(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 89) Le 29 mars, le Congrès avait repris ses travaux au milieu de l'agitation causée par les scènes déplorables dont Bruxelles venait d'être le théâtre. L'assemblée s'occupa d'abord de la formation de son bureau. M. de Gerlache fut confirmé dans les fonctions de président ; MM. Destouvelles et Raikem furent nommés vice-présidents ; MM. Nothomb, H.de Brouckere, Liedts et Ch. Vilain XIIII conservèrent les fonctions de secrétaires.
Le lendemain, une grande affluence se porta vers le palais de (page 90) la Nation ; on s'attendait à une communication importante du gouvernement, à des révélations sur les causes du changement de ministère. Cet espoir ne fut pas déçu. Bientôt M. de Sauvage monte à la tribune et fait connaître le programme du nouveau cabinet : « Une pensée unique, dit-il, a présidé à la composition du ministère : c'est elle aussi, nous n'en doutons pas, qui va également guider le Congrès. Au point où nous en sommes parvenus, il n'y a plus pour la Belgique qu'un seul besoin, une seule question, devant laquelle toutes les autres doivent s'effacer : c’est d'arriver à un état définitif ; c'est d'atteindre, par une marche ferme et prompte, le terme et le but de notre courageuse révolution, sans dévier un seul instant de la ligne d honneur et de gloire qu'elle s'est tracée. Oui, messieurs, donner une garantie définitive à toutes les conséquences de la révolution belge, aux libertés que vous avez proclamées, à l'intégrité du territoire, tel que la Constitution l'a déterminé, à l'indépendance et à la dignité du peuple belge, et surtout à l'exclusion d'une famille que la nation et ses élus ont à jamais repoussée, et dont le retour parmi nous ne pourrait plus amener que le déshonneur, la ruine, une interminable guerre civile et la perspective sans cesse imminente d'une révolution nouvelle plus sanglante que la première : tel est le but vers lequel nous croyons que tous nos efforts doivent se diriger ; et nous espérons que, soutenus par vous, ils ne manqueront ni d'autorité ni d'énergie. » Le ministère devait nécessairement s'expliquer sur les causes des désordres récents ; il le fit avec franchise. « Depuis quelque temps, poursuivit M. de Sauvage, des écrivains qui ne repousseraient ni l'asservissement, ni la ruine, ni l'opprobre du pays, ont cru sans doute que pour être téméraires, ils étaient forts, et que pour être généreuse et calme, la révolution était faible. Le pouvoir leur a rendu un mauvais service par son extrême respect pour la libre manifestation de la pensée. Nous avons déploré les désordres (page 91) récents que cette extrême licence a provoqués et que les efforts de la garde civique n'ont pas entièrement prévenus. Nous espérons que l'activité et la fermeté des citoyens armés pour le maintien de l'ordre public sauront désormais opposer un insurmontable obstacle au retour de ces désordres. Sous ce rapport, le gouvernement ne négligera aucun de ses devoirs. » Le ministre rappelle ensuite que les conspirations tramées dans l'armée ont eu pour obstacle invincible la fidélité du soldat. « Malgré des actes coupables sur lesquels nous gémissons tous, et que nous sentons la nécessité de prévenir, dit-il, les derniers jours qui viennent de s'écouler ont montré combien sont vaines les espérances de nos ennemis ; ils connaissaient mal les dispositions du peuple et celles de notre armée aussi brave qu'incorruptible, toujours prête à verser son sang pour l'honneur et la liberté de la patrie, et à désavouer des hommes indignes de figurer dans ses rangs. » Le ministre termine en déclarant que la Belgique ne doit pas redouter le renouvellement de la guerre avec la Hollande. « Nous ne savons, dit-il, si la guerre avec la Hollande peut encore être évitée ou différée. Si elle peut l'être, ce ne sera assurément que par notre attitude ferme et imposante à l'égard de nos ennemis et par une décision prompte des affaires du pays, telle que nous la voulons tous et que nous avons le droit de la vouloir... Nous vous promettons, ajoute-t-il, activité, fermeté, dévouement ; nous espérons de vous appui et bienveillance, nous l'attendons aussi de tous les bons citoyens ; ils comprendront que, dans les circonstances où nous nous trouvons, ce n'est pas en s'efforçant d'affaiblir la force morale d'un pouvoir national qu'on peut servir son pays. »
A peine M. de Sauvage eut-il quitté la tribune, que M. Van de Weyer s'expliqua sur la dissolution de l'administration précédente, en exprimant sa surprise de voir M. Ch. de Brouckere dans le nouveau cabinet. M. de Sauvage venait de déclarer qu'un (page 92) seule pensée avait présidé à la formation du nouveau ministère : assurer promptement le succès de la révolution et l'indépendance de la Belgique. Or, demanda M. Van de Weyer, comment y a-t-il pu avoir unanimité dans le conseil sur ce dernier point, puisque la dislocation de l'administration précédente était due à cette pensée jetée dans le cabinet par M. Ch. de Brouckere, qu'il ne pouvait y avoir de salut pour la Belgique sans la réunion à la France ? Ou de nouveaux faits se sont passés de puis huit jours, ajouta-t-il, ou M. Ch. de Brouckere aurait.une singulière mobilité de sentiments et d'opinions ; dans les deux cas, des explications sont nécessaires. Une vive agitation succède à cette révélation imprévue. M. Ch. de Brouckere se justifie en exposant sans détour ce qui s'est passé. Quatre jours avant de donner sa démission au régent, comme il arrivait dans son cabinet avec quelques-uns de ses collègues, ils furent interpellés sur la situation des affaires. Appelé à répondre le premier, le ministre des finances dit qu'il lui semblait qu'il y avait une conspiration flagrante pour ramener en Belgique le prince d'Orange, et il ajouta que plutôt que de souffrir cette humiliation, il vaudrait mieux faire un appel à la France ; il déclara en outre que, ne trouvant pas de moyens pour sortir promptement de cette crise, il donnait sa démission. Cette démission était encore motivée par d'autres raisons, poursuivit M. Ch. de Brouckere ; et il parla d'antipathie personnelle. Il fut vivement interrompu par M. de Robaulx, qui demanda l'ordre du jour. M. Lebeau fit remarquer que, puisque l'attaque avait été écoutée, il fallait également écouter la défense. « Je suis surpris, reprend M. Van de Weyer, qu'on ait pu considérer la question que j'ai soulevée comme une question de personnes. Je déclare, pour moi, que je n'ai vu qu'une question de choses. Il s'agissait de l'indépendance de la Belgique. Il y a huit jours, le préopinant en désespérait ; aujourd'hui il est avec ses nouveaux collègues pour en assurer le maintien : il en résulte que (page 93) l'honorable M. Ch. de Brouckere a trouvé pour cela d'autres moyens que ceux qu'il connaissait il y a huit jours... » La question était grave ; elle fut résolue par M. Lebeau. «Il faudrait d'abord s'entendre, dit-il, sur la définition des mots avant de discuter les choses. Et moi aussi je veux autant que qui que ce soit, et je crois l'avoir assez prouvé, l'indépendance de mon pays. Mais je ne veux pas son indépendance à tout prix ; je n'en voudrais point avec le roi déchu ; je n'en voudrais point avec une restauration qui nous rendrait la fable et la risée de l’Europe ; et si nous ne devions l'espérer qu'avec cette odieuse combinaison, ah ! je n'hésiterais point à préférer mille fois la réunion à la France. Or il me semble qu'un ministre accablé de travail, pressé de s'expliquer sur la situation du pays, alors qu'il voyait de toute part conspirer ouvertement pour appuyer le retour du prince d'Orange, a pu parler de faire un appel à la France, sans être un ennemi de l'indépendance nationale. Je le déclare donc, nous la voulons tous, cette indépendance ; mais mille fois plutôt la réunion à la France que d'acquérir l'indépendance au prix d'une restauration. » Enfin, M. Jottrand clôt ce débat désormais inutile par un cri de guerre contre la Hollande. « J'admets, dit-il, qu’il ne faut pas de l'indépendance à tout prix, mais je ne pense pas que ce ne soit que par un seul moyen que nous puissions la conserver. Il en est un auquel il faut avant tout songer, c'est la guerre avec la Hollande... Il faut que le ministère adopte une marche ferme à l'intérieur, qu'il dirige avec dignité les relations extérieures et qu'il ose dire, non pas : Nous voulons de l'indépendance à tout prix ; mais : Nous en voulons même au prix d'une guerre avec la Hollande... » Des applaudissements énergiques éclatent dans l'assemblée et dans les tribunes.
Une mesure, nécessitée par les derniers événements, fut adoptée sans opposition. Sur la proposition de M. de Robaulx, le (page 94) Congrès institua une commission de cinq membres, pris dans son sein, et la chargea de faire une enquête sur les causes des mouvements populaires qui avaient eu lieu récemment, et de proposer à l'assemblée les mesures législatives propres à détruire ces causes, à ramener la confiance, et assurer ainsi le maintien de l'ordre public. Le Congrès désigna, pour faire partie de cette commission : MM. de Robaulx, Raikem, Jottrand, Duval de Beaulieu et Van Meenen.
La séance suivante (31 mars) fut consacrée à entendre la communication de plusieurs propositions d'une haute importance.
Le ministre des finances présenta deux projets de décret : l'un concernant un emprunt forcé de 12 millions de florins pour pourvoir aux besoins du pied de guerre ; l'autre, tendant à opérer (page 95) une retenue sur les traitements et salaires des fonctionnaires et sur les pensions à charge du trésor ou de la caisse de retraite.
(Note de bas de page) On n'a pas oublié que, le 5 mars, le Congrès avait autorise le gouvernement à contracter un emprunt jusqu'à concurrence d'un capital nominal de 12 millions de florins. Dans l'exposé des motifs du nouveau décret, M. Ch. de Brouckere exposait ce qui avait été fait pour réaliser cet emprunt. « Peu de jours avant l'élection du duc de Nemours, disait-il, des offres furent faites à 68 pour une valeur nominale de 100 portant 5 d'intérêt annuel. Le gouvernement entrevoyait un nouvel ordre de choses, il croyait la révolution achevée et rejeta les offres. Depuis, des personnes qui s'étaient mises en relation avec des capitalistes français et anglais, avant mon entrée au ministère, vinrent me proposer un taux plus avantageux ; j'accédai à leur proposition, qui s'élevait à 75 pour cent net de la valeur nominale. La dépréciation des fonds étrangers, dans les premiers jours de mars, fit reculer les prêteurs. Les bruits de guerre, l'influence des protocoles, l'emprunt de deux cents millions en France, rendirent les capitalistes plus méfiants ensuite ; à Paris non plus qu'à Londres, je ne trouvai bientôt plus que des offres de commission ; sur la dernière de ces places on consentait à faire une avance, mais on exigeait l'émission du papier à tout prix, pour se couvrir de l'avance. Ainsi, le préteur eût fourni de suite 10 à 13 pour cent du capital, moyennant autorisation de vendre d'abord à 55, puis successivement à 50, 45, et enfin, après trois semaines, au prix qu'il aurait fallu pour être remboursé de 10 à 15 pour cent. Je n'hésitai pas à repousser de pareilles propositions ; le conseil partagea mon avis à cet égard. » (Fin de la note).
De son côté, le ministre de l'intérieur présenta un projet de décret pour autoriser le gouvernement à mobiliser le premier ban de la garde civique.
Dix membres du Congrès, parmi lesquels on remarquait MM. Alex. Gendebien et Jottrand, demandèrent qu'une déclaration de guerre fut notifiée au roi de Hollande si, dans le délai d'un mois, il n'avait renoncé à ses prétentions sur la rive gauche de l'Escaut, le Limbourg et le grand-duché de Luxembourg.
MM. Van de Weyer, Nothomb et huit autres membres réclamèrent des mesures répressives pour assurer l'exécution des décrets sur l'exclusion des Nassau.
Dix autres membres réclamèrent des poursuites judiciaires contre les auteurs et les instigateurs des scènes de pillage et de dévastation.
La dissolution du Congrès national fut proposée par MM. E. Defacqz, Jules Frison, Gustave Nalinne, L. Jottrand, Alex. Gendebien, J. Forgeur, Camille Desmet, Ferd. Meeus et J.-B. Gendebien.
Enfin, M. Van de Weyer, en sa qualité d'ancien président du comité diplomatique et d'ancien ministre des affaires étrangères, déposa un rapport sur la situation des relations extérieures de la Belgique au 15 mars 1831.
Dans la séance du 2 avril, M. Lebeau fit connaître la situation présente de ces relations, en répondant aux interpellations qui lui furent adressées par M. de Robaulx. Le nouveau ministre commença par prendre acte des faits diplomatiques déjà consommés, (page 96) et qui pourraient embarrasser la marche qu’il se proposait de suivre. Ces faits constataient les usurpations de la conférence contre lesquelles on se débattrait en vain : « Tout se tient en diplomatie, dit-il ; de là la nécessité de compter pour beaucoup ce qui précède, lorsqu'on veut présager la suite... Le droit d'intervention n'a pas seulement été consacré dans le protocole du 20 décembre, il est encore en termes formels dans celui du 17 novembre, et vous allez vous en convaincre. Après avoir posé dans ce dernier protocole les conditions de l'armistice accepté par nous, il est dit que l'armistice est de notre part un engagement pris envers les cinq puissances. Vous voyez que de ce protocole résulte implicitement le droit d'intervention : car dire que lorsque nous nous engageons envers la Hollande à observer les conditions de l'armistice, nous nous engageons aussi envers les puissances médiatrices, c'est comme si les puissances nous disaient : « Vous exécuterez les conditions de l'armistice, ou nous vous y forcerons par la voie des armes. » Les faits ainsi posés, il faut en subir les conséquences inévitables. Les germes de l'usurpation étant ainsi posés dans les premiers actes de notre diplomatie, ils porteront leur fruit ; il faudra bien que la marche des négociations ultérieures en soit entravée : car il faudra nécessairement tenir compte des faits accomplis. » (Note de bas de page : M. Lebeau se trompait en ne faisant remonter l'intervention qu'au protocole du 17 novembre. Elle date du premier protocole du 4 novembre 1830, accepté par le Congrès lui-même. La Belgique s'était débattue pendant quatre mois contre les conséquences d'un principe devenu incontestable ; le deuxième ministère du régent admit jusqu'à un certain point le principe, et s'efforça d'en neutraliser les effets... » (Essai historique et politique sur la révolution belge, chap. IX.)) Toutefois le ministre fit remarquer aussi que, depuis la protestation du Congrès contre le protocole du 20 janvier, on avait posé les bases d'une diplomatie nouvelle, (page 97) plus hardie, qui permettrait d'effacer les traces de la première. Il annonça ensuite que les relations étaient sur un pied parfait avec la France, et que l'envoyé belge avait été reçu officiellement par la cour du Palais-Royal ; que M. d'Arschot, envoyé à Londres, avait déjà eu plusieurs conférences extra-officielles avec lord Palmerston, que l'on pouvait encore espérer qu'il serait reçu officiellement, et que, du reste, s'il n'était pas traité conformément à l'honneur et à l'indépendance du pays, il serait rappelé immédiatement. M. Lebeau ajouta que les instructions qu'il avait données aux représentants de la Belgique étaient de suivre les négociations dont son prédécesseur avait jeté les bases, bases qui lui semblaient constituer un système de politique impartial et digne tout à la fois. « Je reprends une à une, dit-il en finissant, les questions qui m'ont été adressées :
« 1° A-t- il été fait entre la Belgique et la conférence de Londres des communications nouvelles sur les questions du territoire ou de la dette ? Aucune.
« 2° Quelles sont les puissances qui veulent nous soumettre au joug des protocoles, et celles qui ne les considèrent que comme des propositions ? La France, à coup sûr ; j'ignore si les autres puissances persistent dans le système d'intervention qui résulte des protocoles ; cependant, je l'ai fait remarquer, la politique de la conférence paraît avoir subi des modifications depuis la restitution de ces derniers.
« 3° Notre envoyé à Londres a-t-il été reçu ? Je l'ignore ; j'ai déjà dit que je l'espérais. En Angleterre, l'étiquette peut retarder la réception ; du reste, s'il s'élevait des difficultés, je ferais ce que l'honneur de mon pays me prescrirait.
« 4° L'Angleterre doit-elle bloquer l'Escaut ? Je n'en ai aucune connaissance ; rien n'a été communiqué à cet égard ni à mon prédécesseur ni à moi.
« 5° A-t-on fait notifier un ultimatum à la Hollande ? Je n'ai (page 98) trouvé aucune trace d'une pareille démarche (Note de bas de page : Le ministre voulait dire qu'il n'y avait pas eu de communications directement faites à la Hollande, qu'il n'y avait pas eu d'envoyés belges à la Haye ; mais il fallait considérer comme des sommations trois notes remises par le gouvernement belge aux commissaires de la conférence à Bruxelles). Quant au choix du chef de l'État, je dois dire qu'on s'en occupe activement, et je n'ai pas besoin de déclarer que nous ne reconnaîtrons aux puissances étrangères, sur ce point, que le droit de conseil. On nous a accusés d'être anglomanes. Nous ne sommes ni anglomanes, ni gallomanes ; mais le ministère est belge, il n'est que belge, et le jour où il ne pourra plus être belge, il se retirera... On a dit que nous étions un ministère du juste milieu. Pour ma part, messieurs, je le déclare, par mon âge, par mes antécédents, par mon caractère, je suis homme du mouvement. Je veux la liberté et le progrès en tout, et je ne reculerai devant aucune des conséquences de mes principes. Je crois aujourd'hui que le rôle de la diplomatie belge doit être court et très court. Je crois qu'il n'est pas impossible encore de conserver la paix, et je crois qu'aussi longtemps que le ministère conservera cet espoir, il est de son devoir de ne rien faire qui amène une rupture, car si la guerre n'est pas inévitable, elle est brutale et insensée ; elle ne peut être légitime et glorieuse que lorsqu'il y a nécessité de la faire. Mais si on voulait nous abuser plus longtemps, et profiter de notre longanimité pour nous affaiblir et nous diviser, alors, messieurs, nous nous empresserions de faire la guerre. Notre brave garde civique serait à l'instant prête à marcher à l'ennemi. Nos forteresses sont déjà sur un pied formidable de défense ; nous les renforcerions encore. La guerre donc, si elle est nécessaire. Je viendrai mêler ma voix à la vôtre le jour où cette nécessité me sera démontrée, et si alors je différais d'opinion avec mes (page 99) collègues, je me retirerais, et je la demanderais de mon banc comme député... » Les sentiments patriotiques, si énergiquement exprimés par M. Lebeau, animent toute la suite des débats. M. Van de Weyer déclare, au bruit des applaudissements, que le comité diplomatique et le ministère précédent eussent repoussé avec une chaleureuse indignation toutes propositions portant atteinte à l'indépendance de la Belgique. « Il a été annoncé que trois fois l'ultimatum avait été envoyé à la Hollande ; s'il en est ainsi, s'écrie M. de Robaulx, qu'attend-on pour faire la guerre ? » — « Un ultimatum a été notifié à la Hollande, répond le ministre des affaires étrangères, mais le temps n'y est pas fixé. Le conseil est maintenant d'avis qu'il y a quelque espoir d'éviter la guerre ; mais, je le répète, le rôle de notre diplomatie sera très court. On a parlé de la prise du fort Calloo : on s'est trompé : c'est du fort Sainte-Marie que les Hollandais se sont emparés. Un quart d'heure après que la notification nous en a été faite, nous avons signifié aux Hollandais que s'ils ne rentraient pas dans les limites de la suspension d'armes, nous les y ferions rentrer par le canon. »
Il n'y avait pas moins d'enthousiasme patriotique dans la seconde chambre des états généraux de Hollande. Le 2 avril aussi, M. Verstolk de Soelen, ministre des affaires étrangères, avait démontré la nécessité des nouveaux subsides réclamés par le gouvernement pour maintenir l'armée sur le pied de guerre et pour pourvoir à la défense des forteresses de la frontière. Après avoir rappelé l'adhésion donnée par le roi aux protocoles du 20 et du 27 janvier, qui déterminaient la démarcation des frontières (Note de bas de page : Le 30 mars, les Hollandais s'embarquèrent à Calloo (Flandre orientale) et occupèrent le fort de Sainte-Marie qui borde l'Escaut. Le lendemain, ce fait fut porté, par une note énergique du ministre des affaires étrangères, à la connaissance de lord Ponsonby ; et quelques jours après le fort Sainte- Marie fut évacué.) (page 100) (page 100) des deux parties du royaume et le partage des dettes, le ministre ajoutait que, contre toute attente, on était encore loin d'une solution, parce que les chefs du pouvoir, qui s'étaient succédé en Belgique, au lieu de manifester des dispositions à coopérer à un arrangement avec les Pays-Bas septentrionaux, avaient agi à l'égard de la conférence de Londres d'une manière qui heurterait même dans l'état de guerre les usages de l'Europe civilisée. Les communications avec Maestricht sont à peu près ouvertes, ajoutait le ministre, mais les troupes belges dans le Limbourg n'ont pas encore quitté, selon les conventions, tous les lieux non occupés par elles au 21 novembre 1830. Il poursuivit en ces termes : « La Belgique a même fait plus : ceux qui s'y trouvent chargés de la direction des affaires ont émis l'idée, il y a peu de jours, publiquement et officiellement, de faire la guerre avec les Pays-Bas septentrionaux ; celui qui est dans ce moment le chef de ce pays a prêté serment à une constitution attentatoire à l'intégrité du territoire des Pays-Bas septentrionaux, et ce même chef a ensuite publié une proclamation qui porte le caractère le moins équivoque de son peu de considération pour tout ce qui a été réglé à Londres... C'est avec peine que je dois annoncer à Vos Nobles Puissances que l'on ne peut déterminer encore l'époque à laquelle pourront cesser les efforts extraordinaires, dont notre pays offre le sublime exemple, et qui sont plus en harmonie avec le patriotisme qu'avec les ressources de ses habitants. Quand les dispositions seules des gouvernements allumaient les torches de la guerre ou rétablissaient la paix, il pouvait être permis aux cabinets, en prenant ces dispositions pour guide, de hasarder des prévisions sur les futurs contingents. Cette longue période de l'histoire n'est plus. Dans beaucoup d'Etats, c'est l'esprit, ce sont les opinions des citoyens et des sujets qui forment l'élément principal que l'on doit faire entrer aujourd'hui dans les combinaisons diplomatiques, sans (page 101) que cependant leur action puisse être soumise à des règles fixes. La dissolution d'une société politique n'est plus un spectacle rare. Le monde jouit d'une demi-civilisation, assez avancée pour se mêler de tout et vouloir tout soumettre à sa critique, mais pas assez pour qu'il lui soit possible de réformer le sort de l'humanité. Dans cet état de choses, les esprits inquiets, les mécontents, les ambitieux et les hommes à théories, trouvent des peuples crédules disposés à renverser ce qui est bien et ce qui tend à s'améliorer graduellement, pour parvenir tout d'un coup à un état de perfectionnement imaginaire. Au premier rang des pays qui nous offrent ce spectacle, nous voyons la Belgique, séduite et opprimée par un petit nombre d'hommes. Ce voisinage dangereux impose aux Pays-Bas septentrionaux la pénible obligation de mettre autant de soins à veiller vers leurs frontières du midi contre les passions d'une multitude sans frein, qu'ils en emploient contre les vagues menaçantes que l'Océan en courroux pousse contre leurs plages vers les frontières de l'ouest... Peut-être l'heure n'est-elle pas éloignée où les puissances jugeront convenable de s opposer avec énergie aux injustes prétentions des Belges. En tout cas, le gouvernement de la Hollande ne doit pas cesser un seul instant de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir l'honneur, l'indépendance, l'inviolabilité de son territoire et ses intérêts financiers. »
Ainsi le langage du gouvernement hollandais était aussi ferme et aussi énergique que celui du gouvernement belge. Aucun ne voulait céder.
A la fin de la séance du 2 avril, le Congrès avait adopté un décret pour régler les opérations de la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des derniers mouvements populaires. La commission devait siéger au palais de la Nation ; elle pouvait déléguer soit ses membres, soit des fonctionnaires de l'ordre judiciaire, pour se rendre dans les lieux qu'elle leur indiquerait (page 102) ; les fonctionnaires militaires et civils, sans exception, devaient lui fournir tous les renseignements qu'elle jugerait nécessaires ; enfin, toutes les personnes appelées devant la commission seraient obligées de comparaître. La force obligatoire de ce décret, qui devait cesser à l'expiration du mois, fut ensuite prolongée jusqu'au 4 juin ; néanmoins, la commission ne soumit aucun nouveau rapport au Congrès, et son enquête n'aboutit a rien si ce n'est, comme nous l'avons déjà fait observer, qu'à fournir la certitude que les mouvements du mois de mars avaient été uniquement le résultat de l'explosion soudaine de la colère du peuple, exaspéré par des provocations contre-révolutionnaires.
(Note de bas de page) Il faut rappeler ici que, par un jugement de la haute cour militaire en date du 3 mai, Elskens, dit Borremans, colonel commandant des chasseurs à pied, fut condamné à cinq années d'emprisonnement pour non- révélation d'un complot tendant à placer le prince d'Orange sur le trône de la Belgique, complot dont il avait connaissance le 1er février ou antérieurement. — Quant au lieutenant-colonel Grégoire, il fut condamné, le 12 juin, par arrêt de la cour d'assises du Brabant, à dix ans de réclusion avec exposition. Cet arrêt fût cassé le 5 juillet ; Ernest Grégoire et Debast furent en même temps renvoyés devant la cour d'assises du Hainaut. Par arrêt du 16 septembre 1831, la cour d'assises du Hainaut prononça l'absolution d'Ernest Grégoire, tout en déclarant constant à sa charge le fait « qu'il s'était rendu coupable d'avoir, dans la Belgique, dans le courant de cette année, formé un complot dont le but était de détruire et de changer le gouvernement de ce pays. L’arrêt était fondé sur ce motif que l'art. 87 du code pénal, dont l'application avait été requise contre Ernest Grégoire, avait cessé (à l'époque du 2 février 1831 et antérieurement depuis la révolution arrivée dans la Belgique) d'exister et d'être susceptible d'application au fait reconnu à l'égard de l'accusé. — Cet arrêt fut encore cassé par la cour supérieure de justice, le 31 octobre 1831, pour les motifs suivants : « Attendu que le code pénal, et par conséquent les dispositions dudit code concernant la sûreté tant intérieure qu'extérieure de l'État, quoique faites sous le règne impérial, étaient demeurées lois du pays à l'époque où la révolution belge a éclaté ; qu'elles ont donc continué de demeurer telles, lorsque par l'effet de cette révolution, un nouveau gouvernement a été substitué au gouvernement du roi des Pays-Bas, antérieurement à 1831, et ce dans tous les points auxquels il n'a point été dérogé, soit explicitement, soit implicitement ; que cette continuation jusqu'à révocation, changement ou modification, est une maxime de droit public ; qu'en effet, les lois protectrices de la société sont faites pour la société et doivent subsister pour elle, quelle que soit la vicissitude des gouvernements ; que quand elles protègent les gouvernements, c'est comme tels, et bien plus encore pour la personne publique ou les personnes publiques qui le composent, que pour la personne physique ou l'individu ;
« Attendu qu'il est inutile de s'appesantir sur les résultats désastreux d'une doctrine contraire, résultats qui sautent aux yeux ;
« Attendu qu'il résulte de ce qui précède que la cour d'assises du Hainaut, en déclarant que l'art. 87 du code pénal avait cessé d'exister et d'être applicable à un complot ayant pour but de changer le gouvernement de la Belgique, complot arrêté en 1831, a nécessairement violé ledit art. 87, et qu'en conséquence son arrêt doit être cassé ;
« Par ces motifs, la cour donne acte à M. le procureur général de la déclaration par lui faite, à l'audience du 27 courant, qu'il entend restreindre au seul intérêt de la loi le pourvoi par lui formé contre l'arrêt de la cour d'assises du Hainaut, le 16 septembre dernier ; casse. »
Ainsi, le fait de trahison demeurait judiciairement établi contre l'accusé ; une forme de procédure seulement avait pu le sauver de la peine comminée par le code pénal. (Fin de la note).
(page 103) Tandis que le gouvernement et le Congrès de la Belgique se montraient disposés à ne reculer devant aucun sacrifice pour conserver l'intégrité du territoire national, le cabinet français, abandonnant la politique qu'il avait suivie pendant la rivalité des ducs de Nemours et de Leuchtenberg, se joignait à la majorité de la conférence de Londres. M. Sébastiani venait de déclarer à l'envoyé belge que le cabinet du Palais-Royal adhérait au protocole du 20 janvier, en ajoutant que l'on exigerait l'évacuation de la citadelle d'Anvers par les Hollandais et la libération de la (page 104) Meuse, dès que les bases du protocole auraient été acceptées par la Belgique. « La crise est extrême pour vous, dit-il à M. Lehon ; votre gouvernement traite une question de vie ou de mort ; c'est à lui de savoir quels sacrifices peuvent mériter l'existence tout entière et l'indépendance de la patrie. Qu'il y réfléchisse bien : s'il fait la guerre, il n'y entraînera pas la France, déterminée qu'elle est à ne pas livrer son sort et la paix de l'Europe à votre merci. Si les conséquences de cette guerre contre la Confédération et la Hollande étaient de faire arriver les troupes de l'Allemagne au cœur de la Belgique, le malheur d'un partage pourrait alors se réaliser ; ce cas est même le seul où la France serait réduite à le souffrir... »
M. Sébastiani exprima les mêmes idées, et avec plus de force, dans une dépêche adressée le 4 avril au général Belliard. Il lui disait d'abord que l'état de crise où se trouvait la Belgique ne pouvait se prolonger, et que l'Europe était d'accord sur les moyens de terminer les questions difficiles et délicates qui l'occupaient depuis longtemps. « On veut affermir la paix, poursuivait-il, et le seul moyen d'y parvenir est de décider le gouvernement belge et le Congrès à accepter, sans restriction, les dispositions du protocole du 20 janvier. La souveraineté du grand-duché de Luxembourg, moins le duché de Bouillon, appartient à la maison de Nassau, en vertu de l'acte du congrès de Vienne et des traités subséquents, et cet État fait partie de la Confédération germanique. La Belgique aurait à combattre plus de 300,000 hommes, si elle continuait à vouloir en disputer la possession. La France ne saurait, pour un aussi faible intérêt que celui d'un territoire pauvre, placé à l'extrémité de la Belgique, soutenir des prétentions non moins contraires aux traités qu'aux actes constitutifs de la Confédération germanique. Ce qui importe à la Belgique, c'est son indépendance ; c'est sa séparation de la Hollande ; c'est l'exclusion de la maison de (page 105) Nassau. Tout cela est assuré et consacré par le protocole du 20 janvier, qui n'accorde à la Hollande que ce qu'elle possédait en 1790, et qui garantit à la Belgique tout le reste des possessions du royaume des Pays-Bas, moins le grand-duché de Luxembourg. Faites entendre la voix de la raison, et que les hommes sages réunis à Bruxelles ne compromettent pas l'avenir de leur patrie. Ils savent combien ils peuvent compter sur la France qui, la première, a reconnu leur gouvernement, qui les a appuyés dans toutes les circonstances, mais qui est décidée à ne pas faire la guerre pour le Luxembourg. Qu'ils ne s'ubusent donc pas, et qu'ils réfléchissent qu'une puissance qui ne revendique pour elle ni Bouillon, ni Marienbourg, ni Philippeville, qui préfère la paix et ses avantages au rétablissement de ses anciennes frontières et à toutes les chances d'agrandissement que la guerre pourrait lui offrir, ne consentira pas à sortir du système pacifique qu'elle a adopté, pour soutenir les prétentions injustes d'un État voisin, et se laisser entraîner par lui dans une lutte dont il serait impossible de prévoir le terme...
« La Belgique, plus que toute autre puissance, a besoin de repos et de tranquillité ; la Hollande ne veut pas l'attaquer ; mais l'Europe est constituée sur des traités qui forment son droit public, elle veut les faire respecter. Le véritable intérêt de la Belgique n'est pas de posséder un peu plus ou un peu moins de territoire, mais d'entrer dans la grande famille européenne avec l'estime et l'amitié des puissances qui en dirigent la politique. La susceptibilité, l'irritation, la violence pourraient compromettre même son indépendance. Un pays de quatre millions d'habitants riches et éclairés peut, en écoutant la voix de la raison et de la modération, assurer le bonheur de ses peuples. »
Le même jour (4 avril), sur une interpellation de M. le (page 106) général Lamarque et de M. Mauguin, le ministre des affaires étrangères fit connaître à la chambre des députés, c’est-à-dire à l’Europe tout entière, le revirement opéré dans la politique du cabinet français. Nous allons reproduire le passage de ce discours qui fut comme un coup de foudre pour la Belgique : « Vous avez, dit-on, sacrifié la Belgique, porté atteinte à son intégrité, et par cela même, vous avez compromis la France ; car nos frontières restent à découvert ; l'ennemi peut sans obstacles déboucher sur notre territoire. — Interrogeons les faits. Qu'a établi le protocole du 20 janvier ? Il proclame une Belgique indépendante, et prescrit à la Hollande de rentrer dans les limites qu'elle avait en 1 790, lorsqu'elle s'appelait la République des Provinces-Unies. Tout ce qui composait le royaume des Pays-Bas fera partie de la Belgique, moins le Luxembourg. On a parlé du Limbourg : le protocole n'en fait pas mention. Je vous le demande, quelles bases fallait-il donc choisir ? L'intérêt au nom duquel on nous accuse est-il bien celui qui a le droit de se plaindre ? Une antipathie, une lutte violente, amènent une séparation irrévocable entre deux peuples dont la vie avait été longtemps commune. L'une des deux nations avait possédé la totalité du territoire ; on la refoule, on l'emprisonne dans ses anciennes limites, avec défense d'en sortir ; tout le reste du pays devient le patrimoine de l'autre nation, qui le possédera sous la garantie de toutes les puissances. Mais, dit-on, le Luxembourg ? Les négociations engagées à ce sujet m'imposent encore quelque réserve ; cependant examinons. La province de Luxembourg s'est en grande partie associée à l'insurrection belge. La ville de Luxembourg y est demeurée étrangère ; elle est occupée par une garnison fédérale composée de 3,000 Prussiens et de 2,200 Belges sujets du roi de Hollande. La question de propriété se résout par des titres certains. L'acte de Vienne a donné le duché de Luxembourg à la maison de Nassau, en (page 107) échange de ses propriétés sur la rive droite du Rhin, avec clause de réversibilité en faveur de la branche cadette, et sous la condition expresse que ce duché ferait partie de la Confédération germanique. Tous ceux qui ont quelques notions de politique savent que la Confédération repose sur le principe de la garantie mutuelle, que cette garantie est une réalité consacrée par des traités dont les liens enchaînent toute l'Allemagne et l'Europe presque entière. Mais nos adversaires ne s'arrêtent point à de telles considérations. Qu'avez-vous fait pour la Belgique ? nous disent-ils. Vous l'avez séparée de la Hollande ; vous avez établi en sa faveur une neutralité qui la protège : c'est n'avoir rien fait, puisque la question du Luxembourg est restée indécise. Que cette question touche plus ou moins l'Allemagne et l'Europe, peu nous importe ! vous devez, s'il le faut, déclarer la guerre à toutes les puissances. La guerre contre tous, voilà la conclusion des orateurs que je combats : alors même qu'on nous parle de paix, c'est la guerre que l'on nous demande, et c'est la guerre que nous refusons. »
Quelle déception pour ceux qui avaient placé leur confiance dans l'appui du cabinet français ! Quelle excitation pour ce grand nombre de patriotes belges chez qui toute idée de démembrement faisait bouillonner le sang ! M. de Robaulx, l'orateur du parti belliqueux, se rend, le 7 avril, l'interprète des patriotes exaspérés ; et, comme on devait s'y attendre, il s'exprime avec amertume, avec colère, sur la politique du Palais-Royal. « Plus du doute, s'écrie-t-il, le gouvernement de Louis-Philippe a pactisé avec la Sainte-Alliance. Louis-Philippe lui-même est entré dans la conspiration flagrante contre les libertés. Il consent à joindre ses forces à celles des autres despotes pour violer le territoire belge !.. » L'orateur demande au ministère ce qu’il a fait pour remplir la promesse consignée dans la proclamation du régent aux Luxembourgeois, quelles mesures il a prises pour soutenir (page 108) un langage aussi énergique. Il sépare, au surplus, le gouvernement de Louis-Philippe de la nation française ; il faut, dit-il, « faire un appel à la nation, et la liberté armée triomphera sur les champs de bataille. « Trop longtemps, poursuit-il, notre gouvernement s'est lié aux paroles fallacieuses des cabinets européens ; aujourd'hui cette fausse sécurité nous abandonne ; c'est le gouvernement français et sa politique honteuse qui nous réduisent à n'avoir recours qu'à nous et à notre désespoir. La conduite de Louis-Philippe, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, confirme l'opinion que j'avais de lui ; il réalise de sinistres prévisions. Souverain populaire, il veut donner le baptême de la légitimité à sa couronne ; pour cela, il sacrifiera tout. Mais qu'il se rappelle qu'aux yeux des rois il est né bâtard. Au dedans, il a perdu la confiance et l'amour de la nation : consultez la France, elle nous répondra que toutes ses espérances sont déçues. Au dehors, sa politique étroite et servile est toute d'intérêt personnel ; elle porte à l'exaspération toutes les nations trompées par son avènement. Qu'a-t-il fait pour la cause des peuples ? L'Italie et la Pologne sont sacrifiées au maintien de la ligue des têtes couronnées ; la liberté est immolée partout, même en France, à la conservation d'un quasi-droit divin... Nous marchons à une nouvelle révolution... Que Louis-Philippe y prenne garde ! il joue gros jeu. Par la conduite et les intrigues de ceux auxquels il accorde sa confiance, il va livrer l'Europe au hasard de nouvelles commotions, la livrer à l'anarchie : les jours sanglants de 92 et 93 pourront renaître ; ce n'est pas que j'approuverais de semblables choses, car, avant tout, je déteste l'anarchie... Ministres belges, vous avez nos destinées entre vos mains ; montrez-vous dignes de votre mission. Voulez-vous nos fonds, nos bras ? Dites-le. La loi suprême de la nécessité vous le commande : vigueur, énergie, audace même, ne négligez rien, nous vous soutiendrons dans la défense de l'indépendante (page 109) du territoire. Ceux-là auront ma confiance qui sauront tout employer pour laisser sans tache l'honneur national. »
Assurément, ce langage était impolitique, .violent, exagéré ; l'orateur avait eu le tort de prendre en quelque sorte corps à corps le roi Louis-Philippe au lieu de s'attaquer exclusivement a son ministère responsable. Mais qu'on se reporte à ce temps de crise, d'agitation, de bouillonnement ! L'abandon de la France avait excité une indignation générale en Belgique, et le langage si âpre de M de Robaulx répondait, nous devons le dire, et aux sentiments de la multitude et à ceux du Congrès même (Note de bas de page : Pour donner une idée de l'exaltation des esprits à cette époque, nous emprunterons la citation suivante à un journal considéré comme l'Organe du parti modéré, au Courrier des Pays-Bas : « Mort, mort à la révolution en France, en Belgique, eu Pologne, en Italie, partout ! voilà la bannière du ministère doctrinaire, voilà la devise royale de Louis-Philippe. Et notez que la Belgique, par son voisinage de la France et par le caractère de ses habitants, étant le pays où il est le plus difficile de tuer la révolution, c'est aussi chez nous que l'astuce diplomatique a usé de tous ses moyens. Voyez Sébastiani, qui attend la nouvelle de l'arrivée de Frimont à Bologne pour nous faire connaître son adhésion au protocole du 20 janvier, et pour nous notifier, au nom de la Sainte-Alliance, d'évacuer le Luxembourg. »). Cette philippique fut interrompue à plusieurs reprises par des applaudissements et des acclamations. Mais le calme se rétablit au moment où M. Lebeau se dirige vers la tribune. Le ministre commence par déclarer qu'il n'a pas attendu l'arrivée des dépêches, dont il va faire connaître la substance, pour dire au Congrès, que l'on devait se préparer à la guerre ; car déjà le cabinet lui avait demandé de l'argent et des bras. « Trêve donc, continue-t-il, trêve de doutes et de soupçons sur un ministère qui est et qui sera toujours belge, et dont le patriotisme est un sûr garant qu'il ne prendra jamais que des mesures dignes de vous et de la (page 110) nation. » Abordant ensuite les questions posées par M. de Robaulx, le ministre donne d'abord lecture de la lettre écrite par M. Sébastiani à M. Bresson, le 1er février, avant l'élection du duc de Nemours, pour déclarer que le gouvernement français n'adhérait point au protocole du 27 janvier ; que, dans la question des dettes comme dans celle de la fixation de l'étendue et des limites du territoire belge et hollandais, il avait toujours été entendu par le gouvernement français que le concours et le consentement libre des deux États étaient nécessaires. M. Lebeau rappelle que ce fut lui qui demanda l'impression de cette lettre, en disant qu'il fallait qu'elle restât comme un monument contre le ministre qui l'avait souscrite, s'il venait à renier ses œuvres, prévision qui s'est réalisée ! Il fait cependant remarquer que dans les dépêches qu'il a reçues, il n'y a rien d'officiel. Ces dépêches ne contiennent que des communications verbales faites à l'envoyé belge près la cour de France, desquelles il résulterait que le gouvernement français aurait adhéré au protocole du 20 janvier ; mais le ministre ignore l'étendue de cette adhésion, si elle est générale, partielle, pure et simple, entière, restrictive. « Quoi qu'il en soit, continue M. Lebeau, nous ne voulons pas entretenir le pays dans une sécurité trompeuse. Nous croyons que la guerre est imminente. Toutes les mesures seront prises pour mettre le Luxembourg en état de défense ; il est de l'intérêt et de l'honneur de la Belgique de ne pas se séparer de cette province ; et la Belgique serait digne de retomber sous le joug si elle pouvait prêter la main à ce lâche et honteux abandon. (On applaudit avec force.) Les Luxembourgeois sont nos frères... (Oui ! oui ! s'écrie l'assemblée.) Le roi Guillaume les a considérés comme Belges pendant quinze ans. Pendant quinze ans, leurs belles forêts ont grossi le trésor belge. Comme nous, les Luxembourgeois ont subi le joug honteux et humiliant de la Hollande, et c'est là qu'ils ont puisé le droit de faire comme nous leur révolution. Messieurs, nous vous avons (page 111) demandé des bras, il faut les armer ; pour cela nous avons besoin de fonds, vous nous en accorderez. Je ne peux vous dire quel plan de défense sera adopté dans la guerre qui se prépare : vous sentez qu'un plan mûrement examiné dans le conseil ne saurait être divulgué sans profit pour nos ennemis ; mais soyez assurés que, dans toutes les mesures que nous adopterons, nous serons fidèles à l'honneur national et entièrement dévoués à l'indépendance du pays. La devise du ministère est : Fais ce que dois, avienne que pourra. » De nouveaux applaudissements éclatent. La popularité du ministère était alors immense ; son attitude, aux yeux des plus exigeants même, ne laissait rien à désirer. Le parti national tout entier voulait d'ailleurs résister aux injonctions de la conférence. Déjà le Congrès avait décrété que, à dater du 1er avril 1831, jusqu'à la fin de l'année, il serait fait, au profit de l'État, une retenue sur les remises, traitements et salaires ainsi que sur toutes les pensions à la charge du trésor. Quant à la solde des militaires en activité de service, elle était exemptée de toute retenue. Le 8, l'assemblée décréta, par cent douze voix contre cinq, l'emprunt forcé de 12 millions de florins pour subvenir aux besoins extraordinaires de l'État.
(Note de bas de page) Il était stipule que cet emprunt serait remboursable au 1er janvier 1833, ou plus tôt si les circonstances le permettaient. Tout propriétaire ou usufruitier devait contribuer dans l'emprunt à concurrence d'une somme égale à la contribution foncière qui reposait sur les biens dont il avait la pleine propriété ou l'usufruit pour l'exercice courant, sauf déduction des centimes additionnels perçus au profit des communes et des provinces. Un contingent égal au principal de la contribution personnelle de 1830 serait assigné à chaque commune et réparti au marc le franc de leurs cotes respectives parmi les deux tiers des contribuables les plus imposés au rôle de cette contribution.
La situation du pays était peinte avec vérité dans la correspondance que M. Adolphe Sol, secrétaire d'ambassade, entretenait avec le général Belliard, pendant le voyage de ce dernier à Paris au commencement du mois d'avril : « ... Les volontaires accourent en foule pour s'enrôler ; les hommes mariés, comme les célibataires, se présentent de tous côtés ; c'est un entraînement général. Cette tendance est patente par tout ce qui se dit ici et par les propos qu'on entend dans les lieux publies. Ils sont impatients de se mesurer non seulement avec les Hollandais, mais avec les Prussiens et les troupes de la Confédération ; ils savent, et ils n'en font pas mystère, qu'ils ne sont nullement en mesure, qu'ils trouveront un ennemi nombreux, des corps bien organisés, compactes et disposés, de leur côté, à combattre avec ardeur ; cette considération ne les arrête nullement. Les triomphes de la Pologne les ont électrisés. Ils disent partout que la Belgique a une population aussi nombreuse que celle de la Pologne, et que ses habitants ne sont pas moins braves ; ils ont une entière confiance dans le succès de leurs armes, et ils ne cachent pas non plus qu'ils comptent pour beaucoup sur l'appui, non pas du gouvernement français, mais de la nation qu'ils isolent, et qu'ils se représentent comme prête à accourir en armes en Belgique, au premier coup de canon qui sera tiré... On travaille, dans ce moment, le peuple belge pour lui persuader que les Français sont entièrement opposés au gouvernement de Louis-Philippe, et qu'il faut seulement faire naître une occasion pour que l'explosion du mécontentement renverse le trône. Suivant les personnes qui se livrent à ces manœuvres coupables, les noms de Louis-Philippe, de Sébastiani, de Casimir Périer, seraient en France aussi odieux que ceux de Charles X, de Polignac et de Peyronnet. Ils veulent non pas seulement dépopulariser ici le roi Louis-Philippe, mais soulever contre lui toutes les haines et le faire exécrer. De pareilles manœuvres ont lieu dans ce moment à Gand et dans d'autres villes, de telle sorte que le bas peuple est tout à fait exaspéré contre le gouvernement français, qu'on représente comme ayant fait un pacte avec la Sainte-Alliance pour le triomphe des principes de cette Sainte-Alliance. Les meneurs disent encore que toutes ces machinations ourdies contre la liberté nécessitent de faire un appel aux populations, sans distinction, de tous les pays ; qu'il faut s'associer pour renverser tous les gouvernements qui, par pusillanimité, craignent de déchirer les honteux traités de 1815 ; que c'est dans ce but que les vrais patriotes ont formé l'association pour l'indépendance nationale dans tous les pays, etc. » (Fin de la note).
Dès le lendemain, (page 112) le ministre des finances vint demander au Congrès de l'autoriser à employer une partie de l'emprunt : le gouvernement avait résolu, dit-il, d'enrégimenter tous les gardes forestiers, et il avait également ordonné la formation d'un corps de volontaires jusqu'à concurrence de 8,000 hommes ; enfin, usant de la faculté qui lui (page 113) avait été accordée par le Congrès quelques jours auparavant, le gouvernement avait également ordonné la mobilisation du premier ban de la garde civique. Toutes ces mesures dénotaient l'état des esprits. La résolution de défendre le Luxembourg était embrassée avec un véritable enthousiasme ; chacun regardait cette défense comme tenant à l'honneur national et à la dignité du Congrès. Les fonds, les hommes étaient votés par acclamation ; la garde civique attendait avec une vive impatience son appel sous les drapeaux ; des troupes régulières étaient dirigées vers le grand-duché, où la population se disposait à une levée en masse. Le ministère devait, par son langage et par ses actes, s'associer à l'élan national sous peine de livrer le pouvoir au parti démagogique. Et s'il avait été débordé par ce parti, la Belgique se serait épuisée dans les convulsions de l'anarchie jusqu'au moment fatal où elle eût été déchirée et démembrée par le fer des étrangers.