cassation et les autres cours et tribunaux sont divisés sur le sens de la loi, l'intervention du pouvoir législatif devient nécessaire (Note de bas de page : Nous avons résumé l'excellent rapport présenté au Congrès par M. Raikem, au nom de la section centrale). En résumé, l'appel est une garantie contre les erreurs des premiers juges ; la cassation est une garantie contre les excès du pouvoir et la violation des lois.

Publicité des débats devant les tribunaux

Une troisième garantie, non moins puissante, c'est la publicité qui s'applique à tous les tribunaux. En effet, les juges seront plus circonspects dans leurs décisions si elles sont exposées à la censure du public. La section centrale avait donc proposé de décréter que les audiences des tribunaux seraient publiques, à moins que cette publicité ne fût dangereuse pour l'ordre et les mœurs, et, dans ce cas, le tribunal devrait le déclarer par un jugement. M. Forgeur voulait que ce jugement fût rendu à l'unanimité, conformément au premier projet du comité de Constitution ; et cette opinion fut appuyée par M. Lebeau. MM. Raikem et Destouvelles la combattirent. Le premier exprima la pensée que l'on ne pouvait laisser à un seul membre le pouvoir de s'opposer à la volonté de la majorité, lorsque celle-ci penserait qu'il y a danger pour les mœurs et pour l'ordre. De son côté, M. Destouvelles démontra qu'il y avait contradiction manifeste à s'en rapporter à (page 417) la majorité des juges lorsqu'il s'agit de l'honneur et de la vie des citoyens, et de lui refuser la faculté de décider une question beaucoup moins importante, celle de la publicité des débats. M. Forgeur répliqua que la publicité des jugements est une des plus grandes garanties des libertés civiles et publiques ; que ce serait les compromettre que de donner lieu à des restrictions trop faciles ; que la majorité des juges pourrait être vendue. Le Congrès repoussa l'amendement trop absolu de M. Forgeur, mais il eut égard à ses observations, en décrétant, sur la proposition de M. de Theux, que, en matière de délits politiques et de presse, le huis clos ne pourrait être prononcé qu'à l'unanimité.

Opinions diverses sur le jury

Le Congrès décida, en outre, que tout jugement serait motivé et prononcé en audience publique. On sait que les motifs d'un jugement consistent, en général, à reconnaître l'existence d'un fait, et à faire l'application d'une disposition législative à ce fait reconnu. En matière civile, l'on est souvent obligé de combiner les principes du droit avec les faits de la cause, pour en tirer les conclusions qui forment le jugement. En matière criminelle, on peut, au contraire, séparer la question de fait de la question de droit ; car un fait n'est crime ou délit qu'autant qu'il est qualifié tel par la loi. Il faut donc commencer par constater l'existence du fait. C'est la mission du jury, là où existe cette magistrature démocratique ; dans l'intérêt de l'accusé, le point de fait est décidé par de simples citoyens, dont l'impartialité ne peut être suspectée ; le juge ne peut qu'appliquer la loi au fait déclaré constant par le jury. Le rétablissement du jury était réclamé par l'opinion publique. Toutefois, la section centrale, adoptant l'avis émis par la minorité des sections, avait pensé qu'il n'y avait nécessité d'établir le jury que pour les crimes et les délits politiques ainsi que pour les délits de la presse ; mais que, pour les autres affaires criminelles, on devait laisser une certaine latitude au législateur. (page 418) Cependant, dès le début de la discussion publique, M. de Robaulx proposa de rétablir également le jury pour toutes les affaires criminelles. « Eh quoi ! s'écria-t-il, vous garantissez le jury pour de simples délits de presse, donnant lieu à une amende ou à un emprisonnement, et vous pourriez, sans commettre la plus grave erreur, sans réprouver toutes les idées du siècle, le refuser aux accusés dont la vie et la liberté à perpétuité ou à temps sont menacées ? Je l'avouerai, une telle omission fait injure à tous les principes qui sont journellement professés à cette tribune. » M. le baron de Leuze, succédant à M. de Robaulx, déclara que l’institution du jury était un héritage des temps de barbarie ; il ajouta qu'il le considérait en outre comme un accroissement donné à la puissance démocratique, qui lui paraissait déjà trop grande en Belgique. Mais un autre membre de la noblesse, M. le baron de Sécus (père), annonça qu'il voterait non seulement pour le jury de jugement, mais encore pour le jury d'accusation. Encouragé par cette déclaration, M. de Robaulx proposa de rétablir le jury en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse ; il émit aussi le vœu que le renvoi devant le jury de jugement fût prononcé par un jury d'accusation. Cependant il déclara qu'il ne tenait pas du tout à la deuxième partie de son amendement, et qu'il ne l'avait proposée que pour donner occasion à ceux qui voudraient le jury d'accusation d'en parler. « La question qui nous occupe, dit alors M. Blargnies, est une question d'honneur et de dignité nationale ; elle peut se traduire par celle-ci : La société belge est-elle assez civilisée, assez morale, assez éclairée pour supporter l'institution du jury ? En est-elle moins digne que les Français et les Anglais ? Cette question a été résolue affirmativement par notre section centrale ; elle attribue aux jurés les procès politiques et de la presse, c'est-à-dire les matières qui exigent au plus haut degré, outre l'indépendance, la fermeté et la probité, la (page 419) connaissance des hommes, des droits, des besoins de la société et de la force de son gouvernement. La section centrale a donc jugé la Belgique digne de posséder l'institution du jury, et cependant elle la lui refuse, car les crimes politiques sont très rares en comparaison des délits en général. Il y a là une inconséquence qu'il est de notre devoir de corriger. » Cette opinion fut également soutenue par M. Helias-d'Huddeghem et par M. Beyts, qui se prononça en outre pour le jury d'accusation. De son côté, M. l'abbé de Haerne démontra que la liberté religieuse ne serait qu'une chimère sans l'établissement du jury, et partant du principe qu'il vaut mieux absoudre cent coupables que de condamner un innocent, il émit le vœu que les condamnations ne pussent, comme en Angleterre, être prononcées qu'à l'unanimité du jury. M. de Theux admettait sans difficulté le jugement par jury pour les délits politiques et de la presse ; mais il pensait qu'il fallait l'ajourner pour les autres crimes ou délits. Ce n'était pas en haine de l'institution elle-même ou de la liberté que M. de Theux hésitait à attribuer au jury le jugement de toutes les affaires criminelles ; mais il craignait que, dans certains cas, les jurés, surtout ceux de la campagne, ne fussent beaucoup trop sévères. Résumant le débat, M. Raikem prétendit que l'article, tel que la section centrale l'avait rédigé, laissait à la législature le droit d'appliquer le jury à toute sorte d'affaires criminelles ; mais il combattit le jury d'accusation que l'on ne pourrait rétablir, disait-il, sans remanier la législation. Le Congrès adopta la première partie de l'amendement de M. de Robaulx, et rejeta la seconde relative au jury d'accusation. Toutefois, l'assemblée décida qu'il serait inséré au procès-verbal que, en n'accueillant point la disposition qui avait pour but d introduire le jury d'accusation, elle n'entendait pas la rejeter définitivement, mais bien abandonner la question tout entière à la loi organique du jury.

Nomination des juges et leur inamovibilité

La majorité de la section centrale avait proposé d'attribuer au (page 420) chef de l'État, sans présentation, la nomination des juges des tribunaux de première instance et des juges de paix. Au début de la discussion publique, M. de Theux proposa de décréter que les juges de paix seraient élus directement par les citoyens pour le terme de dix années ; M. de Robaulx, allant plus loin, voulut appliquer le système électif aux juges de première instance. Cet amendement fut vivement appuyé par M. Raikem. « Nous avons admis dans la Constitution, dit-il, une combinaison des principes monarchique et républicain. Il faut conserver cette combinaison dans l'organisation de l'ordre judiciaire. On parviendra à ce but en abandonnant aux électeurs le choix des juges de paix et des juges de première instance. Que l'on ne craigne pas que le peuple fasse de mauvais choix : il est trop intéressé à avoir de bons juges, et puisqu'on lui suppose assez de lumières pour élire de bons députés, on peut bien lui supposer également assez de lumières pour choisir de bons juges. » Deux députés qui avaient voté, comme M. de Robaulx, pour la forme républicaine, MM. Fransman et C. Desmet, démontrèrent tous les inconvénients du principe d'élection appliqué aux juges de paix. Ils doutaient que les habitants des campagnes eussent toujours les connaissances nécessaires pour faire de bons choix ; d'un autre côté, ils ne voulaient pas décourager, par la crainte d'une élection populaire, des hommes qui auraient fait une longue étude du droit. M. Lebeau présenta d'autres arguments. « Ce n'est pas, dit-il, en accordant au peuple le droit de choisir les juges de paix que vous parviendrez à améliorer cette institution : c'est en exigeant des garanties de science et de probité des candidats que vous atteindrez ce but. Déjà l'on a fait une part bien mince à la prérogative royale ; ne la rétrécissons pas davantage. Laissons au chef de l'Etat le choix des juges de paix, mais rendons les juges de paix inamovibles. » Cette dernière opinion prévalut. Le Congrès attribua au roi la nomination directe (page 421) des juges de paix et des juges de tribunaux de première instance. Quant à la magistrature d'un ordre supérieur, le choix du chef de l'État fut circonscrit dans des présentations faites par les conseils provinciaux et par les cours d'appel, pour les conseillers de ces cours et les présidents et vice-présidents des tribunaux de première instance ; par le sénat et par la cour de cassation pour les conseillers de la cour suprême. L'inamovibilité de la magistrature supérieure et inférieure fut consacrée comme l'une des bases du nouveau droit public. Pour compléter l'indépendance du pouvoir judiciaire, le Congrès proclama explicitement le principe que la loi doit être la seule règle des décisions des tribunaux ; il fut décrété qu'ils n'appliqueraient les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seraient conformes aux lois.

Quelques membres du Congrès auraient voulu étendre l'inamovibilité aux officiers du ministère public près des cours et tribunaux. M. Destouvelles fut l'organe de cette minorité. « Il est, dit-il, une différence entre le gouvernement absolu et le gouvernement constitutionnel : dans le premier, les officiers du parquet sont serviteurs du souverain ; la loi émane du trône, ils sont ses véritables organes ; mais, dans le second, la loi étant l'ouvrage des trois branches du pouvoir législatif et par conséquent de la volonté générale, les officiers du parquet sont avant tout les hommes de la loi et de la nation, et ne le deviennent du pouvoir exécutif que quand ils exécutent les jugements ; mais comme ils sont, en outre, les dépositaires de la vindicte publique, ils doivent être indépendants et dégagés de l’influence du pouvoir exécutif. » M. Lebeau répondit que l'inamovibilité des officiers du parquet était contraire au principe de la responsabilité ministérielle. Cette responsabilité, supposant le pouvoir de faire le mal et le bien, l'action d'un ministre de la justice ne peut exister, disait-il, qu'avec le principe de l'amovibilité des (page 422) officiers du parquet. Il faut, en effet, que le ministre de la justice puisse imprimer une direction uniforme à tous les parquets, de telle sorte qu'aucun ne puisse arrêter les poursuites qui seraient ordonnées dans l'intérêt de l'État.

Indépendance de la province et de la commune dans tout ce qui concerne exclusivement les intérêts provinciaux et communaux

La vie de la province et de la commune ne fut pas sacrifiée à un désir exagéré de centralisation. On avait reconnu les inconvénients et les dangers du système impérial. En effet, quand un peuple ne peut pas influer sur la pensée et les actes du pouvoir à tous les degrés de l'administration, il ne jouit que d'une liberté incomplète. Pour que le gouvernement du pays par le pays ne soit pas une utopie, il faut accepter l'intervention complète et constante du pays dans la gestion de ses affaires. C'est ce qu'avait déjà compris le Congrès en consacrant l'indépendance de la province et de la commune dans tout ce qui concernerait exclusivement les intérêts provinciaux et communaux. Il s'agissait maintenant de poser les principes fondamentaux de l'organisation provinciale et communale. Le premier de ces principes devait être l'élection directe. Toutefois, les observations présentées dans la discussion publique sur les devoirs distincts imposés aux gouverneurs et aux bourgmestres, qui sont également des agents du pouvoir exécutif, engagèrent l'assemblée à voter que des exceptions à l'élection directe pourraient être établies par la loi à l'égard des chefs des administrations communales et des commissaires du gouvernement près des conseils provinciaux. Le second principe adopté fut l'attribution aux conseils provinciaux et communaux de tout ce qui est d'intérêt provincial et communal, sans préjudice de l'approbation de leurs actes dans les cas et suivant le mode que la loi déterminerait. La majorité de la section centrale n'avait pas admis la publicité des séances des conseils communaux, sous prétexte qu'elle pourrait être nuisible à l'expédition des affaires. Mais le Congrès ne partagea point cette crainte ; il vota comme troisième principe la publicité des séances (page 423) des conseils provinciaux et communaux dans les limites qui seraient établies par la loi, afin de laisser au législateur le soin de décider en quel cas et où cette publicité pouvait avoir lieu (Note de bas de page : Verviers fut une des villes qui prirent, en 1830, l'initiative de la publicité des séances du conseil communal. Aussi, pour conserver ce souvenir, a-t-on gravé sur le fronton de l'hôtel de ville les paroles prononcées à cette époque par le chef de la commune. Au- dessus de l'ancienne devise (Vert et Vieux), on lit : « La publicité est la sauvegarde du peuple. »). Le Congrès consacra, en outre, la publicité des budgets et des comptes, déjà décrétée par le gouvernement provisoire.

On devait assurer l'indépendance de la commune et de la province ; mais il ne fallait pas permettre des empiétements dangereux. Aussi le Congrès autorisa-t-il l'intervention du roi ou du pouvoir législatif pour empêcher que les conseils provinciaux et communaux ne sortent de leurs attributions et ne blessent l'intérêt général.

Une disposition constitutionnelle attribua formellement à l'autorité communale la tenue des registres de l'état civil. Avant l'introduction des lois françaises en Belgique, quoique la rédaction des actes fût laissée aux curés, il était déjà statué que les registres seraient tenus en double par les soins des échevins. Le Code civil, promulgué en 1804, n'avait pas désigné quels fonctionnaires seraient chargés de la rédaction des actes ; mais en les qualifiant d'officiers de l'état civil, il indiquait clairement que cet objet ne pouvait être attribué qu'à des fonctionnaires de l'ordre civil. Sous le gouvernement des Pays-Bas, la tenue des registres était confiée à l'autorité communale. Ce système fut consacré parce que, sous l'empire d'une constitution qui proclame la liberté des cultes, la rédaction des actes de l'état civil doit être laissée a l'autorité qui offre le plus de garanties pour s'acquitter de cette tâche.

Les finances

Le titre relatif aux finances avait pour objet principal de préserver (page 424) le peuple d'impôts arbitraires et d'assurer l'emploi fidèle de ceux qui seraient légalement perçus. C'est pourquoi le Congrès décréta qu'aucune imposition au profit de l'État ne pourrait être établie que par une loi ; qu'aucune charge, aucune imposition provinciale, ne pourrait être établie que du consentement du conseil provincial ; qu'aucune charge, aucune imposition communale, ne pourrait être établie que du consentement du conseil communal. M. de Robaulx aurait voulu que l'intervention législative fût combinée avec le consentement des conseils provinciaux et communaux. Mais le Congrès refusa d'admettre cet amendement, qui fut combattu avec beaucoup de vivacité par plusieurs orateurs. « Requérir l'intervention du pouvoir législatif, dit M. Devaux, c'est renouveler tous les inconvénients du système de la centralisation, contre lequel on s'est élevé avec tant de fondement. D'un autre côté, les délais et les retards qu'entraînerait nécessairement la délivrance des autorisations demandées par les conseils provinciaux et communaux feraient avorter souvent les projets les plus utiles et dont l'exécution immédiate est impérieusement réclamée. » Le vote annuel de l'impôt par la législature fut considéré comme un moyen efficace de maintenir le pouvoir exécutif dans les limites de ses attributions constitutionnelles. Le Congrès décréta, pour les mêmes motifs, que les chambres arrêteraient chaque année la loi des comptes et voteraient le budget. Le principe de l'égalité devant la loi fut ensuite sanctionné par une disposition qui défend tout privilège en matière d'impôt. La cour des comptes fut instituée pour surveiller l'emploi fidèle des sommes mises à la disposition du pouvoir exécutif. Le Congrès la chargea expressément de l'examen et de la liquidation des comptes de l'administration générale et de tous les comptables envers le trésor public ; elle doit veiller à ce qu'aucun article des dépenses du budget ne soit dépassé et qu'aucun transfert n'ait lieu ; elle arrête les comptes des différentes administrations de l'État, et (page 425) elle est chargée de recueillir à cet effet tout renseignement et toute pièce comptable nécessaire ; enfin, le compte général de l'État est soumis aux chambres avec les observations de la cour des comptes. Pour augmenter les garanties résultant de l'institution de ce tribunal de surveillance, le Congrès décida que les membres de la cour seraient nommés par la chambre des représentants.

La force publique

Le titre suivant de la Constitution est relatif à la force publique. Il ne suffit point, disait le rapporteur de la section centrale (M. Fleussu), d'avoir proclamé l'indépendance du peuple belge, il faut la faire respecter au dehors ; ce n'est point assez d'avoir fondé des institutions qui portent le caractère de leur époque, il faut pouvoir les faire exécuter au dedans : de là la nécessité d'une force publique. Le Congrès reconnut en conséquence l'utilité d'une armée, dont le mode de recrutement serait déterminé par la loi, qui réglerait également l'avancement, les droits et les obligations des militaires. Il ajouta que la législature déterminerait chaque année le contingent, afin qu'on pût avoir la certitude qu'il serait toujours proportionné aux ressources et aux besoins du pays. L'assemblée constituante ne voulut pas, après avoir créé une armée nationale, que le pouvoir exécutif fût libre de confier la défense de l'État ou une partie de la force publique à des soldats étrangers ; une disposition constitutionnelle statua qu'aucune troupe étrangère ne pourrait être admise au service de l'État, occuper ou traverser le territoire, qu'en vertu d'une loi. La permanence de la garde civique fut combinée avec celle de l'armée. On reconnaissait également la nécessité d'une force intérieure qui pût devenir, au besoin, une armée pour le maintien des institutions nationales, comme pour la défense du territoire. Le pouvoir législatif fut chargé de l'organisation de la milice citoyenne ; le pouvoir constituant se contenta de poser des principes généraux. Il confia aux gardes l'élection des titulaires de tous les grades, (page 426) jusqu'à celui de capitaine, au moins ; il décréta, en second lieu, que la garde civique ne peut être mobilisée qu'en vertu d'une loi. Sur la proposition de M. Tiecken de Terhove, le Congrès compléta le titre de la force publique par une excellente disposition, car elle statua que les militaires ne peuvent être privés de leurs grades, honneurs et pensions, que de la manière déterminée par la loi. « Il faut, disait l'auteur de cette proposition, une garantie aux braves qui se dévouent à la défense de la patrie, pour leurs honneurs, leurs grades, leurs traitements, leurs pensions. Comment ceux qui consacrent toute leur vie, toute leur existence au noble métier des armes, qui répandent leur sang, exposent leur vie pour la défense commune, pour l'honneur national, se verraient sans cesse exposés aux caprices de l'arbitraire, aux abus du pouvoir ; et, après avoir suivi avec loyauté une carrière aussi périlleuse qu'honorable, après avoir versé leur sang, perdu leurs membres, leur santé, ils pourraient encore être exposés à voir leur existence compromise, à perdre les sacrifices de toute une vie consacrée à la défense de la patrie ! Non, vous êtes trop justes, trop équitables, pour ne pas consacrer cette disposition dans la Constitution, et vous n'abandonnerez pas le sort de nos bravos à la variation d'une loi ; vous ne ferez pas moins pour eux, qui méritent toute votre sollicitude, que pour les membres du pouvoir judiciaire. »

Couleurs, armes et devise du royaume. Proclamation de Bruxelles comme capitale de la Belgique et siége du gouvernement

Après avoir organisé les pouvoirs constitutionnels et les institutions fondamentales, le Congrès arrêta les dispositions générales. Il décréta que la nation belge adopte les couleurs rouge, jaune et noire. « C est sous cette bannière, disait le rapporteur de la section centrale (M. Raikem), que nos braves ont volé à la victoire Ces couleurs ont remplacé celles que l'orgueil hollandais nous avait imposées. Elles seront désormais le signe de l'indépendance de la Belgique et celui de ralliement de tous les amis de la patrie, (page 427) si elle était menacée. Dans ces nobles couleurs figurent aussi celles des Liégeois, qui ont montré tant de courage et de dévouement pour le triomphe de la cause nationale. » Les armes du royaume devaient montrer le lion belge avec une légende immortalisée par le succès de la révolution : L'UNION FAIT LA FORCE.

Le Congrès, voulant donner ensuite à la ville de Bruxelles un témoignage éclatant de reconnaissance pour sa conduite dans les journées de septembre, décréta qu'elle serait la capitale de la Belgique et le siége du gouvernement. C'était sanctionner un fait : Bruxelles était la capitale des provinces méridionales pendant l'existence du royaume des Pays-Bas, après avoir été la résidence de la cour et le siége de l'administration centrale depuis le règne de Charles-Quint jusqu'à la conquête de 1794.

Garanties assurées aux étrangers

Pour conserver à la Belgique son antique renom de terre hospitalière, l'assemblée décida, enfin, que tout étranger qui se trouve sur le territoire national jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. Ainsi, dans l'opinion du Congrès, la protection accordée aux étrangers devait faire la règle, et le législateur pouvait seul y apporter des exceptions ; par là, les étrangers sont placés sous la protection de la loi ; aucune autorité, autre que le pouvoir législatif, ne peut prendre des mesures exceptionnelles à leur égard.

Révision éventuelle de la Constitution. La Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie

Mais, quelque parfaite que soit une constitution, elle doit elle- même prévoir le cas d'une révision éventuelle, car l'expérience peut indiquer des lacunes et des besoins, résultant de faits nouveaux qui se produisent dans la vie sociale. La loi fondamentale est néanmoins censée immuable ; aussi toute modification doit-elle être entourée de formes solennelles, de précautions inusitées dans les actes ordinaires. C'est pourquoi il n'appartient qu'au pouvoir législatif de déclarer qu'il y a lieu à la révision de telle disposition constitutionnelle qu'il désigne ; après cette déclaration, les deux chambres sont dissoutes de plein droit, et il en est (page 428) convoqué deux nouvelles, afin que la nation puisse exprimer complètement ses vœux. Ces chambres nouvelles statuent, de commun accord avec le roi, sur les points soumis à la révision. Dans ce cas, les chambres ne peuvent délibérer si deux tiers au moins des membres qui composent chacune d'elles ne sont présents ; et nul changement n'est adopté s'il ne réunit au moins les deux tiers des suffrages. Peut-être eût-il été plus rationnel d'ajouter que, après une épreuve partielle, les deux chambres pourraient se réunir en une seule assemblée. Mais à cela on objectait que le sénat, se trouvant composé de la moitié du nombre des membres dont la chambre des représentants se compose elle-même, formerait seulement le tiers du nombre total des membres des chambres réunies ; or, si la chambre des représentants était unanime dans son avis, il arriverait que le sénat serait comme anéanti, car il serait privé de tout moyen de faire valoir son opinion. Il fallait donc conclure, avec M. Jottrand, que si l'une des deux chambres prouve suffisamment que le changement n'est pas nécessaire, la Constitution reste telle qu'elle est.

La discussion de l'acte constitutionnel était terminée, lorsque M. Beyts proposa, le 5 février, une dernière garantie. Il engagea le Congrès à décréter formellement que la Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie. Cet amendement fut accueilli et voté avec empressement. « Ne négligeons aucune garantie, disait M. Lebeau ; prévenons jusqu'à la possibilité d'une violation. Si la charte française avait contenu un semblable article, jamais les ministres de Charles X n'auraient pu trouver un prétexte pour suspendre l'acte constitutionnel. »

La Constitution est votée, le 7 février, à l'unanimité et par acclamation. Excellence de l'œuvre du Congrès

Le 7 février, le président du Congrès donna lecture de la Constitution de la Belgique, telle qu'elle avait été arrêtée ; il demanda ensuite si l'on voterait sur l'ensemble. M. Fleussu fit remarquer que chaque article ayant été adopté par la majorité, ce serait le remettre en question. Cette opinion prévalut. En conséquence. Le (page 429) président du Congrès pria les membres, qui regardaient la Constitution du royaume comme acceptée, de vouloir bien se lever. L'assemblée tout entière se leva et ratifia, par des applaudissements, la nouvelle loi fondamentale de la nation belge. Toutes les dissidences qui s'étaient manifestées dans le cours de la discussion étaient oubliées ; il n'y avait plus ni minorité ni majorité. Aussi aurait-on pu inscrire en tête de la Constitution belge la formule que Franklin avait fait ajouter à la charte de l'Union américaine : FAIT ET ARRÊTÉ D'UN CONSENTEMENT UNANIME.

La nouvelle Constitution, proclamée par le Congrès national de la Belgique, laissait loin derrière elle la loi fondamentale du royaume des Pays-Bas, et dépassait de beaucoup aussi la charte française révisée au mois de juillet 1830. Le système de gouvernement adopté par notre charte, disait le Courrier de la Meuse, est une vraie démocratie, à laquelle il ne manque qu'un président ou qu'un consul. Il était naturel que cette charte nouvelle excitât d'abord quelques défiances. On vit même des esprits excellents, mais craintifs, s'attrister de la hardiesse du Congrès. Ils considérèrent la Constitution belge comme une œuvre de réaction contre le principe monarchique, comme un piédestal pour le parti démagogique, comme un acheminement vers l'anarchie (DE GERLACHE, Histoire du royaume des Pays-Bas, 2e édition. t. Il, p. 130). Une expérience de dix-huit ans, couronnée par un des plus beaux spectacles dont l'histoire fasse mention, a donné un démenti éclatant à cette lugubre prophétie. Qu'il nous soit permis de lui opposer la justification du Congrès prononcée dans le sénat, le 10 mars 1848, lorsque la Belgique résistait avec une inébranlable constance aux tempêtes furieuses qui soulevaient les nations voisines. « A mes yeux, disait un membre qui avait siégé dans notre première assemblée (M. Desmanet de Biesme), « le plus (page 430) grand mérite du Congrès, c'est d'avoir regardé la liberté en face et de n'en avoir pas été effrayé ; c'est d'avoir eu foi et confiance dans la sagesse de la nation... »

Oui, c'est son principal titre de gloire ; et que personne ne blâme plus aujourd'hui le Congrès d'avoir été novateur : car, en devançant son époque, il se précautionnait contre les éventualités de l'avenir, il perpétuait son œuvre !

C'était avec une légitime fierté que M. Nothomb glorifiait, en 1833, dans son Essai sur la révolution belge, l'œuvre à laquelle il avait grandement participé. « Dernier venu parmi les assemblées constituantes, disait-il, le Congrès belge n'a copié personne. Il a hardiment séparé la société religieuse de la société civile, il n'a proclamé ni religion d'État ni religion de majorité ; par cette séparation absolue, il a rendu à la fois aux cultes et à l'État l'indépendance, en consacrant les droits des minorités. Il a, avec la même hardiesse, attribué à la société civile toutes les libertés que pourrait comporter l'État républicain le plus parfait, en conservant les seules garanties de l'hérédité monarchique. Il a voulu mettre un terme aux querelles religieuses, en les plaçant en dehors de l'action gouvernementale ; aux querelles politiques, en empruntant à la république toutes ses libertés, à la monarchie toutes ses garanties... Si la révolution avait succombé dans la tourmente, elle n'aurait point péri tout entière ; elle s'était érigé un monument à elle-même. »