(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 154) Les quatre députes, envoyés auprès du prince Léopold de Saxe-Cobourg par le ministre des affaires étrangères, avaient saisi avec empressement l'occasion de servir leur patrie. Partis immédiatement pour l'Angleterre, ils rencontrèrent à un relais, non loin de la frontière, M. le comte d'Arschot, qui retournait à Bruxelles, l'esprit tourmenté par les plus sinistres prévisions sur le dénouement de la révolution belge. Il était accompagné de M. Jules Van Praet, secrétaire de la légation. Les commissaires ayant fait connaître le but de leur voyage à M. d'Arschot, celui-ci objecta (page 155) que les difficultés étaient insurmontables. « Il n'y a plus rien à faire, ajouta-t-il, que de rappeler le prince d'Orange. » Doué d'un esprit plus ferme, M. Van Praet n'hésita point à suivre les députés, qui continuèrent leur voyage avec confiance. Tel est le résultat des crises politiques pour ceux qui s'y trouvent mêlés : l'espoir soutient les uns, tandis que les autres faiblissent. Il faut savoir, dans ces graves circonstances, s'appuyer fermement sur une cause juste, grandir avec le danger, et envisager d'un œil calme les chances de l'avenir.
Arrivés à Londres le jour même de la dissolution du parlement, les députés belges furent reçus pour la première fois, le 22 avril, à Marlborough-House, par le prince Léopold. Ils le trouvèrent parfaitement instruit de la situation des affaires en Belgique, des ressources du pays, des besoins de son commerce et de son industrie, enfin du caractère du peuple belge. Le prince répondit aux députés que le message dont ils étaient chargés le flattait infiniment, et d'autant plus qu'ils appartenaient à une nation connue par ses sentiments de loyauté et de franchise, d'une nation qui surpassait la plupart des peuples en civilisation. « Je vois surtout avec plaisir, dit-il en s'adressant particulièrement à M. l'abbé de Foere, que la Belgique est profondément religieuse ; une nation qui est attachée à sa religion est ordinairement morale, et il est bien plus facile de la gouverner ». Il aborde ensuite, avec une haute franchise, une question délicate. Il demande aux députés si, dans le cas où l'on jugerait convenable de faire quelque changement à la Constitution, cette proposition rencontrerait des obstacles. « Ce n'est pas, se hâte-t-il de déclarer, que j'en désirerais dans l'intérêt du pouvoir ; mais le pouvoir doit avoir pour but unique l'intérêt du pays, et c'est dans ce but aussi qu'il pourrait désirer un changement. » Les députés répondirent qu'il serait peut-être imprudent d'en proposer en ce moment : mais que la Constitution avait prévu le cas dont le prince parlait (page 156) et indiqué la marche à suivre. Le prince, sentant la justesse de cette observation, dit qu'il trouvait aussi que c'était à l'expérience et à l'expérience seule à indiquer les changements désirables ; et il ajouta que s'il avait touché ce point, c'est qu'il voulait agir envers les députés avec une entière franchise et qu'il désirait que cette franchise fût réciproque.
Cependant la position difficile des deux parties se dessina dès cette première entrevue. Le ministère belge, qu'on ne l'oublie point, voulait défendre l'intégrité du territoire ; il voulait, en outre, et dans toute hypothèse, que l'élection du roi fût le début et non le terme des arrangements à conclure avec l'Europe. Les députés envoyés à Londres ne venaient pas prendre le mot d'ordre du ministère anglais ni se soumettre aux exigences de la conférence ; ils venaient uniquement, au nom de la Belgique indépendante, à l'effet de pressentir les intentions du prince de Saxe-Cobourg pour le cas où le Congrès belge l'appellerait au trône. Mais le prince, connaissant la décision irrévocable des puissances, répugnait à venir dans la Belgique comme un messager de malheur. « Pour que mon élection soit possible et qu'elle soit utile à votre cause, disait Son Altesse Royale, il faut qu'elle emporte la solution de vos difficultés territoriales et financières ; il faut que la Belgique et son roi puissent être reconnus par l'Europe. Je ne saurais accepter la souveraineté d'un État dont le territoire est contesté par toutes les puissances ; ce serait, sans profit pour vous, me constituer, en mettant le pied sur le sol belge, en état d'hostilité avec tout le monde. » Les députés répondirent que les difficultés, signalées par le prince, ne paraissaient pas impossibles à aplanir, et que l'on y parviendrait bien plus facilement lorsque les Belges seraient définitivement constitués, et qu'ils pourraient négocier par l'intermédiaire du roi. Après une entrevue d'une heure, le prince adressa aux députés ces paroles remarquables : « Il me serait impossible de vous donner une réponse (page 157) aujourd'hui ; mais toute mon ambition est de faire le bonheur de mes semblables. Quoique jeune encore, je me suis trouvé dans tant de positions singulières et difficiles que j'ai appris à ne considérer le pouvoir que sous un point de vue philosophique. Je ne l'ai jamais désiré que pour faire le bien, et le bien qui reste. Si certaines difficultés politiques, qui me semblaient s'opposer à l'indépendance de la Grèce, n'avaient surgi, je me trouverais maintenant dans ce pays, et cependant je ne me dissimulais pas quels auraient été les embarras de ma position. Je sens combien il est désirable pour la Belgique d'avoir un chef le plus tôt possible ; la paix de l'Europe y est même intéressée. »
Dans le cours de la conversation, le prince, après avoir fait un grand éloge du roi Louis-Philippe, signala la nécessité qu'il y avait pour les Belges de conserver des relations d'amitié et de bon voisinage avec la France, relations qui doivent être intimes, disait-il, mais non exclusives. Telle est, en effet, la politique qui convenait dès lors à notre pays. La Belgique ne doit être vassale d'aucune puissance, mais elle doit chercher à s'unir avec toutes.
Lorsque les détails de cette première entrevue parvinrent au ministre belge qui avait assumé la responsabilité de cette négociation, ils allégèrent le poids de ses soucis. « Je vous recommande la persévérance, écrivit-il aux députés. Ne vous découragez pas, de grâce, aux premiers mots... Le calme le plus parfait continue à régner en Belgique. I1 tient beaucoup à l'espérance qui est dans tous les esprits. Ce peuple, qu'on calomnie si indignement, est à conduire avec un fil de soie, du moment où on le traite avec franchise et loyauté. . Je suis enchanté que le prince reconnaisse la nécessité politique de prêter le serment sans restriction et d'accepter la Constitution sans réserve ; sa popularité sera dès lors immense. » Malgré la force des objections (page 158) du prince contre toute acceptation de la couronne belge avant un arrangement sur la question des limites et sur celle de la dette. M. Lebeau chargea les commissaires d'insister pour une acceptation immédiate et sans condition. En acceptant la couronne sans sacrifice territorial, le nouveau roi, disait-il, arrive en Belgique avec toute sa popularité ; il aura un titre pour négocier sur les différentes questions dont la conférence s'est saisie, et son influence devra peser de la manière la plus efficace sur cette négociation. L'avènement immédiat du roi a d'ailleurs pour nous d'immenses avantages, disait-il encore : il porte le découragement tout à la fois chez les partisans d'une restauration et chez ceux qui songent encore à une réunion à la France ; il fait avorter les projets de partage mis plusieurs fois en avant par certains cabinets ; il calme l'agitation révolutionnaire entretenue par une situation provisoire et met fin aux espérances du parti démagogique, trop faible, sans doute, même avec ses alliés de la propagande parisienne, pour exposer le pays à un danger sérieux, mais assez énergique pour susciter quelques troubles et menacer la tranquillité publique. Si, pour nous réconcilier avec l'Europe et amener la reconnaissance de la Belgique et de son roi, ajoutait le ministre, des sacrifices de territoire et d'argent sont reconnus indispensables, et qu'il n'y ait pas d'autre alternative que de céder ou de s'exposer à une lutte, trop inégale pour ne pas être insensée, avec les grandes puissances, la Constitution belge ne fait nul obstacle à de telles concessions. Elle a même positivement prévu le cas où des cessions de territoire seraient faites.
Cependant les commissaires belges avaient eu avec le prince, le 24 avril, une seconde entrevue, non moins importante que la première. Le prince ne dissimula ni ses désirs ni ses appréhensions ; il montra une loyauté et un désintéressement qui devaient encore le rehausser dans l'esprit des députés, « Vos limites, leur (page 159) dit-il, sont la grande difficulté. Le protocole du 20 janvier est chose irrévocable ; les cinq grandes puissances sont décidées a le maintenir, et la France même, qui d'abord avait hésité, avait refusé son adhésion, l'admet aujourd'hui sans restriction (Note de bas de page : Le ministère français insistait alors fortement auprès du gouvernement du régent pour que celui-ci adhérât au protocole du 20 janvier). Il serait donc à désirer que vous vous missiez d'accord à cet égard avec les puissances, du moins relativement au principe ; pour la mise à exécution, on pourra entrer en négociation. Alors je pourrais accepter l'offre flatteuse que vous voulez bien me faire, mais pour autant qu'une grande majorité participât à mon élection, car je ne voudrais pas être dès le principe une cause de désunion. » Les députés répondirent au prince que du moment où ils pourraient être sûrs de son acceptation, ils n’hésiteraient pas à lui garantir qu'un grand nombre de voix se réuniraient pour l'appeler au trône. Ils lui donnèrent ensuite de longues explications sur les deux provinces que la conférence contestait à la Belgique. « Pour le Limbourg, répondit Son Altesse Royale, je crois qu'il n'y aura pas de difficulté ; le point principal, celui sur lequel les puissances ne veulent nullement céder, c'est le Luxembourg. Or, vous sentez combien ma position serait pénible si j'étais maintenant à la tête de vos affaires. Admettons qu'il y eût nécessité de renoncer à une partie du territoire : la proposition devrait émaner du gouvernement, et dès lors des défiances pourraient s'élever contre moi ; on pourrait supposer, quoique bien à tort, que je prête l'oreille a d'autres intérêts que les vôtres. Mais si le Congrès voulait conclure un arrangement, la nation elle-même serait censée l'avoir fait, et toute défiance deviendrait impossible. Ma position actuelle est celle où je me trouvais lorsque le trône de la Grèce me fut offert ; alors aussi les puissances voulaient séparer de la Grèce l'Acarnanie (page 160) et l'Étolie : le sénat grec refusait d'y consentir. Voyant, d'un côté, l'impossibilité de faire triompher les vues du sénat ; de l'autre, ne voulant pas paraître l'instrument des puissances, je préférai renoncer au trône. » Le prince rendit de nouveau hommage au caractère belge et à la gloire de notre nation ; il fit remarquer que c'était, pour ainsi dire, en Belgique, que l'Angleterre même avait puisé sa civilisation. Noble souvenir pour la Belgique ! Oui, elle peut rappeler avec orgueil ce temps où la Flandre était l'école de l'Europe et l'entrepôt du monde : c'est dans nos florissantes communes que les Anglais, sous le règne d'Edouard III, venaient étudier les progrès de l'industrie et le jeu des grandes libertés populaires. « Mais, ajouta le prince, on m'objecte, quand je parle dans votre intérêt, que les Belges seraient trop heureux si, après quelques mois, ils obtenaient avec leur indépendance, tout ce qui fait l'objet de leurs prétentions, tandis que tous les autres peuples ont dû souffrir et combattre des années pour conquérir cette indépendance. » II cita la guerre de l'Amérique du Nord contre la Grande-Bretagne, et la lutte presque séculaire de l'ancienne république des Provinces- Unies contre l'Espagne. Mais les députés, invoquant les traditions nationales, rappelèrent que les anciens Pays-Bas catholiques n'avaient jamais formé ni une province espagnole ni une province autrichienne ; que, gouvernés par leurs propres lois, ils avaient été annexés et non incorporés au royaume des Espagnes et à l'empire d'Autriche. Ils rappelèrent encore que, l'année précédente, les Belges, dans lesquels il fallait comprendre les habitants de l'ancienne principauté de Liége, n'avaient fait que reprendre leur ancien état et qu'ils ne demandaient rien que de juste ; qu'ils jouissaient, avant la révolution française, des libertés les plus étendues ; qu'à l'entrée des troupes alliées en 1814, les généraux de la coalition avaient promis de rendre aux peuples délivrés du joug français leurs droits anciens ; qu'ainsi les Belges et les Liégeois (page 161) en recouvrant une existence libre et indépendante, ne mangeaient pas du fruit nouveau pour eux, mais reprenaient ce qui leur appartenait précédemment aux titres les plus légitimes.
Une nouvelle entrevue eut lieu le 30. Le prince resta dans la même réserve, malgré les instances des envoyés. Ils le prièrent à différentes reprises, mais en vain, de vouloir sinon leur donner une réponse catégorique, du moins les autoriser à écrire en Belgique qu'il leur avait fait espérer d'accéder à leurs vœux. Sa réponse fut constamment la même. « Les limites, disait-il, toujours les limites ! » Du reste, il laissait clairement entrevoir qu'il n'éprouverait aucune répugnance à se rendre aux vœux des Belges, dès qu'ils seraient parvenus à vider leurs différends. Mais il ne cachait point qu'il serait bien difficile de faire revenir les puissances de leur protocole du 20 janvier ; il ajouta que, dans l'adhésion que la France y avait donnée, elle avait même été au delà de ce à quoi elle était tenue.
Le temps pressait. Les partis, après le premier moment de surprise causée par la démarche faite à Londres, commençaient à s'agiter de nouveau en Belgique ; les orangistes et les partisans de la réunion à la France semblaient prêts à faire un effort désespéré ; les amis même du cabinet se montraient impatients ; enfin, le ministère voyait se former une nouvelle crise dont il n'espérait guère pouvoir triompher. Et cependant la conférence restait inflexible : la Russie défendait plus vivement que jamais les intérêts de la Hollande et de la maison de Nassau ; le cabinet anglais, retenu par ses engagements, n'osait précipiter le dénouement de ce drame diplomatique en faveur des Belges et assurer le triomphe d'une combinaison pour laquelle la Grande-Bretagne avait prodigué, pendant plus d'un siècle et demi, son or et son sang. On eût dit, à entendre le langage de la conférence, qu'il n'y avait en Belgique qu'un cabinet et pas de nation, que ce pays était en plein calme et non en révolution « Veulent-ils, disait (page 162) alors M. Lebeau, « que le gouvernement belge adhère au protocole du 20 janvier ? Vingt-quatre heures après, il n'y aurait plus de gouvernement régulier en Belgique !... »
Les députés, obéissant à leurs instructions et inquiets sur la situation de leur pays, pressèrent, le 2 mai, le prince de Saxe-Cobourg de leur donner une réponse définitive. Son Altesse Royale, au courant de ce qui se passait à Londres, leur répondit : « J'accepterais avec bien du plaisir ; c'est la question du Limbourg qui me retient seule, parce que c'est une question européenne ; celle du Luxembourg est une affaire à traiter avec la Confédération germanique et le grand-duc : je crois qu'elle s'arrangera facilement. Mais s'il y avait nécessité absolue de céder une partie du Limbourg, la responsabilité en tomberait sur moi ; ma position serait bien fâcheuse, et malheureusement je ne vois pas le moyen d'en finir autrement. »
Le prince pouvait-il tenir un autre langage ? On en jugera, quand on aura pu apprécier les conversations que les députés avaient eues avec les ministres anglais. M. Lebeau avait engagé les commissaires à voir les membres de la conférence et principalement lord Palmerston ; à les mettre au courant de l'objet de leur mission, à réclamer leurs bons offices pour amener la solution des difficultés territoriales et financières de la Belgique dans le sens des instructions que nous avons fait connaître.
Le 30 avril, les députés avaient eu avec lord Palmerston une entrevue qui avait duré plus de trois heures. Le noble lord défendit le protocole du 20 janvier avec chaleur et persévérance, assurant de la manière la plus formelle que les Belges ne devaient nullement espérer qu'on y apporterait le moindre changement, et ajoutant que, s'ils ne cédaient pas de bonne grâce, ils devaient s'attendre à y être contraints par la force des armes. Le roi de Hollande, disait-il, avait rendu aux puissances un véritable service, avait tiré quelques-unes (la Russie, la Prusse et l'Autriche (page 163) surtout) d'un grand embarras en adhérant au protocole du 20 janvier et en reconnaissant ainsi l'indépendance de la Belgique. Mais cette concession, suivant lord Palmerston, obligeait impérieusement les puissances à faire exécuter le protocole en ce qu'il pouvait avoir d'avantageux à la Hollande, et si, pour récupérer ce qui lui appartenait dans le Limbourg, elle réclamait des secours, les puissances ne pourraient les lui refuser. « Notre intérêt, ajoutait-il, est bien que la Belgique soit florissante ; mais nous ne pouvons pas, pour son avantage, dépouiller la Hollande, notre ancienne amie, qui serait trop affaiblie, si elle perdait Maestricht et Venloo.
Le langage de lord Grey, chef du cabinet britannique, n'était pas plus satisfaisant, quoique moins absolu. Tout on approuvant le choix du prince de Saxe-Cobourg, tout en manifestant le désir de voir un tel choix couronné de succès, lord Grey déclara qu'il ne pouvait, comme ministre, se départir de ses principes et du texte des traités. Il insistait aussi, et avec force, pour que les Belges adhérassent du moins aux principes du protocole du 20 janvier ; et il laissait également entrevoir la possibilité d'une occupation de la Belgique. Mais lorsque les députés lui eurent signalé la répugnance invincible du Congrès et de la nation entière pour les sacrifices que l'on prétendait exiger, lord Grey laissa percer le désir de modifier les bases de la convention en faveur des Belges. Traiter à part la question du Luxembourg ; quant au Limbourg, s'accommoder par un sacrifice pécuniaire : telle est l’idée qu'il suggéra. Que si la Belgique refusait tout arrangement, le prince s'exposerait à ne pas être reconnu par les puissances. Le prince était, du reste, seul arbitre quant à son acceptation, ajouta-t-il ; mais il ne pourrait, comme ministre, la lui conseiller s’il se mettait en opposition flagrante avec la conférence.
Le 8 mai, sur la demande spontanée de lord Palmerston, les (page 164) députés belges eurent au Foreign-Officc une nouvelle entrevue avec lui. Il répéta que l'acceptation du prince de Saxe-Cobourg lui paraissait très difficile si les Belges ne reconnaissaient pas les principes du protocole du 20 janvier ; il indiqua également un arrangement pour terminer a l'amiable la difficulté territoriale, mais cet arrangement différait du plan indiqué par lord Grey. Suivant le chef du Foreign-Offce, la conférence pourrait consentir à laisser le Luxembourg aux Belges, pourvu qu'ils renonçassent à tout l'arrondissement de Ruremonde, à la plus grande partie de celui de Maestricht, et à Maestricht même. Les députés se récrièrent sur l'impossibilité absolue d'admettre une telle délimitation ; ils déclarèrent que le Limbourg en entier, ainsi que le Luxembourg, devait rester a la Belgique pour en former un État respectable et indépendant. Le noble lord répondit que Maestricht était aussi un point indispensable à la défense de la Hollande et que, à cet égard, les puissances et l'Angleterre particulièrement ne pouvaient se départir des principes posés dans le protocole. « La position des Belges peut devenir bien fâcheuse, ajouta-t-il, s'ils n'adhèrent point au protocole du 20 janvier ; car jusqu'à ce jour vous n'êtes point indépendants, vu que l'on n'est indépendant que lorsqu'on a été reconnu comme tel par toute l'Europe. Remplissez donc les conditions pour le devenir. »
Les hommes d'Etat qui eurent la gloire de consolider la révolution belge n'ont pas besoin d'être absous devant la postérité. Mais aujourd'hui que nous jouissons paisiblement du fruit de leur pénible labeur, peut-être avons-nous trop oublié les accusations qui leur furent prodiguées. C'est ainsi que l'on a voulu faire peser sur leur mémoire la responsabilité des sacrifices douloureux par lesquels la Belgique indépendante acheta la reconnaissance de l'Europe. Admettre cette accusation, ce serait violer les lois de cette justice suprême qui doit présider à l'histoire.
Le ministère belge ne pouvait changer l'arrêt irrévocable prononcé (page 165) par l'Europe. Le protocole du 20 janvier dominait la situation ; il formait, depuis le 18 février, un contrat synallagmatique entre les cinq grandes puissances et le roi des Pays-Bas ; c'était l'écueil contre lequel venaient se briser les intentions les plus héroïques, car la Belgique, réduite à ses propres forces, ne pouvait espérer de vaincre l'Europe. Le prince, que l'on appelait comme un gage de paix et de stabilité, eût perdu la Belgique, au lieu de la sauver, s'il avait eu la folie de vouloir lutter seul contre toutes les puissances. Mais si le prince de Saxe-Cobourg ne pouvait, dans l'intérêt même de la Belgique, répondre par une acceptation pure et simple aux offres honorables qui lui étaient faites (Note de bas de page : «... Les conditions de l'indépendance belge étaient aussi les conditions auxquelles un prince pouvait régner en Belgique de l'aveu des puissances ; une acceptation pure et simple de la couronne n'était plus possible. Une pareille acceptation eût été un acte d'hostilité envers l'Europe. Le roi choisi par les Belges pouvait-il faire sienne la protestation contre la conférence ? Non, sans doute : il se fût perdu sans sauver la Belgique ; sa mission étant de réconcilier la révolution avec l'Europe, et non de la condamner à périr avec lui... » (Essai historique et politique sur la révolution belge, chap. XI.)), le ministère belge ne pouvait, de son côté, proposer des concessions qu'avec l'assentiment du Congrès. Il n'en proposa aucune ; mais il put dès lors constater que pour obtenir une interprétation favorable du protocole du 20 janvier, il fallait rentrer dans le système pacifique, dans le concert européen.
Cependant il importait de prendre sans retard une détermination, si l'on ne voulait voir la Belgique périr par l'anarchie. Menacé d'anéantissement par la combinaison qui se négociait à Londres, le parti français, démagogique et réunioniste, travaillait avec l'énergie du désespoir ; déjà l'insubordination éclatait parmi les volontaires, et elle pouvait d'un moment à l'autre gagner l'armée. Le parti orangiste, de son côté, ne restait pas inactif ; il (page 166) faisait circuler l'or dans les rangs du peuple et de l'armée, et il s'exposait même à des représailles devant lesquelles le gouvernement était impuissant. La seconde ville du pays était agitée depuis longtemps par la lutte, tantôt sourde, tantôt flagrante, des partisans de la révolution et des partisans de l'ancienne dynastie. Un journal, alors célèbre par sa violence, le Messager de Gand, contribuait beaucoup à perpétuer la division et à envenimer les haines. Depuis l’échauffourée d’Ernest Grégoire, une réaction s'était déclarée contre les partisans de la maison de Nassau, et deux fois les presses du journal orangiste avaient été brisées dans des émeutes. Les chefs du parti orangiste résolurent néanmoins de braver l'irritation qu'ils avaient excitée. Au commencement du mois de mai, l'éditeur du Messager de Gand annonça que des mesures étaient prises pour que ce journal reparût au premier jour. « Rien, disait-il, ne sera changé dans l'esprit du journal. Le rédacteur en chef reste le même. C'est assez répondre de la fermeté avec laquelle nos principes continueront d'être défendus. » Exaspérés par ce défi, les chefs du parti national, sachant que la plus grande partie de la garde civique les appuyait, recoururent à une mesure extrême, inouïe. Toutes les autorités se coalisèrent et, par une proclamation, mirent les orangistes hors la loi en leur déniant l'exercice d'un droit constitutionnel.
Cette proclamation était conçue en ces termes :
« Le Messager de Gand, jaloux de voir régner la tranquillité dans la ville de Gand, annonce qu'il vient de prendre les mesures nécessaires pour paraître au premier jour ; il le peut ! Mais lorsque les malveillants viennent abuser de la presse pour exciter le peuple au désordre par la haine, il est du devoir des autorités de déclarer que ni gardes civiques ni forces militaires ne sont instituées pour défendre les ennemis de la cause nationale ; c'est au Messager de Gand à calculer les suites de son (page 167) esprit hostile à la chose publique ; il reste responsable devant le peuple de ses provocations.
« Le téméraire qui brave la vindicte publique se met volontairement hors la loi, du moment qu'il veut en courir la chance.
« Le gouverneur, Baron DR LAMBERTS.
« Le général de division, « Chev. DE WAUTIER.
« Le général de brigade, gouverneur militaire de la Flandre orientale, « DE MAHIEU.
« Les président et membres de la commission de sûreté publique (qui remplaçait l'administration communale depuis le « mois de février) ; « CH. COPPENS, L. VAN DE POELE, F. VERGAUWEN, « L. DE SOETER, C. SPILTHOORN.
« Par ordonnance :, Le secrétaire, LEJEUNE. »
Le ministère ne pouvait tolérer un tel abus de pouvoir. Il révoqua le gouverneur, cassa la commission de sûreté, fit entrer des renforts de troupes à Gand et déclara la ville en état de siège. Cependant il fallut bientôt transiger pour prévenir l'effusion du sang prêt à couler et à susciter la guerre civile dans d'autres parties du pays. Sur la demande d'une députation, composée de membres du Congrès, le cabinet dut se contenter d'une rétractation de la proclamation par laquelle le gouverneur de la Flandre orientale et la commission de sûreté de Gand proscrivaient les orangistes ; (page 168) il adjoignit, en outre, les notables de la ville à cette commission pour la neutraliser.
Quelle position pour un gouvernement ! Devoir reculer devant l'exécution de ses ordres, sous peine d'engager la guerre civile, de se faire renverser, de donner à ses ennemis extérieurs les moyens de flétrir le pays, de ruiner une combinaison qui était devenue le seul espoir de salut pour la Belgique !
Ce n'était pas seulement à Gand que la tranquillité publique était menacée ; des aventuriers, accourus du dehors, soufflaient également le feu de la discorde dans la capitale. De l'or était distribué, et l'on cherchait à réunir des émeutiers pour saccager l'hôtel du régent et celui du ministre de la guerre. Mais la ferme attitude de la garde civique et la sagesse du peuple firent avorter ce détestable complot.
(Note de bas de page) Les journaux du 10 mai publièrent la pièce suivante :
« PROCLAMATION.
« Le général en chef des gardes civiques aux habitants de Bruxelles.
« CONCITOYENS,
« Des étrangers, ennemis de nos institutions et de notre repos, cherchent à provoquer des mouvements populaires, et voudraient voir régner le trouble et l'anarchie au sein de notre belle ville.
« La garde civique veille !
« Fidèle à la patrie et à ses serments, elle est résolue à conserver, par tous les moyens, l'ordre actuel des choses.
« Sans ordre, point de liberté.
« Nous avons combattu pour l'une ; nous saurons maintenir l'autre.
« Que les agitateurs tremblent ! Force restera aux lois, à nos institutions, au régent que nous avons nommé.
« Tous les bons habitants n'ont qu'une même pensée.
« Qu'à la première sommation qui leur sera faite, les citoyens, attires par la seule curiosité, quittent les groupes des perturbateurs, qui seront dissipés par la force.
« Baron VANDER LINDEN D'HOOGVORST. »
(Fin de la note)(page 169) Tel était l'état des esprits en Belgique lorsque le 8 mai, à trois heures de l'après-midi, les députés belges revirent le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Ils lui dépeignirent combien l'incertitude dans laquelle ils se trouvaient exerçait de malaise dans leur pays et lui représentèrent que le gouvernement craignait, d'un moment à l'autre, une explosion désastreuse. « Votre position, répondit le prince, est sans doute fâcheuse, et il est fort à désirer qu'elle cesse au plus tôt. » Il ajouta qu'il s'estimerait heureux d'être à la tête de la nation belge, si un arrangement définitif pouvait être conclu ; toutefois il fut presque amené à convenir que le premier acte du Congrès, vu la gravité des circonstances, devait être non pas une rétractation de sa protestation du 1er février, mais l'élection du souverain. Pressé par les députés, qui lui faisaient remarquer que jusqu'à ce moment le public en Belgique ignorait entièrement le résultat de leurs démarches, le prince les autorisa à faire connaître que ses intentions étaient très-favorables aux Belges et que tous ses désirs étaient de voir leur bonheur, accompli.
Le 10 mai, M. Devaux, membre du cabinet, se rendit à Londres pour hâter la solution si impatiemment désirée ; il put se convaincre des bonnes dispositions du prince Léopold, mais aussi de la nécessité de se soumettre à l'arrêt prononcé par les puissances.
(Note de bas de page) Voici des détails puisés dans une dépêche adressée, le 12 mai, de Londres, par le prince de Talleyrand au comte Sébastiani, et communiquée par celui-ci au général Belliard : « ... Je vous ai mandé, par ma lettre du 9, combien les membres de la conférence étaient pressés de unir, mais ils ont voulu vous donner une marque de condescendance en reculant au 1er juin, ainsi que vous l'avez désiré, le dernier délai accordé aux Belges. — La députation belge vient de s'augmenter d'un membre. M. Devaux, qui fait partie du Congrès et du conseil des ministres, est arrivé ici ; mais il n'a pas plus de pouvoir que ceux qui l'ont précédé. — Le prince Léopold a vu M. Devaux, et lui a dit, ainsi qu'à ses collègues, qu'il était toujours disposé à accepter leurs offres, mais qu'il ne donnerait pas cette acceptation tant que l'État belge serait vague, incertain, et surtout tant que les Belges ne seraient pas dans des rapports de bonne harmonie avec les principales puissances de l'Europe. — Le prince a terminé son dernier entretien avec ces députés par leur conseiller de donner leur adhésion au protocole du 20 janvier, en exprimant dans cette adhésion le désir qu'il pût s'opérer, relativement à la partie territoriale du grand-duché de Luxembourg, des arrangements à la convenance réciproque des Belges et du roi de Hollande, et qui auraient pour résultat d'effectuer plus tard une réunion qui maintenant ne pourrait avoir lieu... » (Note de bas de page).
(page 170) La députation officieuse, envoyée par le ministre des affaires étrangles auprès du prince de Saxe-Cobourg, avait été chargée de pressentir les intentions de Son Altesse Royale pour le cas où le Congrès lui décernerait la couronne de Belgique. Ces intentions, on l'a vu, étaient favorables : le prince n’avait pas caché qu’il serait fier et heureux de se trouver à la tête du peuple belge. L'élection pouvait donc être, suivant les vœux du cabinet, le début et non le terme de l'arrangement à conclure avec l'Europe pour consolider l'indépendance du pays. Revêtu d'un titre officiel, élu de la nation, le prince emploierait en faveur des Belges la grande influence dont il jouissait, et deviendrait leur défenseur auprès de la conférence. Son concours serait alors complètement efficace.
Hâtons-nous de dire, cependant, que le rôle du prince Léopold de Saxe-Cobourg fut entièrement désintéressé et strictement passif pendant les débats qui devaient avoir un si heureux dénouement. « Pas une ligne ne fut écrite par lui, ou toute autre personne de sa maison, jusqu'à ce que son élection eut été consommée ; pas la moindre somme d'argent ne fut dépensée pour gagner le peuple ; aucun article ne fut inséré dans les journaux ; on ne chercha à exciter les sympathies publiques ni par des (page 171) chansons, ni en prodiguant les bustes et les portraits, moyens qui avaient été employés avec profusion pour soutenir les autres combinaisons. L'élection du prince Léopold fut fondée sur des raisons de morale et de politique de l'ordre le plus élevé ; elle fut accomplie sans le moindre effort et sans l'intervention directe ou indirecte de l'auguste personnage le plus intéressé à son issue. » (CH. WHITE, Révolution belge de 1830, t. III). Le prince Léopold de Saxe-Cobourg ne voulut tenir la couronne que de la spontanéité, de la sagesse et du patriotisme des représentants de la nation belge.