(Paru en 1850 à Bruxelles, chez Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850. 2 tomes (premier tome : Livres I et II ; second tome : Livre III))
(page 172) L'envoi d'une députation officieuse auprès du prince de Saxe-Cobourg avait donné aux hommes sages et modérés l'espoir fondé d'une solution prochaine et pacifique de la question belge. Mais cette solution, qui devait consolider l'indépendance du pays, anéantissait par là même les espérances des partis contre-révolutionnaire et réunioniste. Ils le sentirent, et redoublèrent d'efforts (page 173) pour embarrasser la marche du gouvernement, en soulevant contre ses lenteurs involontaires, contre son apparente inactivité, l'impatience d'un peuple exalté par neuf mois de fièvre révolutionnaire. Ces partis, hostiles à la nationalité belge, étaient malheureusement aidés par les passions belliqueuses qui fermentaient dans les masses. Une grande partie du pays demandait la guerre comme le seul moyen de faire plier la conférence, dût la Belgique se trouver seule contre l'Europe ! L'Association nationale, animée d'un ardent patriotisme, propageait cette idée, qui dominait aussi chez un grand nombre de députés. La marche prudente du ministère était méconnue et blâmée par des patriotes qui l'avaient d'abord énergiquement soutenu. Le parti réunioniste, exploitant les illusions de quelques citoyens influents, les excitait à renverser le cabinet ; il s'agissait de le remplacer par un ministère dont M. de Robaulx eût été le chef. La réélection du président du Congrès devait être le signal de la retraite de M. Lebeau et de l'avènement de son adversaire. La situation du pays était encore aggravée par l'anxiété qui régnait à Anvers ; les Hollandais de la citadelle, voulant se précautionner contre les travaux que les troupes belges élevaient sur ce point, s'étaient emparés de vive force, le 15 mai, de la lunette de Saint-Laurent ; il fallut l'intervention du commissaire anglais et du général Belliard pour terminer un conflit qui aurait pu avoir les conséquences les plus graves. Bref, la Belgique se trouvait rejetée dans une véritable crise, lorsque le Congrès, convoqué le 9 mai par le régent, reprit ses travaux le 18.
On eut bientôt la certitude que le gouvernement conservait la confiance et les sympathies de la majorité. Le renouvellement du bureau leva tous les doutes et dissipa toutes les craintes. Cent quarante-deux membres étaient présents : M. de Gerlache fut réélu président par quatre-vingt-six suffrages ; M. Alex. Gendebien, son compétiteur, en obtint trente-trois ; les autres voix se (page 174) portèrent sur M. Raikem. En prenant pour la troisième fois possession du fauteuil qu'il devait conserver jusqu'à la constitution définitive de l'État, M. de Gerlache exprima les préoccupations, les craintes, les anxiétés, les vœux de la partie sage et modérée de la nation. « J'aime trop mon pays, dit-il à ses collègues, pour n'être pas ému de son avenir... Vous avez commencé par lui donner la constitution la plus libérale qui fût jamais ; vous songiez à achever cette grande œuvre par des institutions qui doivent en consolider les bienfaits, lorsque la nécessité de fixer au plus tôt le sort de l'Etat par le choix de son chef a subitement saisi et préoccupé tous les esprits. Si nous sommes assez heureux pour nous constituer promptement et définitivement, aucun de nous ne regrettera les sacrifices qu'il a faits au pays. . . Mais si tout l'espoir dans lequel on nous avait entretenus jusqu'à ce moment s'évanouit, vous saurez prendre avec calme et fermeté le parti qui convient à votre dignité, à l'honneur et à l'intérêt de la nation. Chacun de vous prouvera qu'il est prêt à se sacrifier pour la patrie, mais qu'il ne sacrifie point la patrie à des opinions et encore moins à des passions. Là seulement est le devoir ; là sont aussi la gloire et la solide popularité, qu'il ne dépend de personne de donner ni : de ravir. Mais n'oubliez pas ce que vous avez déjà fait pour le pays ! Il tient de vous une charte qui n'est point un mensonge, mais une réalité. Oui, nous voulons être libres, mais non pas à la manière de ceux de nos voisins chez lesquels il n'y a de liberté, de tolérance, de justice même que pour le parti qui est au pouvoir. J'en conclus que la Belgique ne peut devenir l'accessoire d'un autre pays, sans un affreux suicide. Mais, pour atteindre le but, il ne suffit pas déjà d'être libre, il faut que la loi soit respectée et que l'autorité soit forte. Vous seconderez donc de tous vos efforts ce gouvernement qui vous doit l'existence, et qui ne peut opérer le bien si son action n'est (page 175) appuyée. C'est l'union qui nous a fait ce que nous sommes : la désunion seule peut nous perdre. »
Le ministre des affaires étrangères monte ensuite à la tribune pour exposer l'état des relations extérieures de la Belgique. M. Lebeau déclare d'abord qu'il n'a plus à faire sa profession de foi politique ; lorsqu'il accepta le portefeuille des affaires étrangères, il avait arrêté le plan qu'il se proposait de suivre, et, le 4 avril, il le fit connaître à l'assemblée. Il n'a rien fait, rien tenté depuis qu'il n'eût clairement annoncé. Si alors la majorité s'était prononcée contre un plan qui n'était que conçu et qui depuis s'est converti en actes, le ministre n'aurait pas hésité à se retirer. Il disait, le 4 avril, qu'il fallait faire marcher de front deux choses : les négociations et les préparatifs de guerre. Quant aux négociations, il avait pensé qu'il fallait persister à ne reconnaître à la conférence de Londres que le caractère de médiatrice ; renoncer à toute politique exclusive, entrer dans un système large, impartial, et revendiquer l'indépendance et l'intégrité du territoire, en s'appuyant sur les intérêts généraux de l'Europe ; établir des rapports officiels ou officieux avec d'autres pays que la France et l'Angleterre ; tenter de négocier directement avec la Hollande ; enfin, prendre des renseignements pour faciliter le choix d'un roi. Il disait aussi, le 4 avril, que le rôle de la diplomatie devait être court, très court ; qu'elle devait parcourir rapidement cette série de négociations. Il ajoutait que si le gouvernement, en suivant ce plan, n'obtenait pas un résultat conforme aux vœux du pays et à la dignité nationale, il ne restait d'autre moyen de solution que la guerre. Il ne présenta donc point la reprise des hostilités comme immédiate, mais comme subordonnée à l'issue de ces dernières négociations.
Pour démontrer que ses actions ont répondu à ses promesses, le ministre expose ensuite, sans réticence, l’ensemble des négociations auxquelles il a présidé.
(page 176) La mission du second cabinet du régent était de réparer l'échec subi par la Belgique après l'élection du duc de Nemours. Pour faire aboutir la révolution, il fallait chercher une combinaison qui pût rattacher la Belgique indépendante à tous les intérêts de l'Europe. Se soustraire à l'influence exclusive de la France, prendre en Europe une attitude impartiale, puis ramener tout à cette alternative : l'élection du prince de Saxe-Cobourg ou la guerre avec la Hollande, tel était le système du parti national représenté par le ministère.
Il avait d'abord cherché à détruire les préventions que l'Allemagne nourrissait contre la Belgique, parce qu'elle la supposait asservie à la France. C'est pourquoi il avait essayé d'accréditer auprès de la diète germanique un agent diplomatique. Depuis le mois de décembre 1830 jusque vers la fin de février, un Belge (M. T. Michiels) avait, d'après les ordres du gouvernement provisoire et du comité diplomatique, résidé à Francfort. L'intelligence avec laquelle il avait rempli cette mission détermina M. Lebeau à la lui confier de nouveau dans les premiers jours d'avril. L'envoi de cet agent ne pouvait blesser la dignité nationale. Un gouvernement qui armait au moment où tous les cabinets l'abandonnaient à lui-même ; un gouvernement, qui annonçait publiquement qu'il voulait défendre ses droits, pouvait négocier en vue de prévenir l'effusion du sang. La politique, l'humanité lui en imposaient le devoir. Du reste, M. Michiels, qui n'était que l'agent du ministre, n'eut pas mission de solliciter une reconnaissance ; il eut mandat de déclarer officiellement, et, à défaut, officieusement, que la Constitution belge avait respecté les liens du Luxembourg avec la Confédération germanique ; que l'intention du pays et du gouvernement était d'observer avec loyauté cet engagement constitutionnel. Il fut chargé de déclarer, en outre, que la Belgique n'était disposée à abdiquer son indépendance au profit de personne, et de détruire ainsi une opinion trop accréditée en (page 177) Allemagne. Fn fait, il s'agissait d'ébranler l'influence de la Hollande au siège même de la Confédération germanique. Le 19 avril, l'envoyé belge avait demandé une conférence officielle à M. de Munch-Bellinghausen, président de la diète. Ce dernier répondit : « Je suis chargé, au nom de la diète, de vous dire que les conditions de l'existence politique de la Belgique faisant encore en ce moment l'objet des délibérations des envoyés des cinq puissances réunis à Londres, la diète a jugé convenable d'attendre le résultat définitif des conférences de Londres, avant de se résoudre, en sa qualité d'organe de la sérénissime Confédération, à entrer en relations avec un agent diplomatique du gouvernement existant en Belgique. » M. Lebeau ne s'attendait pas à ce que son agent fût reçu officiellement. C'était beaucoup que d'avoir obtenu une réponse qui ne respirait pas cette ardeur aveuglément belliqueuse que l'on attribuait à l'Allemagne ; c'était beaucoup aussi que de voir tolérer à Francfort un agent qui pouvait, au nom du gouvernement belge, déclarer aux ministres des puissances allemandes que la révolution de la Belgique, entendue dans le sens national, n'avait rien d’hostile ni au système de l'équilibre européen en général, ni au système germanique en particulier. Tel n'était pas, au surplus, l'unique but de la mission confiée à M. Michiels : il devait joindre ses efforts à ceux des autres États pour conserver la libre navigation du Rhin, à laquelle Anvers surtout devait en grande partie sa prospérité commerciale ; il était également chargé de prendre, sur les lieux mêmes, les renseignements les plus propres à éclairer la représentation nationale et le gouvernement sur la conclusion de traités de commerce avec les Etats d'outre-Rhin.
Une mission de même nature que la précédente avait été confiée à M. Behr auprès de la Prusse. « Attachez-vous a démontrer, lui mandait M. Lebeau le 10 avril, que la possession toujours précaire du Luxembourg dans les mains du roi Guillaume peut (page 178) former obstacle à l'établissement de nos relations commerciales avec l'Allemagne ; faites voir quel immense avantage celle-ci retirerait de l'exécution du projet de construire une route en fer, d'Anvers à Cologne, projet auquel je reviendrai sans cesse, Déclarez bien que le ministère actuel est entièrement belge et anti-francais, non comme hostile à la France que nous aimons tous, mais comme anti-réunioniste, comme voué au principe de l'indépendance nationale... Ce système allemand me sourit surtout quand je pense que la Prusse sera d'ici à quelques années gouvernement constitutionnel... » Il avait paru à M. Lebeau d'une grande importance de préparer les voies à un arrangement commercial avec la Prusse, au moment où le principe de la liberté du commerce y faisait des progrès marqués. En Prusse, le projet d'abolir les douanes élevées entre les divers États de l'Allemagne était prêt à triompher de toutes les préventions de la vieille école, tandis qu'en France l'appel ou le retour aux affaires de personnes connues pour être favorables au système prohibitif semblaient présager le maintien et même le développement de ce système exclusif des principaux avantages commerciaux que la Belgique devait espérer d'un traité avec la France.
Ces tentatives utiles ne pouvaient compromettre, répétons-le, ni l'honneur de la Belgique ni la dignité du chef de l'État, de celui qui représentait la nation au dehors : MM. Behr et Michiels étaient les simples agents du ministre des affaires étrangères (Note de bas de page : Ces deux agents travaillèrent activement à dissiper les craintes que causait en Allemagne l'inclination apparente des Belges pour la France. M. Behr, arrivé à Berlin le 23 avril, avait dû informer M. Lebeau que pour le moment toute relation diplomatique entre le gouvernement prussien et le gouvernement belge était impossible. Il sut néanmoins fournir au ministre belge les renseignements les plus utiles sur les dispositions de la Prusse et des États voisins à l'égard de la révolution de septembre).
M. Lebeau avait promis en outre d'essayer de négocier (page 179) directement avec la Hollande ; et cette promesse, il l'avait également tenue. Il était difficile, pour ne pas dire impossible, de tenter avec succès des négociations officielles en Hollande. M. Lebeau s'arrêta à l'idée d'une proposition qu'il transmettrait directement au ministre des affaires étrangères. En conséquence le 9 mai, il avait adressé à M. Verstolk de Soelen la lettre suivante, qui assignait à la révolution belge son véritable caractère :
« Le soussigné, ministre des affaires étrangères du royaume de Belgique, après avoir pris les ordres de M. le régent et l'avis du conseil des ministres, a l'honneur de présenter à M. le baron Verstolk de Soelen, ministre des affaires étrangères, à la Haye, les considérations suivantes qu'il prie Son Excellence de vouloir bien soumettre à son gouvernement.
« Au point où elle est parvenue, la révolution belge n'a rien d'hostile aux véritables intérêts de la nation hollandaise ni à la politique générale de l'Europe.
« La séparation des deux territoires dont se composait le royaume des Pays-Bas est accomplie en fait et en droit par la volonté des populations respectives, et par la déclaration des états généraux, composés des députés des provinces septentrionales et méridionales.
« Votre Excellence a dit, dans une occasion mémorable « (12 avril 1826), que la réunion des deux pays ne dut point son origine aux fruits qu'en recueillerait la Hollande, ni au désir de lui complaire, mais au besoin de trouver une nouvelle garantie à l'équilibre européen. » Votre Excellence ajoutait «u'en 1815 on avait uni deux États qui se trouvaient vis-à-vis l'un de l'autre sur la même ligne, et qu'aucune des deux parties ne pouvait être rangée dans la catégorie d un accroissement de territoire de l'autre. »
« Le soussigné s'estime heureux de pouvoir invoquer les paroles remarquables qui reconnaissaient l’indépendance de la (page 180) Belgique dans le passé, et qui la sanctionnaient éventuellement dans l'avenir.
« La Hollande et la Belgique, en recouvrant respectivement leur indépendance, n'ont pas porte atteinte au système politique de l'Europe ; la Belgique ne s'est pas séparée de la Hollande pour se réunir à un autre peuple, mais pour redevenir et rester elle-même. La part qu'elle a à remplir dans les devoirs européens est de maintenir son indépendance en respectant celle des autres États ; hors de là, l'Europe n'a rien à exiger d'elle
« En Hollande, depuis le 20 octobre 1830, les députés des neuf provinces septentrionales se réunissent à part. En Belgique, depuis le 10 novembre, la représentation nationale réside dans le Congrès. Les deux pays sont donc intérieurement constitues. Mais, outre la question d'intérêt européen résolue par notre déclaration d'indépendance, il existe des questions d'intérêt privé entre les Hollandais et les Belges ; quinze années d'une existence commune laissent beaucoup de points à régler entre deux peuples au jour de leur séparation, et une partie du territoire belge est encore occupée par les troupes hollandaises.
« Dans un but de conciliation et pour maintenir la paix européenne, les envoyés des cinq grandes puissances se sont réunis à Londres, en novembre 1830, et se sont adressés aux gouvernements de la Hollande et de la Belgique pour arrêter l'effusion du sang, et pour faciliter par leur médiation la solution des questions qui pouvaient diviser les deux parties.
« Les hostilités sont suspendues depuis près de six mois ; mais ni la Hollande ni la Belgique n'ont retrouvé le repos ni la stabilité. Sous bien des rapports, les deux pays ont besoin l'un de l'autre, et toutes les relations commerciales sont interrompues ; des armements considérables épuisent leurs ressources publiques dans l'attente d'une guerre prochaine et toujours différée : (page 181) et cependant ni l'un ni l'autre peuple ne veut de guerre de conquête. Chacun d'eux ne veut combattre que pour son sol.
« Dans cette disposition des esprits, est-il nécessaire de prolonger un état de crise, et de renouveler une lutte sanglante ? de livrer au sort des armes des questions dont de communes délibérations auraient pu depuis longtemps préparer la solution ? Nous sommes à la veille de reprendre les hostilités pour quelques points en litige qui probablement seraient arrangés si les deux parties belligérantes eussent essayé, immédiatement après la suspension d'armes, de traiter ensemble, sans récuser toutefois des conseils désintéressés.
« Ce n'est pas du dehors que peut nous venir la paix ; c'est à nous-mêmes à nous la donner. Après la reprise des hostilités, les deux peuples, par la force des choses, seront toujours ramenés à traiter ensemble, à moins que l'un ne subjugue l'autre.
« Dans ces circonstances, et par ces considérations, le soussigné a l'honneur d'inviter Votre Excellence à proposer à son gouvernement de nommer trois commissaires, qui se réuniront avec autant de commissaires belges, dans une ville étrangère, par exemple, Aix-la-Chapelle ou Valenciennes ; ils auraient mission de s’entendre sur les bases d'un projet d'arrangement qui pourrait être soumis à l'acceptation du Congrès national, et à la sanction du pouvoir que la loi fondamentale de la Hollande investit du droit de conclure pareil traité.
« Le Congrès national est convoqué pour le 18 mai ; il est à croire que si votre gouvernement pensait ne pouvoir adhérer à la proposition que le soussigné a l'honneur d'adresser à Votre Excellence, ou s’il gardait envers le nôtre un silence qui ne pourrait être considéré que comme le rejet de tout arrangement amiable, la Belgique devrait immédiatement recourir à la reprise des hostilités
(page 182) « Le soussigné proteste d'avance contre toute fausse induction qu'on pourrait tirer de la présente proposition. S'il s'est efforcé « d'unir la fermeté à la mesure, c'est que la dignité nationale lui interdisait toute autre attitude, et que la nature de sa démarche exigeait un langage aussi éloigné de la provocation que de la faiblesse. »
Malgré les vœux d’arrangement amiable manifestés dans les anciennes provinces du nord, le gouvernement hollandais, agissant sous l'influence du roi, ne répondit pas à cette lettre. Il chargea ses plénipotentiaires à Londres d'appeler l'attention de la conférence sur la note du ministre belge et d'insister sur l'exécution des bases de séparation annexées au protocole du 27 janvier.
Les vues patriotiques, qui avaient engagé le gouvernement à porter son attention sur le prince Léopold de Saxe-Cobourg, étaient nettement indiquées dans le rapport du ministre des affaires étrangères. Il exprimait le désir de rendre compte, en comité général, des détails de la mission officieuse dont s'étaient chargés auprès du prince plusieurs membres du Congrès. En résumant les actes auxquels il avait présidé, M. Lebeau signalait l’écueil où pouvait échouer la paix européenne si l'on persistait à refuser à la Belgique, vivant de sa propre vie, les moyens de prendre un rang honorable dans l'association des États. « Vous connaissez maintenant, dit-il à ses collègues, dans quel sens j'ai dirigé nos relations. J'avais dit que le rôle de la diplomatie devait être court, très court ; j'ai tout fait pour l'abréger, depuis le peu de semaines que je suis au pouvoir ; mais il y a des positions plus fortes que la volonté d'un seul : je ne suis maître au dehors ni des hommes ni des choses. La Belgique n'occupe pas seule la scène politique ; d'autres intérêts non moins graves agitent le inonde, et je ne puis leur imposer silence. L'Angleterre accomplit majestueusement une révolution (page 183) légale, et le jour même où nos députés arrivaient à Londres, Guillaume IV, par la dissolution du parlement, faisait un appel au peuple britannique. La France n'est pas non plus sans embarras intérieurs, et se prépare à de nouvelles élections. Dans des temps plus calmes, nous aurions pu compter sur un dénouement plus rapproché. Bien à tort sans doute, l'Europe a cru que notre indépendance nous était à charge, et que nous n’aspirions qu’à l'abdiquer au profit d'un peuple voisin ; c'est préoccupés de cette idée fatale, que les plénipotentiaires réunis à Londres ont arrêté des protocoles contre lesquels vous avez énergiquement protesté. Mais cette protestation n'était par elle-même qu'un acte négatif ; elle ne contenait pas, elle ne préparait pas même de solution. Il fallait remonter plus haut, et imprimer solennellement à notre politique un caractère européen. Notre révolution n'est ni française, ni anglaise, ni allemande : elle est belge ; nous n'avons pas secoué la suprématie de la Hollande pour accepter celle d'un autre peuple, et quelque beau que soit le nom de Français, nous préférons celui de Belge. La conquête, et non pas notre libre arbitre, nous a réunis en 1795 à la France, en 1815 à la Hollande ; le jour de la restauration nationale s'est levé pour nous. Nous avions autrefois une place parmi les sociétés européennes ; cette place, nous la revendiquons aujourd’hui sans arrière-pensée. C'est là ce qu'il fallait faire comprendre à l'Europe ; je ne sais si j'ai réussi ; mais, dans tous les cas, ce n'était pas trop de six semaines pour détruire une erreur accréditée depuis six mois. Et si, près avoir présenté aux puissances étrangère une solution propre à concilier tous les intérêts et à fermer pour longtemps dans cette partie du continent la carrière des révolutions, nos intentions étaient encore une fois méconnues, et qu'on persistât à nous imposer d'inacceptables conditions, avant de faire un appel à la force, nous serions absous aux yeux de l'opinion publique. »
(page 184) Le comité général, demandé par le ministre des affaires étrangères, eut lieu le 2l mai. M. Lebeau donna communication aux membres du Congrès des renseignements recueillis à Londres sur les dispositions favorables du prince de Saxe-Cobourg et l’influence heureuse que son élection pourrait exercer sur les déterminations ultérieures de la conférence. M. Henri de Brouckere, un des députés envoyés auprès du prince, confirma ces renseignements. Cependant de nouveaux actes diplomatiques, fruit du revirement de la France, étaient venus rembrunir la situation.
Après avoir reçu, le 17 avril, l'adhésion officielle du gouvernement français au protocole du 20 janvier 1831, la conférence avait arrêté, le même jour, les propositions finales à faire au gouvernement belge sur les bases de séparation entre la Belgique et la Hollande. Ces propositions reproduisaient les arrangements fondamentaux et irrévocables consignés dans les protocoles du 20 et du 27 janvier. La retraite des troupes belges qui se trouvaient dans le grand-duché de Luxembourg, la cessation de toute ingérence dans les affaires de ce pays, devaient avoir lieu, ou bien un déploiement de forces militaires de la part de la Confédération germanique ne pourrait plus y être ajourné.
Du reste, la France était d'accord avec les autres puissances, ordre était donné au général Belliard d'agir en tout de concert avec lord Ponsonby, et ce concert devait être franc et net. Voici les nouvelles instructions adressées le 25 avril par M. Sébastiani au général Belliard, au moment où celui-ci se disposait a retourner à Bruxelles :
« Notre union avec les grandes puissances est indissoluble ; nous sommes décidés à leur prêter un concours direct, positif et efficace, pour faire adopter par le gouvernement belge, le Congrès et la nation, le protocole du 20 janvier. Il vous appartient d'accomplir en cela la mission si honorable et si importante (page 185) d'épargner à la Belgique tous les malheurs qu'entraînerait pour elle sa persistance à repousser cet acte. L'adhésion qu'elle y donnerait lui assurerait, au contraire, les avantages les plus précieux en consacrant à jamais sa séparation de la Hollande et son indépendance, et en lui conciliant l'estime et la bienveillance de l'Europe entière. Aussi, le gouvernement du roi a-t-il la conviction qu'il donne aux Belges une preuve nouvelle et frappante de son amitié et de son intérêt pour eux, en leur conseillant d'accepter, sans restriction comme sans délai, le protocole du 20 janvier. Dès lors, la libre navigation de l'Escaut et de la Meuse se trouvera assurée, la citadelle d'Anvers évacuée en même temps que celle de Venloo, et la solution des questions d'échange de territoires deviendra facile. Vous savez,, par exemple, que le protocole du 20 janvier établit un principe de contiguïté favorable à l'échange de la Flandre hollandaise contre des portions du territoire belge d'une égale importance en population et en revenus ; la France appuiera cet échange de toute son influence et avec toute la force que lui donnera la justice d'un semblable arrangement. Enfin, par l'acceptation du protocole du 20 janvier, l'ordre et la tranquillité renaîtront en Belgique, et y faciliteront le développement des nombreux éléments de prospérité que ce pays renferme en lui-même. Vous mettrez tous vos soins à prémunir le régent contre ces esprits ardents et irréfléchis qui voudraient sacrifier le repos et le bonheur de leur patrie au triomphe de leurs doctrines, et peut-être à des vues intéressées el coupables. Vous lui ferez sentir que l'évacuation du duché de Luxembourg par les troupes belges ne saurait éprouver de plus longs retards, sans compromettre la situation présente et l'avenir même de la Belgique. « Vous vous attacherez surtout à dissiper les folles illusions de ceux qui espéreraient nous entraîner à la guerre. Lorsque nous avons accepté tous les traités existants pour assurer le maintien (page 186) de la paix, lorsque nous n'avons réclamé ni Landau, ni Sarrelouis, ni Mariembourg, ni Philippeville, ni, en un mot, aucune partie de nos anciennes frontières, comment les Belges pourraient-ils croire que nous consentirions à soutenir la guerre pour leur faire acquérir le grand-duché de- Luxembourg ? La possession de ce pays n'intéresse, au surplus, ni leur sûreté ni leur prospérité. Placé à l'extrémité de la Belgique dans une position excentrique, pauvre et sans industrie, aucune raison politique ne peut conduire les Belges à tout exposer pour se l'approprier. Ils s'en font, dit-on, un point d'honneur ; mais l'amour-propre et la vanité sont de mauvais conseillers pour les peuples comme pour les individus... »
En vain le général Belliard, pendant le séjour qu'il venait de faire à Paris, avait-il joint ses efforts à ceux de M. Lehon pour éclairer le gouvernement français sur les dispositions véritables des Belges, sur leur résolution de tout sacrifier plutôt que de se soumettre à l'arrêt inique de la conférence ; en vain avait-il appuyé énergiquement les justes prétentions des Belges sur le grand-duché de Luxembourg ; toutes ses démarches, tous ses efforts, joints à ceux de lord Ponsonby, n'arrachèrent à la conférence qu'un nouveau délai !
Le 10 mai, les plénipotentiaires, réunis à Londres, ayant égard aux considérations présentées par leur commissaire à Bruxelles et par le gouvernement du roi des Français, décidèrent que lord Ponsonby serait autorisé à ne communiquer officiellement le protocole du 17 avril au gouvernement belge qu'après avoir, de concert avec le général Belliard, usé de toute son influence afin de faire généralement sentir l'avantage que les Belges recueilleraient d'une acceptation immédiate et franche des bases de séparation, auxquelles le roi des Pays-Bas avait déjà complètement adhéré. Du reste, il était décidé que la communication officielle aurait lieu en tout état de choses avant le 1er du mois de juin. Si ces (page 187) bases n'étaient pas acceptées par le gouvernement belge le 1er juin, les plénipotentiaires étaient convenus pour ce cas : 1° qu'une rupture absolue de toute relation aurait lieu entre les cinq puissances et les autorités qui gouvernaient la Belgique ; 2° que les cinq puissances, loin de s'interposer ultérieurement auprès de la Confédération germanique, comme elles l'avaient fait jusqu'alors, pour retarder l'adoption des mesures que la Confédération s'était décidée à prendre dans le grand-duché de Luxembourg, ne pourraient que reconnaître elles-mêmes la nécessité de ces mesures ; 3° que les cinq puissances, vu l'intimité des relations qui subsistaient entre elles et la Confédération germanique, demanderaient à la diète de Francfort de leur donner un témoignage d'amitié, en faisant communiquer à la conférence de Londres des renseignements confidentiels sur les intentions de la Confédération relatives au nombre et a l'emploi des troupes qu'elle ferait entrer dans le grand-duché de Luxembourg ; 4° que si les Belges enfreignaient l'armistice qu'ils devaient observer à l'égard de la Hollande et attaquaient son territoire, les cinq puissances, avec lesquelles ils se mettraient ainsi ipso facto en état d'hostilité par la violation des engagements qu'ils avaient contractés envers elles dès le 21 novembre 1 830, auraient à concerter les mesures qu'elles croiraient de leur devoir d'opposer à de telles attaques, et que la première de ces mesures consisterait dans le blocus de tous les ports de la Belgique ; 5° enfin, que si ces déterminations se trouvaient insuffisantes, la conférence de Londres, agissant au nom des cinq cours, arrêterait d'un commun accord les mesures ultérieures que les circonstances pourraient exiger dans le même but.
A la réception de ce protocole, qui pouvait avoir pour résultat de pousser les Belges au désespoir, lord Ponsonby résolut de se rendre lui-même a Londres (il partit le 13 mai) dans le but d'exposer en personne a la conférence l'état véritable des choses en (page 188) Belgique et tâcher d'obtenir des conditions moins dures. Cette démarche était faite avec le plein assentiment du général Belliard, qui en avertit le prince de Talleyrand en le priant de seconder les efforts du diplomate anglais. L'initiative prise en cette circonstance par le général Belliard reçut d'ailleurs l'approbation du gouvernement français, très disposé à favoriser les Belges du moment où cette prédilection ne pouvait contrarier l'Angleterre.
La mission véritable de lord Ponsonby en Belgique était de faire prévaloir les principes de l'équilibre européen : c'est pourquoi il avait soutenu les prétentions de la maison de Nassau tant qu'il avait pu craindre la rupture de l'équilibre par la réunion directe ou indirecte de la Belgique à la France. L'attitude impartiale du second ministère du régent l'ayant rassuré, il n'avait pas hésité à délaisser les Nassau et à prêter au gouvernement belge un concours franc et loyal, pour faire triompher une combinaison plus propre a maintenir la balance entre les grandes puissances que la restauration de l'ancienne dynastie.
Dès ce moment, la Belgique allait recueillir les fruits des négociations ouvertes auprès du prince de Saxe-Cobourg par le ministre des affaires étrangères, et de l'appui que lui prêtait le commissaire de la conférence. Un revirement se manifesta dans les dispositions des puissances ; après s'être montrées jusqu'alors inflexibles, elles se montrèrent disposées à modifier des résolutions qu'elles avaient elles-mêmes déclarées irrévocables.
Le 23 mai, M. Lebeau donne lecture au Congrès d'une note qui lui avait été transmise le matin même par le général Belliard. Cette note était de la teneur suivante :
« Le général Belliard est heureux de pouvoir annoncer à M. le ministre des relations extérieures de la Belgique, qu'il reçoit avis de son gouvernement que les propositions remises par lord Ponsonby ont été accueillies par la conférence de Londres, (page 189) qui va ouvrir une négociation pour faire obtenir à la Belgique la cession du duché de Luxembourg, moyennant une indemnité.
« La Belgique verra sans doute dans cette résolution de la conférence une nouvelle preuve des dispositions bienveillantes des grandes puissances à son égard, et elle s'empressera sans doute d'y répondre en faisant connaître promptement, et d'une manière nette et conciliante, ses intentions relativement à l'indemnité au moyen de laquelle elle doit désirer de s'assurer la possession du Luxembourg. »
M. de Robaulx demande aussitôt si les propositions remises par lord Ponsonby étaient faites de la part de la Belgique, et si on voulait faire acheter aux Belges ce qu’ils avaient déclaré leur appartenir. M. Lebeau répondit qu’il n'avait pu ni dû charger lord Ponsonby de faire des propositions tendant à céder une partie quelconque du territoire ; que si ce diplomate avait fait des propositions de ce genre, il n'avait pu agir que d'une manière officieuse.
Le ministre donna également connaissance d'une lettre qui lui était adressée par sir Ralph Abercrombie, remplaçant lord Ponsonby. Elle lui demandait, au nom du gouvernement anglais, une description authentique du pavillon national de la Belgique, attendu que des ordres avaient été donnés pour admettre dans les ports britanniques les bâtiments portant ce pavillon.
La conférence venait de faire un premier pas dans la voie des concessions. Le 21 mai, les représentants des puissances avaient constaté d'abord qu'il résultait des renseignements donnés par lord Ponsonby : 1° que l’adhésion du Congrès belge aux bases de séparation de la Belgique d'avec la Hollande serait essentiellement facilitée, si les cinq cours consentaient à appuyer la Belgique dans son désir d'obtenir, à titre onéreux, l'acquisition du grand-duché de Luxembourg ; 2° que le choix d'un souverain (page 190) étant devenu indispensable pour arriver à des arrangements définitifs, le meilleur moyen d'atteindre le but proposé serait d'aplanir les difficultés qui entraveraient l'acceptation de la souveraineté de la Belgique par le prince Léopold de Saxe-Cobourg, dans le cas où, comme tout autorisait à le croire, cette souveraineté lui serait offerte. En conséquence, les plénipotentiaires étaient convenus d'inviter lord Ponsonby à retourner à Bruxelles et de l'autoriser à y déclarer : 1° que les cinq puissances ne sauraient tarder plus longtemps à demander au gouvernement belge son adhésion aux bases destinées à établir la séparation de la Belgique d'avec la Hollande, bases auxquelles Sa Majesté le roi des Pays-Bas avait déjà adhéré ; 2° qu'ayant égard au vœu énoncé par le gouvernement belge de faire, à titre onéreux, l'acquisition du grand-duché de Luxembourg, les cinq puissances promettaient d'entamer avec le roi des Pays-Bas une négociation dont le but serait d'assurer, s'il était possible, à la Belgique, moyennant de justes compensations, la possession de ce pays, qui conserverait ses rapports actuels avec la Confédération germanique ; 3° qu'aussitôt après avoir obtenu l'adhésion du gouvernement belge aux bases de la séparation, les cinq puissances porteraient à la connaissance de la Confédération germanique cette adhésion, ainsi que l'engagement pris de leur part d'ouvrir une négociation à l'effet d'assurer à la Belgique, s'il était possible, moyennant de justes compensations, la possession du grand-duché de Luxembourg. Les cinq puissances inviteraient en même temps la Confédération germanique à suspendre, pendant le cours de cette négociation, la mise à exécution des mesures arrêtées pour l'occupation militaire du grand-duché ; 4° que lorsque le gouvernement belge aurait donné son adhésion aux bases de séparation, et que les difficultés relatives à la souveraineté de la Belgique se trouveraient aplanies, les négociations nécessaires pour mettre ces bases à exécution seraient aussitôt ouvertes avec le souverain (page 191) de la Belgique et sous les auspices des cinq puissances ; 5° enfin que, si cette adhésion n'était pas donnée au 1er juin, lord Ponsonby, de concert avec le général Belliard, aurait à exécuter les instructions consignées dans le protocole du 10 mai et à faire connaître au gouvernement belge les déterminations que les cinq cours avaient arrêtées, pour ce cas, par ledit protocole.
Assurément, le protocole du 21 mai dénotait des intentions plus favorables à l'égard de la Belgique ; mais il était loin encore de résoudre les difficultés et de satisfaire le sentiment national si vivement excité dans nos provinces. Pour obtenir un résultat sérieux, il fallait sortir sans retard du provisoire, ébranler la conférence par un acte décisif. Le ministère belge ne pouvait douter que l'idée de régner sur la Belgique n'eût flatté l'esprit du prince de Saxe-Cobourg ; il pensa, en conséquence, que son concours devait être recherché pour aplanir les difficultés résultant de la question territoriale. Mais ce concours ne pouvait être complètement efficace qu'autant que le prince aurait pour l'exercer un titre officiel. Faire des démarches au nom et dans l'intérêt de la Belgique auprès des représentants des puissances, alors que le Congrès belge pouvait rejeter la proposition d'offrir la couronne au prince, c'eût été de sa part aller au-devant de mécomptes éventuels, fâcheux pour sa dignité. La prudence ne lui permettait point de s'y exposer. Comprenant donc combien la position du prince était fausse, le ministre des affaires étrangères résolut de faire cesser ce premier obstacle. Il suggéra spontanément à des membres du Congrès l'idée de proposer son élection immédiate. Il n'eut pas de peine à les persuader, car cette candidature était déjà accueillie favorablement par l'opinion.
Le 25 mai, quatre-vingt-quinze députés proposèrent le prince Léopold de Saxe-Cobourg pour roi des Belges. M. Van de Weyer développa les motifs de cette proposition. « Depuis longtemps, dit-il en substance, le prince de Saxe-Cobourg avait été désigné (page 192) aux suffrages de l'assemblée par les officiers de la garde civique ; pendant quelque temps des préventions injustes avaient empêché de donner suite à cette combinaison : on y revient aujourd’hui, et on doit s'en féliciter. Cette candidature n'est pas hostile aux institutions de la Belgique. Le prince de Saxe-Cobourg a vécu dans un pays qui jouit depuis longtemps du régime constitutionnel ; il sait en apprécier les avantages, et il a sous les yeux l'exemple du roi d'Angleterre, qui vient de se placer à la tête du mouvement libéral pour doter la nation d'une réforme longtemps désirée. Les craintes manifestées pour les intérêts commerciaux du pays ne sont pas mieux fondées. Il ne faut pas oublier que, d'après la Constitution, ce n'est pas au gouvernement seul qu'il appartient de conclure des traités « de commerce. C'est à la nation, c'est à la législature qu'il est donné de les ratifier ou de les rejeter, en sorte que si le prince souscrivait des traités nuisibles aux vrais intérêts du pays, il serait bientôt arrêté par la législature dans sa marche anti-nationale. En remettant l'élection au 1er juin, suivant la proposition faite par M. C. Rodenbach, et en supposant que l'acceptation ne suivit pas, nous n'aurions rien compromis ; au contraire, nous aurions donné aux puissances une preuve de plus, une garantie nouvelle, de notre ferme volonté de rester Belges, et de ne pas perdre notre indépendance par notre réunion à une puissance étrangère. »
Une contre-proposition avait été déposée en même temps par M. Blargnies, conjointement avec MM. Claes (de Louvain) et d'Elhoungne. Elle avait pour objet de déterminer définitivement les limites du royaume avant l'élection du prince de Saxe-Cobourg. Le Congrès devait, dans le plus bref délai, faire connaître à la conférence de Londres et au prince lui-même l'indemnité qu'il croirait pouvoir offrir pour le Luxembourg et les arrangements auxquels il croirait pouvoir consentir quant au Limbourg et à la Flandre (page 193) zélandaise.
(Note de bas de page) Les Belges revendiquaient la part de souveraineté qui avait appartenu dans Maestricht au prince-évêque de Liége, et ils faisaient dériver leurs autres prétentions sur le territoire contesté du Limbourg, ainsi que sur la Flandre zélandaise et la rive gauche de l'Escaut, du traité conclu le 27 floréal an III (16 mai 1795) entre la république française et la république batave. L'art. 12 de ce traité était conçu en ces termes :
« Art. 12. Sont réservés par la république française, comme une juste indemnité des villes et pays conquis restitués par l'article précédent : « 1° La Flandre hollandaise, y compris le territoire qui est sur la rive gauche du Hondt ;
« 2° Maestricht, Venloo et leurs dépendances, ainsi que les autres enclaves et possessions des Provinces-Unies, situées au sud de Venloo, de l'un ou de l'autre côté de la Meuse. »
En prenant pour base, comme la conférence de Londres, l'état de possession de 1790, on trouvait qu'à cette époque la république des Provinces-Unies possédait effectivement la rive gauche de l'Escaut, une moitié de Maestricht (la souveraineté étant partagée avec le prince-évêque de Liége) et Venloo en entier. Elle possédait, en outre, dans le Limbourg cinquante-trois villages connus sous la dénomination de villages de la généralité : treize de ces villages étaient situés sur la rive gauche et quarante sur la rive droite de la Meuse. (Fin de la note)).
« Si nous élisons le prince de Saxe-Cobourg, remarquez-le, dit M. Blargnies, nous ne sommes pas constitués, notre territoire n'est pas défini. Une fois l'élection consommée, notre mandat expire, nous nous retirons. Eh bien ! alors, toute transaction sur notre territoire devient possible. J'en puise la preuve dans l'art. 68 de la Constitution, qui permet au chef de l'État de consentir à toute cession ou échange de territoire, avec l'assentiment des chambres. Le Congrès serait-il le grand, serait-il le seul obstacle aux projets des puissances alliées ? C'est ce qu'on n'a pas osé avouer. N'aurait-on pas un désir secret de se débarrasser de nous, dans l'espérance d'avoir meilleur marché d'une prochaine législature ?... Allons plus loin. Si vous élisez, vous aurez un roi qui acceptera, dit-on, qui viendra ; mais si (page 194) les négociations sur les questions de territoire durent deux, trois mois, et si elles finissent à notre désavantage, dans quelle position sera le prince à l'égard de la Belgique ? Il ne sera plus regardé, n'en doutez pas, par tous les Belges, que comme un moyen de spoliation... Il faut sortir du cercle de fer qui nous serre et nous blesse de toutes parts. Appelons à notre aide le bon sens, la bonne foi, l'énergie. Voyons bien notre position. Nous sommes, dit-on, une cause de perturbation, de guerre en Europe ; on ne veut pas que cet état de choses dure plus longtemps ; on veut de la paix à tout prix. Eh bien ! indiquons franchement aux puissances comment nous pouvons contribuer au maintien de la paix... Nous ferons connaître nos résolutions à la conférence et au prince, et nous dirons que si dans tel délai ces propositions sont acceptées, nous élirons le prince de Saxe-Cobourg. Nos conditions seront raisonnables, dignes et proposées de bonne foi. L'Europe saura quels efforts nous aurons tentés pour le maintien de la paix ; nous ferons ainsi cesser les accusations qu'on nous adresse d'être une cause de guerre, et nous aurons mis un terme aux lenteurs qui, vu l'état du pays, m'effrayent...»
Une troisième proposition, extrême, périlleuse, avait été déposée par M. de Robaulx. Il voulait que le pouvoir exécutif fût chargé de prendre immédiatement des mesures, même par la force, pour établir les lois et les autorités belges dans toutes les parties du territoire de la Belgique encore occupées par les ennemis. « Nous sommes moins avancés qu'en décembre, dit M. de Robaulx pour appuyer sa proposition. Nous marchons en arrière ; nos questions vitales n'ont pas été débattues. Il faut prendre une attitude ferme et énergique, attitude que la nation peut se créer et garder, sans provoquer une guerre générale ; car je demande seulement que les Hollandais soient repoussés, et que l'attaque cesse après leur expulsion hors du territoire. »
(page 195) Le 27 mai, M. Raikem déposa le rapport de la section centrale sur les diverses propositions faites au Congrès dans la séance du 25. Il résultait de l'examen des procès-verbaux des dix sections que cent vingt-deux membres y avaient été présents.« De ce nombre, quatre-vingt-seize s'étaient prononcés en faveur de l'élection du prince Léopold de Saxe-Cobourg au trône de Belgique. Deux membres s'étaient prononcés contre cette élection, et vingt-quatre s'étaient réservé leurs suffrages. A la section centrale, la proposition d'élire le prince de Saxe-Cobourg roi de la Belgique avait été adoptée à l'unanimité des onze membres qui la composaient. En résumé, la section centrale proposait de porter à l'ordre du jour du 1er juin la question du choix du chef de l'État ; d'élire, le jour qui serait fixé, le prince Léopold de Saxe-Cobourg roi de la Belgique ; de passer à l'ordre du jour sur la proposition de M. Blargnies et de rejeter la proposition de M. de Robaulx.