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La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, tome 2)
HYMANS Paul - 1910

Paul HYMANS, La Belgique et le Second Empire (Frère-Orban, t. II)

(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)

Chapitre II. 1857-1865

Introduction

(page 62) De 1852 à 1857, l'Empire avait été un voisin peu aimable, d'humeur difficile, prêt à la critique et aux querelles, mais en somme plus désagréable que nuisible, plus encombrant que dangereux.

Dans la période qui s'ouvre par l'avènement du cabinet libéral de 1857, la situation, au bout de quelques années, va changer d'aspect. La France bientôt dardera ses ambitions vers l'Est et le Nord. La frontière du Rhin, la Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg deviendront les centres d'attraction vers lesquels gravitera la politique impériale. Le langage diplomatique sera conciliant et onctueux. Mais il dissimulera des idées plus précises, visant plus loin et bien autrement menaçantes que dans les premiers temps, où seuls des différends commerciaux et des récriminations contre les injures de quelques journaux avancés troublaient les relations des deux pays. Les heures critiques sonneront après Sadowa et le traité de Nikolsburg.

Des publications nombreuses, dont les tendances communes et le but identique semblaient être soit l'indication d'un plan concerté, soit le symptôme d'un état d'esprit créé par les circonstances et les besoins, annoncèrent, longtemps à l'avance, les entreprises qui se déroulèrent de 1866 à 1869.

(page 64) C'est un gouvernement libéral qui fut aux prises avec ces événements.

Le cabinet de 1857 eut pour chef Charles Rogier, dont la haute expérience, la noble carrière commencée dans les ardeurs de la Révolution, poursuivie avec autorité dans les travaux constructifs du nouvel Etat, étaient une garantie de sage et clairvoyante fermeté. A côté de lui, Frère-Orban jeune encore, mûri dans le pouvoir et dans l'opposition, appuyé sur la popularité et le prestige conquis dans la lutte contre la loi sur la charité, plein de conceptions qu'il allait achever de réaliser, dominant la Chambre par une éloquence qui avait atteint la maîtrise.

En treize ans le ministère subit maintes transformations. Rogier, en 1868, se retira et Frère prit sa place à la tête du cabinet .On vit successivement aux affaires étrangères le baron de Vrière, Rogier lui-même, qui délaissa pour ce poste la gestion de l'intérieur, et Vanderstichelen ; à la justice, Tesch, juriste solide, de raisonnement pratique, de langage concis, puis Jules Bara, élu à vingt-sept ans député de Tournai, et qui, rapporteur de la loi sur les bourses d'études, se signala par sa verve oratoire et ses dons précoces de légiste et fut fait, par ses anciens, ministre à trente ans ; à la guerre, Chazal, admirable orateur militaire, qui dépensa la tribune la valeur qu'il n'eut pas l'occasion de déployer sur les champs de bataille, et plus tard le général Renard ; l'intérieur, Alphonse Vanden Peereboom, charmant homme, plein de tact, de tolérance et d'érudition, et, après lui, Pirmez, l'une des plus séduisantes et originales figures de notre galerie parlementaire, esprit délicat et lettré, (page 65) doué de tous les talents, économiste et jurisconsulte, homme de science et d'administration, debater prompt et spirituel, dialecticien enveloppant et caustique.

De 1957 à 1870 le gouvernement libéral accomplit de grandes réformes dans l'ordre économique et politique, exécuta des travaux publics considérables et fit de brillantes finances.

Il lui fut réservé, dans un moment psychologique, de défendre l'honneur et la sécurité du pays en péril.

I. L’attentat Orsini – Procès de presse – La loi Tesch

(page 67) Dès le début, le cabinet eut à compter avec des difficultés analogues à celles qu'avaient rencontrées ses prédécesseurs. Elles provenaient de causes identiques : l'asile trouvé en Belgique par des républicains français, les menées souterraines dont, à Paris, on les soupçonnait, des articles venimeux ou insultants.

Un événement tragique, un affreux attentat qui épargna l'Empereur, mais fit autour de lui couler le sang, amena le gouvernement à expulser un certain nombre de réfugiés et à intenter des poursuites contre divers journaux, dont les commentaires avaient provoqué les plaintes du cabinet des Tuileries.

Le 14 janvier 1858, Orsini jetait une bombe sous la voiture de Napoléon III, qui se rendait à l'Opéra.

Il n'y eut qu'un cri d'horreur à la nouvelle de cet acte de sauvage fanatisme. Trois petites feuilles bruxelloises, le Drapeau, le Crocodile, le Prolétaire, évoquèrent, à propos du crime dont l'Empereur avait failli tomber victime, le souvenir du coup d'Etat, de l'attentat du 2 décembre. «  Qui se sert du glaive périra par le glaive, écrivit Louis Labarre dans le Drapeau. Le Moniteur universel signala l'article dans une note qui se terminait ainsi : « Nous attendons la décision du gouvernement belge. » Celui-ci ne pouvait (page 67) cependant agir, à défaut d'une plainte de la diplomatie française. La loi de 1852 sur les offenses envers les souverains étrangers exigeait que la poursuite ne fût ouverte que sur la demande du représentant du gouvernement intéressé. Une note officieuse, insérée dans l'Observateur, fit ressortir l'erreur où versait le Moniteur.

Charles Rogier en écrivit à son frère, Firmin Rogier, notre ministre à Paris, et M. Barrot, ministre de France à Bruxelles, fit aussitôt les démarches nécessaires (Voyez la lettre de Charles Rogier dans l'ouvrage de DISCAILLES ; Un diplomate belge à Paris de 1830 à 1864, 1909, p. 487). Labarre, Victor Hallaux, rédacteur du Crocodile, et Coulon, pour le Prolétaire, furent traduits devant la cour d'assises. Ils furent sévèrement condamnés. Coulon encourut la peine la plus rigoureuse, dix-huit mois d'emprisonnement (voir la relation détaillé de ces procès dans l’Histoire de la démocratie et du socialisme, de L. BERTRAND, t. II, p. 81).

L'obstacle légal qui s'opposait à la poursuite d'office des délits d'offenses envers les souverains étrangers fut supprimé presque au moment même où le jury frappait durement les auteurs des articles dénoncés par le gouvernement français.

On revenait ainsi au droit commun et l'on rendait à l'autorité judiciaire sa pleine indépendance.

La loi du 12 mars 1858 qui abrogea l'article 3 de la loi Faider de 1852 ne fut d'ailleurs ni une loi de circonstance, ni une loi de complaisance. Le 11 janvier, trois jours avant l'attentat Orsini, M. Tesch avait déposé un projet contenant le second livre du nouveau code pénal. On en détacha le chapitre relatif « aux crimes et délits portant atteinte aux relations internationales », et l'on en fit une loi spéciale, (page 68) prélude de la révision générale de notre droit répressif.

La discussion, sérieuse et brève, ne perdit pas un instant le caractère juridique, propre au sujet, et nul accès de fièvre politique ne la troubla. (Note de bas de page : Plusieurs poursuites de presse furent instituées d’office, dans la suite, pour offenses à l’Empereur Napoléon, notamment contre le Grelot et l’Espiègle. Voir L. BERTRAND, p. cit., p. 91).

II. Les fortifications d’Anvers

(page 69) Le ministère libéral décida, peu après son installation, de faire aboutir, sans plus de délai, la réorganisation du système défensif du pays. C'était une lourde tâche. Il ne put la mener à bien qu'au prix d'efforts obstinés et à travers de multiples complications électorales, parlementaires et internationales.

L'idée d'établir sur l'Escaut, autour d'Anvers, une vaste place de guerre avait depuis plusieurs années fait l'objet d'études et de propositions diverses. Le 15 septembre 1847, le général Chazal avait chargé une commission militaire d'examiner la question des forteresses. Les délibérations s'étaient poursuivies au sein d'un comité spécial institué en 1851. Celui-ci avait conclu à un remaniement total de notre système de places fortes. Il fallait démolir les ouvrages de Mariembourg, Philippeville, Ath, Menin. Ypres et Bouillon, et créer à Anvers un camp retranché qui servirait d'abri au gouvernement en temps de guerre et de refuge à l'armée, en cas d'isolement.

On ne s'était point arrêté à la convention des forteresses que la Grande-Bretagne, la Prusse, l'Autriche et la Russie avaient, à l'exclusion de la France, conclue avec le Roi des Belges, le 14 décembre 1831.

Ce traité réglait les modifications que les événements commandaient d'apporter au système de défense (page 70) imposé par la Sainte-Alliance au royaume des Pays-Bas. Les puissances alliées avaient, après 1815, fait ériger sur le sol belge une triple ligne de forteresses dans le but d'établir une barrière contre la France et de servir aux opérations de leurs armées.

L'indépendance et la neutralité de la Belgique rendant superflu le maintien de toutes ces places fortes, d'ailleurs trop nombreuses pour les moyens du nouvel Etat, les puissances avaient prescrit, dans la convention du 14 décembre 1831, la suppression des ouvrages de Menin, Ath, Mons, Philippeville et Mariembourg, et fixé au 31 décembre 1833 le terme du délai endéans lequel leur démolition devait être achevée. Le Roi des Belges s'engageait à maintenir les autres.

Le traité du 14 décembre 1831 avait excité de vives susceptibilités en France et était une source d'embarras pour la Belgique. Il ne fut jamais soumis, comme l'article 68 de la Constitution l'exige, à la ratification des Chambres. (Note de bas de page : Le général Goblet fit dans la séance du 7 avril 1845 la déclaration suivante : « Quand le gouvernement le jugera opportun, il soumettra à la chambre la convention du 14 décembre 1831, accompagnée de telle proposition qui sera jugée conforme aux intérêts de l’Etat. Jusque-là le moment n’est pas venu de nous occuper de cet acte qui n’est pas soumis à la chambre et qui ne doit d’ailleurs recevoir d’exécution que lorsqu’il aura été approuvé par la représentation nationale. » Le moment opportun ne vint pas. Fin de la note.)

La Belgique ne lui donna aucune suite et entreprit, sans en tenir compte, la transformation graduelle de son système défensif.

Le gouvernement français bientôt s'inquiéta. On commençait en 1853 de réaliser les vœux du comité de 1851 ; des travaux de construction étaient en voie d'exécution à Anvers ; des démolitions s'opéraient ailleurs.

L'Empereur, rapporte Frère-Orban, fit mander (page 71) notre ministre à Paris, M. Firmin Rogier, et se plaignit à lui.

« On s'occupe activement, dit l'Empereur, à démolir les forteresses d'Ath et de Philippeville, c'est-à-dire des places qui pourraient servir de point d'appui à mes armées dans le cas où, par suite d'événements qui ne sont guère probables, je me verrais obligé de pénétrer sur votre territoire, tandis qu'on fait des travaux considérables à Anvers et que l'on conserve les forteresses dont l'occupation serait la plus avantageuse pour ceux qui viendraient m'attaquer. » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France. Nous n’avons pas trouvé la relation de cet entretien dans le livre consacré par DISCAILLES à Firmin Rogier : un diplomate belge à Paris, de 1830 à 1864.)

« Le gouvernement, ajoute Frère-Orban dans la note à laquelle nous empruntons le récit de cet incident, démontra, croyant calmer les susceptibilités impériales, qu'il ne se donnait pas pour but de réaliser les stipulations du traité de 1831, qu'il cherchait, au contraire, à établir un système tout différent. »

Mais ces explications ne firent pas s'évanouir le grief tiré des travaux projetés et déjà entamés Anvers, et qui s'accentua plus tard.

Le gouvernement belge, d'autre part, ne se laissa point intimider. Le 27 avril 1855, le cabinet catholique demanda un crédit de 9.400,000 francs pour compléter le système défensif d'Anvers et des rives de l'Escaut. La question ayant été ajournée après une discussion en comité secret, de nouvelles propositions de crédits furent déposées le 22 février et le 11 avril 1856. La Chambre recula encore la solution qui fut remise à la session suivante.

Il appartint au cabinet libéral de 1857 de reprendre les projets, de leur donner une forme définitive et d'en assurer l'adoption.

(page 72) Un conseil secret de défense, présidé par le comte de Flandre, fut invité à donner son avis.

Confirmant l'opinion déjà formulée par les comités de 1847 et de 1851, il se rallia, le 7 avril 1858, au principe de la concentration des forces, qui impliquait, en même temps que la disparition des places secondaires. érigées après 1815 et devenues inutiles, la création à Anvers d'une grande position fortifiée. Le plan en faveur duquel il se prononça, fut dit de la « petite enceinte », pour le distinguer d'une conception plus vaste qui fut écartée l'origine et qui était destinée à triompher finalement.

L'exécution de ce plan, et celle des travaux d'utilité commerciale exigés par l'agrandissement de la ville devaient entraîner une dépense de plus de 20 millions. Le cabinet éprouva quelques perplexités au sujet de la manière d'engager la question. Fallait-il tout demande,. tout décréter la fois, faire, selon l'expression de Frère-Orban, un « gros bruit de millions » (lettre à Ch. Rogier, 4 mai 1858, DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, p. 69) ou procéder par étapes, avec moins d'ostentation et de moindres risques parlementaires ? Il y eut à ce sujet des pourparlers entre le cabinet et la Couronne. Rogier ne se bornait pas à invoquer, en faveur d'une méthode prudente et graduée, des raisons de tactique législative. La crainte d'effaroucher un voisin ombrageux lui fournissait l'argument principal. « Que ferait le gouvernement belge si le gouvernement français lui faisait exprimer son étonnement et son déplaisir à l'endroit de précautions injurieuses pour sa loyauté et ses engagements solennels de respecter les traités et les faibles ? Les représentations de la France ne seraient pas, sans doute, un motif absolu pour le gouvernement belge de (page 73) suspendre ses projets et ses travaux, mais ne vaut-il pas mieux éviter un aussi grave confit ? » (lettre de Rogier à Roi, du 20 avril 1858, DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, pp. 63 et suivantes).

Un accord s'établit et le 26 mai 1858, Frère-Orban déposa un projet allouant 9 millions pour les travaux d'agrandissement et de défense d'Anvers. Le projet fut mal accueilli. De toutes parts des oppositions surgirent, à droite comme à gauche, dans la presse comme dans la Chambre. Les uns, adversaires de toutes les dépenses militaires, étaient irréductiblement hostiles. D'autres redoutaient d'offenser l'Empire français en augmentant les garanties de sécurité que la politique impériale seule semblait rendre indispensables. Certains voulaient fortifier Bruxelles ; les députés d'Anvers demandaient un élargissement de l'enceinte afin que la ville pût s'étendre à l'aise et fût mise à l'abri du bombardement. Enfin, un ingénieur, M. Keller, soumettait au ministre de la guerre un plan qui donnait de larges développements à la cité, au port et aux lignes de défense, et dont la paternité revenait en réalité à un jeune capitaine du génie, appelé bientôt à la célébrité - Brialmont - que venaient de signaler déjà de brillantes publications de science militaire. Le projet fut soutenu à la Chambre par le général Renard, désigné, en qualité de commissaire du gouvernement, pour suppléer dans le débat, le général Berten, ministre de la guerre, d'une complète insuffisance oratoire. La lutte se termina malheureusement pour le ministère. Le 4 aout 1858, la Chambre repoussa l'article premier par 53 voix contre 39 et 9 abstentions.

Ce vote entraîna le retrait du projet tout entier.

(page 74) Soutenu par la confiance du Roi, le cabinet resta. Il résolut de ne pas abandonner le problème et de modifier les plans rejetés par la Chambre sans s'occuper ni de l'opposition intérieure, ni des critiques qui se faisaient entendre au dehors. La presse parisienne, pendant que la question était en suspens, avait nettement exprimé son mécontentement, sous couleur de conseils désintéressés.

Le Constitutionnel expliquait à la Belgique qu'elle n'avait rien à redouter, les traités lui assurant la meilleure des protections. Les craintes de guerre et d'envahissement étaient « surannées. » Aussi les projets du gouvernement semblaient-ils inutiles et dangereux. Ils pourraient un jour « faire éclater la foudre sur le pays. »

La Patrie se demandait si un petit Etat, en décrétant de grands travaux militaires, n'appelait pas sur lui les dangers mêmes qu'il avait en vue de conjurer.

Le Times, d'autre part, approuvait énergiquement la politique du cabinet (30 juillet 1858). La Belgique, qui a toujours été le champ de bataille international, pouvait le redevenir. Les aspirations à la frontière du Rhin n'étaient pas abandonnées et il était d'intérêt européen que la barrière qui séparait les grandes monarchies militaires fût aussi forte que possible

L'aspect général de l'Europe, d'ailleurs, n'était pas fait pour assoupir la vigilance des hommes d'Etat belges.

Pendant l'été de 1858, Napoléon III et M. de Cavour se rencontrent à Plombières, agitent la question italienne, arrêtent les combinaisons d'où sortira la guerre avec l'Autriche. L'hiver s'écoule dans les préoccupations.

Chauffée et remuée par une ardente propagande (page 75) nationaliste, l'Italie bouillonne. Une explosion est imminente. Si les projets de l'Empereur Napoléon restent mystérieux, du moins n'ignore-t-on pas ses sympathies pour le mouvement d'indépendance dont le grand ministre piémontais est l'âme. Le 4 février 1859, le Roi Léopold écrit à sa nièce la Reine Victoria :

« Les cieux seuls savent à quelle danse notre Empereur Napoléon, troisième du nom, nous conduira... J'ai peur qu'il ne soit décidé à cette guerre d'Italie. Pour nous, pauvres gens, qui nous trouvons aux premières loges, ces incertitudes sont bien peu agréables » (La Reine Victoria, d’après sa correspondance inédite, Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1907).

Deux mois plus tard, l'armée autrichienne est en marche. En mai, les troupes françaises franchissent les Alpes, descendent dans les plaines sardes et vont rejoindre les régiments de Victor-Emmanuel.

Le fracas des armes était lointain, mais le péril tout à coup se rapprocha. Un mouvement se produisit en Prusse en faveur d'une intervention destinée à soutenir l'Autriche. Des ordres de mobilisation furent lancés. Si l'action devait suivre la menace, la Belgique se fût trouvée directement exposée. Le conflit se serait engagé sur nos frontières. sur notre sol peut-être. La situation causa de graves soucis au gouvernement que des dépêches pressantes de Nothomb, notre ministre à Berlin, et de Van de Weyer, mettaient en alarme. Des précautions furent prises d'urgence. On était sur le qui-vive.

Vers la fin de juin, une détente se dessina. Et le Roi, qui était à Londres, put rassurer Rogier en lui faisant rapporter ce propos de Lord John Russell : « Je pense que dans ce moment, vous pouvez vous occuper tranquillement de vos constructions militaires » (Lettre de Van Praet à Rogier, 28 juin. DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, p. 110).

(page 76) Quelques jours après, un dénouement soudain mettait fin à la guerre d'Italie. Le juillet, Napoléon et François-Joseph signaient à Villafranca les préliminaires de la paix.

C'était la tranquillité du lendemain assurée. Mais que réservaient les temps prochains ? Quels desseins nouveaux germeraient dans l'imagination inquiète de l'Empereur français ? Le plan italien consommé, de quel côté son humeur ambitieuse, fertile en combinaisons, avide de mouvement et de bruit, le porterait-elle ? Ne serait-ce point vers la Belgique et le Rhin, dont les événements du Midi avaient détourné ses regards ? Et les tentations auxquelles on avait redouté qu'il cédât dans les débuts de son règne, ne reprendraient-elles pas maintenant possession de son esprit, mis en appétit par deux guerres heureuses ?

« Loin de croire, écrit que le traité de Villafranca avait ouvert une ère de paix, les personnes au courant de la politique n'y voyaient que le présage de nouvelles guerres. » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France.) Deux jours après la signature du traité, le Roi adressait à Frère la lettre suivante :

« Laeken, le 13 juillet 1859.

« Mon cher Ministre,

« Je n'ai pas besoin de vous dire que cette paix ou plutôt cet arrangement, loin de diminuer nos dangers, les augmente d'une manière effrayante.

« Vous avez du courage. Vous ne vous laisserez pas influencer par des raisonnements qui vous viendront de tous côtés. Mon résumé est très simple ; il nous reste un peu de temps ; employons-le pour fortifier non seulement Anvers, mais notre existence politique.

« Léopold. »

(page 77) C'était au moment où s'ouvrait la session extraordinaire convoquée pour la discussion du nouveau projet relatif aux fortifications d'Anvers (Papiers de Frère-Orban).

Le projet fut déposé le 20 juillet par Frère-Orban. Le gouvernement demandait 45 millions de crédits pour l'exécution d'un vaste programme de travaux publics, parmi lesquels l'agrandissement de la ville d'Anvers et les travaux de défense de la place. Ceux-ci figuraient dans le total des crédits pour 20 millions. Ils étaient évalués dans l'ensemble à plus de 48 millions. Grâce à l'état prospère des finances, aucun sacrifice n'était réclamé des contribuables. Un emprunt était prévu sans que le gouvernement se vît placé dans l'obligation immédiate de le contracter (exposé des motifs et rapport de la section centrale).

Le plan de fortifications, dit de la « grande enceinte », auquel le gouvernement s'était arrêté, avait été étudié par une commission de vingt-sept officiers supérieurs. Il comportait une enceinte de siège enveloppant Anvers et ses quais, ses docks et ses faubourgs, assez spacieuse pour recevoir toutes les forces disponibles du pays et leur matériel de guerre. Une ligne de forts retranchés la couvrirait, à une distance de 6.700 mètres environ du cœur de la ville, qui serait ainsi l'abri du bombardement. (Note de bas de page : Ce plan était l’œuvre du capitaine Brialmont. Le général De Lannoy, inspecteur général des fortifications, avait de son côté élaboré un projet. Le Roi avait soumis les deux projets au général Totlebem, qui avait passé par la Belique en 1858, sans lui dire de qui ils émanaient. L’illustre défenseur de Sébastopol donna la préférence à celui du capitaine Brialmont (BONJEAN, Une page de l’histoire de la fortification. Le général Brialmont, Revue des questions scientifique, 1903, p. 559 ; BRIALMONT, Affaiblissement de la place d’Anvers, p. 5).

Ce système avait pour corollaire la disparition de toutes (page 78) les positions dont une impérieuse nécessité ne commandait pas le maintien. C'était la fin du système de 1815.

La discussion s'ouvrit au milieu du bruit des polémiques de presse.

Déjà hostiles au projet de 1858, les journaux officieux français redoublèrent de virulence à l’approche de la phase décisive.

C'était le principe qu'ils attaquaient : l'idée de fixer à Anvers le pivot de la défense du territoire belge était inspirée, clamaient-ils, par l'Angleterre et la Prusse. La Belgique agissait par méfiance l'égard de la France.

Cette version, totalement fausse, fut répétée, amplifiée sur tous les tons. « La vérité, affirme Frère-Orban, est que ni ces puissances ni aucune autre n'avaient même émis une opinion à ce sujet » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France).

La Patrie et le Constitutionnel dirigeaient le concert et se distinguaient par la rudesse de l'accent. Le Roi fut mis en cause. Il avait été à Londres ; il en revenait l'esprit chargé de complots... « Pour la seconde fois dans l'espace d'une année, disait la Patrie, les Chambres belges se trouvent saisies d'un projet de loi sur l'agrandissement d'Anvers. Une haute volonté persistant dans des desseins conçus sous le coup nous ne savons de quelles préoccupations, a trouvé dans les membres du ministère libéral un appui qui va jusqu'à braver l'opposition à peu près unanime du pays. » Dans le Constitutionnel, Granier de Cassagnac, dont on se rappelle les attaques à l'occasion des négociations commerciales de 1852 (voir notre tome premier, p. 449 et suivantes) dépeignait Léopold Ier comme un agent de l'Angleterre, voulant faire d'Anvers un port de débarquement pour les (page 79) troupes britanniques et de la Belgique une province anglaise.

Ces sottises finissaient par pénétrer le public que l'on avait réussi à passionner et trahissaient sous une forme inconvenante et excessive l'irritation qui régnait dans le monde gouvernemental.

Certes le cabinet des Tuileries restait en apparence indifférent. Firmin Rogier avait à Paris avec Walewski des conversations touchant le langage de la presse : il se plaignait des articles du Constitutionnel, du Pays, de la Patrie, et le ministre de l'Empire les désavoua et s'abstenait, bien que l'occasion fût opportune, de dire un mot de la question d'Anvers. Mais tout en notant avec satisfaction la discrétion et la réserve de Walewski, le diplomate belge s'alarmait de l'approbation que ces articles rencontraient chez des personnages importants. Il écrivait le 16 août au baron de Vrière : « Il y a quelques jours, un maréchal de France disait à un de nos compatriotes qui me l'a rapporté, ce propos inconsidéré : « Les fortifications d'Anvers sont un défi, une provocation au gouvernement de l'Empereur, c'est un acte de défiance et d'ingratitude de la part de la Belgique. » D'autre part, je sais qu'un sénateur s'est exprimé dans les termes que voici : « Si les Chambres votent un tel projet qui est évidemment hostile la France, et qui n'est conçu que dans l'intérêt de l'Angleterre, l'Empereur doit s'opposer formellement à ce que le gouvernement belge l'exécute. » (lettres de F. Rogier au baron de Vrière, du 13 août 1859. DISCAILLES, Un diplomate belge à Paris de 1830 à 1864, pp. 548 et 551).

Dans le même temps, Frère-Orban recevait un témoignage non moins caractéristique. Charles de Brouckere qui était à Paris, en voyage d'affaires, lui (page 80) adressait le 10 août ce billet : « J'ai reçu hier et aujourd'hui une si fâcheuse impression du sentiment qui se manifeste ici à l'occasion d'Anvers que je crois, confidentiellement, devoir vous en faire part.

« On considère l'article de Granier de Cassagnac comme l'expression de la pensée dominante et, dans le monde financier, le seul que j'ai vu, on va jusqu'à trouver dans les fortifications d'Anvers un casus belli.

« J'ai eu à soutenir successivement trois assauts, tantôt contre trois, tantôt contre huit ; j'ai repoussé l'ennemi, sans pouvoir cependant le décourager.

« J'aurai l'honneur de vous dire à mon retour, les noms et les arguments ; mais en attendant, j'ai pensé faire chose qui vous serait agréable en vous informant de l'effet que nous faisons ici. »

L'attitude des journaux officieux français fut sévèrement blâmée par les grands organes de la presse anglaise, le Times, le Daily News, le Morning Post, et de la presse allemande. Mais, outre qu'elle pouvait ébranler les esprits pusillanimes. elle renforçait l'opposition de la presse cléricale belge dont, à diverses reprises, l’Echo du Parlement, qui faisait face aux adversaires du dedans et du dehors, relève et stigmatise l'argumentation. C'étaient les mêmes insinuations, les mêmes suspicions d'entente avec l'Angleterre contre la France. C'était, dans le Journal d'Anvers notamment, l'accusation de servir les intérêts anglais, sans utilité pour la Belgique, à qui la fin de la campagne d'Italie et la modération de la politique impériale permettaient de reposer dans une sécurité sans nuages.

C'était jusqu'à d'injurieuses agressions contre l'Angleterre. « L'Angleterre égoïste, l'Angleterre perfide, imprimait le Journal de Bruxelles, n'aura jamais nos sympathies, jamais avec notre assentiment on ne fera d'Anvers un Gibraltar. » Et la feuille catholique (page 81) ajoutait ces lignes inouïes : « Bien au contraire, si une descente en Angleterre était préparée, si nous pouvions y prendre part sans violer notre neutralité, sans nuire à notre pays, nous suivrions l'élan du continent qui, un jour, infligera un châtiment mérité à la nation révolutionnaire qualifiée de perfide Albion » (18 août 1859).

Malgré ces efforts pour frapper d'impopularité les travaux militaires, la discussion se poursuivit à la Chambre dans une atmosphère plus calme qu'en 1858. La députation anversoise, satisfaite de l'adoption du système de la grande enceinte, se rallia à la loi. Une tentative d'ajournement avorta.

Le général Chazal supporta, pour la majeure part, le poids du débat.

Il était rentré au département de la guerre quelques mots auparavant, succédant au général Berten (6 avril 1859). Il fit le premier jour un exposé historique et technique dont la clarté illumina toute la question. Dans la suite, il déploya d'admirables dons oratoires. Fils d'un conventionnel devenu baron de l'Empire et proscrit en 1814, il avait été élevé en Belgique et s'était, en 1830, dépensé dans les luttes de la Révolution, avec une ardeur qui le révélait Belge de cœur et lui valut en 1844 la grande naturalisation ; il avait la phrase abondante et sonore, le geste belliqueux, des élans de vraie inspiration. De haute stature, le masque finement découpé. la moustache soulignant un nez aquilin, il joignait la séduction de la parole le prestige d'une fière et martiale allure.

Lorsque, dans la séance du 19 août, répondant à M. Guillery qui proposait l'ajournement, il s'écria : « Que ceux qui ne veulent pas le projet le rejettent franchement ; s'il en est qui veulent courber la tête (page 82) sous le joug de l'étranger, s'il en est qui veulent passer sous les fourches caudines de l'étranger, qu'ils le disent. », il entraina la Chambre et les tribunes. Et deux fois les applaudissements jaillirent.

Rogier et Frère-Orban n'intervinrent qu'au second rang. La péroraison du discours de Frère, d'un sentiment magnifique, doit être citée :

« Le projet, dit-on, impopulaire, l'opinion publique le condamne Mais par quel signe cette impopularité s'est-elle manifestée ? par quelle voix l'opinion publique nous a-t-elle parlé ? presse, vous la dédaignez, vous croyez qu'elle ne reflète pas, cette fois, la pensée du pays, et cependant la presse libérale presque tout entière a prêché et ne cesse de prêcher en faveur du projet de loi. Est-ce la presse de l'opposition qui vous a révélé le secret de l'opinion publique ? La presse de l'opposition, cette presse qui vous déclare que, n'était notre neutralité. elle convierait la Belgique s'associer ceux qui voudraient faire une descente en Angleterre, sont-ce là ceux qui nous ont révélé l'opinion du pays ?

« L'opinion publique vous a-t-elle parlé par la voix efféminée de ceux qui s'en vont proclamant que toute défense est inutile, que toute résistance serait vaine, et que vos forteresses et votre armée ne sont qu'un lourd fardeau qui devrait être épargné au pays ? Est-ce là, pour vous, l'opinion publique ?

« L'opinion publique vous a-t-elle parlé par la voix de ceux qui vont répétant partout que votre gouvernement et votre Roi sont vendus à l'Angleterre, qu'ils vont chercher à Londres leurs inspirations et leurs plans et jusqu'à l'argent nécessaire pour la construction de leur forteresse ?

« Et je vous dis, moi, tout au contraire, que (page 83) l’opinion flétrit du sceau de l'infamie ceux qui ne craignent pas de faire entendre à nos populations indignées de pareilles turpitudes !...

« L'opinion publique n'est pas toujours facile à discerner... L'opinion publique, c’est le sphynx antique qui propose une énigme à deviner à ceux qui ont le périlleux honneur de diriger les peuples. S'ils ne la comprennent pas, ils sont dévorés. Eh bien, nous avons compris qu'elle nous disait d'être prudents et prévoyants ; elle n0us disait qu'une nation indépendante et libre doit être préparée à se défendre... C'est là pour nous ce que demande l'opinion publique. C'est là pour nous la solution de l'énigme. Et maintenant nous attendons le sphynx. »

La Chambre vota les crédits pour Anvers, le 20 août, par 57 voix contre 42 et 7 abstentions. Le Sénat ratifia ce vote, le 7 septembre. par 34 voix contre 15.

Cette victoire parlementaire dota la Belgique d'un puissant organisme défensif. Elle était due à la politique intrépide du gouvernement libéral, qui ne s'était laissé ni effrayer, ni décourager, aux talents militaires et oratoires de Chazal, à l'énergie et à l'esprit de prévoyance de Léopold qui avait soutenu et stimulé ses ministres dans toutes les phases de cette pénible et féconde campagne.

Dans les années qui suivirent, le cabinet de 1857 compléta la défense nationale en renouvelant, en 1861, le matériel de l'artillerie, et en développant encore la place d'Anvers par la construction d'un camp retranché sur la rive gauche de l'Escaut.

Malheureusement, la question des fortifications eut de lamentables prolongements politiques. Et le gouvernement libéral paya cher les efforts qu'il avait (page 84) prodigués dans cette grande entreprise. Les servitudes militaires engendrèrent dans la population anversoise de vifs mécontentements, que bientôt l'esprit de parti exploita impudemment. Une faction antimilitariste sortit de cette agitation. Elle créa au ministère de graves embarras, où il faillit succomber.

III. 1860 - les tendances annexionnistes en France et la thèse des frontières naturelles – L’abolition des octrois – Les outrages de la presse frança1se - Le mouvement de protestation en Belgique et les fêtes nationales de juillet

(page 85) L'année 1860 marque dans l'histoire de nos relations avec le second Empire.

Elle vit surgir en France une propagande annexionniste, qui, se traduisant par une floraison d'écrits blessants et audacieux, provoqua en Belgique un soulèvement de l'esprit national et alluma une flambée de patriotisme.

Le 24 mars 1860, le traité de Turin donna à l'Empire Nice et la Savoie. C'était le prix payé par Victor-Emmanuel Napoléon III pour le concours de ses armes dans la guerre contre l'Autriche. Cette réunion s'effectuerait, disait le traité, « sans nulle contrainte de la volonté des populations. » Celles-ci devaient être appelées à la ratifier par le plébiscite, travestissement de la souveraineté populaire destiné à masquer les abus de la force.

L'agrandissement territorial concédé par le traité franco-italien n'était, dit l'Empereur à une députation savoisienne venue pour lui porter une adresse, qu’une « rectification de frontière. » Répété par toutes les bouches complaisantes, (page 86) l’euphémisme inquiéta. Et la crainte se répandit en Europe que, sous le couvert de cette ingénieuse excuse, l'ambition impériale ne convoitât bientôt d'autres annexions et qu'après avoir rectifié les frontières au midi, elle ne recherchât des rectifications au nord-est et au nord. Ces méfiances pénétrèrent les milieux politiques d'Allemagne et d'Angleterre. L'entente franco-anglaise, déjà énervée, n'y résista pas.

Le gouvernement français avait, par des déclarations diplomatiques, essayé de les dissiper. Le 19 mars. M. Thouvenel, qui avait succédé à Walewski, adressait M, de Persigny, ambassadeur à Londres, une dépêche où il abordait directement la question dont les chancelleries se préoccupaient :

« Existe-t-il véritablement, disait la dépêche, un rapport entre notre position à l'égard des Alpes et notre situation sur le Rhin ? Sans doute, les traités de 1815 avaient constitué au nord un état de choses non sans ressemblance et sans lien avec celui qui subsiste encore aujourd'hui du côté des Alpes. Le royaume des Pays-Bas avait été créé dans une pensée conforme à celle d'où dérive la délimitation territoriale de la Sardaigne. Comme la Sardaigne, il avait la garde de positions qui lui permettaient de livrer les approches et les entrées de notre territoire à des armées étrangères.

« Après une durée de quinze années, les arrangements ont été profondément modifiés avec le concours des grandes puissances elles-mêmes. La Belgique s'est formée, et sa neutralité, reconnue par l'Europe, couvre depuis lors toute la partie de notre frontière qui se trouvait précisément la plus exposée et pour laquelle la France pouvait nourrir de légitimes inquiétudes.

« En un mot, ce que les traités de 1815 présentaient de menaçant pour nous dans le Nord, n'est plus qu'un (page 87) souvenir relégué dans l'histoire par la conférence de Londres. Nous n'avons plus de ce côté aucune espèce de garantie à réclamer, et notre système de défense, appuyé sur nos places fortes les plus importantes. nous met entièrement à l'abri des dangers analogues à ceux avec lesquels nous aurions plus que jamais à compter sur un autre point, si le Piémont, dans ses proporti6ns nouvelles, restait en possession de territoires qui donnent accès au cœur même de l'Empire. Sur le Rhin, le péril a disparu, tandis qu'il s'est accru dans les Alpes.

« Ainsi, les situations que l'on essaye d'assimiler n'offrent aucune ressemblance, et les considérations si puissantes qui nous obligent à réclamer l'annexion de la Savoie, sont sans aucune application possible l'état de choses dans l'est et dans le nord de la France. Cette combinaison complétera celle que l'Europe elle-même a adoptée, en effaçant la dernière trace de stipulations manifestement conçues dans un esprit de défiance et d'agression à notre égard. et loin d'y trouver un motif d'inquiétude, l'Allemagne n'aura lieu d'y voir qu'une nouvelle condition de stabilité et de durée pour la paix... » (Note de bas de page : Elle ne figure pas dans les documents diplomatiques relatifs à l’annexion de la Savoie que publia le gouvernement français (Livre Jaune, 1860, pp. 35 à 77) mais elle part dans la Gazette de Darmstadt, et fut aussitôt reproduite dans les journaux belges, notamment dans l’Indépendance du 3 avril.)

Cette dépêche fut communiquée au baron de Vrière par M. de Montessuy, ministre de France à Bruxelles.

Mais tandis que la diplomatie tenait ce langage positif et rassurant, l'esprit chauvin, que les récents (page 88) événements avaient surexcité, et à qui sans doute de tacites encouragements lâchaient la bride, se donnait libre carrière.

Des tendances annexionnistes, que l'on cherche à justifier par l'histoire, par l'identité de la langue, par des raisons géographiques et politiques, se font jour de toutes parts.

En avril 1860 parait une fantaisie d'Edmond About : la Nouvelle carte d'Europe, où l'auteur met en scène des personnages de nationalités diverses, qui, en de narquoises causeries, agitent les destinées des Etats. On y tourne en dérision les petits peuples, trop heureux de se fondre dans de grandes monarchies. « Qu'on les consulte, s'écrie l'un ; dès que l'opinion publique se serait prononcée, annexez hardiment, arrondissez-vous, prenez du corps. Vous avez le levier et le point d'appui. Le levier, c'est le suffrage universel, le point d'appui, c'est une bonne armée. » Une « belle dame de Londres intervient » etn s'adressant à un « grand capitaine français » , lui dit : « Où donc serait le mal quand vous vous annexeriez la Belgique ? Les Belges sont des Français, un peu plus spirituels que les autres. D'ailleurs, il y a un parti français en Belgique. Les grandes familles des deux pays sont unies par les liens les plus étroits... »

Dans une brochure anonyme, publiée chez Dentu peu avant le traité de Villafranca, et dirigée surtout contre l'Autriche : la Neutralité belge et les crises européennes, la situation de la Belgique était représentée comme anormale et dangereuse. On y lisait : « Si la Belgique croyait devoir renoncer à sa neutralité par suite des événements qui pourraient se produire en Europe, il est évident qu'elle ne pourrait le faire qu'en faveur de la France, à moins d'oublier ses intérêts les plus immédiats, soit moraux, soit matériels. »

Déjà en 1853, un livre, signé Le Masson et intitulé (page 89) les Limites de la France, avait, à l'aurore du régime impérial, marqué le but auquel, selon le vœu de ses adorateurs, ses destinées historiques devaient le conduire.

La France devait s'étendre jusqu'au Rhin et reprendre la Belgique. Ainsi elle reconstituerait son unité géographique, morale et politique. « C'est pour occuper la région qui lui est assignée par la nature et en atteindre les limites que depuis plus de huit siècles la nation française a soutenu tant de luttes, et la même cause lui mettra toujours l'occasion les armes à la main. » Les fautes de Louis-Philippe ont permis à la Belgique de se créer une nationalité qui devient un obstacle chaque jour plus grand à l'extension du territoire français du coté où il est le plus resserré et le plus faible. » « La possession de la Belgique est indispensable pour que la France ne soit pas exposée à une attaque contre la frontière du nord. » « La Belgique n'est pas à même de faire respecter sa neutralité ; elle ne regrettera pas une nationalité factice et toute nouvelle qui ne doit son existence qu'à la jalousie de l'Europe contre la France. La France attend du régime impérial une politique extérieure ferme et digne, et, si la fortune le sert, une augmentation de force et de puissance, un accroissement de territoire, jusqu'à ses limites naturelles. »

Le thème des frontières naturelles, exécuté en sourdine par un obscur publiciste en 1853 et qu'avaient bientôt couvert la rumeur des événements d'Orient, l'hymne triomphal du congrès de Paris, les préludes de la guerre d'Italie, est entonné avec ensemble, après les victoires de 1859, et devient chanson à la mode.

Le mot et l'idée sont repris par le Siècle, qui, en mai 1860, dénonce le péril dont l'Europe est menacée ; il le découvre dans « les maudits traités de 1815 ». Le seul moyen de le conjurer, c'est d'accorder à la (page 90) France ses frontières naturelles. La violence, la conquête ne sont pas nécessaires. On a trouvé des procédés « plus moraux et plus sûrs. » C’est la « rectification des frontières », ratifiée par le « consentement populaire. » Ce qui a si bien réussi au sud peut se répéter ailleurs.

Le Moniteur universel s'interposa.

Le 31 mai il publia un désaveu qui dégageait la responsabilité dit gouvernement impérial :

« Le gouvernement croit devoir protester contre les suppositions de tout genre, les accusations malveillantes ou les interprétations irréfléchies auxquelles a donné lieu, depuis quelques semaines, la question de l'annexion de la Savoie et de l'arrondissement de Nice à la France. C'est à la suite d'une guerre heureuse et d'événements qui ont considérablement accru son territoire que le roi de Sardaigne, sur la juste demande de l'Empereur, et consultant d'ailleurs l'intérêt de provinces séparées du reste de ses Etats par les plus hautes montagnes de l'Europe, a consenti à signer le traité qui va les réunir la France après le vote solennel des populations. Quoi de plus franc, de plus régulier, de plus légitime ?

« Cependant, sous l'influence de passions hostiles ou d'amitiés imprudentes, les uns se livrent des insinuations, les autres à des appréciations qui tendent à attribuer au gouvernement français le dessein de provoquer ou de laisser naître des complications en Europe pour y chercher l'occasion de nouveaux agrandissements. C’est une pensée toute contraire qui l’anime.

« Le gouvernement, nous le proclamons hautement, déplore ces manœuvres destinées à propager journellement les impressions les moins exactes sur ses véritables intentions. L'Empereur fait tous ses efforts pour rétablir en Europe la confiance ébranlée. Son (page 91) unique désir est de vivre en paix avec les souverains ses alliés et de mettre tous ses soins à développer activement les ressources de la France. »

Cependant en Belgique l'amour-propre s'éveille : on écoute avec colère tous ces airs de bravoure, chargés d'insolence et de dédain. Un livre d'une plume vigoureuse, d'une forte texture, la Belgique et ou la frontière du Rhin, œuvre d'un professeur éminent de l'Université de Liége, M. Trasenster, oppose une puissante argumentation historique et politique à la théorie des limites naturelles qui n'a d'autre raison que la « force brutale » et prédit à la France les pires désastres si elle voulait, contre toute justice, attenter à la liberté de ses voisins. La presse fait appel à l'opinion. L'Echo du Parlement retrace les souvenirs de l'occupation française pendant la Révolution et sous le premier Empire (8, 10, 14, 16, 18 juin). Louis Defré répond aux annexionnistes dans une série de brochures intitulées : la Belgique indépendante. On annonce la fondation d'une société patriotique dite des « Ruwaerts » dont le programme, signé notamment par Barthélémy Dumortier, caractérise ainsi « le devoir des bons citoyens :

« Signaler à temps au pays les dangers dont il est menacé ; stimuler le patriotisme des masses ; ramener par la persuasion les citoyens qui ne croient pas au succès d'une lutte nationale ; flétrir énergiquement ceux qui représentent leur pays comme prêt à se courber sous le joug étranger ; enfin, dénoncer à la vindicte publique les agents qui essayeraient de faire parmi nous une propagande antinationale. »

D'autres incidents vont accentuer le mouvement.

La Chambre avait abordé le 22 mai la discussion d'un projet de loi abolissant les octrois. L'entreprise (page 92) était d'une belle conception. D'une part, on supprimait les douanes intérieures qui enfermaient les villes et, pesant sur les denrées, entravaient les échanges et alourdissaient le prix de la vie. D'autre part, on trouvait le moyen de compenser la perte infligée aux finances des cités affranchies. par la constitution d'un fonds communal qu'alimenteraient dans une proportion déterminée les recettes des postes et une partie du produit des accises, dont le taux était augmenté, sur les vins, les eaux-de-vie, le vinaigre, la bière, les sucres.

Ce fonds devait être distribué aux communes au prorata des impôts directs, foncier, personnel et patentes, payés par leurs habitants.

La combinaison financière était calculée de manière telle que les caisses municipales seraient totalement indemnisées et que, dans l'ensemble, les contribuables bénéficieraient d'un dégrèvement de près de deux millions.

La réforme était de la main de Frère-Orban.

Très décriée par l'opposition, qui presque tout entière la repoussa au vote. elle fut soutenue cependant par un souffle de popularité. Elle est devenue l'un des traits les plus remarquables de notre régime économique.

Bien que maintes fois, dans la suite, des cabinets catholiques aient remanié l'organisation du fonds communal, nul n'a songé soit à le supprimer, soit à rétablir les impôts communaux de consommation. L'abolition des octrois a puissamment aidé au développement de nos grandes cités et à la prospérité générale. C’est une des grandes œuvres de la carrière de Frère-Orban. (Note de bas de page : « Elle constitue reconnaît l’abbé BALAU, historien catholique, un des plus beaux titres de gloire du ministre éminent dont nous répudions le doctrinarisme arrogant et sectaire sans méconnaître l’incontestable supériorité de son génie » Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique.)

(page 93) Au cours du débat, certains industriels, atteints par les mesures fiscales proposées, firent entendre une protestation dont les tendances et les termes soulevèrent une vive indignation. Les fabricants de sucre adressèrent au Roi une pétition (28 mai 1860) dans laquelle ils donnaient en exemple à la Belgique le régime français, la politique « savante et réfléchie » du gouvernement impérial. Ils se demandaient « quelle garantie de sécurité resterait encore aux industries nationales », s'effrayaient de l'effet que les « mesures violentes » proposées par le ministre des finances produiraient sur les masses. Ils invoquaient à l'appui de leurs griefs des déclarations qu'avait faites, dix-sept ans auparavant, alors que l'industrie sucrière française traversait une crise semblable à celle dont ils se sentaient menacés, « un prisonnier à qui le sort réservait de grandes destinées et qui se consacrait à la défense du travail national. » Enfin la pétition renfermait cette phrase, que le brutal égoïsme des affaires ne pouvait excuser : « Dans un pays comme le nôtre, Votre Majesté ne l'ignore pas, les questions matérielles sont des questions vitales pour le pouvoir aussi bien que pour la nation. L'esprit politique des masses n'est pas formé et à ses aspirations vers la liberté viennent se mêler des préoccupations d'un ordre inférieur qui l'emportent souvent sur l'opinion raisonnée des citoyens les plus éclairés. Lorsque ces préoccupations prennent un corps, lorsque les fautes du pouvoir se font sentir pour le travailleur dans sa vie de chaque jour, la question d'industrie ou de commerce devient une question politique d'autant plus dangereuse que (page 94) le pouvoir est plus résolu à ne pas revenir de ses erreurs. On entend alors poser froidement des questi0ns qui, la veille, eussent provoqué l'indignation générale ; et, pour fuir un malaise qu'il eût été facile de prévenir, on s'inocule un mal irrémédiable. »

Rien n'est plus impitoyable qu'un intérêt particulier lésé. Et trop souvent, dans l'histoire économique, on a vu les représentants d'une industrie confondre avec le bien général le souci de leurs bénéfices individuels. Il est fort possible que les signataires de la pétition n'aient pas mesuré la portée de leur langage. Toujours est-il qu'il offrait une pâture facile aux contempteurs de la nationalité belge.

Des feuilles françaises s'empressèrent d'en tirer parti, au profit de la campagne annexionniste.

A la Chambre, Henri de Brouckere le blâma en termes sévères et Charles Rogier, s'expliquant sur les modifications que l'on demandait au gouvernement d'apporter au projet de loi sur les octrois, repoussa celles que paraîtraient inspirer « certaines pétitions qui font monter le rouge au front de tous les Belges » (séances des 31 mai et 2 juin 1860).

La presse condamna à son tour l'attitude antipatriotique des pétitionnaires et les commentaires, les polémiques qui s'en suivirent entretinrent l'émotion naissante.

Celle-ci monta au paroxysme à la suite d'une agression nouvelle venant d'un journal international publié à Genève, et dont les idées directrices étaient de source parisienne, l'Esperance, qu'on disait soutenue financièrement par un prince de la maison Bonaparte.

Le 14 juin, sous le titre La Belgique, parut dans cet organe un article qui fut reproduit à Bruxelles et (page 95) où le programme de l'annexion était développé avec un cynisme et une impudence dont jusque-là on n'avait pas eu d'exemple. On y lisait ce qui suit :

« Les autorités belges font en ce moment beaucoup de bruit à propos des projets qu'elles supposent au gouvernement français. L'Empereur, pourtant, ne les a pas menacées. Il a protesté de ses sentiments pacifiques. Mais c'est le peu de foi qu'elles ont dans les destinées de leur prétendue nationalité qui les trouble à ce point.

« Cet édifice diplomatique est si frêle, que le moindre coup de vent semble devoir suffire pour l'abattre. Et c'est ce qui a produit une telle effervescence dans les régions officielles de Belgique, quand on a vu les premières paroles sympathiques prononcées par des industriels en faveur de la France. L'idée d'annexion a été traitée presque de crime de lèse-majesté nationale, de crime envers la patrie.

« Nous n'avons pas à examiner actuellement la question d'opportunité d'une telle annexion. Elle n'est pas à l'ordre du jour, et nous pourrions même désirer qu'elle ne fût soulevée que quand la France pourrait offrir aux provinces-sœurs de partager avec elle une plus grande somme de liberté. Mais il ne dépend que peu aujourd'hui des hommes de poser les questions. Une grande force mystérieuse nous pousse ; essayons du moins de ne laisser s'accréditer aucune idée fausse, pour l'heure de la solution il n'y ait que la solution la plus juste en soi, en même temps que la plus utile à la France qui ait chance de triompher. Nous ne disons donc point : il faut annexer de suite les provinces belges, leur permettre du moins de faire retour à la mère-patrie ; nous disons seulement que le jour où cette réunion se réalisera sera un bonheur également pour les Français et pour les Belges. Nous (page 96) ajouterons que cette réunion est dans le vœu général même des habitants, et c'est ce qu'on verra un jour ; et par conséquent plus vite les vœux intimes des populations pourront être satisfaits, mieux cela vaudra.

« Aujourd'hui, ce que nous tenons à établir, c'est combien les autorités belges ont tort de parler de la nationalité belge ; car la Belgique manque de tout ce qui constitue une nation : la langue propre, le caractère propre, une personnalité propre en un mot. La Belgique n'a rien de tout cela. Elle ne fait jamais d'autres lois que la France ; ses lois sont une contrefaçon de nos lois... La Belgique n'est elle-même qu'une contrefaçon de nation.

« En 1831, les Belges ont voulu se donner à nous. En 1848, il s'en fallut peu. La Belgique incline à la France. Avec un peu plus de confiance d'un côté et d'audace de l'autre, l'union désirée serait vite accomplie. Les Flamands, dit-on, le désirent surtout, parce qu'ils souffrent quelquefois des fonctionnaires wallons qu'on leur envoie : ils trouvent que les autorités wallonnes font la part trop belle aux employés wallons. Unis la France, ils se disent qu'ils trouveraient plus d'équité et que la grande patrie leur ferait à eux aussi, une part.

« On loue beaucoup l'habileté du roi Léopold mais c'est une habileté toute humaine et sans vue du lendemain. Il a un point d'appui à Londres par sa parenté avec la Reine d'Angleterre. Il en a cherché un à Vienne par le mariage de son fils aîné avec une archiduchesse d'Autriche. Il voudrait bien, par le second, en trouver un à Pétersbourg. Il convoite même, dit-on, un petit trône pour lui à Bucharest, mais toutes ces habiletés humaines tourneront à sa confusion. Il croit étendre ainsi les racines de sa dynastie, il ne fait que la déraciner, car de plus en plus il apparaît ce (page 97) qu'il est, une sentinelle de la Sainte-Alliance contre la France.

« Et la France ne se sentira relevée de Waterloo que quand Waterloo sera redevenu français, et qu'au lieu du lion de la défaite l'aigle vainqueur planera sur le mont Saint-Jean. »

La coupe débordait. Une clameur d'indignation s'éleva. La session annuelle des conseils provinciaux allait s'ouvrir. Au conseil provincial d'Anvers se produisit, le 3 juillet, une initiative heureuse aussitôt acclamée et qui fut le signal d'un élan unanime d'enthousiasme patriotique. M. Haghe s'écria que le moment était venu pour tous les grands corps de l'Etat d'attester, dans une manifestation digne d'une nation libre, l'indomptable attachement du pays aux institutions de 1830. « Tous les jours, dit-il, on nous insulte, on nous provoque, on prêche ouvertement et audacieusement la doctrine insolente des frontières naturelles ! » L'insouciance serait criminelle. « Qui donc peut s'imaginer que par l'indifférence et la lâcheté une nation puisse sauver son indépendance ?... Il faut parler, c'est un devoir sacré. Il faut parler fièrement. Il faut que la nation belge vienne dire par l'organe de ses mandataires légaux : je veux rester indépendante, je tiens à mes institutions et à mes libertés. Je proteste contre tout changement de dynastie, je proteste contre toute idée d'annexion. »

Tous les conseils provinciaux décidèrent de s'associer la manifestation proposée. Le Parlement fut entraîné dans le courant.

M. Orts, président de la Chambre, invita celle-ci à présenter une adresse au Roi. « Des attaques aussi insensées que coupables, dit-il, ont déterminé les conseils provinciaux à manifester plus énergiquement que jamais les sentiments qui attachent le pays au Roi et à l'indépendance nationale. Ces sentiments qu'à (page 98) l'étranger tout honnête homme respecte sont, en Belgique, inaltérables et unanimes » (17 juillet 1860).

L'adresse. écrite par Paul Devaux, dans un style d'une mâle éloquence, renfermait cette phrase :

« Si un jour, Sire, tout ce qui existe de droits et de devoirs entre les gouvernements comme entre les peuples pouvait être méconnu, si votre couronne, nos libertés, la sainte indépendance de la patrie devaient être menacées, la Belgique, à l'appel de son Roi, saurait défendre ces trésors nationaux comme un peuple libre et vertueux défend ce qu'il a de plus sacré. »

Le texte fut adopté aux cris de : Vive le Roi ! (18 juillet 1860). Le Sénat suivit l'exemple de la Chambre. M. d'Anethan rédigea l'adresse de la haute assemblée (20 juillet 1860).

Le 21 juillet était l'anniversaire de l'avènement de Léopold Ier. Ce fut la date choisie pour la remise solennelle des adresses des Chambres et des conseils provinciaux. La loi abolissant les octrois devait entrer en vigueur le même jour.

Tout concourut à l'éclat des démonstrations populaires. On célébra en même temps l'idée de patrie, la dynastie belge, les institutions nationales, et la réforme démocratique qui faisait tomber autour des villes les barrières du fisc. A Bruxelles on alla gaiement briser les grilles de l'octroi. Après une revue des troupes, une foule immense se massa devant le Palais et appela au balcon la famille royale, au milieu de laquelle se montra la duchesse de Brabant, en toilette tricolore. Sur une invitation d'Adolphe Roussel, publiée par l'Etoile belge. toutes les boutonnières, tous les corsages s'étaient fleuris d'une rosette aux couleurs nationales. (page 99) Le soir, les conseillers provinciaux, au nombre de 537, offrirent un banquet au Roi.

Recevant la députation de la Chambre, venue pour lui porter l'adresse, le Roi répondit à Ssn président, M. Orts, que « les nations ne meurent que par le suicide et qu'à voir le spectacle donné par la population, il était manifeste que le suicide la tentait peu. » Ces paroles caractérisaient la journée.

La manifestation du 21 juillet 1860 tirait de la situation internationale, des paroles prononcées, de l'élan général du peuple et de la bourgeoisie, la signification d'un acte politique. C'était un geste de protestation, une expression de volonté consciente et passionnée.

La province ne montra pas un zèle moins ardent que la capitale. Le 8 juillet, le Roi avait reçu à Gand un accueil enthousiaste. Il alla quelques jours après Namur et à Charleroi et y fut l'objet des plus chaleureuses démonstrations.

Les témoignages de patriotisme se multiplièrent dans le pays.

Ce fut, dit un spectateur qui a écrit l'histoire de ce temps, une époque d'effusion générale (L ? HYMANS, Histoire populaire du règne de Léoold Ier, pp. 356-357).

Une tendance nouvelle s'y dessine. A mesure qu'on s'éloigne de la France, on se rapproche de la Hollande.

Rogier avait, quelques mois auparavant, fait voter la suppression d'une formalité blessante qui accompagnait la prestation de serment des conseillers provinciaux et communaux : le rappel du décret excluant les Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique. De légiste, il se fit poète. Il versifiait à ses heures. Il (page 100) composa, sur le thème de la Brabançonne, des couplets où se lisaient ces vers :

Belges, Bataves, plus de guerres,

Les peuples libres sont amis.

Ce mouvement de réconciliation se développa. et quelques années après, sous l'influence des mêmes causes, conduisit à la recherche d'une union douanière. Nous aurons plus loin l'occasion d'y revenir en détail (chapitre VI).

Les fêtes patriotiques de juillet 1860, observées avec intérêt du dehors, y produisirent une sérieuse impression. Le Times en fit ressortir le caractère et l'importance, appuyant particulièrement sur le texte de l'adresse de la Chambre et sur le fait qu'un homme d'Etat aussi expérimenté que le Roi avait consenti à la recevoir. Le grand organe anglais y voyait la preuve que, dans l'opinion de ceux qui se trouvaient le mieux à même d'apprécier la situation, le moment était venu de prendre officiellement acte des desseins de la France et de placer le pays sous la protection de l'Europe (23 juillet 1860. Le Times avait envoyé à Bruxelles un correspondant, qui consacra plusieurs lettres à la description des fêtes et de l’état d’esprit qu’elles révélèrent.)

IV. Le traité de commerce avec la France (1861) – L’affranchissement de l’Escaut (1863)

(page 101) Tandis que l'opinion belge s'insurgeait avec une si vibrante spontanéité contre les prétentions du chauvinisme français, les relations diplomatiques des deux gouvernements conservaient leur ton de protocolaire courtoisie.

Ils se préparaient à régler, dans un esprit de réciproque bienveillance, les relations commerciales de la France et de la Belgique.

Trois mois après les manifestations patriotiques du 21 juillet, le ministre des affaires étrangères de l'Empire. M. Thouvenel. disait à Firmin Rogier : « En Belgique sans doute, personne ne croit plus à des projets d'annexion de la France. Au surplus, faisons bientôt entre nous un bon traité de commerce, et les conditions que, je l'espère, nous pourrons vous accorder, vous seront assez encourageantes pour qu'on ne garde plus chez vous aucune méfiance contre nos vues ambitieuses et nos idées de réunion. N'êtes-vous donc pas dans votre neutralité notre meilleur bouclier pour nos frontières du Nord ?... » (Lettre de Firmin Rogier au baron de Vrière, 10 novembre 1860. DISCAILLES, op. cit., p. 613).

Un événement économique considérable s'était accompli au début de l'année. L'Empereur, séduit par (page 102) les idées de Cobden, s'était décidé à entrer dans le sillage de la politique anglaise du libre-échange (voir notre tome premier, p. 359 et supra, p. 19).

Le 23 janvier 1860 avait été conclu entre la Grande-Bretagne et l'Empire un traité commercial qui mettait fin au régime prohibitif dans lequel la France s'était jusque-là retranchée ; il allait établir entre les deux Etats un trafic intense, affranchi des étroites entraves douanières imposées par le système protectionniste.

En Belgique, le cabinet de 1857 poursuivait l'œuvre de libération économique commencée par le cabinet de 1847. La loi du 5 février 1857 avait réduit un simple droit de balance les charges qui pesaient sur le bétail et les céréales. La loi du 18 décembre 1857 avait fait tomber les derniers vestiges de la muraille des droits différentiels. La liberté du transit, décrétée le 1er mai 1858, avait complété ces réformes.

Le moment était venu d'aller plus loin et de fixer le caractère libéral de notre régime douanier, par une refonte de nos tarifs.

Une enquête terminée en 1859 allait servir de base un projet définitif lorsque le traité franco-anglais avait ouvert des perspectives nouvelles. « Au lieu. dit Van de Weyer, d'opérer la réforme économique par mesure législative, le gouvernement résolut de la réaliser par une entente diplomatique qui procurerait au pays des compensations immédiates. »

Les négociations menées à Paris par M. Liedts et par Firmin Rogier, dirigées de Bruxelles nominalement par M. de Vrière, en fait par Frère-Orban, aboutirent au traité du mai 1861 , qui appelait la Belgique à participer aux faveurs accordées par la France aux produits britanniques et lui promettait la jouissance (page 103) des avantages quelconques que l'Empire attribuerait aux puissances avec lesquelles il était en pourparlers, en vue de fixer le régime de son commerce international.

Sans pouvoir établir les résultats financiers du traité, le gouvernement estimait que les changements qu'il apportait aux tarifs belges seraient largement compensés par la levée des prohibitions et la réduction des droits à l'entrée de nos produits sur le marché français. Il prévoyait que la réforme des tarifs de l'Empire ne resterait pas un fait isolé, que l'Europe suivrait, que les concessions conventionnelles finiraient par devenir le droit commun et il pouvait proclamer avec ferté que la Belgique n'avait pas attendu jusqu'à ce jour pour entrer dans les voies du libéralisme économique (doc. parl. Chambre, 1860-1861, 2 mai 1861, n°135).

On se rappelle les prédictions sinistres, les cris de détresse suscités par les traités de 1852 que Frère-Orban avait négociés avec l'Angleterre et les Pays-Bas, les résistances des intérêts privés à la politique de liberté commerciale esquissée dans le programme du cabinet libéral de 1847, les luttes affrontées pour le dégrèvement des céréales et la démolition graduelle du système réactionnaire et archaïque des droits différentiels.

La cause maintenant était gagnée. Les préjugés semblaient vaincus. La discussion parlementaire du traité de 1861 demeura presque exclusivement technique. Frère put se borner à donner des explications sur des questions d'ordre politique et se dispenser des efforts oratoires qu'il avait dû prodiguer pendant son premier ministère, dans les débuts de sa campagne en faveur du principe de la liberté commerciale.

(page 104) Autour du traité avec la France, vinrent bientôt se grouper tout un cycle de conventions établies dans le même esprit, sur des bases analogues. Ce fut l'œuvre de deux ans. En 1865 les tarifs conventionnels arrêtés dans ces divers traités furent décrétés d'application générale (loi du 14 août 1865).

Ainsi le régime commercial belge était définitivement rivé aux principes du libre échange. L'évolution, depuis les droits différentiels de 1844, était complète. Commencée sous le premier ministère libéral, elle s'achevait sous le second. On ne saurait détacher de son histoire le nom de Frère-Orban.

Les résultats furent immédiats et éclatants (voir tome premier, p. 391).

La production belge, aiguillonnée par la concurrence, fit face à toutes les rivalités. « Le recul est impossible, l'immobilité périlleuse », disait l'exposé des motifs du traité de 1861. Nos industriels, nos négociants le comprirent. Les facultés de la nation se déployèrent magnifiquement. C’est le début d'une ère de croissance économique qui n'a guère connu d'interruptions et qui n'est pas close.

Vers la même époque, la Belgique, libérée du poids des octrois à l'intérieur et des tarifs protectionnistes à ses frontières, voyait disparaître les péages que les Pays-Bas percevaient, en vertu du traité du 19 avril 1839, sur la navigation de l'Escaut.

La Belgique avait, dès l'origine, dans l'intérêt de son port, assumé la restitution aux navires venant d'Anvers ou s'y rendant, des taxes dont le fisc hollandais les grevait. Cette charge qui, par suite des développements du trafic, avait atteint le chiffre de prés de 2 millions par an, fut capitalisée et le prix du rachat (page 105) fixé à 36 millions, dont le payement incomberait pour un tiers au Trésor belge, et pour les deux autres tiers aux Etats maritimes.

Une convention du 12 mai 1863 avec les Pays-Bas qui déclaraient renoncer jamais aux péages établis sur la navigation du fleuve et le traité général du 16 juillet suivant consacrèrent cet accord, dont les bienfaits furent complétés par l'abolition des droits de tonnage et la réduction des droits de pilotage.

La solution de ce vaste problème économique et international avait été préparée par l'insertion, dans les conventions conclues avec la plupart des Etats maritimes, d'une clause qui réservait la Belgique le droit de s'exonérer du remboursement à l'égard des navires de ces Etats le jour où elle cesserait de l'effectuer au profit de ses propres vaisseaux.

Le plan de la combinaison datait de dix ans déjà et était dû à un brillant fonctionnaire des affaires étrangères, Lambermont, devenu dans l'intervalle secrétaire général du département, et qui devait conserver ce haut poste, avec honneur et éclat, jusqu'à sa mort, en 1905.

Vilain XIIII avait, pendant son passage au gouvernement, secondé les idées de son agent. M. de Vrière à son tour l'avait suivi et, en 1858, avait adressé aux grandes chancelleries un mémoire de Lambermont résumant les origines de la question et les éléments de la solution. Les négociations, parfois difficiles, notamment avec l'Angleterre et la Hollande, avaient absorbé encore plusieurs années.

Le Roi, si écouté en Europe, Charles Rogier à Bruxelles, Van de Weyer à Londres, s'employèrent au succès de cette belle campagne diplomatique qui valut Là ambermont des lettres de noblesse et la gloire. (Note de bas de page : Il faut créé baron en 1863. Une souscription nationale a été ouverte pour élever un monument à sa mémoire.)

(page 106) Le rachat du péage sur la navigation de notre grande artère maritime fut baptisé « l'affranchissement de l'Escaut. » Un monument le symbolise à Anvers. Il servit les intérêts du commerce mondial et ouvrit au port belge, devenu l'un des premiers de l'Europe, d'immenses perspectives de richesse et d'expansion. Il suscita un vif élan de reconnaissance. Des milieux politiques et de la région des affaires les félicitations affluèrent. (Note de bas de page : Un député catholique d’Anvers, M. De Laet, seul, se laissa un jour entraîner au dénigrement, sous l’empire de l’esprit de parti. Il représenta l’affranchissement de l’Escaut comme une simple opération financière (séance du 8 janvier 1864.)

L'affranchissement de l'Escaut parachève et illustre la politique d'émancipation économique du gouvernement libéral de 1857.

Les traités qui le décrètent fortifient la position internationale de la Belgique et, en supprimant une cause de gêne et de vexation dans nos rapports avec la Hollande, dissipent le dernier nuage qu'avait laissé derrière elle la tourmente de 1830.

V. La politique de Bismarck – Craintes d’une entente franco-prussienne – Campagne intérieure contre le cabinet libéral – La mort de Léopold Ier

(page 107) En 1862, Bismarck reçoit du Roi Guillaume la direction de la politique prussienne.

L'idée d'une grande Germanie agite les cerveaux allemands. Bismarck la porte en lui et, avec elle, étroitement associée, l'idée d'une mission historique de la Prusse qui n'est pas encore accomplie.

Il les réalise toutes deux par le génie de la diplomatie et de la guerre.

Quand il prend le pouvoir, il voit la confédération ébranlée. Les souverains décident de se réunir pour délibérer sur les mesures de restauration et d'appropriation que réclame l'édifice chancelant. Il empêche son maître de les rejoindre et leur suggère la création d'un Parlement représentant le peuple allemand. Il ne le fait ni par amour du régime parlementaire, qu'il dédaigne, ni par respect de la souveraineté des foules, qu'il méprise, mais afin d'opposer l'Autriche, aux rois et aux principicules une force nationale et unitaire. « Ce n'est pas par des discours ou des décisions de majorité que les grandes questions du temps seront décidées, mais par le fer et par le sang . »

L'Empereur Napoléon, qui voit s'évanouir maintes illusions et dont les forces militaires s'usent dans la stérile expédition mexicaine, croit le moment venu (page 108) d'intervenir et adresse aux souverains une lettre écrite en style de Majesté d'ancien régime, pour les inviter à s'assembler à Paris dans un congrès qui « réglerait le présent et assurerait l'avenir. » Il rêve de présider un aréopage de rois, où, sous son inspiration, se déciderait le sort des nations.

Mais l'Angleterre et l'Autriche refusent et l'évolution allemande se poursuit.

La mort du Roi Frédéric VII ouvre la succession de la couronne de Danemark et des Duchés de Schleswig et de Holstein. L'Europe a solennellement réglé, par le traité de Londres, en 1852, l'héritage de ces souverainetés et garanti l'intégrité du Danemark. Mais Bismarck ne s'y arrête point. Il déchire les traités et l'Europe laisse faire. Il veut les duchés pour la Prusse. Il les fait prendre par l'armée fédérale ; puis réclame pour son Roi le Schleswig et l'obtient par la convention de Gastein, du 14 août 1865.

C'est le second acte ; le troisième sera la guerre contre l'Autriche. Dès ce moment, elle est décidée ; l'épilogue sera la proclamation de Guillaume de Prusse Empereur d'Allemagne, dans la salle des Glaces du château de Versailles.

(page 109) La convention de Gastein ne rencontra pas l'approbation du gouvernement français ; le ministre des affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, le fit savoir à ses agents diplomatiques dans une circulaire du 29 août, où il marquait nettement son sentiment. « Sur quel principe repose donc la combinaison austro-prussienne ? Nous regrettons de n'y trouver d'autre fondement que la force... C'est là une pratique dont l'Europe actuelle était déshabituée... La violence et la conquête pervertissent la notion du droit et la conscience des peuples » (Voir le texte complet dans l’Annuaire des Deux Mondes, 1864-1865, p. 972).

Cette belle protestation épistolaire devait rester sans effet. Bien plus, elle fut suivie d'un rapprochement de la France et de la Prusse. D'amicales explications s'échangent entre Bismarck et le chargé d'affaires de l'Empire Berlin, M. Lefebvre de Behaine, qui remplaçait l'ambassadeur absent, M. Benedetti. Et au début de l'automne. Bismarck part pour la France. Il va trouver Napoléon III à Biarritz.

Est-ce une alliance qui se prépare ou une duperie ? Chacun dira-t-il ce qu'il veut ou, de part et d'autre, cherchera-t-on se tromper ? De la rencontre de l'homme d'Etat réaliste de Prusse et de l'Empereur utopiste et affaibli, quelle combinaison subtile ou brutale verra-t-on sortir ? Si une entente se tisse entre les deux puissances, qui donc en devra supporter les frais ? Quel prix la France demandera-t-elle pour la neutralité, pour la bienveillance dont la Prusse a besoin au moment où elle s'apprête à jouer contre l'Autriche la partie décisive ?

Ces questions se posèrent, non sans angoisse, aux politiques du temps. Elles étaient pour la Belgique (page 110) d'une importance sans égale. On y redoutait les entreprises napoléoniennes. Combien plus grave serait le péril si elles devaient trouver ailleurs tolérance ou complicité ! On se mit craindre les pactes secrets et l'accord des grands au préjudice des petits.

Pendant que ces événements se déroulent, les rapports des gouvernements français et belge ne trahissent ni malveillance d'un côté, ni méfiance de l'autre. Le traité de commerce de 1861, les négociations qui amenèrent la France à adhérer au traité de l'Escaut les rendent au contraire plus aimables et plus étroits.

Cependant, si l'explosion patriotique de juillet 1860 avait un instant ralenti le zèle des annexionnistes, la thèse des « frontières naturelles » ne fut pas abandonnée. Des journaux, des brochures continuèrent de l'exposer, de la justifier, de la vanter. Et l'on vit bientôt apparaître l'idée d'une transaction territoriale au nord-est, qui donnerait également satisfaction aux aspirations allemandes et françaises. (Citons notamment une brochure intitulée : Le Rhin et la Vistule, une brochure du duc de Rovigo, des archives de la France, de l’Opinion nationale, de la Patrie, de la Presse).

A la suite des visites échangées par Napoléon et le Roi Guillaume à Bade et Compiègne, des bruits de marchandage avaient couru. L'opinion chez nous restait en éveil.

En septembre 1862, un article outrageant de Proudhon, qui, établi à Bruxelles, collaborait à l’Office de publicité, suscitait des orages ; il invitait l'Empereur à prendre le Rhin, le Luxembourg, la Belgique, la Hollande... « Osez, Sire, disait-il, et cette France teutonique, antique patrimoine de Charlemagne, est à vous... La Belgique vous attend. Il faut le croire ; là comme chez nous et plus encore que chez nous, le peuple jeûne et rêve, la bourgeoisie (page 111) digère et ronfle ; la jeunesse fume et fait l'amour, le militaire s'ennuie, l'opinion reste vide et la vie politique s'éteint... »

Ce fut un grand scandale. La presse fulmina. Joseph Boniface , - c'était le pseudonyme littéraire de Louis Defré. député libéral de Bruxelles, - riposta par un écrit indigné. (Note de bas de page : La brochure de Defré est intitulée :La Belgique calomniée. En novembre, Defré publia une seconde réponse à Proudhon, qui venait de faire paraître la Fédération et l’unité en Italie, renfermant de nouvelles attaques contre la Belgique.) La foule s'ameuta sous les fenêtres du proscrit ingrat qui avait trouvé sur le sol belge l'hospitalité, la sécurité, la sympathie, et brisa les vitres de sa demeure. Quelques jours plus tard, l'occasion des fêtes nationales, des acclamations enthousiastes saluèrent le Roi.

En 1864 un livre parut qui systématisait la politique des limites naturelles. Intitulé les Frontiêres de la France, il fut couronné par l'Académie et eut deux éditions. L'auteur, M. Lavallée, passait en revue les modifications du territoire français depuis les origines et dénonçait les faiblesses de l'œuvre du congrès de Vienne et le discrédit au milieu duquel elle s'écroulait. Il montrait la Savoie piémontaise, la Belgique et les provinces rhénanes regrettant leur séparation d'avec la France. Il appréciait sévèrement la création d'une Belgique indépendante. Pour lui, en 1830, la majorité du Congrès national, d'accord avec l'opinion publique, « penchait pour que la Belgique rentrât dans l'unité française », mais l'Angleterre s'y était opposée. Le Roi des Belges, soumis aux influences britanniques, n'était « qu'une sorte de préfet anglais. » Le camp retranché d'Anvers pouvait redevenir une « citadelle de la coalition. » Quant la neutralité belge, elle est « chimérique et impossible. » Malgré tout, la France (page 112) recouvrera sa frontière du nord. Ses limites naturelles sont « le gage de la paix du monde. » (Note de bas de page : La seconde édition du livre parut en 1866. L’Echo du Parlement publia le 1er août 1866 une réfutation des thèses politiques et historiques de M. Lavallée, signée Th. Juste.)

« Ce beau livre, ditla Patrie, sera un jour l'arme de notre diplomatie. » Il réveilla l'ardeur des officieux et les convoitises du chauvinisme français.

Celles-ci trouvèrent un stimulant, l'année suivante, dans une publication belge, émanant d'un homme d'Etat respecté, l'un des chefs du parti catholique, M. Adolphe Dechamps, qui venait de jouer un rôle considérable dans la crise parlementaire de 1864, d'où le cabinet libéral, d'abord gravement compromis, était sorti vainqueur.

Dechamps, embrassant à la fois la situation internationale et l'état politique du pays, tenait notre indépendance pour menacée par les conflits de l'Allemagne et les ambitions de la France. Il signalait l'éventualité d'un marché qui entraînerait le fractionnement du territoire ; une part irait à la France, tandis que, pour apaiser l'Angleterre, on rendrait Anvers à la Hollande. La Belgique, pour se défendre, ne devait compter que sur elle-même. Elle ne pourrait remplir ce devoir que par l'union de toutes les forces nationales et ne la trouverait que dans une politique transactionnelle. La politique du gouvernement libéral, au contraire, excitait les passions et accentuait les divisions du pays. C’était à l'égard des catholiques une politique d'oppression et de provocation. Elle affaiblissait la nationalité belge et la mettait en péril. La Belgique ne resterait incontestée au dehors que si elle était bien gouvernée au dedans. Son indépendance ne serait compromise que par l'exagération des luttes intérieures. (Note de bas de page : La thèse de Dechamps est développée dans un article de la Revue générale (janvier 1865) intitulé La Situation politique de la Belgique, puis dans deux brochures consacrées spécialement à l’examen de la situation extérieure du pays : La France et l’Allemagne, avant Gastien, après Gastein.)

(page 113) Cette publication était tout au moins un acte irréfléchi. Les écrits de Dechamps devaient être exploités à l'étranger, et ils le furent. La presse catholique y trouva un thème d'opposition et en tira bénéfice.

La tactique fut de représenter l'exercice du pouvoir par les libéraux comme une cause d'irritation et de débilité. Ce n'est pas la première fois qu'on y avait recours. On en avait vu d'autres exemples en 1852 (voir notre tome premier, pp. 403 et suivantes). L'esprit de parti y pouvait trouver son compte ; la faute était grave cependant, dans les conjonctures ambiantes. Les inquiétudes qu'exprimait Dechamps, au sujet des complications possibles de la politique européenne, remplissaient beaucoup d'esprits. Mais il est des préoccupations que la dignité et la prudence commandent de taire. Et fussent-elles fondées, il ne faut point que jamais elles soient retournées contre le pays et que les partis s'en fassent des arguments de polémique.

La presse libérale attaqua Dechamps avec violence. L'Echo du Parlement s'appliqua dans une série d'articles à réfuter sa thèse. On l'accusa d'avoir donné l'éveil aux appétits de l'étranger, de faire douter de la solidité de la nationalité belge.

Un polémiste anonyme, que l’on dit être Brialmont, écrivit, en guise de réponse, les Réflexions d'un soldat sur les dangers qui menacent la Belgique, et lança cette apostrophe à l'adversaire : « C'est le pays que vous avez frappé, en fournissant des armes aux ennemis de son indépendance. Les articles de la presse française ont dû vous éclairer. On y discute depuis plusieurs jours la question de l'annexion de la Belgique, et c'est vous, Monsieur, vous, ministre d'Etat du Roi des (page 114) Belges, ancien ministre des affaires étrangères, ancien député, actuellement candidat ministre et l'un des chefs du parti catholique, qui leur avez fourni le thème de ces articles déplorables ! »

A la Chambre, qui reprenait ses travaux et où M. Jacobs interpellait le gouvernement sur la nomination de M. Bara au département de la justice, les critiques ne furent pas moins vives. Un député libéral, qui occupait une haute position au barreau, au Parlement et dans l'estime publique, dont la parole toujours mesurée était d'une correction classique et d'une courtoise modération, Hubert Dolez, reprocha à Dechamps d'avoir commis l'action la plus déplorable qu'un homme politique eût accomplie depuis 1830. Vilain XIIII lui trouva cette excuse de n'avoir révélé que des « secrets de polichinelle » et Frère Orban répliqua : « Je n'admets pas qu'il y ait du patriotisme à prendre prétexte des secrets de polichinelle pour dénoncer à l'étranger les désaccords qui existent entre nous comme pouvant être jamais, pour l'un ou l'autre parti, une raison de manquer à son devoir, si quelque danger extérieur menaçait le pays » (séances des 23 et 25 novembre 1865).

Pendant ces polémiques dc presse et de tribune, le Roi doucement se mourait. Il régnait depuis trente-cinq ans. Il avait été l'un des plus actifs ouvriers des premiers travaux de l'indépendance nationale. Il s'était identifié avec la Belgique, l'avait guidée travers de difficiles épreuves, gardien attentif de ses droits et de sa neutralité, ajoutant au prestige que donnait au pays sa libérale Constitution, celui d'une royauté sage, vigilante et impartiale. Il était entouré de respect par les cours et les chancelleries. Ses avis y étaient souvent demandés et écoutés. La publication de sa correspondance avec la Reine Victoria atteste le rôle qu'il a joué longtemps dans les grandes affaires européennes.

(page 115) La première transmission des pouvoirs royaux était pour la Belgique une solennelle échéance. Depuis plusieurs années le duc dc Brabant était associé à la vie politique et économique du pays. Sans qu'on pût prédire alors les grandes facultés qu'il devait déployer sur le trône, on avait confiance en l'avenir. On ne redoutait pas de complications intérieures, ni agitation républicaine, ni menées annexionnistes.

Le gouvernement fut bientôt rassuré au sujet des dispositions du gouvernement impérial, Il apprit que Lord Cowley, l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, avait vu l'Empereur et l'avait entretenu de la succession belge. L'Empereur ne doutait pas que la transmission du pouvoir s'effectuerait paisiblement. Il avait parlé en termes flatteurs des qualités du duc de Brabant, et vanté l'admirable administration du Roi Léopold qui avait réussi établir un vrai sentiment de nationalité en Belgique.

L'ambassadeur estimait que jamais il n'y avait eu dans l'esprit de Napoléon moins de désir d'annexion que dans le moment actuel, On sut d'autre part que telle était également l'opinion du chef du Foreign Office, Lord Clarendon : une manifestation générale de l'opinion en Belgique en faveur de l'annexion pourrait seule provoquer une action de la France (papiers de Frère-Orban).

Cet acte de suicide national n'était pas craindre. Le recueillement devant la mort de Léopold Ier, survenue le 10 décembre, fut profond, l'enthousiasme unanime et vibrant à l'entrée de Léopold Il dans la capitale. venant, à cheval, du château de Laeken, au milieu de la garde civique qui formait la haie et brandissait les shakos au bout des baïonnettes.

Le discours inaugural du jeune Roi, devant les Chambres réunies pour recevoir le serment de fidélité (page 116) à la Constitution, fut écouté avec émotion et salué par d'ardentes acclamations.

Dit avec fermeté et noblesse, il a laissé à tous ceux qui l'ont entendu et ont assisté aux démonstrations de l'assemblée, un souvenir profond.

« Premier Roi des Belges à qui la Belgique ait donné le jour » , Léopold II promit à son pays un « Roi Belge de cœur et d'âme. » « Dans ma pensée, dit-il, l'avenir de la Belgique s'est toujours confondu avec le mien et toujours je l'ai considéré avec cette confiance qu'inspire le droit d'une nation libre, honnête et courageuse, qui veut son indépendance, qui a su la conquérir et s'en montrer digne, qui saura la garder. »

Le pacte entre la dynastie et la nation fut renouvelé dans ces journées émouvantes.

Il constituait et n'a pas cessé d'être pour le pays la plus puissante des garanties.