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Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Préface

(page I) Ce volume embrasse les quarante-cinq première années de la vie de Frère-Orban. Dix seulement s’écoulèrent au Parlement, et cinq au pouvoir. Ce n'est qu'un fragment d'une carrière politique de plus d'un demi-siècle. J'ai été amené par diverses raisons à lui donner de larges développements.

Bien avant que Frère ne reçût l'investiture officielle de chef du gouvernement, son rôle dans les ministères où il siégea fut considérable, parfois prépondérant. Il ne se confina jamais dans les cloisons du département dont il avait la charge. Son activité réclamait un théâtre plus vaste et débordait sur toutes les questions de politique générale. Je n'ai donc pu l'isoler du courant des idées et des événements auquel, dès sa première accession au pouvoir, il se mêla si étroitement, l'orientant souvent, précipitant ou retenant sa marche.

La jeunesse de Frère, d'autre part, correspond à celle du libéralisme en Belgique. L'homme et le parti ont en quelque sorte grandi ensemble, sont en même temps arrivé à maturité. On n'a pas encore écrit l'histoire définitive du mouvement libéral en Belgique. (page II) Peut-être aurai-je contribué à l'érection du monument en apportant quelques matériaux à pied d'œuvre.

Enfin nulle phase de l'existence de Frère-Orban n'offre plus d'intérêt, n'est plus remplie et plus variée d'aspects que cette brève période de 1847 à 1852 pendant laquelle, s'essayant au pouvoir, il s'élève d'un bond de l'apprentissage à la maîtrise. Il a trente-cinq ans quand il est appelé au gouvernement, quarante ans seulement quand il le quitte. Il est l'âge où l'on donne puissamment tout ce que l'on a de plus personnel et de plus spontané. Tous les traits de son caractère se dessinent ; tous les reliefs des doctrines qu'il gardera dans la suite s'accusent en vive lumière. L'expérience déjà venue ne pèse pas encore d'un poids suffisant pour dominer la nature. Elle la dirige sans l'énerver.

Le jeune ministre aborde tous les problèmes politiques, financiers, économiques, les questions de principes et les questions d'affaires. Sa fécondité d'imagination, l'abondance et la diversité de ses initiatives. la puissance d'expansion, qui, dans une lutte ininterrompue, se dégage de cette forte nature, merveilleusement douée pour l'action et la discussion, commandent l'admiration à ceux-là même qu'une antipathie d'idées ou de tempérament éloigne de l'homme et de ses doctrines.

Frère devance souvent son époque, alarmant les uns, déconcertant les autres. Dans le domaine économique, il atteint d'emblée des solutions devant lesquelles l'opinion moyenne recule ; tels, son plan d'organisation du crédit foncier qui, adopté par la Chambre, ne sortit point du Sénat où le retinrent et l'étouffèrent les préjuge conservateurs de la grande richesse terrienne, et le projet d'impôt sur les (page III) successions en ligne directe, dont il dut, après une défense passionnée, subir la mutilation.

Il se révèle constructeur et réformateur. Il fonde la banque Nationale, avec une science si sûre de l'architecture financière que l'édifice est encore debout et intact. Il prépare les éléments dont il fera plus tard la Caisse d'épargne. Il rétablit l'équilibre budgétaire, entame la réforme postale, remanie l’impôt. L'Angleterre vient de briser les entraves du protectionnisme. Bravant les préventions, il se lance à sa suite, bouleverse l'arsenal des droits différentiels, rejette l'échelle mobile des céréales. négocie des traités internationaux qui conduisent à la liberté commerciale.

Cet immense labeur tient en cinq années. de 1847 1852. Ce sont les premières de sa carrière gouvernementale. On n'y découvre ni tâtonnements. ni gaucherie, ni dissonance de l'acte et de la pensée, ni défaillance de la volonté.

La politique économique de Frère-Orban est, dans cette première phase, généreuse, hardie, d'esprit nettement démocratique.

Elle est dictée par « l'intérêt du grand nombre ». Déjà Rogier avait ainsi défini sa propre politique. Frère arrive au ministère des finances, au lendemain de la crise sociale de 1848. Il a senti passer le souffle des révolutions. Il perçoit ce qu'il y a de misères an fond des mouvements populaires les plus irréfléchis, les plus déréglés. Il y voit « une aspiration immense des classes souffrantes vers une situation meilleure. » (page IV) Il n'est porté par la raison, par son tempérament, ni aux expédients empiriques. ni aux réglementations qui risquent d'affaiblir le ressort des énergies personnelles. Il est individualiste dans les moelles. Mais il a une haute conception du devoir social, de l'intérêt collectif, de l’office de l'Etat. Il l'exprime fortement, à maintes reprises, en phrases solennelles qui font tressaillir l'instinct conservateur. Les classes moyennes qui gouvernent ont des exemples à donner : « la lumière vient d'en haut » - et des sacrifices faire. Le temps des privilèges est passé. « L'heure est venue - et toute la politique est là - de s'occuper constamment, ardemment, avec cœur et âme du sort des classes laborieuses. » Frère prononce un jour le mot de « solidarité » , qui n'a pas encore retenti dans le milieu parlementaire et au son duquel les esprits timorés s'effarent.

Il rejette avec dédain les formules du socialisme phraseur de l'époque ; il recherche les moyens positifs, pratiques de stimuler la production, le commerce, les affaires, d'alléger les charges qui pèsent sur l'existence ouvrière, de mettre à la porte de l'individu les instruments nécessaires pour la conservation, l'épanouissement et la mise en valeur de sa personnalité. Il fait décréter de grands travaux publics pour procurer des salaires ; il s'applique à dégrever le petit contribuable ; il décharge les artisans de la patente dans cent quarante-huit professions ; il tente de réformer la contribution personnelle, de manière à exempter de l'impôt quatre cent mille maisons ; il propose de supprimer la taxe des foyers, mais il échoue ; ayant besoin de ressources, il se détourne de l'impôt indirect ; il frappe les sociétés anonymes, augmente les impôts successoraux ; il cherche à (page V) atteindre les successions en ligne directe, il ne réussit qu'à demi. Les résistances conservatrices sont le plus fortes. Sa politique commerciale, inspirée de l'intérêt de la masse, tend à l’abaissement du coût de la vie et au dégrèvement de l'alimentation populaire.

Il n'hésite pas à recourir l'action du pouvoir, partout où elle est nécessaire pour coordonner ou susciter les forces individuelles. Dans le domaine du crédit et de la prévoyance, pour l'organisation de l'escompte et de l'émission, pour celle du crédit commercial et du crédit foncier, pour la constitution, embryonnaire encore, des retraites ouvrières, il l'engage sans arrière-pensée ni timidité. Mais les établissements publics qu'il fonde ou projette de fonder ne sont pas des établissements d'Etat, tirant leurs capitaux du Trésor et soumis à l'arbitraire gouvernemental. Il leur donne une vie propre et indépendante ; ce sont des institutions mixtes où l'intérêt public et l’intérêt privé se combinent ; l'Etat facilite, contrôle, garantit, fait appel à l'initiative des particuliers, la stimule la fois et se fait aider par elle. Ainsi l'on organise et l'on discipline la liberté. sans la livrer aux caprices du pouvoir politique. C'était de l'interventionnisme très mesuré sans doute, et bien tiède côté de l'interventionnisme d'aujourd'hui, base de contrainte légale, mais neuf alors, courageux, téméraire même et subversif au yeux de beaucoup.

Assurément, dans la poursuite de cette tâche, Frère-Orban n'est pas seul. Rogier est ses côtés. Et la gauche compte une pléiade, telle qu'on n'en vit plus, de talents et de caractères. Mais il est l'avant- garde ; le plan d'ensemble qui donne à cette politique une âme. et comme une philosophie, est de lui. (page VI) y revient sans cesse, rapproche ses actes, ses projets les uns des autres, prend soin de serrer les liens gui les rattachent, en font un tout. Les exposés des motifs, qui précèdent ses grandes propositions de lois, sont de sa main. Les textes sont passés au creuset. Quand il les porte devant la Chambre, ils sont à l'épreuve des amendements. Il les protège jalousement, les conduit intacts jusqu'au vote, à travers les fondrières de la discussion. Il sait cependant transiger, quelque intraitable qu'il paraisse, et se plier aux nécessités supérieures. Mais il ne cède qu'après avoir lutté jusqu'au bout. Et la lutte est quotidienne.

Le parti catholique contemple avec terreur les conceptions économiques de Frère-Orban, les combat presque toutes, parfois même avec une aveugle animosité. On l'accuse de préparer la ruine de la propriété, de la famille. de la nation. On lui reproche de tout vouloir réglementer, de mêler l’Etat à tous les actes de la vie privée, de le faire apparaître, sous l'uniforme des agents du fisc, jusqu'au chevet des morts. On l'appelle socialiste, voire communiste. Ce sont les épithètes courantes dont le criblent ses adversaires de droite. On marque d'infamie la main qui a signé les traités de 1851, préface de la liberté commerciale. Un grand seigneur protectionniste proclame qu'elle a signé la « déchéance du pays ». A ceux qui seraient tentés dé dédaigner les premières œuvres du libéralisme, la constance et la véhémence des oppositions dont elles eurent à triompher permettront de saisir leur exacte proportion. Toute politique porte son millésime et sa valeur ne découvre que dans son rapport avec les idées. les préjugés, les institutions et l'état social du temps.

(page VII) Il s'en faut que les initiatives de Frère-Orban aient rencontré dans les rangs de son propre parti une assistance compacte et résolue. La gauche le suivait pas tout entière et de plein cœur. Souvent il dut traîner derrière lui le poids de de son inertie. Dans cette période, agitée plus que toute autre par les disputes du dedans et les périls du dehors, il fut un novateur ; et certes, dans la suite, ses facultés réformatrices se déployèrent en de vastes entreprises. mais jamais elles n’accumulèrent plus de matériaux en moins de temps et ne se dépensèrent avec plus d'ingéniosité, de vigueur et d'originalité.

Le parti libéral et Frère-Orban sont pour ainsi dire contemporains. L'organisation du libéralisme en parti distinct, unifié, autonome fut une œuvre longue, difficile, semée d'écueils, secouée par les discordes. Il naquit au milieu des divisions. Celles des commencements ne furent pas les moins aigues ni les moins douloureuses qu'il ait traversées. Chaque fois qu'une raison supérieure les fit taire, le libéralisme triompha ; il fut vaincu chaque fois qu'elles ressuscitèrent par suite d'usure. de faiblesse ou de passion. Frère apparaît dans l'arène au moment où l'union comme une nécessité de vie. Il entre au conseil communal de Liége en 1840 ; c'est l'année où pour la première foi. un ministère libérai homogène tente l’expérience du gouvernement. Il rédige le programme du congrès de 1846. Avec la première majorité purement libérale, il pénètre en 1847 à la Chambre et de là monte au pouvoir.

On sort à peine du régime des ministères mixtes, où s'était prolongée, sans sincérité et comme force traditionnelle, l'union de 1830. Les majorités (page VIII) parlementaires étaient sans frontières précises. Dans les Chambres, la classification des opinions était difficile. A l'exception de quelques individualités de nuance éclatante, la plupart y échappaient. Des éléments fluctuants reliaient les groupes associés autrefois dans l'œuvre révolutionnaire. On craignait de trancher ces liens usés, auxquels l'habitude et les convenances conservaient seules une apparente solidité. On hésitait à arborer des titres francs. de clairs drapeaux. Le mot « anticlérical » n'est pas en usage. On répugne à s'appeler catholique ou libéral ; en 1846 l'épithète de « libéraux-catholiques » apparait dans des polémiques de presse. Le libéralisme a peine à se dégager ; il se cherche, sans parvenir à se reconnaître. Paul Devaux, par ses articles de la Revue nationale, fut des premiers à lui donner conscience de sa propre personnalité. Stimulée par l'avènement du « ministère des six Malou » - anachronisme ou défi, selon le mot célèbre de De Decker - elle s'affirme en paroles au congrès de 1846, en actes dès la constitution du cabinet de 1847. Les partis dès lors se classent. Les camps se délimitent. Et le combat régulier s'engage.

Le ministère de 1847 annonce une « politique nouvelle. » La politique nouvelle. c'est la politique libérale. Très vite, Frère-Orban la personnifie aux yeux de tous. Il en établit les fondements théoriques, en fixe les principes, qu'il retrempe aux sources de l'histoire. Il l'institue doctrine.

La liberté individuelle est à la base. C’est la grande conquête de 1789. L'individu est sacré. fût-il seul contre tous. La liberté de conscience est le droit primordial. Les libertés civiles et politiques en sont l'incarnation, la garantie, les instruments de (page IX) réalisation et de défense. Moralement. « c'est par la liberté que la vérité se manifeste. » Socialement, la liberté est la condition de l'ordre et du progrès. Elle impose à l'Etat, dont la plus haute mission est de la protéger, la laïcité. la neutralité. La puissance publique ne peut ni subir la tutelle d'une Eglise ni servir les doctrines ou les intérêts d'un culte. « L'Etat est laïc. » C'est la formule inaugurale du cabinet de 1847. L'enseignement de l'Etat sera laïc. comme l'administration de la bienfaisance. C'est la garantie de tous. La liberté religieuse dans tous les domaines, charité, enseignement, association. sera respectée. Mais nulle part la liberté ne conduira au privilège. Le prêtre, admis à enseigner librement son culte jusque dans l'école publique, sera exclu de sa direction, que l'autorité civile retiendra intégralement pour elle. Les congrégations sont libres, mais n'usurperont pas la personnification juridique que la loi seule peut octroyer dans l'intérêt général ; la charité est libre, mais la liberté du donateur n'impliquera pas la faculté de substituer à l'administration publique séculière des administrations indépendantes. affranchies du droit commun. Le clergé restera libre. mais écarté des affaires temporelles. L'indépendance du pouvoir civil est la clef de voûte du système.

Frère est donc, dés l'origine, selon l'épithète habituelle aujourd'hui, inusitée il y a cinquante ans, anticlérical. Il n'est pas antireligieux.

Adversaire irréductible des conceptions théocratiques, de leur principe qu'il abhorre, de leurs applications partielles que le parti catholique tente d'instaurer sur le terrain de la charité et de l'enseignement, il n'est ni athée ni matérialiste. Il le (page X) Il a sa philosophie personnelle, intime. Il n'en fait pas étalage ; il ne la dissimule pas. Il est spiritualiste et déiste, et l'affirme. Il reconnaît l'universalité du phénomène religieux ; il ne dénigre ni ne blasphème. Mais il est rebelle à tout dogme. Il déteste par instinct, par raison, toute croyance imposée, obligatoire. Il dresse contre « l'esprit d'autorité » qui fait la force du parti catholique, « l'esprit d'indépendance et de libre examen » qui fait la puissance, et la faiblesse aussi du libéralisme. Il appelle, il souhaite la controverse, la concurrence religieuse. Rien n'élève l'âme plus haut. Il sent la grandeur des problèmes de la destinée et de l'au-delà, mais il les écarte de la discussion parlementaire, de l'arène des partis. La politique a pour but de régler les intérêts, les rapports des citoyens, de garantir leurs droits : elle ignore leurs croyances. Elle doit tendre à leur assurer, sans distinguer entre eux d'après la naissance ou le baptême, une égale liberté, la même protection. Là s'étend son domaine. Dans ce domaine, le pouvoir civil est souverain.

Frère expose, déduit, commente, amplifie ces principes, chaque fois qu'il en a l'occasion, dans la discussion de la loi sur l'enseignement moyen, dans la discussion de la convention d'Anvers, dans les débats sur la liberté scientifique des professeurs et sur la charité. Il ne les a point conçus d'une pièce et pour les besoins d'une cause. Ce sont les mêmes qu'il a défendus, dans sa jeunesse. au conseil communal de Liége, devant les tribunaux. Ce sont les fruits de sa conscience, les conclusions réfléchies d'une longue incubation cérébrale. C’est lui-même tout entier.

On imagine difficilement l'émotion, la stupeur, la (page XI) colère du parti catholique devant l'impérieuse affirmation de ces doctrines La passion qui s'exhale dans les luttes oratoires de 1847 à 1857 montre à quel point elles remuèrent l'opinion. La bataille des partis fut rarement plus impétueuse et plus mouvementée qu'en 1852 et en 1857. Il faut se reporter aux épisodes de cette guerre sans trêve pour se rendre compte dé l'énergie, du talent, de la puissance de conviction et de prosélytisme qu'il fallut pour implanter le libéralisme en Belgique.

La vie publique est intense ; les débats parlementaires attirent et enflamment la jeunesse. Aux grands jours, les tribunes de la Chambre sont bondées. Les livres, les brochures. les journaux, entretiennent la fièvre. On se bat pour des idées. Frère-Orban est au plein de la mêlée ; nul n'interprète la pensée libérale avec plus d'audace et de fierté ; son verbe altier la frappe en formules médullaires. Il en dégage une synthèse et un idéal. C'est lui surtout que cherche l'adversaire, sur lui que se concentrent les haines. Il incarne aux yeux de la droite ce qu'elle appelle alors avec effroi le « libéralisme exclusif ». On tente de le détacher des siens, de soustraire Rogier à son inquiétante influence. Dans l'affaire de la convention d'Anvers, son intransigeance le sépare de la majorité de ses collègues. Les conciliants le tiennent pour trop « avancé » et le rangent à « l'extrême gauche ». Mais il les entraîne, les contraint à le suivre. Dans les débats de l'affaire Brasseur. il démasque la politique ultramontaine, qui s'esquisse dans la presse dévote, dans les mandements des évêques, et la fait (page XII) désavouer par De Decker, mettant ainsi en opposition le ministère catholique et l'épiscopat. En 1857, enfin. c'est lui qui mène l'assaut, à lui que la victoire est due.

Frère rencontra, dans ces joutes, de brillants adversaires. et au premier rang Malou, Dechamps, De Decker, Dumortier. Nos Annales Parlementaires de 1847 à 1857 sont riches en pages brillantes. Sans doute le ton de l'époque diffère du nôtre. L'éloquence a plus d'apprêts et de faste. Mais elle vibre, émeut, tonne ; elle a de la noblesse et de la flamme. La Belgique ne compta jamais au Parlement plus d'orateurs et d'hommes d'Etat. Et quand, en 1848, l'orage révolutionnaire gronda aux frontières, elle donna tout entière - Souverain, ministres, Chambres, presse, opinion - un spectacle de sagesse, de sang-froid et de concorde nationale qui lui valut l'estime et l'admiration de l'Europe. Frère eut, au milieu de cette crise, sa part de responsabilités et d'honneur. Dans la défense de ses projets d'emprunts et de crédits militaires, il sut, par des accents virils, secouer l'apathie des esprits flasques pour qui tout effort est une peine et tout sacrifice prodigalité. Il avait le sens du gouvernement, de ses devoirs, de sa dignité.

C'est assez dire pour faire comprendre l'intérêt qu'offre l’histoire de l'époque à laquelle ce volume est consacré. Un second le suivra, qui. je l'espère, ne tardera pas trop.


Pour remplir la tâche dont j'ai assumé le fardeau, j'ai disposé de documents variés et abondants. Quand Frère-Orban mourut, son fils Georges, conseiller à la cour de Liège, n'eut d'autre souci que de ressusciter, par le miracle du souvenir, la figure vénérée à l'ombre de laquelle il avait vécu. Il (page XIII) reconstitua chez lui, avec un soin pieux et touchant, le cabinet de travail de son père. Il semblait que celui-ci n'eût qu'à paraître : ses meubles préférés, son fauteuil, sa plume, tout l'attendait. M. Georges Frère s’occupa ensuite de classer méthodiquement les volumineux papiers paternels. Il me les confia et m'autorisa à en faire usage. Frère-Orban entretint de 1840 à 1858 correspondance familière et fréquente avec deux de ses amis de Liége : Delfosse, qui l'avait désigné au choix de Rogier, lors de la constitution du cabinet de 1847, et M. Fléchet, commissaire d'arrondissement, puis magistrat. A leur décès, ses lettres lui furent restituées. Je leur ai fait de larges emprunts. Plusieurs renseignent utilement sur l'état des esprits, éclairent maints incidents politiques et permettent d’entrevoir, par de soudaines échappes, la nature intime, le caractère de l'homme.

Frère-Orban a laissé de nombreux manuscrits, notes, esquisses de discours ou d'articles. et, parmi eux, un assez volumineux travail commencé après la chute du cabinet de 1878 et resté à l'état d'ébauche. C'est l'Introduction inachevée d'une histoire des partis en Belgique depuis 1847, qui nous eût apporté sans doute d'instructifs témoignages.

J'y ai puisé des éléments utiles et j'en ai détaché des fragments qu'on trouvera intégralement, en appendice, à la suite du chapitre III (Cet appendice n’est pas repris dans la présente versions numérisée). Ils aident à déterminer le point de départ de nos luttes politiques et en reconstituer les premières phases. Quelque abondante que soit cette moisson, elle n'égale ni en richesse ni en valeur l'œuvre oratoire du parlementaire. J'ai cru ne pouvoir mieux servir la mémoire de Frère-Orban et les désirs du lecteur qu'en insérant ici, dans le (page XIV) cadre qui leur est propre, les pages les plus expressives d'une éloquence qui, tour à tour didactique ou tribunitienne, dramatique ou solennelle, échauffée par l'ardeur du combat ou par la flamme des convictions, a conservé son éclat, sa trempe, sa force persuasive. La vigueur du style a préservé maints de ces fragments des atteintes du temps.

Un concours posthume m'a été précieux. J'ai pu mettre à profit les matériaux qu'avait commencé de réunir M. Emile Banning, pour écrire la biographie de Frère Orban, destinée à l'Annuaire de l'Académie royale de Belgique M. Banning avait, dans les deux dernières années de Ss vie studieuse, revu soigneusement quelques-unes des questions que Frère a marquées de son empreinte. Mais ses notes, incomplètes. de rédaction sommaire et inachevée, étaient impropres la publication. Son fils, qui donnait de grandes espérances et qu'une maladie cruelle a emporté à la fleur de l'âge, me les a remises. J'y ai cueilli de pénétrantes appréciations que je me suis attaché à reproduire dans leur forme originale, où cela était possible. J'ai pu même insérer au chapitre XI un résumé du livre de Frère-Orban sur la Main-morte et la Charité, dû entièrement à la plume de l'éminent écrivain.

Je salue ici, avec émotion et respect, la mémoire de cet honnête homme, grand citoyen, serviteur modeste du pays, qui fut toujours à la peine, rarement à l'honneur. et qui n'a pas été remplacé.

(page XV) Je dois des remerciements à un collaborateur discret et fidèle, M. Jules Garsou. docteur en philosophie et lettre et professeur à la section d'Athénée de Saint-Gilles. très versé dans notre histoire politique et parlementaire ; il s'est livré pour moi à de patientes et fructueuses recherches, et y a fait preuve d'autant de tact que de sagacité.

Je remercie enfin M. le chevalier de Thier, président honoraire à la cour d'appel de Liége, qui, témoin d'une grande partie de la carrière de Frère-Orban et familiarisé avec tous les détails de l'histoire de sa ville natale, m'a aidé de son érudition et de sa mémoire.

Ai-je été impartial ? Je l’espère. Je crois au moins avoir été véridique ; j'ai tâché de ne point déformer les faits ni les physionomies. Mais j'écrivais l'histoire de mon parti, celle de l’homme illustre qui pendant un demi-siècle porta sa fortune et prêta à ses doctrines le prestige d'une noble éloquence et d'une grande âme. Tout jeune, je l’approchai quand il était au faîte. J'ai goûté sa bienveillance. Je l'ai vu, aux heures mélancoliques et fières du déclin, jeter ses derniers rayons. Comment ne point m'en souvenir, en racontant sa vie ?

Paul Hymans.

Liblin (Bohême), 8 septembre 1905.