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La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, tome 2)
HYMANS Paul - 1910

Paul HYMANS, La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, t. II)

(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)

Introduction

(page I) De 1848 à 1870 1'Europe traverse une période d'inquiétudes, de trouble et de confits. Au milieu des anxiétés et des tourmentes, la Belgique - intacte - vit, se développe et prospère. Sa jeune nationalité échappe aux orages. Mais sans cesse les nuées la menacent. C'est au sud, du côté de la France, qu'elles s'amoncellent, de là qu'elle redoute de voir jaillir la foudre.

La Révolution de Février déchaîne les passions démagogiques, l'anarchie conduit à la dictature ; le coup d'État, révolution d'en haut, fait éclore, après un an d'incubation, l'Empire qui se donne pour programme la politique équivoque des nationalités.

« L'Empire, c'est la paix », dit le prince Louis Napoléon à Bordeaux, pour dissiper les alarmes que suscitait la vision d'une restauration prochaine de la dynastie des Bonaparte.

Mensongère prophétie. L'Empire fut la guerre. Il y était voué par une sorte de fatalité héréditaire, par les appétits de gloire qui excitaient la clientèle du règne nouveau, par les nécessités politiques qui poussent les régimes d'oppression à étouffer le bruit (page IIà) des griefs intérieurs sous la sonorité des clairons de victoire.

Tandis que la France impériale cherche à s'assurer l'hégémonie continentale, une autre puissance s'organise et grandit. La Prusse se dégage de la tutelle de l'Autriche. L'Allemagne se remue et s'agglomère. Une figure énorme de constructeur d'État surgit à Berlin, symbolisant dans sa carrure géante la race germanique. avide d'unité et d'action. Un long prologue annonce le drame de 1870.

L'Italie, pendant ce temps, s'arrache à l'étreinte des souverainetés étrangères, et, pierre à pierre, bâtit son autonomie. Les guerres se succèdent en Crimée, en Lombardie, dans les duchés danois, en Bohême.

La carte de l'Europe, froissée, chargée de ratures et de corrections, semble un plan à l'étude, en perpétuelle transformation. La diplomatie conspire en de secrets conciliabules.

Point de stabilité, ni de certitude des lendemains. Le sol bouge et se plisse. Des États se forment et se défont. Et l'on voit s'esquisser le système des compensations, destiné, par un trafic de territoires, à assurer, aux dépens des petits, l'équilibre des grands.

La résurrection de l'Empire causa dans toute l'Europe un sentiment de malaise et d'appréhension. Napoléon III prétendrait-il continuer Napoléon Ier, reprendre ses desseins, refaire l’œuvre brisée par les traités de 1815 ? Sans lui croire le génie de l'accomplir, on lui attribuait l'ambition de s'y essayer. Si l'aigle prenait son vol, c'est vers la Belgique et la frontière du Rhin qu'il tendrait les ailes. Tout le monde le crut en Europe.

(page III) Dès le premier jour, le Tsar Nicolas avait tenu la Belgique pour compromise. Peu après le coup d' Etat, il déclarait au cabinet de Londres, qu'en cas d'invasion, « une armée russe de 60,000 hommes se tenait prête à venir en aide à ce pays contre la France et exprimait, en même temps, l'espoir que l'Angleterre enverrait des troupes en Belgique sous le commandement du duc de Wellington. dont le nom seul valait toute une armée. » (DE LARTENS, Recueil des traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères, t. XII (traités avec l’Angleterre), p. 280.) Au lendemain de la proclamation de l'Empire, le Roi de Prusse. Frédéric- Guillaume IV, écrivait à son ministre à Londres, le chevalier de Bunsen : « La Belgique est l'objectif le plus prochain de l'oiseau de proie récemment couronné ! » (Léopold VON RANKE, Aus dem Briefwechsel Friedrick-Wilheims IV mit Bunsen, p. 299.)

Quelles ambitions brumeuses, quels plans mystérieux le système des nationalités recouvrait-il ? Ne devait-il pas un jour donner naissance à la thèse audacieuse des grandes agglomérations ? Avait-il d'autres fins que l'absorption des États secondaires par les plus puissants ? Émile Ollivier repousse cette accusation. Dans un des chapitres les plus intéressants de son ouvrage sur l'Empire libéral, « le Dessein international de Napoléon »), il donne à la politique des nationalités des interprétations généreuses. mais peu décisives, ne lui assignant d'autre but que l'affranchissement des peuples opprimés, d'autre instrument que la volonté de ces peuples eux-mêmes. (Idem, t. III, p. 96.)

(page IV) Il défend l'Empereur du soupçon d'avoir convoité la Belgique, mais ne confesse pas moins que Napoléon la tenait « pour une création artificielle dirigée contre la grandeur de la France et qui n'avait droit à aucune inviolabilité. » (L’Empire libéral, t. III, p. 101.)

Les premières années de l'Empire furent marquées par des attaques continues des gazettes officieuses contre notre pays, ses gouvernants, ses institutions. Au congrès de Paris de 1856, devant les représentants de l'Europe, le délégué de la France fit retentir, à l'adresse de la presse belge et des immunités qui la couvrent, un langage agressif et comminatoire. La création de l'enceinte d'Anvers donna lieu à des récriminations et des menaces.

Les dernières années furent les plus critiques. La peur naquit d'un marché de la Prusse avec Napoléon, où la Belgique servirait de monnaie d'échange. Le Prince Consort écrivait à Lord Clarendon le 6 octobre 1861 :

« Quoi de plus facile pour la Prusse qu'une transacti0n avec la France, en vertu de laquelle celle-ci l’aiderait conquérir les États secondaires de l'Allemagne, moyennant la Belgique comme prime ? Cela dépasserait Cavour, car on paierait de la poche de son voisin au lieu de payer de la sienne. L'Angleterre aurait à se battre seule pour la Belgique. » (Th. MARTIN, The life of his Poyal Highness the Prince Consort, vol. V, p. 393.)

Ces craintes s'accentuèrent après Sadowa. Le gouvernement belge les ressentit vivement. Il ne connut pas alors l'objet précis des pourparlers de Benedetti (page V) avec Bismarck, qui n'en révéla le secret qu'en 1870. Mais il le devina.

C'est désormais du côté de la Belgique que la France, irritée de voir ses prétentions à la suzeraineté européenne ruinées par l'apparition d'une formidable concurrence politique et militaire, cherche des débouchés à ses besoins de profits et de réparations.

Dans les conseils de l'Empire, les avis différent. Mais la Belgique est englobée dans toutes les combinaisons. Aucune ne l'épargne.

« Drouyn de Lhuys, rapporte Rothan, ne rêvait que le Rhin. C'était son idée dominante. C'est par Mayence et Coblentz qu'il entendait aller à Bruxelles et à Luxembourg. » (L’Affaire du Luxembourg, p. 399.) M. de Persigny suggérait la création d'une « Confédération des Gaules » formée de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg, des États du Rhin, et dont la France serait le cœur. (Mémoires, pp. 332 et 333.)

Les entreprises aussitôt se succèdent : en 1866, négociation avec la Prusse pour se faire reconnaître toute liberté d'annexion territoriale ; après insuccès. détour en 1867 vers le Grand-Duché de Luxembourg ; enfin en 1869, après un nouvel échec, tentative d'annexion économique par l'union douanière et la reprise des grandes voies ferrées qui sillonnent l'est du sol belge.

L'obsession du péril français fut constante en Belgique, pendant toute la durée du second Empire. Elle ne cessa de peser sur la Couronne et le gouvernement.

Frère-Orban en témoigna un jour devant la (page VI) Chambre (séance du 12 avril 1892. Vois aussi le discours de M. Thonissen, séance du 24 avril 1873). Il décrivit en traits sommaires la succession des dangers auxquels, durant cette époque fiévreuse, la Belgique fut exposée.

« Au lendemain du coup d'État, dit-il, le Prince Président envoyait au Moniteur un décret portant annexion de la Belgique à la France ! Ce décret ne fut retiré dans la nuit où il allait paraître que sur les instances et les supplications d'une personne dévouée au prince, qui lui représenta les dangers qu'il allait courir et ceux qu'il allait faire courir à la France par une agression de ce genre. Mais l'acte existait. Si le décret était retiré, la pensée subsistait. (Le fait a été affirmé par M. DE FALLOUX,, dans ses Mémoires. Voyez le tome premier de notre livre : Frère-Orban), p. 401, note 2.

« Quelques années après, au moment où s'annonçait la guerre d'Orient, l'Empereur Napoléon faisait déclarer ici, au gouvernement belge, représenté par de Brouckere et Faider, que, si les traités étaient déchirés en Orient, il ne les considérait plus comme obligatoires en Occident.

« La signification de ces paroles est assez claire ; il a fallu faire appel aux autres puissances pour s'expliquer sur ce nouveau principe de droit public, et l'on s'expliqua.

« Après la guerre d'Orient, qui donna une position si prépondérante à l'Empereur Napoléon, un congrès se réunit à Paris pour régler les conditions de la paix, et l'Empereur y fit entendre. par son plénipotentiaire, des paroles qui étaient comme une menace à l'égard (page VII) de la Belgique ; il dénonçait la presse belge à l'attention des puissances et il parlait comme parlait Louis XIV de la presse de Hollande avant d'envahir ce pays.

« Dès 1855, le général Chazal avait exposé, dans un comité militaire, le plan de défense de la Belgique, qui avait pour base la concentration de notre armée, la démolition de la plupart de nos places fortes et l'établissement d'un vaste camp retranché sous Anvers.

« Lorsqu'on songea à préparer l'exécution de ce plan, le bruit qui s'en répandit souleva les susceptibilités du gouvernement impérial. L'Empereur fit mander un jour le ministre belge à Paris. Il lui montra les plans de la ville d'Anvers qu'il avait sous les yeux. Il se plaignit, non sans amertume. des projets que l'on annonçait et de la démolition des fortifications, qu'il considérait comme étant l'exécution du traité de 1831. Il indiquait certaines places fortes qui auraient été, disait-il, un appui éventuel pour ses armées si, ce qu'il ne prévoyait pas, il se trouvait obligé d'entrer en Belgique. Philippeville et Mariembourg, destinés à être démolis, étaient particulièrement signalés par l'Empereur.

« Les plans, les études se poursuivirent, et c'est dans cette situation que nous trouvâmes les choses lorsque nous reprîmes possession du pouvoir en 1857. Dès 1858, nous présentâmes aux Chambres le projet de fortifier Anvers et d'établir sous ses murs un vaste camp retranché.

« C'est ce qu'on appelle le plan de la petite enceinte, le plan de 1858, qui répondait à toutes les nécessités militaires. On n'a pas oublié l'opposition qui nous fut (page VIII) faite à l'unanimité par nos adversaires politiques. Ils nous infligèrent un échec et ce premier projet fut rejeté. Nous n’hésitâmes pas, et, l'année suivante, nous présentâmes le projet tout entier qui a été appelé le projet de la grande enceinte, l'établissement du camp retranché sous Anvers. Il fut combattu avec le même acharnement...

« Nous devions continuer à être exposés de nouveaux dangers. La guerre entre la Prusse et l'Autriche ayant trompé les espérances de l'Empereur et l'agrandissement de la Prusse inspirant des craintes très vives, l'Empereur, après Sadowa, voulut obtenir une compensation, et l'on essaya de trafiquer de la Belgique. Des bruits alarmants étaient venus jusqu'à nous, et nous en eûmes la confirmation plus tard par la publication du traité Benedetti.

« N'ayant pas réussi de ce côté, il voulut s'adjuger le Grand-Duché de Luxembourg avec la grande place de guerre qui s'y trouvait. Cette prétention était repoussée par la Prusse. Dans le monde politique comme dans le monde financier, on était convaincu que nous étions à la veille de la guerre. Nous résolûmes de prendre les mesures que les dangers éventuels pourraient nous conseiller. Des dépenses pour l'armée étaient indispensables : nous les fîmes. Nous envoyâmes à Londres et à Paris pour négocier des bons du Trésor afin de nous créer des ressources. Les appréhensions y étaient si vives que les plus grandes maisons de banque refusèrent absolument de s'engager.

« Il nous fallut réaliser toutes les valeurs dont nous pouvions disposer, les actions de chemins de fer rhénans et d'autres, pour parer à ces éventualités. Nous (page IX) le fîmes sous notre responsabilité, sans bruit, sans éclat, sans troubler les affaires, sans jeter l'inquiétude dans le pays ; et lorsque, la guerre écartée, nous demandâmes un bill d'indemnité pour avoir agi de la sorte, l'opposition nous le refusa.

« La conférence réunie à Londres dans le but de chercher à éviter la guerre y réussit en amenant la Prusse à consentir à la suppression de la fortification de Luxembourg et à la neutralisation du Grand- Duché. On avait parlé d'une proposition, suggérée à l'Autriche par le gouvernement français, disait-on, qui aurait eu pour objet de rendre à la France sa frontière de 1814, qui nous aurait enlevé une partie du Hainaut, et l'on nous aurait donné en échange le Grand-Duché de Luxembourg, que l'Allemagne n'était guère disposée à céder. Nous donnâmes pour instruction à notre plénipotentiaire la conférence de Londres de déclarer, si la proposition était faite, que nous étions disposés à accepter le Grand-Duché, mais sans aucune cession de notre territoire. La proposition ne fut point produite et la conférence eut une hâte extrême, pour maintenir la paix, de consacrer le démantèlement de la place de Luxembourg et la neutralité du Grand-Duché.

« On essaya bientôt de fomenter ici une agitation en faveur d'une union douanière avec la France dans un but facile à saisir. Nous fîmes échouer cette tentative avec l'appui de nos principaux industriels.

« Peu après, on chercha à mettre la main sur certains de nos chemins de fer, dont l'administration aurait été reprise par une compagnie française garantie par le gouvernement français. On n'a pas oublié la lutte que nous fûmes obligés de soutenir à ce sujet. (page X) Déjà la même compagnie était en possession des lignes du Grand-Duché ; elles étaient régies, gouvernées par une administration française garantie par le gouvernement français, la même qu'il s'agissait d'introduire chez nous, et, quand survint 1870, ces chemins de fer ayant servi, prétendit-on, au ravitaillement de places fortes françaises, M. de Bismarck fit notifier au gouvernement du Grand Duché qu'il dénonçait sa neutralité et ne la reconnaîtrait plus. C'est le sort qui, sans doute aussi, nous aurait été réservé. C'est à quoi, tous cas, nous avons réussi à ne pas nous exposer. »

L'affaire des chemins de fer marque le point culminant de cette longue série d'incidents, Elle débuta en 1868, se dénoua en 1869. C'était à la veille du grand conflit franco-allemand.

Frère-Orban y joua un rôle capital et qui n'a pas encore été mis en relief.

On en lira dans ce volume, au chapitre V, un récit détaillé.

Peut-être l'aurait-il écrit de sa plume, si ses forces y avaient suffi. Il y a certes songé. Au moins a-t-il préparé les matériaux destinés à faciliter la tâche de l'historien futur.

Nous avons trouvé dans ses dossiers des notes relatives à « notre situation politique vis-à-vis de la France de 1848 à 1870 » , un « exposé des causes de l'incident franco-belge de 1869 », des liasses de documents et de correspondances classés et annotés. qui attestent l'intention d'en tirer les éléments d'une publication d'ensemble.

Ils nous ont découvert un des aspects les plus (page XI) intéressants et les plus mouvementés de notre histoire politique et internationale.

Nous nous sommes attaché à le reproduire fidèlement, attentif à montrer l'enchaînement et la gradation des événements, à fixer les origines et les causes, et préoccupé en même temps de dessiner la physionomie d'une époque.