(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)
(page 1) On sait l'émotion que causa en Belgique la Révolution de février 1848.
Les alarmes conçues pour la solidité de nos institutions s'évanouirent rapidement.
Si quelques tentatives d'agitation. quelques manifestations républicaines se produisirent dans des milieux isolés, l'élan patriotique. le sang-froid national et la fermeté du gouvernement écartèrent tout péril de crise politique. Les mesures prévoyantes et énergiques votées par les Chambres. sur l'initiative du cabinet libéral du 12 août 1847, permirent au pays de surmonter les difficultés économiques résultant de la perturbation des affaires et de l'ébranlement du crédit. (Voir notre tome premier, chapitre V, La Crise de 1848, pp. 196 et suivants.)
Tout danger intérieur se trouva ainsi conjuré. Les craintes que pouvaient inspirer d'autre part les dispositions du gouvernement français, diminuèrent la Suite des déclarations solennelles que fit en son nom le ministre des affaires étrangères. Lamartine affirma (page 2) la volonté de respecter l'indépendance et la neutralité belges.
Bientôt cependant des menées s'ourdirent en vue d'englober la Belgique dans le mouvement où la France venait de se précipiter. Elles trouvèrent de l'appui jusqu'au sein du gouvernement provisoire. Des émissaires français furent signalés dans le Hainaut, où ils faisaient, parmi les houilleurs, de la propagande annexionniste et républicaine. Le projet fut formé d'envahir le territoire et l'on enrôla une légion de travailleurs belges.
Des bandes furent organisées. Les arsenaux de Lille furent ouverts pour les armer. On apprit un jour que des convois spéciaux étaient organisés à Paris pour les amener à Valenciennes et de là vers la frontière. Le ministre de l'intérieur, Charles Rogier, se concerta avec le général Chazal, ministre de la guerre, pour arrêter les mesures nécessaires de surveillance et de défense. Frère-Orban, alors ministre des travaux publics, désigna un jeune ingénieur, M. Gobert, qui se rendit à Valenciennes, et, grâce une manœuvre hardie et non sans péril pour lui, déjoua les plans de l'expédition.
Il accrocha le convoi qui amenait la bande révolu tionnaire à deux locomotives dont M. Vinchent, un de ses collègues qu'il s'était adjoint, et lui-même prirent la direction. et le conduisit ainsi, par surprise, jusqu'à Quiévrain, où les envahisseurs débarquèrent au milieu des soldats belges et furent désarmés sur-le-champ.
Cet épisode est peu connu.
M. Jules Carlier y a fait allusion dans un article de la Revue de Belgique du 15 janvier 1906.
Nous avons-nous-même raconté sommairement, dans notre tome Ier (pages 200 à 202), l'affaire de Quiévrain et l'échauffourée de Risquons-Tout qui marqua la fin des entreprises (page 3) des révolutionnaires français (25 et 29 mars 1848).
Mais nous n'avions à notre disposition que les relations des journaux et la correspondance de Frère-Orban. Depuis, nous avons eu l'heureuse fortune de découvrir, parmi les papiers de celui-ci, dans une liasse contenant des pièces sans intérêt pour la plupart, et relatives à des questions diverses. le texte du rapport de M. Gobert sur les incidents de Valenciennes et de Quiévrain. Ce rapport fut rédigé en 1849 pour le secrétaire général du ministère des travaux publics, M. Bidaut. (Note de bas de page : La déposiiton de M. Gobert devant la cour d’assises d’Anvers, dans le procès des conspirateurs de Quiévrain et de Risquons-Tout, contient une relation résumée des faits. Observateur, 15 août 1848).)
M Gobert en remit une copie à Frère-Orban, quarante ans plus tard. en 1889. C'est un document inédit, fort curieux et rempli de détails pittoresques Il complète le récit condensé que nous avons publié dans notre premier volume. Nous le reproduisons en entier :
« Bruxelles, le 12 février 1849.
« Monsieur le Secrétaire général,
« Vous avez bien voulu dernièrement, en présence de M. l’administrateur de la sûreté publique et lorsqu'il était question de notre excursion du 25 mars dernier, me demander quelle part avait prise à cette affaire M. l'ingénieur Vinchent : notre conversation ayant été interrompue avant que j'aie eu satisfait à votre demande, je crois bien faire de vous donner par l'explication que vous m'avez demandée.
« Afin de bien établir les faits dans leur véritable position, je vais avoir l’honneur de vous retracer les diverses phases de cette affaire, qui ne me paraît pas avoir été appréciée à sa juste valeur.
« Dès le 18 mars dernier, on me signala les manœuvres que des agents actifs tentaient pour débaucher les populations du Borinage en leur promettant une réunion avec la France, et parlant un bien-être inconnu jusqu’à ce jour, par suite du renversement des douanes, dont la conséquence immédiate était l’ouverture d'un immense marché pour les produits des houillères belges ; on (page 4) craignait à cette époque une démonstration ; sur la demande de l’autorité militaire, une locomotive restait allumée jour et nuit dans la station de Mons.
« Le 24, Vers midi, j’appris que le général commandant à Mons avait adressé par convoi spécial des dépêches urgentes au ministre de la guerre : un instant après M. le directeur Masui me faisait appeler.
« Au moment où je l'abordai, ce haut fonctionnaire me dit : « Il y aura cette nuit des troubles à la frontières, des bandes considérables d'insurgés doivent y arriver pour envahir le pays : il est nécessaire que l'administration du chemin de fer se trouve représentée à Quiévrain par un chef actif et dévoué ; il s'agit de porter aide et assistance à l'autorité militaire dans toutes les mesures qu'elle croira devoir prendre dans l'intérêt du pays et en même temps de mettre tout notre matériel, voitures et locomotives, à l'abri d'un coup de main qui pourrait être tenté, soit pour le briser, soit pour l'incendier, afin d'empêcher les communications avec la capitale. » Je m’informai de l’itinéraire que devaient suivre ces bandes armées. M. Masui me communiqua l’avis ci-dessous qu'il venait de recevoir.
(Suit l’itinéraire attendu de deux trains partant de Paris à Valenciennes, non repris dans la présente version numérisée)
(page 5) « A l'instant même je compris tout le parti que je pourrais tirer des circonstances spéciales qui se préparaient et de mes relations avec les employés de la station de Valenciennes. J'entrevis moyen de rendre service au pays en le débarrassant sans effusion de sang de ces misérables, qui ne craignaient pas de venir apporter la guerre civile parmi nous. J’expliquai à M. Massui mon projet, qui était de me rendre nuitamment dans les environs de Valenciennes, afin d'y accrocher par surprise, en profitant de la disposition de cette station, qui présente un point de rebroussement, le premier convoi d’insurgés et de le conduire sans arrêter dans la station de Mons, qui, entourée de tous côtés de canons faciles à tourner, présentait à mon avis le meilleur endroit pour désarmer les factieux en les plaçant dans une position qui ne leur permît pas de songer à la résistance. M. Masui goûta tellement ce projet, que nous nous rendîmes immédiatement au ministère de l’intérieur où nous en parlâmes à M. Rogier. Ce ministre, prêt à se rendre au conseil qui devait être présidé par le Roi, nous pria de revenir vers 3 heures ; c'est ce que nous fîmes : M. Chazal venant d’être chargé de prendre toutes les mesures de défense nécessaires, M. Rogier nous renvoya à lui. Le ministre de la guerre, après avoir entendu l’explication de mon plan, nous déclara qu’il ne le croyait pas réalisable parce qu’il aurait fallu, pour l'exécuter, se rendre sur le territoire français et qui craignait des difficultés diplomatiques, à cette occasion ; j’objectai que je m’offrais à faire le coup, sous ma responsabilité, demandant à être désavoué dans le cas où les choses ne réussiraient pas comme je pensais ou qu’elles offriraient par la suite des difficultés internationales. M. Chazal nous dit alors qu’il avait donné des ordres pour que des troupes fussent dirigées sur la frontières, pour repousser toute agressoin ; toutefois, il fut décidé que l’on s’en rapporterait à ma (page 6) prudence, pour profiter des circonstances qui pourraient se présenter.
« M. Masui m'ayant donné des instructions écrites qui me permettaient de me mettre en relation avec les autorités civiles et militaires. je rentrai un instant chez moi pour y prendre quelques dispositions que la gravité des circonstances et les dangers que j'allais affronter rendaient nécessaires.
« Vers 4 heures, un instant avant de partir, j'écrivis à M. Vinchent avec l’autorisation de M. le directeur, pour l'inviter venir me rejoindre le soir à Quiévrain ; prévoyant les dangers que nous pourrions courir, j'avais préféré m'adjoindre ce fonctionnaire célibataire, dont la prudence et la fermeté m'étaient connues, plutôt M. le sous-ingénieur Cavez, placé directement sous mes ordres, ce dernier étant marié et père de famille ; j’emmenai toutefois avec moi tout le personnel dont je pus disposer pour assurer en cas de besoin un bon service des dépêches vers Bruxelles.
« Vers 9 heures M. Vinchent arriva à Quiévrain avec M. Hody ; à partir de ce moment, M. Vinchent m’accompagna partout, m'assista en tous points de ses conseils et de sa présence.
« Vers 11 heures, pendant que je pensais au moyen de mettre à exécution mon projet, les gardes que j'avais placés sur la route de France nous signalèrent l’approche d'un convoi ; nous primes aussitôt une machine et nous nous portâmes au- devant du train signalé ; les troupes qui venaient d’arriver, croyant que l'ennemi s'avançait, prirent les armes. A la frontière de France nous rencontrâmes M. le commissaire général du département du Nord accompagné d’un officier de gendarmerie et d'un commissaire spécial ; il se présenta comme parlementaire désirant conférer avec les autorités belges ; nous l’accompagnâmes et le fîmes reconnaître par les avant-postes.
« Vous savez le résultat de la conférence. M. Dlescluse avait voulu nous tendre un piège : je parvins là e faire tomber dans celui que j'avais préparé de longue main, Bref, après avoir vaincu sa résistance par des motifs que je dis empruntés à des besoins ordinaires du service, j'obtins que nous nous rendrions à Valenciennes avec une locomotive pour en ramener les femmes et les enfants d'ouvriers belges soi-disant renvoyés de Paris. Sur ce, accompagnés M. Hody, nous reconduisîmes à la frontière le commissaire général et son escorte.
« Vers 1 heure da matin, après choisi deux machines parfaitement en ordre, deux machinistes et des chauffeurs sur qui (page 7) nous pouvions compter, M. Vinchent et moi, nous partîmes pour Valenciennes. Nous y passâmes le reste de la nuit dans une vive anxiété, croyant à un contretemps fâcheux, lorsque le train désiré fut signalé vers 5 heures du matin. Nous nous assurâmes que nos machines étaient en ordre, je montai sur la première, M. Vinchent sur la seconde, et nous vînmes accrocher le convoi par la queue pendant que des cris sinistres sortaient des voitures. Nous nous mîmes aussitôt en marche dans la direction de Quiévrain ; malheureusement, les rails humides empêchaient l'adhérence des roues des machines, nous avions peine à avancer, quand tout à coup le cri de trahison parti de la station, fit sauter des voitures une centaine d'insurgés dont une partie se précipita vers les machines pour nous forcer à arrêter ; le moment était décisif, une seconde d'hésitation et tout était perdu ; nous ne répondîmes qu'en augmentant d'efforts pour gagner de vitesse ; nous y réussîmes et nous arrivâmes bientôt à Quiévrain où l’on eut facilement raison de toute la bande. Qu’eût-elle fait de nous si une pièce de la machine se fût brisée et nous eût contraints à nous arrêter ? Heureusement il n'en fut rien, et mon projet réussit à souhait.
« Nous repartîmes vers 9 heures pour Valenciennes, M. Vinchent et moi, et, sous prétexte de venir prendre les instructions du commissaire général relativement au second convoi dont l'arrivée avait été retardée, mais en réalité pour savoir ce qui se passait, nous nous rendîmes chez M. Delescluse, accompagnés du commissaire de la station. Là nous fûmes témoins d'une scène de violence et d'emportement dans laquelle nous apprîmes que si notre manœuvre avait réussi, c'était grâce à la rapidité avec laquelle elle avait été exécutée, car le commissaire de la station avait reçu l'ordre de l'empêcher.
« Après avoir fait comprendre à plusieurs ouvriers belges que nous rencontrâmes Valenciennes et qui nous paraissaient entraînés par de mauvais conseils, qu'ils pouvaient rentrer tranquillement en Belgique, qu'ils ne seraient pas inquiétés, nous revînmes à Quiévrain. Vers midi, ayant aperçu un grand mouvement dans la station de Blanc-Misseron (France), d'après le désir exprimé par le colonel de savoir ce qui se passait au-delà de la frontière, nous nous rendîmes, M. Vinchent et moi, sur une machine à quelque distance de cette station d'où, à l'aide d'une longue-vue, nous suivîmes les mouvements du second corps ennemi qui venait d'arriver ; il paraissait fort d'environ huit neuf cents hommes ; tout à coup une locomotive que nous ne pouvions apercevoir, déboucha à pleine vitesse sur la voie que (page 8) nous occupions, dans l'intention bien visible de nous culbuter : elle était montée par une dizaine d’hommes déterminés. Nous parvînmes non sans peine et non sans courir un grand danger, à éviter le choc en rentrant dans nos lignes, qui ne furent pas franchies par l'ennemi.
« Nous rendîmes compte au colonel de ce que nous avions vu, et il prit ses mesures en conséquence.
« Des bruits contradictoires ayant été répandus par les voyageurs des différents convois arrivés de France, sur l’importance des nouveaux renforts et surtout sur l'appui que le gouvernement français accordait aux factieux qui menaçaient la frontière, M. Hody désirant voir par lui-même ce qui en était, nous l’accompagnâmes/
« Nous ne quittâmes pas la station de Valenciennes où les insurgés avaient établi leur quartier général ; C'est alors qu’un employé de la station qui me connaissait, vint m'informer que l’on me cherchait pour me tuer ; pendant une heure MM. Hody, moi, nous restâmes au milieu des insurgés, cherchant à connaître leurs dispositions et l'effet produit sur leur esprit par le coup hardi exécuté le matin. Tous trois pendant ce temps nous courûmes des dangers sérieux. car pendant que quelques uns étaient censés nous amuser, les autres tenaient conseil pour savoir s'il n'était convenable de nous étrangler tous les trois ; un convoi était prêt à partir, nous en profitâmes pour retourner à Quiévrain, avant que ce projet, peu bienveillant, ne fût mis à exécution.
« Tels sont, Monsieur le secrétaire général, les faits principaux qui ont signalé la journée du 25 mars 1848 et à l’accomplissement desquels M. l'ingénieur Vinchent a pris, vous pouvez en juger, une part importante. Les conséquences vous sont connues : démoralisés par l'échec inattendu qu'ils attribuaient à la trahison de leurs chefs, bon nombre d'insurgés retournèrent à Paris, les autres se retirèrent du côté de Mouscron, où quatre jours après se termina d’une manière sanglante cette tentative insensée, frappée par nous de ridicule à son début...
« Tous les faits consignés dans ce rapport pourront être attestés au besoin par MM. Masui, Hody et le colonel Rothermel. Vous y trouverez, je l'espère, une réponse satisfaisante à la question que vous m'aviez adressée, savoir la part prise par M. Vinchent dans l'affaire du 25 mars dernier.
« Auguste Gobert, ingénieur chef de service. »
(page 9) L'agression de mars 1848 fut dépourvue de gravité réelle. Ce n'était qu'une alerte, mais elle révélait chez les agitateurs français des aspirations inquiétantes Et, malgré le désaveu du gouvernement provisoire, on resta à Bruxelles sur le qui-vive.
Les journées révolutionnaires de mai et de juin ravivèrent les alarmes. Il y eut, dit Van de Weyer, des échanges confidentiels de vues avec les cabinets de Londres et de Berlin. Lord Palmerston déclara que l'Angleterre ne faillirait pas là 'obligation de maintenir l'indépendance et l'intégrité de la Belgique, et le comte d'Arnim donna les mêmes assurances (Histoire des relations extérieures, (Patria Belgica, t. II, p. 344.)
Après l'avènement au pouvoir du général Cavaignac qui rétablit l'ordre à Paris, le ciel s'éclaircit et la confiance revint.
Trois ans plus tard, Louis Napoléon, devenu président de la République, chasse l'Assemblée législative, fait arrêter les chefs de l'opposition, triomphe à coups de fusil des résistances de la rue et proclame la dictature que le plébiscite ratifie.
(page 10) Dans le tome II de cet ouvrage, nous avons noté la répercussion du coup d'Etat du 2 décembre 1851 sur la vie politique belge et sur nos relations avec la France, et nous avons enregistré les phénomènes par lesquels elle se manifesta (voir notre tome premier, pp. 396 et suivantes).
Bruxelles devint l'asile des proscrits. Ils y furent reçus avec sympathie. On voyait en eux des martyrs et des apôtres. L'opinion libérale, obéissant à ses tendances naturelles, jugeait sévèrement l'entreprise violente qui venait d'abattre les institutions parlementaires et d'instaurer le pouvoir personnel. L'accueil fait aux réfugiés politiques, leurs écrits, leurs discours où ils vengeaient l'injure et la douleur de l'exil, les insultes dont certains petits journaux avancés criblaient Louis Napoléon, indisposèrent le gouvernement français qu'inquiétait la proximité d'un foyer intense d'opposition et de liberté.
Les feuilles officieuses de Paris usèrent de représailles, flétrirent les abus de langage de la presse belge, s'en prirent aux institutions du pays, à l'abri desquelles se déployait la campagne de plume et de parole dirigée contre le Prince Président, ainsi qu'au (page 11) cabinet libéral, tenu pour suspect de l'encourager ou au moins de ne rien faire pour l'étouffer ou la contenir.
En même temps, des bruits de guerre circulaient et l'on se demandait si la Belgique ne paierait pas les frais de premier établissement du nouveau régime, où l'on ne voyait qu'une étape vers l'Empire et la préface d'un règne de provocations et de conquêtes.
C’est dans de telles conjonctures que les gouvernements des deux pays négociaient un traité de commerce. La convention du 13 décembre 1845 prenait fin le 10 août 1852. Les pourparlers traînaient depuis plusieurs mois. A Paris, on ne montrait ni hâte, ni bienveillance et les journaux bonapartistes ne dissimulaient pas les raisons de la mauvaise volonté témoignée par le cabinet français. Ils réclamaient de la Belgique un changement de direction politique et exhortaient le corps électoral belge à renverser le ministère libéral.
Le Constitutionnel, dans un article audacieux, nous signifiait que le maintien des libéraux aux affaires entraînerait une guerre de tarifs (tome premier, p. 410).
Chez nous. les partis, à l'approche des élections de juin 1852, étaient en proie à une vive surexcitation.
La loi sur l'enseignement moyen avait rencontré l'opposition ardente et tenace du clergé, qui redoutait que le gouvernement réussît à réviser, d'après les mêmes principes, la loi de 1842 sur l'enseignement primaire (tome premier, p. 446).
Les réformes opérées en matière économique, l'abolition de l'échelle mobile des céréales et les traités de commerce de 1851, orientant notre politique vers le système de la liberté commerciale. avaient heurté des préjugés et froissé des intérêts. Enfin les règles nouvelles prescrites en matière de legs et de fondations, (page 12) dans le but de faire cesser les abus résultant de la création de personnes civiles illégales, avaient porté le parti catholique à ce degré d'exaspération où l'on ne choisit plus ses armes.
A Paris, l'Univers traitait la Constitution belge de « transaction. » En Belgique, la polémique cléricale n'épargnait plus nos libertés publiques (tome premier, pp. 402 et suivantes).
La situation créée par cette double campagne, menée du dehors et à l'intérieur, n'était pas sans gravité. « Beaucoup de libéraux, dit Frère-Orban, s'en montraient préoccupés et inquiets » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France).
Frère lui-même était l'objectif sur lequel toutes les batteries faisaient converger leurs feux.
« On pensa, écrit-il. que pour calmer cette irritation, ma retraite était indispensable. J'estimais que, bien que je parusse surtout en butte aux attaques, c'était en réalité l'opinion libérale et le ministère qui la représentait, dont on poursuivait le renversement » (Idem)
Les élections furent mauvaises. Elles réduisirent la majorité. Ce qui en restait suffisait à assurer l'existence du gouvernement. mais le prestige était atteint, la confiance s'en allait. Frère insista pour que le cabinet se retirât. Après un mois de pourparlers son opinion prévalut, et le 9 juillet les ministres envoyèrent leur démission au Roi (tome premier, pp. 412 et 413).
Le cabinet démissionnaire fit demander alors à Paris une prorogation de la convention de 1845 pour permettre à ses successeurs de négocier un nouveau traité.
Il ne l'obtint pas. Le gouvernement français (page 13) subordonnait tout accord douanier à une condition absolue et préalable : une convention garantissant la propriété littéraire et supprimant en Belgique l'industrie de la contrefaçon.
Des dissentiments se produisirent alors entre Frère et ses collègues. Frère estimait que le cabinet qui se bornait, en attendant l'issue de la crise ministérielle, à gérer les affaires, ne pouvait céder « à ette exigence inouïe d'être contraint à traiter, à lier l'État, étant démissionnaire » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France. Voir aussi notre tome premier, pp. 414 et suivantes).
Il valait mieux, d'après lui, laisser tomber la convention de 1845, devenue sans avantages pour la Belgique. Enfin, la convention littéraire exigeait, à son avis, de larges compensations commerciales. Rogier, au contraire, jugeait utile de poursuivre les négociations et avait accepté, sur la demande du Roi, de conserver le pouvoir afin de les mener à bon terme. Frère-Orban refusa d'y prendre part et insista pour qu'on lui permît de se retirer. Sa démission, donnée le 11 août, fut acceptée le 17 septembre.
Dans l'entre-temps et sans son intervention, un accord s’était établi entre les deux gouvernement. Une convention signée le 22 août consacra le principe de la propriété artistique et littéraire. Le cabinet de Bruxelles crut que cette concession mènerait à un traité commercial profitable aux intérêts nationaux. Il eut la surprise de voir la France, qu'il croyait satisfaite, réclamer aussitôt la prorogation pure et simple de la convention de 1845 qu'elle avait systématiquement refusée jusque-là.
Il ne se résigna pas à subir une pareille prétention ; mais, sans écouter ses protestations, le gouvernement français passa de la menace aux actes et supprima, par (page 14) décret du 14 septembre, le régime de faveur assuré nos houilles et à nos fontes. Le Prince Président. écrit Van de Weyer, frappait le commerce de la Belgique, pour atteindre sa presse. (Histoire des relations extérieures (Patria Belgica, t. II). Voir aussi notre tome premier, pp. 421-423.)
C'est ainsi que débutèrent nos relations avec Louis Napoléon, alors Président de la République et qui, quelques mois après, devait, aux acclamations du français, ceindre la couronne impériale.
Le cabinet libéral de 1847, que la démission de Frère-Orban avait affaibli, ne vécut plus, après cette humiliation, que peu de semaines. Dès l'ouverture de la session, un incident parlementaire amena sa disparition. Le candidat du gouvernement à la présidence de la Chambre, M. Verhaegen, n'ayant pu obtenir d'emblée la majorité des suffrages, par suite de certaines défections de gauche, Rogier et ses collègues abandonnèrent le pouvoir. « Le confit avec la France, constate Frère-Orban, n'avait pas été sans influence sur les esprits timorés. On n'oubliait pas que Granier de Cassagnac, officiellement désavoué, mais qu'on savait inspiré, avait écrit dans le Constitutionnel que le salut de la Belgique était subordonné au départ des ministres de 1847 » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France), voir aussi notre tome Oer, pp. 409, 410, 423-424).
La direction des affaires passa un ministère de nuance libérale, mais plus recruté dans les rangs de la gauche, mais « disposé à toute conciliation raisonnable » (Annales parlementaires Chambre, séance du 3 novembre 1852. Voir aussi tome premier, pp. 423 et 505), et qui vécut de transactions pendant trois ans.
Son chef, M. Henri de Brouckere. qui prit le portefeuille des affaires étrangères, était un homme de (page 15) caractère droit, d'intelligence ferme et avisée ; il s'adjoignit M. Charles Faider à la justice et M. Piercot à l'intérieur (MM. Van Hoorebeke, Liedts et Anoul conservèrent les portefeuilles qu’ils détenaient dans le cabinet précédent).
Sa tâche immédiate et essentielle fut de régler les difficultés qui troublaient nos relations avec la France.
Une prompte initiative parlementaire provoqua une détente, grâce laquelle les négociations furent heureusement renouées.
Le 9 novembre, M. Faider déposa un projet de loi punissant les offenses envers les souverains étrangers. Une loi du 28 septembre 1816 réprimait les délits de cette nature et avait servi de base à des poursuites récentes. Mais son existence même et son applicabilité avaient été contestées devant le jury et formaient le thème de controverses dans la presse et parmi les jurisconsultes. Des acquittements avaient été prononcés. Les textes proposés par le gouvernement tendaient à mettre les dispositions légales anciennes en harmonie avec l'ensemble de la législation (exposé des motifs).
Déjà le décret sur la presse du 20 juillet 1831 frappait les atteintes à l'autorité du Roi, aux droits de sa dynastie, aux droits et l'autorité des Chambres. La loi du 6 avril 1847 visait les offenses envers la personne royale par discours, menaces, écrits, images ou emblèmes. Il s'agissait maintenant, étendant ces principes, de réprimer l'offense envers la personne des souverains étrangers et « l'attaque méchante contre leur autorité.3
Le projet fut adopté. avec quelques modifications, dont l'une n'est pas sans importance : l'offense orale, (page 16) par discours, cris ou menaces fut écartée du texte de la loi. du consentement du gouvernement.
Auguste Orts combattit vivement la disposition relative à l'attaque méchante contre l'autorité du monarque étranger. Il y voyait une restriction de la liberté de discussion des affaires politiques extérieures. Il distinguait entre l'autorité et la personne. Et s'il admettait que celle-ci fût protégée, il entendait livrer celle-là à toutes les critiques. Sa thèse, exprimée dans un amendement, fut repoussée par la Chambre. Il reprocha en outre à la loi la sévérité excessive des peines qu'elle instituait. Et les tribunes l'applaudirent quand il dénonça « les gouvernements que ne satisfont jamais les concessions faites dans les limites de la justice et qui veulent des concessions plus grandes parce qu'ils sont les plus forts » (séance du 3 décembre 1852, Annales parlementaires, p. 225).
Quoi qu'il en soit, une forte majorité, parmi laquelle Devaux, Rogier, Lebeau, se prononça en faveur du projet.
La loi porte la date du 20 décembre 1852. On l'appelle communément du nom de son auteur, la loi Faider. Elle a été, dans les temps qui la suivirent de près, l'objet de maintes polémiques. On la représentait comme dictée par le gouvernement français. On accusait le gouvernement belge de servilisme ou de complaisance. Henri de Brouckere s'en était, devant la Chambre, défendu énergiquement. « Nous n'avons eu, dit-il, à subir aucune pression. » Il nia avoir reçu une mission, ou pris des engagements (séance du 2 décembre 1852, Annales parlementaires, p. 223).
Mais il ne dissimula point qu'une partie - la moins notable certes, mais la plus bruyante – (page 17) belge créait au gouvernement une situation difficile. Il signala des journaux qui « recommandaient ouvertement les plus odieux attentats, qui traitaient les princes étrangers comme on le ferait à peine des derniers misérables », et dont les articles outrageants étaient reproduits au dehors. Il reconnut que la diplomatie avait amicalement exprimé son affliction de ce débordement de passions, et il marqua d'un trait ferme la position où doit se tenir un pays neutre, dont l'existence est garantie par les grandes puissances. La Belgique ne doit être pour personne « une cause de défiance ou d'embarras. » « - Indépendante, elle a des droits à faire respecter ; neutre, elle a des devoirs à remplir.3
Il traçait ainsi une règle de conduite honorable et prudente, dont, sans péril, le public ne peut pas plus s'écarter que les gouvernants.
Assurément, la politique extérieure, les intérêts européens doivent être librement appréciés chez nous, et peut-être encourons-nous le reproche de ne point nous en préoccuper assez.
Mais la presse, si elle jouit de larges immunités, voit, avec son rôle, croître ses responsabilités morales vis-à-vis du pays et de l'étranger ; la neutralité de la Belgique n'entraîne pas la neutralité des opinions, mais leur impose la modération du ton et de l'expression. Ce qui est courage chez les puissants, n'est souvent que bravade chez les faibles. Et dans la vie internationale comme dans la vie des individus, le tact et la dignité consistent à garder son rang et mesurer son langage à sa force.
La loi de 1852, si elle ne fut ni recommandée, ni sollicitée par le gouvernement français, n'avait pas moins pour but de lui donner une satisfaction destinée à dissiper la mésintelligence qui pesait sur nos intérêts politiques et économiques. M. Lelièvre, (page 18) rapporteur de la section centrale, s'en était expliqué sans détours : « La Belgique a des intérêts importants à régler avec des gouvernements étrangers : elle doit poursuivre des négociations qui supposent une bienveillance réciproque... Nous repousserions à juste titre et avec toute l'énergie de la raison, l'immixtion de l'étranger dans nos affaires intérieures, nous ne souffririons pas qu'il prétendît faire modifier nos institutions nationales… » mais le législateur a « le droit de réprimer des actes qui peuvent avoir des conséquences fâcheuses pour les intérêts matériels du pays, et qui, dans certaines circonstances, pourraient même compromettre sa nationalité . » (Annales parlementaires Chambre, 1852-1853, p. 205)
Au surplus, la loi de 1852 n'infligea aucun grief à la presse qui ne cessa d'exercer largement sa critique et ne ménagea pas les actes du gouvernement impérial. Elle proscrit l'injure, l'attaque méchante caractérisée par la mauvaise foi et l'intention criminelle, mais ne restreint pas le champ de la libre discussion. « Le ministère, dit un journaliste profondément attaché aux prérogatives de -a presse, servit les relations internationales, sans compromettre le droit légitime des écrivains. » (L. HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 295. Voir aussi ADNET, Histoire du Parlement belge, 1847-1858, pp. 158 et suivantes).
La fin poursuivie fut atteinte, avant même que l'élaboration de la loi fût terminée.
Un protocole du 9 décembre établit entre les deux gouvernements un accord provisoire.
La convention de 1845 fut transitoirement remise en vigueur : et le gouvernement français rapporta les décrets du 14 septembre qui frappaient les houilles et les fers belges.
Les négociations en vue d'un traité définitif (page 19) reprirent et se continuèrent dans un esprit de conciliation et de bonne harmonie. Elles aboutirent à la convention du 27 février 1854. Celle-ci atténuait certaines des restrictions que la France, cantonnée dans une politique d'étroit protectionnisme, imposait à l'entrée de nos produits et accorda à nos charbons et à nos fontes quelques avantages, en compensation de la suppression de la contrefaçon. Elle n'était conclue que pour cinq ans. Quand ce délai expira, le gouvernement impérial, entraîné par l'exemple de l'Angleterre, s'était rallié aux doctrines libre-échangistes.
Le traité de 1861, que négocia Frère Orban, organisa sur des bases durables nos relations commerciales avec la France. Il devint l'assise de notre système douanier, empreint d'un large esprit libéral et qui valut la Belgique une croissante prospérité (voir infra, chapitre II, IV).
(page 20) Pendant l'année 1853, le réveil de la question d'Orient agita l'Europe. La France et la Russie disputaient à la Turquie et se disputaient l'une l'autre la garde des Lieux Saints, à Jérusalem et à Bethleem. Depuis 1851, la diplomatie russe et française se dépensait, autour de cette question, en intrigues et en discussions : celles-ci s'envenimèrent après la proclamation de l’Empire, que le Tsar Nicolas accueillit avec malveillance et appréhension. Des deux côtés on rechercha l'appui de l'Angleterre, qui hésitait, partagée entre la méfiance que lui inspiraient les arrière-pensées de la politique napoléonienne et l'inquiétude de voir se réaliser les traditionnelles ambitions moscovites, tendues vers les Balkans et Constantinople.
Au début de cette période critique, en mars 1853, une démarche insolite du ministre de France à Bruxelles émut le gouvernement belge, que la conclusion de l’accord provisoire du 9 décembre 1852 venait à peine de rassurer. M. de Butenval fit au ministre des affaires étrangères, M. Henri de Brouckere, une communication dont le sens était que « si les traités existants restaient méconnus en Orient, ils (page 1) pourraient l'être en Occident et que la France se considérerait comme dégagée » (d’après les Notes et Documents de Frère-Orban).
Cet avertissement inattendu et inquiétant fut porté aussitôt la connaissance des puissances garantes. L'Angleterre, la Russie, la Prusse, l'Autriche promirent la Belgique qu'elles ne l'abandonneraient pas. Et l'incident n'eut d'autre suite que le rappel de M. de Butenval.
Cependant les événements, à l'est, prenaient une tournure de plus en plus menaçante. La situation exigeait que l'on ne retardât pas la solution de la question de la défense nationale posée devant le Parlement depuis 1848. On se rappelle qu'un mouvement intense s'était produit alors dans certaines régions du parti libéral en faveur d'une réduction des dépenses militaires et qu'il avait suscité de grandes difficultés au cabinet du août 1847.
La thèse des économies à outrance avait trouvé à la Chambre des interprètes obstinés, qui voulaient contenir le budget de la guerre dans une limite extrême de 25 millions. Le cabinet avait finalement, en 1851, nommé une commission chargée d'examiner toutes les questions intéressant notre système militaire (voir notre tome premier, pp. 239-253).
En 1852, la commission acheva son œuvre. Ses conclusions furent, en 1853, portées à la Chambre par le cabinet de Brouckere, sous la forme d'un projet de réorganisation de l'armée qui élevait de quatre-vingt mille à cent mille hommes le chiffre de l'effectif mobilisable ; et le budget de la guerre, dressé en vue (page 22) de l'application de ces mesures, fut fixé à 32 millions.
La discussion eut lieu en mai 1853. Une résistance assez vive se produisit au début. La section centrale conclut au rejet du projet sur l'armée.
M. Henri de Brouckere ne recula pas, et ses efforts furent secondés à droite par de Theux et Dumortier, à gauche par Lebeau et Devaux. La Chambre comprit qu'elle avait un devoir de prévoyance patriotique à remplir. Elle s'en acquitta en adoptant le projet la majorité de cinquante voix.
(Note de bas de page : Le Roi prêta, dans cette campane, tout son appui au cabinet. Le colonel Renard ayant été désigné comme commissaire du gouvernement pour défendre le projet devant la Chambre, il lui dicta des instruction dont un fragment fut révélé plus tard, et que voici : « Il existe assez généralement en Europe l’idée qu’il est facile en très peu de temps de s’emparer de la Belgique. Il y a dans cette idée un danger immense pour le pays, et le premier et le plus sacré des devoirs de tous ceux qui s’intéressent à son existence est de la détruire et d’y substituer l’opinion qu’on peut envahir la Belgique comme tous les pays du monde, mais qu’on ne saurait la conquérir qu’en faisant d’énormes sacrifices. De cette opinion, il résulterait (ce que nous devons après tout le plus désirer) qu’on dirait : la Belgique est trop difficile à prendre ; il vaut mieux la laisser tranquille. » (Discours du général Renard au Sénat, session 1867-1868, Annales parlementaires, p. 143.)
Les affaires d'Orient, à ce moment, se compliquent. La mission de l'ambassadeur du Tsar à Constantinople échoue. Russie rompt avec la Porte et ses troupes occupent les provinces danubiennes. En octobre, les hostilités sont ouvertes. Le 30 novembre l'amiral russe coule, dans la rade de Sinope, l'escadre turque. Les flottes anglaise et française, qui veillent dans le Bosphore. entrent dans la mer Noire. Quelques semaines s'écoulent en négociations infructueuses. Le 27 février 1854, les cabinets de Londres et de Paris somment le Tsar d'évacuer les provinces danubiennes. Le 12 mars, la France et l'Angleterre s'engagent à défendre l'indépendance de l'empire (page 23) ottoman. Le 27, elles lancent leur déclaration de guerre à la Russie. Le 10 avril, elles s'engagent à ne pas traiter séparément avec elle et à ne rechercher aucun avantage particulier.
Dès le mois de janvier 1854, le gouvernement belge arrêta et fit connaître à l'Europe l'attitude de stricte neutralité qu'il comptait observer et que lui dictaient ses devoirs et ses intérêts. « Jamais, dit Van de Weyer, le principe de cette politique ne fut défini avec plus de force, jamais les conséquences n'en furent déduites avec plus de vigueur que dans cette circonstance. Nous agissions ainsi d'accord avec la France et l'Angleterre : nous évitions toute réclamation de la part de la Russie et voyions les Etats secondaires de l'Allemagne, les Pays-Bas eux-mêmes, appuyer leur neutralité de choix sur notre neutralité de droit. »
Nos relations avec la France étaient alors marquées de l'esprit le plus amical. Le traité de commerce, après de longues délibérations, allait être signé. A la fin de janvier, le prince Napoléon, cousin de l'Empereur et son héritier présomptif, vint Bruxelles rendre visite au Roi.
Des journaux, belges et français, insinuèrent qu'il était chargé d'une mission diplomatique et confidentielle se rattachant à la question d'Orient. Mais ces interprétations paraissent sans fondement, et le voyage du prince Napoléon semble n'avoir eu d'autre caractère qu'une démarche courtoise, destinée à rapprocher les deux cours.
Peu après, une solennelle déclaration de l'Empereur, à l'ouverture du Corps législatif, accentua (page 24) l'impression favorable laissée par le bref séjour du prince à Bruxelles. « L'Europe sait, dit le discours du trône (2 mars 1854), que la France n'a aucune idée d'agrandissement... Le temps des conquêtes est passé sans retour. Ce n'est pas en reculant les limites de son territoire qu'une nation peut être honorée et puissante. C’est en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l'empire du droit et de la justice. »
L'été suivant, le Roi, accompagné du duc de Brabant, alla saluer l'Empereur à Calais. Les souverains s'y rencontrèrent le 2 septembre. Ils allèrent ensemble, le lendemain, à Boulogne, où se trouvaient réunies des troupes destinées à l'expédition de Crimée. De les princes belges revinrent à Ostende. Cette courte visite, qui n'était en somme qu'une politesse rendue, a donné lieu, dit-on., à un incident politique, dont toutes traces officielles font d'ailleurs défaut. Elle aurait été convenue sans que le cabinet eut été consulté. Et celui-ci aurait pour ce motif offert sa démission (Th. JUSTE, Léopold Ier, t. II, p. 159).
II est certain qu'une crise ministérielle était ouverte alors. Les causes en furent exposées par M. Henri de Brouckere dés la rentrée des Chambres, dans la séance du 21 novembre 1854 : les élections de juin avaient été favorables au parti catholique: le ministère, qui s'était qualifié dès son avènement de « ministère de transition » s'était demandé si « la Chambre renouvelée n'appelait pas des ministres nouveaux » et avait fait appel la Couronne (note publiée au Moniteur du 17 juin, p. 1917) ; des efforts avaient été tentés pour recruter les éléments d'une administration plus directement en harmonie avec la situation (page 25) parlementaire. mais étaient restés infructueux ; dans ces conditions, le cabinet avait gardé le pouvoir. M. de Brouckere ne parla pas du voyage royal. Un passage seulement de son discours pouvait laisser deviner une allusion discrète cet épisode :
« L'agitation qui avait suivi les élections nous rendait plus nécessaire que jamais l'affermissement de nos points d'appui. Il ne fallait pas qu'ils fussent, je dis plus, il ne fallait pas qu'ils parussent ébranlés. C'était un danger auquel le ministère ne pouvait pas consentir à être exposé. Malheureusement on put croire un moment que ce danger existait pour lui, on put se demander si le cabinet était encore investi au même degré de cette haute confiance qui est un des principaux éléments de force pour tout ministère. » Y avait-il là un regret, une récrimination, le rappel d'un dissentiment avec la Couronne ? La chose est possible, et Thonissen parait y croire (Histoire du règne de Léopold Ier, t. III, p. 290 (note 2)).
Ce qui est certain en tout cas, c'est que l'histoire courut la presse. On raconta que la visite du Roi à Calais risquait d'être interprétée comme une atteinte à la rigoureuse neutralité la Belgique, et que, par un scrupule excessif, M. Henri de voulant dégager sa responsabilité, s'était résolu la retraite. Nous ne sommes pas en mesure d'éclaircir ce petit problème, d'assez mince intérêt, en somme. (Note de bas de page : D’après Th. JUSTE, le cabinet redoutait que le Roi ne fût invité à passer en revue les régiments français concentrées au camp de Boulogne ; sur la promesse qu’aurait faite Léopold Ier de s’abstenr d’une telle manifestation, la démission du cabinet aurait été retirée (Léopold Ier, t. II, p. 160).)
Mais le fait même que de telles versions circulèrent et furent accueillies comme vraisemblables, dénote l'énervement de l'opinion, les préoccupations qu'engendraient dans le monde politique belge les (page 26) péripéties et les fins possibles de la guerre d'Orient.
Un autre symptôme, plus caractéristique, se manifesta à l'ouverture de la session législative 1854-1855.
Delfosse, élu président de la Chambre, prononça, en prenant possession du fauteuil, une allocution dans laquelle il exprima l'anxiété générale et donna des conseils de prudence et de fermeté (14 novembre 1854). Il termina par une phrase où perçait autant d'angoisse que de fierté, qui émut et étonna, et que l'on crut sage de ne pas insérer dans les Annales ; mais l'Observateur l'avait recueillie et la reproduisit : « Conduisons-nous, avait dit le président, de telle sorte que si de mauvais jours nous étaient réservés, on puisse dire de nous : ils étaient dignes d'une meilleure destinée. » Elle impressionna d'autant plus qu'on avait tenté de la dissimuler au public. (Observateur, 13 novembre. Voir L. HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 302 ; voir aussi ; Annuaire des Deux Mondes 1854-1855, p. 126).
Aucun fait particulier, aucun incident ne motivait ce langage. Notre situation vis-à vis des puissances, et spécialement vis-à-vis de la France. était satisfaisante Et l'on était encore dans la période de détente qui avait suivi le vote de la loi Faider et l'accord commercial. Mais on était incertain de l'avenir : loin de nous, au milieu des souffrances d'un cruel hiver, les opérations de guerre se déroulaient en Crimée, et l'on avait peut-être moins peur de la prolongation des hostilités que du prix qu'exigeraient les vainqueurs, lorsqu'on en viendrait à traiter de la paix.
En janvier 1855, une grande surprise fut ressentie à la nouvelle de l'accession de la Sardaigne à l'alliance franco-anglaise. Sans doute fallait-il y voir une étape vers le but favori de la politique (page 27) napoléonienne, la création d'une Italie autonome, plutôt que la recherche d'un concours militaire efficace. Mêler la Sardaigne au conflit, c'était lui assigner une place dans les conseils qui négocieraient la paix et l'associer au concert des grandes puissances.
Cependant on y perçut l'intention d'entraîner les Etats secondaires la suite du royaume sarde, dans une action commune de l'Europe occidentale. Et, effectivement, des tentatives se produisirent dans ce sens. Un commencement de pression fut, à Paris, exercé sur la Belgique (VAN DE WEYER, op. cit., p. 353). Le gouvernement belge s'y déroba. Et le langage décidé qu'il fit entendre découragea toute invitation directe.
Mais la presse étrangère fut moins discrète. En Angleterre et en France, elle donna le Piémont en exemple aux petits pays, les engageant à contribuer par leur intervention à fortifier l'équilibre européen menacé par la Russie ; les journaux officieux de l'Empire firent écho à des feuilles importantes d'outre-Manche. En Belgique, l’Emancipation, journal catholique que dirigeait M. Coomans, recueillit ces bruits et laissa entendre que la coopération de la Belgique pourrait être récompensée par un agrandissement de territoire vers l'est (numéro du 14 février 1855).
L'opinion s'agita et M. Orts se fit son organe en interpellant le cabinet, à la Chambre, dans la séance du 16 février 1855 (Annales parlementaires, 1854-1855, pp. 744 et suivantes). . Il lui demanda si des sollicitations avaient été adressées à la Belgique pour l'engager soit à adhérer, comme le Piémont, à l'alliance anglo-française, soit à conclure une alliance inverse, en vue de fortifier sa position neutre par une sorte de solidarité. »
(page 28) M. de Brouckere répondit : « catégoriquement non. »
« Que répondrait le gouvernement de pareilles ouvertures dans l'avenir ? » demanda encore Orts. C'était l'occasion pour le ministre des affaires étrangères d'exposer sa politique, de caractériser la situation et le rôle de la Belgique Il ne la laissa pas échapper. Et son discours constitue en quelque sorte un tableau classique du système de la neutralité belge.
« La neutralité, dit-il en se résumant, n'est point pour la Belgique une situation accidentelle, temporaire, subordonnée aux circonstances... La neutralité belge est permanente ; c'est un principe absolu ; c'est un engagement contracté par nous et envers nous ; il ne saurait être méconnu, ni éludé, sans une violation flagrante du droit, des traités, de l’équilibre européen. La neutralité nous a été imposée par l'Europe... Elle constitue la base même de notre existence nationale, voilà le fait. La renier, ce serait abdiquer. »
Lebeau et Paul Devaux confirmèrent la thèse de M. Henri de Brouckere, Ils avaient été mêlés de près aux événements de 1830. Ils avaient collaboré à la fondation de l'indépendance nationale. Dans un pareil débat, nul n'avait plus d'autorité qu'eux.
Ils ajoutèrent aux considérations du ministre de virils conseils. L'histoire dit ce que deviennent les neutralités que l'on considère comme suffisamment garanties par un traité, par ce qu'on appelle quelquefois un morceau de papier. Ces neutralités, reposant aveuglément autrefois sur le droit écrit, ont certainement aujourd'hui, grâce à la puissance de l'opinion, une force beaucoup plus grande qu'autrefois. Cependant, gardons-nous de croire qu'il n'y ait pas des devoirs et des devoirs imposants, inhérents cette neutralité. Il faut au besoin que l'inviolabilité de notre territoire puisse être assurée par nous-mêmes, (page 29) au moins dans une certaine mesure ; et si nous pouvons jamais délaisser un si grand intérêt, oublier un si grand devoir, nous nous exposerions à voir d'autres nous déclarer ce que le premier consul déclarait la république de Venise : « Si vous aviez su vous défendre vous-mêmes contre une surprise, si vous aviez su empêcher que l'ennemi entrât si facilement chez vous et qu'on vînt y prendre une position stratégique hostile mon armée, je ne serais pas entré sur votre territoire. »
Ainsi parla Lebeau. Devaux, à son tour, mit la Belgique en garde contre une inintelligente sécurité. « Je ne suppose à aucune des grandes puissances, dit-il, l'intention de violer une neutralité qui nous a été si solennellement garantie... Ce serait mettre le crime à la place de la foi jurée. Mais la guerre a ses entraînements passionnés : elle a ses étourdissements ; dans les crises de la guerre, les mauvaises idées, les mauvaises tentations peuvent venir aux gouvernements, comme, dans les positions extrêmes. elles viennent aux individus... Quoi qu'il arrive. il faut que la Belgique, au milieu des événements de l'Europe occidentale, se présente dans une attitude qui commande le respect. »
Rien ne pouvait mieux que ce langage, montrer à l'étranger que le gouvernement et le parlement, étroitement unis, avaient une égale conscience des droits et des devoirs du pays.
La neutralité belge fut, peu après, l'objet d'allusions directes à la tribune de la Chambre des communes On discutait les affaires d'Orient (séance du 8 juin 1855). Disraeli préconisait la neutralisation des provinces danubiennes. Et il invoquait l'exemple de la Suisse et de la Belgique. Toute l'histoire de l'Europe moderne, (page 30) rappela-t-il, montre les efforts successifs accomplis pour empêcher des Etats puissants d'accabler des voisins plus faibles. A-t-on oublié les desseins hostiles de la France contre les Pays-Bas. poursuivis pendant des siècles par Richelieu, Louis XIV et Napoléon ? La Belgique a été déclarée neutre. Et depuis lors elle est l'abri.
(Note de bas de page : Van de Weyer attribue à Disraeli une déclaration que nous avons vainement recherchée dans la presse et les documents anglais. Disraëli aurait dit : « jamais la Belgique n’a été plus qu’en ce moment intimement liée au système politique générale. » C’est plus que probablement une traduction inexacte. En réalité, Disraëli prononça les paroles suivantes, dont le sens est tout différent : « At no period perhaps in the history of France has the conquest of the Nederlands been less a feature in the political system of that country than it is at the present moment. » (« A aucune époque de l’histoire de France, l’idée de la conquête des Pays-Bas n’a été plus étrangère au système politique de ce pays qu’au moment présent »)(Times, 9 juin 1855, (Hansard’s Parliamentary Debates, 3ème série, vol. 138, p. 1748) Fin de la note.)
Dans sa réplique, Lord Palmerston ne cacha point le scepticisme que lui inspirait la fragilité du droit en conflit avec la force.
« Il est vrai, dit-il, que des traités ont consacré la neutralité de la Belgique et de la Suisse. Mais je ne suis pas disposé à attacher grande importance de tels engagements. L'histoire du monde montre que lorsqu'une querelle surgit et qu'une nation belligérante croit utile de faire traverser par son armée un territoire neutre, les déclarations de neutralité ne sont pas très religieusement respectées » (Hansard’s Parliamentary Debates, 3ème série, vol. 138, p. 1748).
Ce témoignage de la bouche de l'illustre diplomate anglais dont les sympathies pour la Belgique n'étaient pas suspectes, mais que l'expérience avait éloigné d'un optimisme idéaliste, donne une singulière autorité aux conseils d'énergie et de prévoyance des Lebeau et des Devaux.
La guerre d'Orient devait s'achever d'ailleurs sans (page 31) que la neutralité belge fût inquiétée et mise en question.
Le cabinet de Brouckere n'en vit pas l'épilogue.
Quelques jours après l'interpellation d'Auguste Orts sur la question des alliances, un accident parlementaire le détermina à se retirer. Malgré l'opposition du ministre Piercot, la Chambre, qui discutait la prorogation de la loi de 1849 sur les jurys d’examen, supprima à l'improviste, le 28 février 1855, sur la motion de Verhaegen, l'épreuve d'élève universitaire. A la suite de ce vote, Henri de Brouckere annonça la démission collective du ministère. Après quelques semaines écoulées en pourparlers, une administration catholique se constitua sous la direction de M. De Decker. Celui-ci s'associa à Alphonse Nothomb, à qui fut dévolu le portefeuille de la justice, et le vicomte Vilain XIIII, qui assuma la gestion des affaires extérieures.
Assurément, l'avènement inattendu d'un ministère de nuance nettement catholique était de nature à surprendre l'esprit public et à provoquer l'émotion des partis. Mais on voulut, on crut voir, derrière la retraite assez brusque et peu explicable en apparence du cabinet de 1852, des difficultés d'ordre international.
Henri de Brouckere, avant de passer la main M. De Decker, jugea nécessaire d'opposer un démenti aux fables qui se répandaient. « Mon successeur, déclara-t-il, ne trouvera, en entrant aux affaires, ni difficultés, ni embarras d'aucune sorte » (Chambre des représentants, 26 mars 1855).
La vérité d'ailleurs était beaucoup plus simple. Le cabinet de 1852 avait accepté la mission de substituer une politique d'affaires la politique d'action et de réformes, poursuivie par le cabinet libéral de 1847 (page 32) avec tant de nerf et de vigueur soutenue. Son rôle avait été d'adoucissement et de conciliation. Les ressorts trop tendus de l'esprit de parti s'étaient, sous son influence, relâchés. Les négociations commerciales avec la France, grâce à la loi sur les offenses aux souverains étrangers, avaient été menées à bonne fin. C'était l'œuvre capitale. A l'intérieur, les résultats étaient moins positifs. Piercot avait cru, par la convention d'Anvers, régler définitivement la participation du clergé à l'exécution de la loi sur l'enseignement moyen (5 avril 1854). Mais ni à gauche. ni droite, la satisfaction n'était sincère et complète. Frère-Orban, soutenu par la presse libérale, restait hostile et dénonçait le pacte conclu par le gouvernement avec l'épiscopat comme un expédient éphémère et une abdication du pouvoir civil (voir notre tome premier, pp. 470 et suivantes).
Au bout de trois ans d'un régime d'équilibre instable, d'oscillations et de compromis. le cabinet de Brouckere mourait épuisé par les transactions. Là était la cause naturelle et logique de la crise ministérielle de 1855.
Mais l'opinion, aux aguets, ne se contentait pas de la stricte réalité, tant sa sensibilité était éveillée et prompte à s'échauffer.
« Dans les salons, dans la presse, disait un recueil annuel publié à Paris, et jusqu'au sein du Parlement, les affaires de la France et les péripéties de la guerre qu'elle soutient en Orient absorbent toute l'attention et rejettent au second plan les luttes des partis, les questions d'administration intérieure. Chaque événement est recueilli, commenté. discuté au point de vue des opinions de chacun. On se tromperait fort, à vrai dire, si l'on croyait qu'il n'y a en Belgique qu'une (page 33) seule opinion au sujet de la France et de ses intérêts. Sans doute, dans ces provinces qui furent longtemps françaises, qui parlent la langue de la France, qui ont conservé ses codes et son organisation administrative, il y a encore bien des cœurs qui font des vœux pour le succès des armes du pays voisin et sympathisent à ses revers ; mais ces sentiments ne sont pas ceux de tous. A tort ou à raison, - à tort, croyons-nous - l'Empire français est considéré comme une menace permanente à la nationalité belge, et c'est ainsi qu'un grand nombre de personnages influents, appartenant les uns à l'opinion libérale, les autres (et c'est le plus grand nombre), à l'aristocratie et au parti catholique, prennent parti pour la Russie, quoique la communauté de langage, des mœurs, de la religion et les relations d'affaires dussent les faire pencher plutôt pour la cause de la France » (Annuaire des Deux Mondes, 1854-1855, pp. 124 et suivantes).
La session au cours de laquelle le ministère De Decker avait pris la place du ministère de Brouckere avait été entièrement consacrée à des questions d'ordre intérieur, et cependant la préoccupation des événements du dehors et de leur répercussion sur l'avenir de la Belgique s'était traduite, dés le premier jour, dans le discours du président de la Chambre et avait continué de peser sur les esprits. La présence à Bruxelles de nombreux réfugiés français associés à la vie de la capitale, l'apparition d'un journal, le Nord, destiné à défendre la politique russe, contribuaient à exciter le souci qu'on prenait des choses extérieures et mêlaient à notre paisible atmosphère un peu des effluves fiévreux qui remuaient, autour de nous, la grande Europe.
(page 34) Le ministère De Decker ne vécut que deux ans, d'une existence tourmentée. qui s'acheva dans une explosion d'impopularité.
Il eut à soutenir des débats violents sur la liberté scientifique du haut enseignement, provoqués par l'intolérance de l'épiscopat qui réclama des mesures de rigueur à l'égard de deux professeurs d'université : Brasseur et François Laurent, coupables d'avoir méconnu les principes de l'orthodoxie catholique (voir notre tome Ier, pp. 490 et suivantes).
Il essaya de faire adopter une loi tendant à détruire la sécularité de la bienfaisance publique et que le parti libéral baptisa « loi des couvents.3
Cette initiative, inspirée par les prétentions du clergé, déchîina contre lui un vent de colère qui l'emporta (voir notre tome Ier, chapitre IX, pp. 521 et suivantes).
Pendant ces deux années, nos relations avec la France furent marquées par des incidents qui agitèrent les Chambres et le pays.
Une affaire judiciaire, dans laquelle furent impliqués des Français établis en Belgique, détermina le ministère à apporter à notre législation sur (page 35) l'extradition des modifications que l'opposition combattit violemment et dénonça comme une faiblesse vis-à-vis de l'étranger.
En 1856, le congrès de Paris, qui, après la guerre de Crimée, fut convoqué pour régler la question d'Orient, fournit au cabinet impérial l'occasion d'une manifestation comminatoire à l'égard de la Belgique.
Nous avons déjà signalé la position difficile faite au gouvernement belge par l'immigration française pendant les premières années de l'Empire. Quelques détails aideront à la faire mieux comprendre.
Plus de sept mille Français, dit-on, auraient franchi la frontière dans les deux mois qui suivirent le coup d'Etat. Beaucoup n'avaient fait que passer, et, parmi les plus illustres, Thiers et Carnot. Victor Hugo résida quelques mois à Bruxelles, de janvier à juillet 1852. Il habitait au premier étage d'une maison de la Grand-Place et y recevait fréquemment la visite du bourgmestre Charles de Brouckere : « Il m'apportait, dit le poète, de la cordialité, de la fraternité, de la gaieté, et en présence des maux de ma patrie, de la consolation. L'amertume de Dante était de monter l'escalier de l'étranger ; la joie de Charles de Brouckere était de monter l'escalier du proscrit. » C’est de Brouckere qui épargna Hugo le désagrément d'un arrêté d'expulsion. On annonçait la publication prochaine de Napoléon le Petit ; on en devinait l'inspiration et les tendances, et le gouvernement français s'inquiétait des blessures que lui infligerait le pamphlet du grand proscrit. Des représentations diplomatiques semblaient probables et le bruit de l'expulsion prochaine de Victor Hugo se répandit. Charles de Brouckere courut au ministère, protesta, répondant à toutes les raisons qu'on lui donnait, par cet argument péremptoire : « On n'expulse pas Victor Hugo. » Finalement il demanda qu'on le laissât faire. Il alla (page 36) voir Hugo. Celui-ci lui déclara qu'il n'entendait pas susciter des embarras au gouvernement du pays qui l'avait accueilli, et que, dès le principe, il avait résolu de quitter le territoire belge avant de livrer Napoléon le Petit au public. Il partit le 31 juillet 1852 (d’après un article de M. G. FREDERIX, Indépendance belge du 24 avril 1887. Voir notre livre ; Bruxelles moderne (en collaboration avec M. H. HYMANS), pp. 463 et 464).
Le séjour du colonel Charras, que des agents français avaient, après le coup d'Etat, mené de force jusqu'à Bruxelles, eut une fin plus bruyante. Charras passa deux ans en Belgique. Il y vivait paisiblement, lorsque, le 1er août 1854. la sûreté publique lui signifia l'ordre de s'éloigner. MM. Van Schoor et Verhaegen tentèrent, sans succès, de faire rapporter la mesure. Il leur fut répondu que « le colonel Charras avait apprécié les raisons pour lesquelles son éloignement avait été décidé. » L'administration de la sûreté publique les résumait ainsi : « La présence du colonel en Belgique était une cause d'agitation dans les garnisons du nord de la France ; il était le chef du parti mécontent ; son nom était un drapeau pour le parti républicain en France » (Annales parlementaires, Chambre des représentants, 1854-1855, p. 74).
La presse libérale s'indigna. Le Journal de Liége accusa le gouvernement de n'avoir pas compris, comme l'Angleterre et la Hollande, que l'honneur des nations libres est d'accueillir et de protéger les nobles victimes des proscriptions politiques, et d'avoir cédé aux exigences injustifiées du gouvernement impérial ; « il est entré, concluait-il, dans une voie où la résistance lui deviendra de plus en plus difficile. Il a posé non seulement un acte de faiblesse, mais il a commis une faute et une lâcheté » (5 août 1854).
(page 37) M. Van Schoor porta l'affaire à la tribune du Sénat (9 novembre 1854) ; M. Verhaegen en saisit la Chambre (21 novembre 1854) et le gouvernement eut l'occasion de s'expliquer sur le régime qu'il appliquait aux réfugiés et fit comprendre les difficultés auxquelles l'exposait la présence sur notre territoire et proximité de la France, d'un nombre considérable d'hôtes étrangers. dont quelques-uns, par leurs écrits, leurs opinions, l'éclat de leur nom, symbolisaient une cause politique.
(Note de bas de page : Charras fut autorisé plus tard à rentrer en Belgique. Il obtint du ministre Nothomb, grâce à l’intervention du comte Félix de Mérode, des permissions de séjour en 1856 et en 1857. Il acheva à Bruxelles la rédaction et la correction des épreuves de son Histoire de la campagne de 1815. Il fut pour la seconde fois invité à quitter le territoire, le 30 décembre 1857. Rogier et Frère-Orban étaient alors au pouvoir. La presse catholique exploita vivement contre eux cette mesure dictée par des considérations politiques et qui contrastait avec l’attitude qu’on leur avait prêtée au moment de la premier expulsion de Charas en 1854. Charras, informé de l’ordre d’expulsion, sollicita une audience de Rogier qui le reçut. Il partir pour La Haye le 12 janvier 1858. Ces incidents donnèrent lieu à de vives polémiques de presse (voir notamment le Journal de Bruxelles, l’Indépendance, l’Observateur, et la lettre de Charras à ce dernier journal, écrit de La Haye, le 28 janvier 1858. Fin de la note.)
Le ministre de la justice. M. Faider, fit connaître que les réfugiés politiques étaient soumis à des autorisations provisoires de séjour, qu'Ils étaient tenus de renouveler à des époques fixes et périodiques et qui pouvaient leur être retirées sans formalité (décret du 23 messidor an III. Le gouvernement était armé en outre des pouvoirs que lui donnait la loi de 1835 sur les étrangers, prorogée en 1852). Sans doute, ce système donnait une certaine latitude au pouvoir administratif. Mais il permettait d'ouvrir les portes de la Belgique d'autant plus largement qu'en cas de nécessité elles pouvaient être plus aisément refermées. D'autre part, les expulsés conservaient la (page 38) faculté de rentrer dans le pays, moyennant un permis nouveau de résidence, si les Circonstances ne s'y opposaient pas.
Le gouvernement se tenait en outre pour investi du droit de prendre à l'égard des étrangers établis en Belgique des mesures de police qui le dispensaient de recourir à l'expulsion. L'étranger pouvait être soumis à une résidence fixe ; il pouvait lui être interdit de changer arbitrairement de domicile ; la concentration d'un certain nombre d'étrangers dans une même localité étant parfois de nature à offrir des dangers, il était loisible au gouvernement de s'y opposer, de même qu'il lui appartenait d'empêcher que les exilés fissent des voyages à l'intérieur du pays sans en prévenir l'administration et y être préalablement autorisés (discours du ministre de la justice à la Chambre des représentants du 13 mai 1853).
Un exemple montre l'étendue du pouvoir de police que revendiquait le gouvernement. En 1853, trois réfugiés français. dont l'un devait un jour remplir une des plus hautes charges politiques de la troisième République, avaient loué une salle. aux galeries Saint-Hubert, dans le but d'y organiser une série de cours et de conférences scientifiques. C'étaient Versigny, Laussedat et Challemel-Lacour.
La première leçon, consacrée l'histoire du droit, n'eut pas de lendemain, par ordre du gouvernement. Orts, qui y avait assisté, attesta à la Chambre qu'il n'avait pas entendu un mot dont pût s'effaroucher la susceptibilité la plus délicate en matière politique. Cependant l'interdiction fut maintenue (Chambre des représentants du 13 mai 1853. Voir WAUVERMANS, Les Réfugiés du coup d’Etat en Belgique, p. 86).
La mesure sans doute était sévère et d'une (page 39) prudence peut-être exagérée. Mais le gouvernement était aux aguets. L'Empire voisin faisait peur. On redoutait d'exciter sa mauvaise humeur et de lui donner des prétextes de réclamations. La liberté des étrangers devenait la rançon de la liberté des Belges. L'amour-propre national en souffrait, mais la raison d'Etat étouffait ses protestations.
Au surplus, de telles interventions administratives furent très rares. A l'égard des proscrits, la Belgique se montra généreusement hospitalière et déploya une bienveillance accueillante, une sympathie spontanée qui monta, pour quelques-uns, au diapason de la popularité.
Les noms de Bancel, Edgar Quinet, Emile Deschanel, Madier de Montjau, Pascal Duprat, Noël Parfait, Hetzel l'éditeur, des docteurs Testelin et Laussedat, des généraux Bedeau, Lamoriciére et Changarnier illustrent l'histoire de l'exode français en Belgique. Alexandre Dumas, fuyant non les argousins de l'Empire, mais les représailles de créanciers trop longtemps abusés, vint, pendant quelques mois. rejoindre le bataillon sacré des proscrits. Princièrement installé dans un hôtel du boulevard de Waterloo, il leur offrit table ouverte. Les exilés s'y consolaient entre eux. Quelques Belges étaient admis à ces réceptions étincelantes, où la gaité plantureuse du maître du logis faisait oublier aux vaincus de la politique l'éloignement de la patrie et les défaites de la liberté : c'étaient Philippe Bourson, fin lettré, directeur du Moniteur belge ; Victor Cappellemans. dont la verve bruxelloise et patoisante éclipsait parfois les frisées de l'esprit parisien, les peintres Gallait, Stevens et Slingeneyer.
De ce groupe d'orateurs et d'écrivains, une figure se détache, mélancolique et sereine, celle d'Edgar Quinet, dont la vie d'exil fut touchante par sa pauvreté supportée sans défaillance, par la tendresse (page 40) d'une compagne aimante et dévouée, par un labeur infatigable. Après un séjour forcé à Bruges, ou le gouvernement lui assigna sa résidence, Quinet vint à Bruxelles et s'installa dans une petite maison, rue Traversière, qu'il a décrite délicieusement dans une lettre à Michelet :
« Trois étages bien nous, deux chambres pour moi, d'où j'aperçois tout Bruxelles, un silence profond autour de moi, des arbres, de l'espace, une cour, un jardin grand comme la main, Modus agri non ita magnus. Enfin une vraie perfection de la cave au grenier. Voilà notre nouveau gîte. Nous avons auprès de nous tout ce qui peut faire une vie de sérénité et de travail. Le reste dépend des cieux. Je leur demande d'être bleus et limpides, si cela est possible dans ce climat. »
Quinet, en effet, avait besoin de chaleur et de lumière. Et il pestait contre le soleil qui ne lui venait jamais que d'un côté à la fois. Une Bruxelloise, charmante d'esprit et de vivacité, avec laquelle le ménage proscrit se lia, avait coutume de dire : « Quinet voudrait le midi aux quatre coins du ciel. »
Aussi son séjour en Belgique ne fut-il pas long. Dès 1858, il partit pour la Suisse, où il se fixa sur la côte riante de Veytaux, au bord du Léman.
C'est à Bruxelles qu'Edgar Quinet prépara et écrivit son livre sur Marnix de Sainte-Aldegonde, La tâche ne lui fut point facilitée par les descendants du stoïque jouteur qui, dans les luttes religieuses du siècle, incarna la liberté de conscience. Lorsqu'il se fut décidé à l'entreprendre, il alla, accompagné de M. Delhasse, voir le chef de la famille Marnix, afin de lui exposer son but et de lui demander des notes, des documents. des papiers généalogiques, Le gentil. homme le reçut debout et lui répondit, tout net et fort brièvement. qu'il ne le connaissait pas, mais qu'il (page 41) l'engageait à abandonner son projet, que Marnix était un fort vilain caractère, qu'il avait trahi la foi et, qu'en un mot, la famille ne tenait pas ce qu'on parlât de lui. (Note de bas de page : Je tiens ce récit de M. Delhasse lui-même, dont j’ai parlé dans mon premier volume, p. 9 (note 1), et qui fut l’ami, l’amphitryon, le confident de la plupart des proscrits français. Voir Bruxelles moderne, p. 476.) Cet accueil ne découragea pas Quinet, qui sut amasser seul les matériaux nécessaires, prépara et acheva son livre en Belgique.
Aucun des proscrits ne resta inactif. Les uns, invités par nos cercles artistiques et littéraires, allaient de ville en ville donner des cours et des conférences ; les autres fondèrent des journaux ou collaborèrent à la presse belge existante. Ils créèrent un mouvement intellectuel qui marque dans l'histoire de ce temps.
Bancel donna à l'Université libre de Bruxelles des leçons d'éloquence et de littérature où, à vrai dire, il y avait moins de littérature que de politique et plus de rhétorique que d'éloquence, mais que suivit avec enthousiasme la jeunesse de l'époque. Deschanel, parleur élégant, critique délicat et disert, consacra aux lettres françaises une série de conférences, inaugurée au Cercle artistique de Bruxelles, devant une assistance de choix. Madier de Montjau professa à l'hôtel de ville, sous les auspices de l'administration communale, ainsi que les Dr Place et Laussedat.
Pascal Duprat et Challemel-Lacour parlèrent à la tribune de tous les grands cercles du pays.
Duprat fonda une revue, la Libre Recherche, Madier collabora à la Nation, Deschanel donna à l’Indépendance des chroniques hebdomadaires (voir notre Bruxelles moderne et WAUVERMANS, les Réfugiés du coup d’Etat en Belgique).
(page 42) Ce vaste labeur ne resta pas stérile. Les proscrits de l'Empire ont eu en Belgique une influence considérable et qui s'est prolongée bien après eux.
Dans le domaine littéraire, ils ont, chez nous, créé un genre, la conférence, qui s'est popularisée, est entrée dans les mœurs et devenue un procédé efficace d'enseignement et de propagande.
Dans le domaine politique, ils nous apportaient les idées de la France de 1848, sa démocratie sentimentale et verbaliste, son idéologie romantique, parée d'héroïsme populaire et sentant encore la poudre des barricades. La jeunesse se grisa de leur faconde, s'échauffa au feu ardent de leur prosélytisme.
On peut dire que le radicalisme belge a eu pour professeurs, pour initiateurs, les proscrits du coup d'Etat.
A côté et au-dessous de cette pléiade brillante, qui attirait les regards et les sympathies, l'ombre et le silence recouvraient des centaines de modestes réfugiés qui menaient une vie sans notoriété, n'ayant d'autre préoccupation que d'assurer leur existence matérielle et celle des leurs. C'est de cette couche obscure que jaillit brusquement un incident qui eut des répercussions inattendues dans le domaine parlementaire et législatif.
Deux Français, fixés à Bruxelles depuis 1852, furent en 1854 englobés par le gouvernement impérial dans une retentissante poursuite criminelle qui donna lieu de graves et bruyants débats judiciaires et politiques.
Ils s'appelaient Jacquin. L'un, Jules Jacquin, avait fondé à Bruxelles une fabrique de métiers à tricoter, et prospérait, L'autre, Célestin Jacquin, était employé comme contremaître dans les ateliers du premier. On les crut frères au début. Ils n'avaient cependant d'autres liens que ceux d'une fortuite similitude de (page 43) nom et de leur collaboration à une même entreprise.
Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1854, un garde découvrit sur la voie ferrée, entre Lille et Tournai, en territoire français, une machine infernale, destinée, de l'avis de tous, à faire explosion au passage d'un train qui devait, croyait-on, amener Napoléon à Tournai, où se célébraient des fêtes en l'honneur du Roi Léopold. Le bruit, d'ailleurs non fondé, avait couru que l'Empereur comptait aller, à cette occasion, rendre à Léopold Ier la visite que celui-ci lui avait faite à Calais.
Le parquet de Lille ouvrit une instruction et, à la suite de certains rapports de police, décerna un mandat d'arrêt contre les deux Jacquin. qu'il inculpa d'avoir participé à un attentat contre la vie de l'Empereur et à une tentative d'assassinat contre les personnes qui eussent fait partie du convoi impérial.
Ces mandats furent déclarés exécutoires par la chambre du conseil, conformément l'article 3 de la loi du 1er octobre 1833 sur l'extradition. et les deux inculpés furent arrêtés. Mais aussitôt s'ouvrit, pour chacun d'eux, une procédure fertile en surprises et en incidents, et au cours de laquelle éclatèrent de si choquants conflits de jurisprudence. que l'attention publique s'éveilla et que finalement l'affaire fut portée au Parlement et devint l'origine d'une modification du régime de l'extradition, à propos de laquelle s'engagèrent des discussions passionnées.
Les deux Jacquin peine emprisonnés sollicitèrent leur mise en liberté. Ils invoquaient l'article 6 de la loi de 1833 : celui-ci disposait que les traités d'extradition stipuleraient expressément que l'étranger ne pourrait être poursuivi ou puni pour aucun délit politique, ni pour aucun fait connexe à un semblable délit. Ils soutenaient que le premier chef d'inculpation allégué contre eux était un crime politique et (page 44) que le second était connexe au premier. Les décisions de la chambre du conseil ne furent pas identiques et les procédures s'orientèrent dans des directions différentes.
Célestin Jacquin se heurta à une déclaration d'incompétence, en appela et triompha ; la cour de Bruxelles ordonna la mise en liberté. Mais le procureur général se pourvut en cassation. La juridiction suprême, par un long arrêt, rendu sur l'avis de l'avocat général Delebecque. cassa et renvoya devant la cour de Liège, et celle-ci jugea comme elle. Pour la cour de Liège et la cour de cassation, les crimes reprochés à Célestin Jacquin étaient de droit commun ; pour la cour de Bruxelles, ils offraient tous les caractères du crime politique (voir Belgique judiciaire, 1855, p. 529).
En ce qui concerne Jules Jacquin, la procédure ne fut pas moins mouvementée. La chambre du conseil rejeta la demande de mise en liberté. La chambre des mises en accusation, saisie d'une opposition du détenu, ordonna une enquête sur le point de savoir si l'opposition avait été faite en temps utile. La cour de cassation annula cet arrêt et renvoya l'affaire devant la cour de Gand ; l'arrêt de celle-ci encourut à son tour, pour des raisons étrangères au fond du procès. la censure de la cour suprême, qui renvoya à la cour de Liége (voir Belgique judiciaire, 1855, p. 641).
Mais l'affaire en resta là ; Jules Jacquin se désista de sa demande, la cour de Douai ayant dans l'entretemps rendu à sa charge un arrêt de mise en accusation. Lors même que la cour de Liége eût annule le mandat d'arrêt, le gouvernement belge avait un titre nouveau pour maintenir la détention.
Ce jeu de raquette, qui durait depuis plusieurs (page 45) mois, commençait à énerver le public, déconcerté par les lenteurs et les contradictions de la justice, dont il est convenu de proclamer l'infaillibilité. L'amour-propre national, devenu ombrageux, soupçonnait, dans l'attitude du parquet, un parti pris dû à la pression du gouvernement et peut-être à celle du cabinet français sur le ministère belge.
Jusqu'ici les tribunaux n'avaient eu à s'occuper que d'incidents provoqués par la demande de mise en liberté des inculpés.
L'arrêt de mise en accusation de la cour de Douai fit entrer l'affaire dans une phase nouvelle. Aux termes de la loi de 1833, la cour de Bruxelles devait donner son avis sur la demande d'extradition de Jules et de Célestin Jacquin. Elle le formula à l'unanimité dans un arrêt solidement motivé du 19 mai 1855. rendu sous la présidence de Tielemans, jurisconsulte éminent et intègre, après une plaidoirie remarquable de M. Alfred Giron, qui devait un jour monter au siège de premier président de notre plus haute magistrature.
L'avis fut négatif.
Les faits incriminés par l'arrêt de la cour de Douai étaient d'avoir concerté un complot ayant pour but un attentat contre la vie de l'Empereur et commis une tentative d'attentat contre ce prince. La prévention d'assassinat avait disparu. La question de droit se posait ainsi dans des termes plus précis et plus simples. L'arrêt de Bruxelles déclara que le complot et la tentative d'attentat contre l'Empereur ne réunissaient pas les conditions requises par la loi pour autoriser l'extradition et spécialement qu'ils se rattachaient des événements et des opinions politiques (voir Belgique judiciaire, 1855, p. 643).
(page 46) Il restait au gouvernement, éclairé par l’avis de la magistrature, à se prononcer.
Une interpellation de Verhaegen à la Chambre devança toute résolution.
Le langage de Verhaegen fut sévère pour le parquet, plein de louanges pour la cour d'appel de Bruxelles qui par deux fois avait affirmé la même doctrine et « qui rendait des arrêts, non des services. »
Une déclaration du ministre des affaires étrangères marqua la fin de l'affaire Jacquin. Vilain XIIII annonça que le gouvernement français venait de lui annoncer officiellement qu'il renonçait à sa demande d'extradition, « Ce soir, dit-il, les accusés seront rendus la liberté. Ils seront invités à se rendre à Douai et s'y constituer volontairement prisonniers afin de s'y entendre juger et de prouver leur innocence autrement que par des protestations. Acquittés, ils Seront les bienvenus à leur retour en Belgique. Mais s'ils ne satisfont pas au désir du gouvernement, ils seront, dans les dix jours. mis en demeure de quitter le territoire par la frontière qu'ils désigneront ; sinon ils seront expulsés » (Chambre des représentants, 1 juin 1855).
Les Jacquin quittèrent la Belgique et se laissèrent juger à Douai par contumace. (Note de bas de page : Ils furent condamnés à la peine des parricides, par arrêt de la cour d’assises de Douai du 20 août 1855.)
Mais ce roman judiciaire eut un épilogue politique. Vilain XIIII avait annoncé que, pour lever les doutes sur le sens de la loi d'extradition, le gouvernement présenterait un projet assimilant l'assassinat d'un souverain étranger à celui de toute autre personne.
Le 18 décembre 1855, M. Alphonse Nothomb, ministre de la justice, déposa le projet à la Chambre. (page 47) Il s'agissait d'ajouter à l'article 6 de la loi du octobre 1833 une disposition ainsi conçue : « Ne sera pas réputé délit politique, ni fait connexe à un semblable délit l'attentat contre la personne du chef d'un gouvernement étranger, ou contre celle des membres de sa famille, lorsque cet attentat constitue le fait soit de meurtre, soit d'assassinat, soit d'empoisonnement. »
Une ardente bataille parlementaire s'engagea. L'opposition y dépensa une somme d'énergie qui passait la mesure. La combativité fiévreuse dont elle se montra animée n'était qu'un reflet de l'opinion libérale, dont les événements avaient tendu les nerfs et exacerbé la susceptibilité. On soupçonnait le gouvernement d'avoir pris des ordres au dehors, de se faire le complice ou le serviteur du césarisme, avide de répression.
La section centrale donna le signal de l'assaut. Elle élimina du projet la phrase qui visait les faits connexes aux délits politiques C'est sur ce point que se concentra l'effort. L'attentat contre la vie d'un souverain étranger devait être traité comme un crime de droit commun, fût-il ou non inspiré par un mobile politique, et justifiait l'extradition ; mais il se pourrait qu'il fût connexe à des faits de caractère politique et, dès lors, la règle devait fléchir : telle était la thèse du rapporteur, M. Lelièvre. « Le gouvernement, en dépassant la limite fixée par la section centrale, introduit, ajoutait-il, une disposition réactionnaire et laisse supposer, à tort sans doute, qu'il cède à la pression et aux exigences des gouvernements étrangers » (Chambre des représentants, 20 février 1856).
Le ministre des affaires étrangères, Vilain XIIII, repoussa vivement cette insinuation. Aucun gouvernement, affirma-t-il, n'a pesé sur le cabinet, ou n'a sollicité de lui la présentation du projet. Celui-ci n'a (page 48) d'autre objectif que de prévenir par un texte précis les difficultés d'interprétation auxquelles la loi de 1833 avait récemment donné lieu. Mais le thème de l'opposition ne varia pas. Orts, Lebeau, Devaux, Frère-Orban le développèrent sur des modes différents. On admettait l'extradition pour l'attentat contre le souverain étranger, on la repoussait en cas de connexité avec un fait politique. « Prenez-y garde, s'écriait Frère, nous sommes un peu trop sous l'influence des événements. peut-être même des circonstances dans lesquelles la loi a été présentée, pour en apprécier toutes les conséquences avec une entière liberté d'esprit. Mais qu'on songe aux combinaisons des diverses dispositions des lois pénales sur l'attentat, la complicité et la connexité, et l'on est effrayé des conclusions auxquelles on aboutit : la lettre imprudente d'un proscrit, la participation à une émeute, un de ces actes douteux ou équivoques dont on peut induire la complicité, feront impliquer des hommes honorables dans la poursuite en répression d'un attentat contre la vie d'un souverain ou d'un membre de sa famille, et le réfugié politique sera exposé à l'extradition » (séance du 21 février)
Au milieu d'incidents si tumultueux qu'un jour la séance dut être levée, la gauche chercha à obtenir le renvoi du projet la section centrale, puis à une commission. Elle échoua deux fois et réussit la troisième. Une commission spéciale reprit l'examen de la question et apporta à la Chambre un texte entièrement nouveau, que le ministère combattit résolument (le rapport du déposé par Orts le 7 mars 1856. La discussion reprit le 11).
La commission admettait que les auteurs, coauteurs et complices des attentats contre la personne (page 49) des souverains étrangers ou des membres de leur famille fussent extradés. Mais les faits connexes à un délit politique ne pourraient être considérés comme crimes ordinaires et donner lieu à extradition, qu'à raison de leur caractère et de leur gravité et après avis de la chambre des mises en accusation.
La discussion rebondit violemment, Lebeau souleva une tempête. « En présence de l'obstination du gouvernement, dit-il, 0n est porté à croire que le ministre a reçu du dehors un texte ne varietur. » « - C'est une calomnie », riposta Alphonse Nothomb. Frère Orban revint à la charge et fit le procès de tout le système du projet. Il termina par cette péroraison, où la même perpétuelle accusation de docilité craintive vis-à-vis de l'Empire reparaît, amplifiée dans un langage qui n'a qu'un défaut, c'est de dépasser le but et de frapper trop fort.
« On nous a démontré, dit Frère-Orban, que la loi proposée est inutile, et pourtant on la défend avec acharnement. On proteste qu'on a été parfaitement libre dans la présentation de cette loi. On se révolte à l'idée qu'on pourrait croire que le gouvernement n'a pas agi dans la plénitude de sa dignité et de sa liberté. Je ne veux rien récuser de ce qui a été affirmé sur ce point. Mais il y a quelque chose qui est encore plus défavorable que d'agir sous l'empire d'une contrainte, c'est d'agir librement dans un esprit obséquieux et poussé par cette espèce de complaisance servile qui cherche à pénétrer, à deviner, pour les satisfaire, des vœux que peut -être on hésiterait à exprimer. Si vous étiez à la fois libres et si cette loi était inutile comme vous l'avez indiqué, vous êtes coupables de l'avoir présentée, car il ne suffit pas que vous soyez libres, il faut qu'on le croie.
(page 50) « Il ne suffit pas que le pays le croie, il faut que l'Europe en soit convaincue. Permettre aux soupçons de se produire, c'est énerver le sentiment national, c'est affaiblir le pays. Quand il n'a plus la conscience de sa force ni de son droit, il s'affaisse ; quand il peut douter de lui-même, il est profondément ébranlé.
« Puisque vous étiez libres de vos actes, vous avez commis une imprudence impardonnable : vous avez compromis le pays aux yeux de l'étranger.
« Si l'existence de la Belgique importe à l'Europe, n'oubliez jamais que ce n'est pas d'une Belgique vassale qu'elle peut se préoccuper. Tous vos soins devaient tendre à donner l'inébranlable conviction que vous ne cédez pas une pression étrangère, et par un malheur insigne, lorsque vous avez présenté votre projet de loi, vous avez permis de croire que vous y étiez contraints » (13 mars 1856).
La Chambre ne se laissa pas ébranler par ccs accents pathétiques : elle rejeta le projet de la commission et vota le texte du gouvernement par 61 voix contre 33 (14 mars 1856).
La gauche avait mené une brillante campagne oratoire, soutenue au dehors par toute la presse : elle n'avait pas eu cependant le sens des proportions.
Jamais, dit Louis Hymans, on ne vit de débats si passionnés à propos d'une mesure si simple. On faisait la guerre moins à la loi qu'au ministre Alphonse Nothomb, qui l'avait présentée, qui venait, peu auparavant, de signer le projet sur la charité et sur lequel convergeaient les colères de l'opposition (Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 315).
Certes, la minorité avait obéi, de l'aveu même de Thonissen, à des scrupules honorables, la crainte de (page 51) voir les gouvernements étrangers chercher, pour des motifs politiques, à se faire livrer des ennemis vaincus (La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. III, p. 325), mais elle s'était exagéré la portée de la loi.
Celle-ci ne recélait pas les périls prévus, dénoncés avec un souci fébrile de la dignité nationale Le cabinet libéral, qui reprit le pouvoir en 1857, n'y toucha point et la disposition combattue avec tant de véhémence en 1856 a conservé jusqu'aujourd'hui sa place dans notre législation sur l'extradition.
(page 52) La loi Faider de 1852, la loi Nothomb de 1856 attestaient la volonté de la Belgique d'accomplir strictement les devoirs que lui imposait sa situation internationale, sans affaiblir le principe de la souveraineté ni sacrifier la dignité d'un peuple indépendant. Elles n'avaient assurément pas été réclamées ou imposées par l'étranger. Mais le but était de prévenir des désagréments politiques ; elles dégageaient la responsabilité du gouvernement et enlevaient toute apparence de justification aux récriminations faciles et intéressées de la presse officieuse parisienne contre l'impunité qu'elle prétendait assurée par la législation belge aux insulteurs de l'Empereur et aux conspirati0ns de l'exil.
Cependant. À peine la loi sur l'extradition venait-elle d'être publiée (Moniteur, du 27 mars) que des exigences dépassant les bornes de la raison et des convenances se manifestèrent à Paris dans des conditions particulièrement froissantes.
La guerre de Crimée était épuisée. Les préliminaires de paix avaient été signés le 1er février 1856. (page 53) Les représentants des puissances, réunis en congrès, le 26 février, dans la capitale de l'Empire, arrêtèrent, par le traité du 30 mars, les termes de l'accord européen destiné à régler la question d'Orient.
C'était pour la diplomatie française un succès éclatant, pour l'Empire une sorte de solennelle consécration internationale, pour l'Empereur une jouissance enivrante d'amour-propre : Napoléon III, entouré dans Paris des délégués de l'Europe, se dressait en arbitre de la paix du monde.
Le 8 avril, le congrès tint sa séance de clôture. Au moment où il allait se séparer, l'un des plénipotentiaires français, le comte Walewski. sortant du cadre des négociations qui venaient de se terminer, prononça un discours dans lequel il résuma les vues de son gouvernement sur divers problèmes de politique générale, notamment sur la question hellénique, puis, d'une manière inattendue, suscita une question belge.
Il appela l'attention du congrès sur les publications injurieuses et hostiles dirigées de Belgique contre la France et son gouvernement ; on y prêchait ouvertement la révolte et l'assassinat... c'étaient autant de machines de guerre agencées par les ennemis de l'ordre social... Certes, la France n'avait qu'à se louer du cabinet de Bruxelles, mais il était impuissant à corriger un état de choses auquel une réforme des lois pouvait seule remédier.
« Nous regretterions, ajouta Walewski, d'être placés dans l'obligation de faire comprendre nous- mêmes à la Belgique la nécessité rigoureuse de modifier une législation qui ne permet pas à son gouvernement de remplir le premier des devoirs internationaux, celui de ne pas tolérer chez soi des menées ayant pour but avoué de porter atteinte à la tranquillité des Etats voisins. Les représentations du plus fort au moins fort ressemblent trop à la menace (page 54) pour que nous ne cherchions pas à éviter d'y avoir recours. Si les représentants des grandes puissances de l'Europe, appréciant au même point de vue que nous cette nécessité, jugeaient opportun d'émettre leur opinion à cet égard, il est probable que le gouvernement belge, s'appuyant sur la grande majorité du pays, se trouverait en mesure de mettre fin à un état de choses qui ne peut manquer tôt ou tard de faire naître des difficultés et même des dangers, qu'il est dans l'intérêt de la Belgique de conjurer d'avance. »
Ce langage ne souleva aucune protestation. M. de Buol, qui représentait l'Autriche, M. de Manteuffel, qui représentait la Prusse, condamnèrent à leur tour les excès de la presse subversive.
L'un en signala la répression « comme un besoin européen », l'autre affirma que la Prusse participerait volontiers à l'examen des mesures qu'on jugerait convenables pour y mettre fin.
Le premier plénipotentiaire anglais, Lord Clarendon, ne dissimula pas qu'il déplorait la violence à laquelle se livraient certains journaux belges, et qu'il jugeait les auteurs des exécrables doctrines dénoncées par M. Walewski indignes de la protection qui garantit à la presse sa liberté et son indépendance. »
Mais « représentant d'un pays où une presse libre et indépendante est pour ainsi dire une des institutions fondamentales », il déclara qu'il ne pourrait s'associer à des mesures de coercition contre celle d'un autre Etat.
M. Walewski s'empressa de faire constater dans le protocole de la séance « que tous les plénipotentiaires, et même ceux qui avaient cru devoir réserver le principe de la liberté de la presse, n'avaient pas hésité à flétrir hautement les excès auxquels les journaux belges se livraient impunément, en reconnaissant la nécessité de remédier aux inconvénients réels qui (page 55) résultaient de la licence effrénée dont il était fait un si grand abus en Belgique. »
Lorsqu'on apprit à Bruxelles, par la publication du protocole du 8 avril, l'initiative inopinée de Walewski et l'accueil que le congrès lui avait fait, la nécessité d'une protestation publique se fit impérieusement sentir. M. Orts fut chargé par la gauche d'adresser une interpellation au gouvernement.
Il la développa dans la séance du 7 mai. Son discours est un morceau remarquable de sobre éloquence. Il évoqua l'émotion du pays, la dignité nationale froissée par des menaces qui visaient la propriété la plus légitime des Belges, leurs institutions constitutionnelles. Il eut des paroles sévères pour les rares journaux qui abusaient de la liberté, mais les montra dépourvus de publicité et d'influence, et s'éleva contre la généralisation des critiques qu'ils méritaient et qu'on voulait injustement étendre à toute notre presse.
Dans un beau mouvement, il repoussa le reproche fait à la Belgique de méconnaître ses devoirs internationaux.
Il rappela 1830, 1839, 1848.
« A trois époques de notre histoire, depuis 1830, la Belgique qui ne comprend pas, paraît-il, ce qu'elle doit à l'Europe, a su faire son devoir, parfois au prix de sacrifices poignants, de sacrifices qui ont fait saigner chez nous plus d'un cœur. Ces sacrifices, l'Europe devrait, si elle était juste, nous en tenir compte ; elle nous en tiendra compte, messieurs, lorsque les faits seront mieux connus, lorsque le moment de la réflexion sera venu.
« En 1830 nous débutions dans la carrière de l'indépendance, nous débutions dans la carrière de l'existence individuelle comme nation. Nous étions jeunes à cette époque ; la chaleur de la jeunesse s'augmentait chez nous de l'impulsion que donne le mouvement d'une révolution triomphante. On est venu à cette époque nous rappeler des devoirs que nous aurions été très excusables de méconnaître, les avons-nous oubliés ou méconnus ?
« A ce début de notre existence, on nous a demandé, au nom de l'Europe, à titre de devoir international, de renoncer à (page 56) l'entraînement de la victoire ; de ne pas étendre les effets de notre révolution si légitime au-delà des limites restreintes que l'histoire nous forçait à respecter ? Nous avons consenti à ce qu'on nous demandait comme l'accomplissement d'un devoir européen ; nous avons renoncé à la tentation de planter notre drapeau révolutionnaire triomphant sur les rives de l'Escaut et sur les bords du Moerdyck.
« En 1839, c'est encore au nom de l'Europe que fut réclamé de la Belgique le sacrifice de 400,000 de nos frères. Ils nous avaient, par leur courage, largement aidés à fonder notre indépendance, à affranchir notre territoire de la domination étrangère. Ces biens que nous avions conquis avec eux, il fallut les leur ravir pour l'Europe plus que pour nous.
« La Belgique s'y est résignée avec douleur, il est vrai, mais elle s'y est résignée.
« Rappellerai-je l'attitude du pays en 1848, les services que cette altitude a rendus à l'Europe entière en assurant sa tranquillité ?
« En 1848, forts par cette Constitution qu'au-delà de nos frontières aujourd'hui l'on regrette, que l'on menace peut-être, forts par cette Constitution, forts par les libertés qu'elle nous a données, nous fûmes, je le rappelle avec orgueil (on a le droit d'être orgueilleux lorsqu'on se défend contre l'injustice), nous fûmes la barrière où vint se briser dans sa marche le flot révolutionnaire, ce flot qui menaçait de faire le tour du monde.
« Les gouvernements, que leur situation géographique plaçait derrière nous ne devraient point oublier aujourd'hui combien cette altitude de la Belgique fit alors leur sécurité, leur sauvegarde : La tranquillité dont la Belgique, par son énergie et son esprit d'ordre, les a indirectement dotés, livrés, tout grands gouvernements qu'ils étaient, à leurs propres forces, sans son exemple, l'eussent-ils conservée ou recouvrée ?
« Voilà ce que la Belgique fait quand on lui demande le respect des devoirs internationaux, lorsqu'il faut servir l'intérêt de la grande famille européenne, de l'ordre et de la société. »
(page 56) Orts en terminant posa au gouvernement trois questions précises auxquelles le comte Vilain XIIII répondit avec une saisissante netteté. Voici comment les Annales reproduisent cet incident historique - partout où elles mentionnent interruption, il faut lire : applaudissements ; la dignité parlementaire à cette époque ne tolérait qu'un terme incolore et uniforme, (page 57) pour peindre toutes les impressions, tous les mouvements de l'assemblée :
« M. le ministre des affaires étrangères. - Messieurs, je vais avoir l'honneur de répondre en très peu de mots aux trois questions que vient de me poser l'honorable M. Orts.
« Il m'a demandé, en premier lieu, si le cabinet avait fait une réponse au gouvernement français ou à l'un des gouvernements représentés au congrès de Paris, depuis la publication du protocole du 8 avril.
« Lorsque j'ai lu ce protocole dans les journaux, j'ai cru devoir, malgré de bien tristes préoccupations (note de bas de page : L'honorable ministre des affaires étrangères vient de perdre son père, M. le comte Vilain XIIII, ancien sénateur), pour le cas où, soit le gouvernement français, soit tout autre gouvernement représenté au congrès, transmettrait officiellement le traité de paix avec les protocoles au cabinet de Bruxelles, préparer un projet de réponse éventuelle qui pourrait être communiqué à tous les gouvernements faisant partie du congrès.
« Cette réponse est terminée depuis quatre jours ; elle est prête, et s'il m'était permis d'en donner lecture ici, peut-être la Chambre y retrouverait-elle une partie des considérations que l'honorable M. Orts vient de faire valoir devant vous, messieurs. (Interruption.)
« Il ne manque à cette pièce, prête et terminée, je le répète, depuis quatre jours, il ne manque que ma signature. Mon intention eût été de ; ne la donner que le lendemain du jour où l'une des puissances représentées au congrès de Paris aurait cru devoir me notifier officiellement le traité de paix accompagné des protocoles.
« En second lieu, l'honorable M. Orts désire savoir si l'un des gouvernements représentés au congrès a demandé au gouvernement belge quelque modification à la Constitution.
« Aucune !
« L'honorable M. Orts me demande enfin si le cabinet, dans le cas où une pareille demande lui serait faite, serait disposé à proposer à la Chambre quelque changement à la Constitution. »
« Jamais ! (Interruption.)
« M. Orts. - Messieurs, devant la réponse que vient de nous donner l'honorable ministre des affaires étrangères au nom du cabinet, devant l'accueil que cette réponse a reçu de toute cette Chambre, je ne puis plus exprimer qu'un seul sentiment : c'est (page 58) la fierté que j'éprouve d'avoir entendu cette réponse sortir de la bouche d'un ancien membre du Congrès national. (Nouvelle interruption.)
« M. le président. - Après les déclarations de M. le ministre des affaires étrangères et la réponse de M. Orts, je pense que nous pouvons déclarer l'incident clos.
« Plusieurs membres. - A demain ! à demain !
« M. le président. - Je crois en effet, messieurs, que sous l'impression des sentiments que vient d'exprimer la Chambre, nous devons remettre la séance à demain.
« Plusieurs membres. - Oui, Oui.
« La séance est levée à trois heures. »
Le « Jamais » de Vilain XII Il valait un long discours. Il enthousiasma la Chambre, les tribunes. le public. Il faisait écho à la voix unanime de l'opinion. Cependant il fut dit sans emphase et sans recherche d'effet. On se l'imagine dramatique et déclamatoire. Il fut proféré avec simplicité, sur le ton d'une réponse à une demande de renseignement (d’après le témoignage personnel de Frère-Orban). Il portait en lui toute son éloquence. C'était plus qu'un mot : c'était un geste, le geste qu’il fallait et que la Belgique attendait.
A en croire un écrivain catholique distingué, le baron de Haulleville, qui a bien connu Vilain XIIII, la brève et décisive réponse de celui-ci aurait été improvisée, en dépit d'une mûre préparation. Les ministres, raconte-t-il, avaient la veille de l'interpellation arrêté les termes d'une déclaration collective, très nette quant au fond, mais d'une forme prudente et diplomatique ; il importait la fois d'affirmer le respect des institutions belges et d'éviter toute parole blessante pour le gouvernement de Napoléon III. Quand il se leva, Vilain s'abstint de lire le texte convenu et parla d'abondance le de avril ne récit. L'inspiration en tous cas fut heureuse et le succès énorme. Pendant que(Les missions du Roi des Bekges auprès du Saint-Siège depuis 1830, Revue général, avril 1888. Frère-Orban ne paraît pas croire à ce récit).
(page 59) L’inspiration en tous cas fut heureuse et le succès énorme. Pendant quelques moments, dit l'Indépendance, ce n'a été qu'une longue acclamation, qu'un élan indescriptible. Il y avait dans les tribunes des officiers, des bourgeois. des écrivains, rapporte la Nation. Le public et les journalistes s'associèrent pendant cinq minutes aux manifestations de l'assemblée. (Note de bas de page : La droite se montra réservée. Elle n’estimait pas opportune l’interpellation de M. Orts (Émancipation, 8 mai 1856).)
La séance du 7 mai fit impression à l'étranger. Les journaux de l'Empire, il est vrai, pour qui le discours de Walewski avait été le signal d'une reprise d'hostilités, continuèrent leurs attaques. Le Pays se distingua par l'acrimonie du style et l'excès ridicule des accusations : « Il s'agit simplement de savoir, imprimait-il, si la Belgique doit être plus longtemps un repaire de bêtes fauves qui ont soif du sang des rois et des dépouilles des peuples. »
Divers organes parisiens, dont notamment le Journal des Débats, ayant inexactement résumé le langage dans une note insérée au Moniteur du 10 mai et qui était évidemment destinée amortir la riposte si vigoureuse du ministre des affaires étrangères. Elle était ainsi conçue :
« M. le ministre des affaires étrangères a dit que jamais le cabinet dont il fait partie ne proposera de changement à la Constitution. Il n'a point été interpellé et il n'a point euà s’expliquer sur les intentions du ministère relativement aux lois qui régissent la presse. Si cette interpellation avait eu lieu, le gouvernement n'aurait eu qu'une réponse à faire, c'est qu'il entendait se réserver dans le cercle constitutionnel sa pleine liberté d'action pour soumettre aux Chambres, quand il le jugerait opportun, les modifications qu'il lui (page 60) semblerait nécessaire d'apporter à la législation sur la presse. » (Note de bas de page : M. de Haulleville, dans l'article de la Revue générale que nous avons cité plus haut, attribue à cette note une autre origine. Elle aurait été motivée par une démarche du ministre de France à Bruxelles, M. Barrot, au département des affaires étrangères, et, menaçant, aurait accusé les ministres belges d'avoir bravé son gouvernement et demandé des explications ou ses passeports. Les explications auraient été fournies sous la forme de la note insérée au Moniteur du 10 mai. Cette version n'est pas invraisemblable. Mais il nous est impossible d'en contrôler l'exactitude. Fin de la note.)
Les lois existantes furent néanmoins jugées amplement suffisantes et presque immédiatement l'occasion se trouva d'en prouver l'efficacité.
Quelques jours après l'interpellation de M. Orts, le comte Félix de Mérode signala au ministre de la justice (Chambre des représentants, 9 mai 1856) une diatribe de la Nation où la duchesse de Brabant était représentée comme un agent de l'Autriche, conspirant avec sa patrie d'origine et avec la France, contre la Belgique. L'éditeur du journal, Désiré Brismée, fut poursuivi en cour d'assises et condamné à un an de prison et à 1,000 francs d'amende (17 juin 1856).
L'Annuaire des Deux Mondes, qui recommandait à la Belgique de rétablir le timbre des journaux et d'imposer la signature des articles, fut forcé de reconnaître que le gouvernement belge avait démontré d'une manière irrécusable qu'il n'était pas désarmé vis-à-vis de la mauvaise presse et que s'il ne pouvait obtenir de condamnation qu'avec le concours du jury, ce concours ne lui faisait pas défaut lorsque le langage de la presse constituait une sorte d'attentat contre l'ordre public. » (1855-1856, p. 153)
Le protocole du 8 avril souleva des discussions ailleurs qu'en Belgique et en France.
(page 61) La Chambre des communes s'en occupa. Lord John Russel et Gladstone blâmèrent l'attitude du plénipotentiaire anglais qui avait eu le tort de paraître encourager des empiètements illégitimes. Gladstone exprima pour la Belgique une ardente amitié. Il loua ses libres institutions et proclama qu'elle n'avait pas moins de droit aux égards du monde que les plus fières et les plus puissantes nations de l'Europe. Lord Palmerston, qui leur répondit, déclara, tout en défendant Lord Clarendon, que l'Angleterre ne participerait en rien à des mesures qui auraient pour but de dicter à une nation indépendante la conduite qu'elle doit tenir à l'égard de sa propre presse (5, 6 et 7 mai 1856).
Devant la Chambre des députés de Sardaigne, Cavour eut à s'expliquer sur l'approbation que par son silence, il avait paru, le 8 avril, donner aux observations de Walewski.
Il se tira d'affaire en distinguant la bonne presse de la mauvaise et en envoyant à Frère-Orban, avec qui il était lié d'amitié, cet hommage flatteur :
« Si par aventure je me trouvais transporté au sein de la Chambre belge, j'irais m'asseoir sur les bancs de la gauche, le plus près possible de mon ami, M. Frère-Orban » (6 mai 1856).
L'incident du congrès de Paris n'eut pas de suites politiques ou diplomatiques, et la note qu'avait préparée Vilain XIIII, en prévision d’une démarche des puissances, resta inutilisée ; aucune intervention officielle ne se produisit
Mais l'irritation en Belgique avait été très vive. Et de telles surprises n'étaient pas faites pour susciter (page 62) des sympathies en faveur de la politique impériale ou pour apaiser les esprits méfiants.
En réalité, les journaux dont le langage offusquait la majesté impériale n'avaient ni crédit ni action sur l’opinion publique.
Ils étaient prodigues d'une rhétorique plus bruyante que nocive. N'ayant point d'influence, ils étaient privés du sens de la responsabilité. Obéissant à la passion, ils ne pesaient pas leurs injures et n'en mesuraient pas l'effet.
C’était la Nation qui, le 24 février 1856, célébrait l'anniversaire de la naissance de la République française, « frappée par des brigands, saisie dans son sommeil par des voleurs de nuit, poignardée par un bandit. » C’étaient de petits journaux satyriques, des pamphlets hebdomadaires, le Méphistophélès, le Sancho, dont les apostrophes enflammées et la verve parfois de mauvais goût, parfois spirituelle et mordante, amusaient une clientèle restreinte, faite de jeunes gens follement épris de liberté, de démocrates exaspérés par le souvenir du coup d'Etat et de dilettantes alléchés par des lectures épicées. En somme, beaucoup de bruit sur une petite scène, devant des initiés. Aucune action sérieuse sur le public ou sur la direction politique de l'Etat, rien qui pût alarmer le gouvernement d'un grand pays.
Aussi ne vit-on dans l'attitude comminatoire prise par le plénipotentiaire français au congrès de Paris, qu'une sorte de provocation et l'indice de dispositions malveillantes qui jetèrent une ombre sur l'avenir.
Le sentiment national réagit, et, dans les réjouissances au milieu desquelles fut célébré, en juillet 1856, le XXVème anniversaire de l'inauguration de Léopold Ier, il eut l'occasion de se déployer en superbes ovations et en imposantes démonstrations patriotiques.