(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)
(page 504) Le ministère Henri de Brouckere, de nuance libérale et d'esprit transactionnel, qui succéda au cabinet du 12 août 1847, eut une laborieuse et courte carrière. « Ce n'était pas une politique mixte que l'on inaugurait, dit un de nos historiens, mais une sorte de trêve, une politique expectante : on était disposé à toute conciliation raisonnable, prêt à céder la place à toute administration qui pourrait s'appuyer sur une majorité solide et compacte. Son œuvre fut, à l'extérieur et à l'intérieur, une suite de transactions toutes honorables, mais destinées pour la plupart à être corrigées dans l'avenir par l'un ou l'autre des deux grands partis constitutionnels » (Louis HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold Ier).
Après trois années d'expériences difficiles, le ministère, fatigué des réserves prudentes et de l'énervant jeu de bascule, auxquels le condamnaient les méfiances de la gauche et les impatiences de la droite, profita d'une occasion inattendue pour disparaitre. La suppression, par un vote de la Chambre et contrairement son avis, du grade d'élève universitaire, créé par la loi de 1849 sur l’enseignement supérieur, lui fournit une raison de retraite.
Un ministère de droite le remplaça. M. De Decker prit la direction des affaires ; le vicomte Vilain XII reçut le portefeuille des affaires étrangères, M. Alphonse Nothomb, celui de la justice. L'opinion publique, à ce moment, se détendait dans une torpeur qui la rendit indifférente à ce changement d'orientation gouvernementale et dont il faut rechercher la cause dans les inquiétudes causées par la gravité des événements du dehors. Les hommes qui arrivaient au pouvoir étaient d'ailleurs de tempérament modéré pour la plupart et de patriotisme éprouvé. (Note de bas de page. C'est Vilain XI III qui prononça le fameux : « Jamais », en réponse à Auguste Orts qui demandait, à la suite du Congrès de Paris de 1856, si le gouvernement consentirait, sur l'invitation des puissances, à proposer quelques changements à la Constitution. Ce mot énergique fut salué d'applaudissements par toute la Chambre et accueilli avec enthousiasme par le pays.) Les tendances unionistes de M. De Decker étaient connues. « Il était, dit un écrivain catholique, l'abbé Balau, d'une orthodoxie douteuse, qui ne laissait pas d'inspirer certaine défiance au point de vue des doctrines religieuses. » (Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique (1890)). On n'avait pas oublié le verdict sévère : anachronisme ou défi, dont il avait, en 1846, frappé le ministère de Theux. Il allait bientôt, dans les débats relatifs à la liberté des professeurs dans les universités de l'Etat, mécontenter la fraction ultramontaine du parti catholique et répudier la politique épiscopale (voir le chapitre précédent, pp. 793 et suivantes).
Ce ministère cependant, dont on n'augurait ni témérité ni provocation, devait déchaîner, par la « loi des couvents » une explosion de colère sans précédents en Belgique et assurer au libéralisme, après une éclatante victoire électorale, le règne le plus long qu'ait connu le premier demi-siècle de notre existence indépendante.
(page 506) Il n'est point de question, qui, plus que celle de la charité, ouvrit de spacieuses et nobles arènes aux moralistes et aux hommes d'Etat, aux philanthropes et aux légistes. Les principes et les intérêts en cause dépassaient le niveau d'une pure controverse économique ou juridique. Le paupérisme et ses remèdes, l’organisation séculière de la bienfaisance publique et le champ d'action de la bienfaisance privée, la liberté testamentaire et le droit de fondation, les prérogatives de la puissance publique et les projections du sentiment religieux dans le domaine de la charité, telle était l'envergure du problème social et moral, qui, après dix ans de débats dans les Chambres, dans la presse et au prétoire, finit, descendant dans la foule, par engendrer une profonde perturbation des esprits.
Le conflit remonte aux premiers temps du cabinet du 12 août 1847. Un arrêté du ministre de la justice, M. de Haussy, donne le signal des hostilités.
Le 7 janvier 1847 décéda le curé, la paroisse du Finistère à Bruxelles. M. Lauwers. Il laissait, par testament mystique, quelques legs peu importants à sa famille et à divers établissements charitables et instituait « comme héritiers universels les pauvres de la paroisse du Finistère pour une moitié, les pauvres des autres paroisses primaires et succursales de Bruxelles pour l'autre moitié » ; il exprimait en outre la volonté que le tout fût mis à la disposition des curés respectifs. » La fortune du défunt se trouva monter à 120,000 francs. Sur la demande du conseil des hospices, et de l'avis conforme de la ville de Bruxelles (page 507) et de la députation permanente. le gouvernement prit, le 30 décembre 1847, un arrêté royal qui partagea la succession dont une moitié fut rendue aux héritiers naturels, de condition peu aisée, autorisa les hospices à accepter l'autre moitié et réputa non écrite la condition de remettre les fonds aux curés pour leur distribution. (Note de bas de page : Pasinomie, 1847, n°927. L'arrêté disait dans un de ses considérants que, par suite de l'organisation communale de la bienfaisance à Bruxelles, l'intention du testateur se trouverait conciliée avec le respect de la loi : les curés, en effet, étaient présidents des comités de charité établis dans leurs communes respectives, et c'est à la disposition de ces comités que serait mis le revenu de la succession.)
Le 20 janvier 1848 la Chambre fut saisie de l'affaire par M. d'Anethan. Un débat juridique se noua entre M. Tielemans et lui. Il s'agissait de déterminer la signification d'une disposition de l’article 84 de la loi communale. Cet article, après avoir conféré au conseil communal la nomination des membres des administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance, ajoutait qu'il n'était pas dérogé aux actes de fondation établissant des administrateurs spéciaux. L'orateur catholique puisait dans ce texte le droit pour le testateur de régler à son gré la gestion des biens légués et de la confier aux mandataires de son choix. Nul obstacle ne s'opposant au libre exercice de la volonté testamentaire, il devenait ainsi loisible aux particuliers de créer, à côté des établissements publics de bienfaisance, des établissements indépendants, perpétuels, administrés en dehors des formes légales.
Cette interprétation bouleversait tout le régime légal de la charité publique. Il datait de la Révolution française. L'une des conquêtes révolutionnaires avait été la sécularisation de la bienfaisance. La législation du 16 vendémiaire et du 7 frimaire an V avait institué des commissions spéciales pour la conservation du (page 508) patrimoine des pauvres. Elle avait subsisté dans la suite. La disposition invoquée de l'article 84 de la loi communale ne la modifiait point. Elle n'avait d'autre portée que de consacrer les dérogations exceptionnelles que lui avaient apportées divers décrets du Consulat et de l'Empire : quelques-unes, à titre particulier et nominatif, en faveur de certains établissements déterminés, d'autres en faveur de deux catégories de fondateurs dont les libéralités étaient antérieures aux lois organiques de la bienfaisance.
L'arrêté du 16 fructidor an XI avait rendu aux fondateurs de lits dans les hospices de Paris la faculté pour eux et leurs héritiers, de désigner les pauvres qui occuperaient ces lits, s'ils se l'étaient expressément réservée dans l'acte de fondation.
Le décret du 31 juillet 1806 avait restitué aux fondateurs qui se l'étaient réservé de même, le droit pour eux et leurs héritiers de concourir à la direction des établissements qu'ils avaient dotés, en se conformant aux lois et règlements qui gouvernent l'administration des pauvres.
Telles étaient les uniques dérogations consenties au système fixé par les lois organiques de la charité publique.
L'article 84 de la loi communale maintenait les administrations spéciales établies par les actes de fondation qui rentraient dans le cadre des exceptions prévues par les décrets de l'an XI et de 1806, mais il n'allait pas au delà. il n'innovait en rien et laissait intacte la législati0n sécularisatrice de la Révolution qui détermine les conditions et les formes de la gestion du bien des pauvres et en exclut les administrateurs particuliers. (Note de bas de page : On mit fin plus tard à l'ambiguïté de la disposition, si discutée, de l'article 84 de la loi communale par une loi décidant que cette disposition ne s'appliquait qu'aux administrateurs spéciaux institués dans les conditions prévues par les décrets du 16 fructidor an XI et du 31 juillet 1806 et réservant au gouvernement des moyens de contrôle et de conservation à l’égard des fondations autorisées dans ces conditions (3 juin 1859).)
(page 509) Tielemans développa cette thèse. C'était un maître ; il n'a pas trouvé d'égal en Belgique dans la science du droit administratif. Son plaidoyer est un type parfait d'argumentation juridique, sobre et nerveuse, ne laissant derrière elle ni vide, ni équivoque (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 584).
Malou distingua. Il admit que l'acceptation du legs fût réservée aux administrations officielles compétentes. Mais il voulait que la distribution le fût aux personnes désignées pour cet office par le testateur. On aurait, par cette combinaison hybride, où s'ingénia son esprit subtil, accordé l'observance du système légal de la bienfaisance publique avec le respect de la volonté testamentaire. Il résumait ainsi les deux doctrines : « Le gouvernement pense que, d'après les lois actuellement existantes, il lui est complètement interdit, en toute hypothèse, de permettre, à d'autres, curés, particuliers, membres de la famille, étrangers, à d'autres qu'aux hospices ou aux bureaux de bienfaisance d'accepter des legs ; en quoi il a raison ; mais il ne veut pas permettre à d'autres et même sous le contrôle de l'autorité publique. de faire la distribution, la remise des sommes provenant de ces legs. Nous, au contraire, nous pensons... que le gouvernement peut, en vertu de l'article 84 de la loi communale, et tout en exigeant les garanties nécessaires pour la conservation du patrimoine des pauvres, permettre que la volonté des fondateurs. lorsqu'ils confient à d'autres mains qu'à celles des hospices le soin de distribuer le fruit de la libéralité, que cette volonté sorte ses effets et soit conciliée ainsi avec les exigences des intérêts publics. »
(page 510) L'intervention de Malou appela Frère-Orban à la tribune. Ce fut son second début parlementaire (22 janvier 1848, Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 593 et 597. Voir supra, chapitre IV, p. 184.)
Frère élargit la discussion et la porte sur le terrain politique. Il découvre dans le système de la droite « une pensée hostile aux institutions qui ont remplacé la législation renversée par un grand mouvement révolutionnaire, la révolution de 1789. » On tente une réaction contre elles en matière d'instruction, de temporel des cultes, de bienfaisance publique. C'est partout le droit de l'autorité civile qui est mis en question. « On ne veut ni plus ni moins que la résurrection de l'ancien régime... » « - Il n'y a plus aujourd'hui d'autres représentants légaux des pauvres que les hospices et les bureaux de bienfaisance… il ne peut pas être permis d'en instituer d'autres sans l'assentiment du pouvoir législatif... » Hors de là, c'est le chaos et l'anarchie. Si l'on veut donner aux testateurs plein pouvoir de fonder à leur guise des établissements perpétuels dont ils régleraient souverainement le sort, qu'on en revienne simplement à la législation du Bas-Empire. Ce serait la charité, sans garantie de durée, de bonne gestion ni de tolérance religieuse.
« Comment s'assurer que les biens donnés aux pauvres ne sont pas divertis de leur destination, employés à d'autres usages que ceux prescrits par le bienfaiteur ? Est-il donc sans exemple que ces biens aient été dilapidés, détournés de leur destination ? Est-il donc sans exemple que les fondations faites au profit des pauvres aient été transformées en bénéfices ? Ai-je besoin, dans une assemblée où l’on a tant parlé de conciles, d’invoquer ces conciles qui ont exclu les religieux de l’administration des hôpitaux parce que les biens des pauvres avaient été trop souvent transformés en bénéfices ? Eh bien, lorsque vous aurez établi une législation telle que celle qui a été indiquée par mes honorables contradicteurs, quel moyen aurez-vous (page 511) d'empêcher de semblables abus, si ce n'est ces actes révolutionnaires qu'il faut éviter, dont il faut prévenir la nécessité ? A une époque plus ou moins éloignée, lorsque vous aurez consacré les abus pendant des siècles, il faudra une autre révolution pour les faire disparaître. »
On invoque la tolérance, ce n’est qu’un prétexte :
« C'est précisément à raison de la liberté des cultes, à raison des principes de tolérance que nous devons faire régner qu'il doit y avoir une bienfaisance publique qui ne peut être exercée que par l'autorité publique, parce que la bienfaisance publique, exercée par l’autorité publique, n'est ni juive, ni protestante, ni catholique, ni anglicane ; elle ne voit qu'une seule chose : les malheureux ; elle donne aux malheureux, par cela seul qu'ils sont malheureux ; et ne leur demande pas : « Allez-vous à la messe, à confesse ? Remplissez-vous tel ou tel devoir religieux ? »
« Voilà ce qu'on doit vouloir lorsqu'on veut la liberté ! Il faut donner aux malheureux, sans aucune espèce de considération tirée de leur croyance, de leur religion ou de la manière dont ils la pratiquent.
« Eh bien, messieurs, lorsque vous aurez introduit le système que nos honorables contradicteurs préconisent, vous verrez, au contraire, les legs faits en faveur de tel ou tel culte, de telle ou telle secte. Oui, on fera, des legs au profil des personnes de telles sectes, de telles croyances, de telles religions ; on fera renaître ce que la liberté des cultes condamne, ce que la tolérance repousse : on parquera les pauvres selon leurs croyances. »
Il ne faut pas confondre la bienfaisance publique avec la charité « qui est un devoir, une vertu privée. » Que l'homme vivant exerce librement la charité. rien de mieux. « La loi serait insensée qui voudrait y porter atteinte. Elle ne peut pas plus régler les inspirations de la conscience que les battements du cœur. Mais du devoir de la charité on ne peut conclure au droit absolu pour tout individu d'imposer à perpétuité à la société une volonté quelconque, de créer des personnes civiles, de faire lui, mort, ce qu'il n'aurait pu faire vivant. » « - C'est par une extension hardie, donnée à la puissance de la volonté, qu'on est arrivé (page 512) au droit de tester ; mais ce droit doit être renfermé dans des limites raisonnables ; il ne peut être exercé que dans l'intérêt social. (Note de bas de page : Malon prit texte de ces paroles pour accuser le système de Frère-Orban de mener « à la deshérence au profit de l'Etat, au communisme, au socialisme. » « - Je n'ai pas parlé, répliqua Frère, d'une extension hardie du droit de propriété, mais d'une extension hardie de la volonté. »)
Le débat, porté ce niveau, planait au-dessus du cas particulier qui en avait été le point de départ. Tous les principes moraux des deux politiques étaient remués. La droite, invitée au combat, s'expliqua par la bouche de M. De Decker. Celui-ci commença par féliciter le jeune ministre des travaux publics d'avoir restitué à la discussion son vrai caractère. La question de légalité concerne les tribunaux. La véritable question pour la Chambre, c'est la question morale, la question sociale. »
Les préoccupations intimes de la droite aussitôt se font jour. Une idée domine la conception catholique du problème : c'est que la charité est d'essence religieuse ; ses inspirations sont sacrées; leur tracer des limites, c'est risquer de tarir les sources les plus fécondes de la bienfaisance. « Prenez garde, s'écrie De Decker, de tuer la poule aux œufs d'or en entravant la charité religieuse. » Régler l'exercice de la charité, c'est blesser la religion. En séculariser l'administration, c'est destituer le clergé de sa plus auguste mission. La formule catholique sera donc : la liberté de la charité. On en fera plus tard sortir les déductions.
En attendant, on se défend de toute pensée de réaction. La Révolution française, louée incidemment par Frère-Orban dans son premier discours, puis glorifiée par lui dans une belle amplification oratoire (nous avons reproduit le morceau au chapitre IV, page 185), recueille jusqu'à l'hommage de De Decker lui-même, (page 513) qui y voit l'application des principes les plus élevés du catholicisme. » « - Tout en rejetant, dit-il, la responsabilité des horreurs au moyen desquelles cette grande transformation s'est accomplie, je reconnais que c'est à elle que nous devons ces grandes institutions, ces principes féconds qui constituent la vie des modernes nations. L'arbre a été planté dans le sang ; regrettons-le, mais acceptons-en généreusement les fruits. » De son côté, Malou fait acte formel d'adhésion « au système des administrations séculières dans la bienfaisance comme dans les autres domaines », et il ajoute : « Là, nous sommes non seulement d'accord en principe, mais j'espère que nous aurons bientôt l'occasion de montrer au pays que nous sommes fidèles à la devise de 1789 et de 1830. » On déclare donc vouloir maintenir loyalement le régime civil et séculier de la bienfaisance publique ; mais autour de lui se tissera un vaste réseau de fondations perpétuelles, d'institutions libres, d'établissements privés, d'origine et de destination religieuse, d'administration ecclésiastique. soustraites aux garanties de la loi, à qui la volonté particulière des testateurs aura donné le souffle de la vie civile, et, prolongée à travers les temps, dictera souverainement leurs conditions d'existence. Vers eux conflueront les legs et les donations. inspirés par la conscience religieuse. La liberté de la charité conduira à la confiscation de la charité. On ne le disait pas, on ne le pensait sans doute point. C'était cependant le point d'aboutissement du système. La « loi des couvents » était dans l'œuf.
Frère ne laissa point passer sans réplique le discousg de M. De Decker. On admettait l'organisation légale de la bienfaisance, où donc alors était la démarcation ? Dans la défiance pour religion et l'hostilité pour le clergé? « Pourquoi, riposte-t-il, mêler à toutes choses le clergé et la religion? » La religion, (page 514) nul ne la menace. Il la respecte; tous ici, la respectent. Et il frappe cette phrase, où se grave sa croyance déiste : « A mon sens, il n'est pas plus facile de comprendre le monde sans Dieu que la société sans religion. » De toutes parts des : très bien ! éclatèrent. C'était l'universelle philosophie du temps.
Mais à côté de l'idée religieuse, l'idée politique reparaît : la religion doit rester étrangère aux affaires temporelles. Que le clergé se confonde avec la société civile, qu'il marche d'accord avec elle, qu'il inspire d'abondantes libéralités au profit des pauvres, qu'il accepte le contact de l'autorité civile, qu'il ne place pas l'autorité civile en suspicion, et tout le monde sera d'accord pour le seconder.
Quant l'aspect juridique de la question, Frère le fixe en termes précis ; il s'agit de savoir : « si l'administration des biens des pauvres doit rester confiée à l'autorité civile, ou si les biens légués aux pauvres pourront être administrés à perpétuité par des administrateurs désignés par les testateurs. Vous ne pouvez, dit-il, admettre ce dernier système ; ce serait donner à la volonté d'un mourant la puissance de créer des personnes civiles ; ce serait reconnaître à tout moribond une sorte de pouvoir législatif. »
Le ministre de la justice n'ajouta que quelques explications à ce discours rapide et puissant, craignant « d'affaiblir l'impression » qu'il venait de produire. Il affirma n'avoir obéi, dans la rédaction de l'arrêté royal du 30 décembre, qu'à des raisons d'équité et de légalité. Les administrateurs désignés par le testateur Lauwers eussent été laïques qu'il eût agi de même. Il repoussa le système batard qui consistait à attribuer le legs aux administrations publiques et en confier la distribution des administrateurs spéciaux.
Une singulière concession de Malou marqua la fin (page 515) du débat. Quittant le champ des principes et passant à l'application, il s'exprima ainsi : « M. le ministre des travaux publics a fort bien démontré que tout fondateur fait beaucoup mieux de léguer aux hospices la fortune qu'il veut donner aux pauvres que d'instituer des administrateurs spéciaux. Je dois avouer qu'après cette démonstration si lumineuse, si je pouvais un jour laisser ma fortune aux pauvres, je n'hésiterais pas à suivre le conseil de M. le ministre des travaux publics. »
C'était reconnaitre doublement la force de l'argumentation de Frère-Orban. Mais où donc était alors la logique du système adverse qu'on persistait à soutenir ?
La droite de cette époque avait le souci visible de ne pas rompre avec les principes de l'ordre constitutionnel et de la société civile moderne. Sans doute était-elle trop rapprochée du Congrès, trop pénétrée de l'esprit de 1830 pour opérer un mouvement de régression que l'opinion publique eût réprouvé.
A l'avènement du cabinet libéral de 1847, il semblait que sur les doctrines essentielles tous fussent d'accord. qu'on ne se séparât que sur l'interprétation et les questions administratives. (Note de bas de page. Voir supra, chap. IV, p. 179. Dans la discussion de l'Adresse (1847-1848), Malou dit notamment, le 17 novembre 1847 : Nous avons juré la Constitution. L'indépendance du pouvoir civil est le premier principe qui s'y trouve écrit ; c'est en quelque sorte la pierre angulaire de l'édifice. ») Mais le fossé s'approfondit peu à peu. En 1852 la note réactionnaire domine la politique catholique. Les partis sont nettement et irréductiblement séparés sur les principes comme sur l'application (voir supra, au chapitre IX, l’analyse de la brochure de M. de Gerlache, Essai sur le mouvement des partis.)
L'arrêté de 1847, contresigné par (page 516) était le prélude d'une jurisprudence administrative nouvelle dont le ministre de la justice développa les règles dans une instruction générale du 10 avril 1849, document très étendu qui ne contient pas moins de huit sections, traitant de toutes les questions soulevées par les dons et legs au profit des établissements publics (Pasinomie, 1849, n°212).
La section III de cette circulaire est relative aux conditions et clauses qui doivent être réputées non écrites, aux termes de l'article 900 du code civil. Elle pose d'abord le principe général. L’autorité, dit-elle, dont le contrôle en matière de libéralités au profit des services publics a spécialement pour but de protéger l'intérêt général, doit écarter comme non écrites les clauses contraires aux lois ou aux règlements organiques de ces services. En effet, le maintien de l'organisation des établissements publics est essentiellement un objet d'ordre social ; chacun d'eux n'est préposé un service déterminé et ses administrateurs légaux ont seuls capacité pour accepter les dons et legs affectés ce service.
Le gouvernement fixe ensuite le sens exact de la disposition de l'article 84 de la loi communale qui maintenait les actes de fondation établissant des administrations particulières et adopte cet égard l'interprétation développée devant la Chambre par Tielemans, dans la discussion de janvier 1848 (voir supra, pp. 507 et suivantes). Bien que l'arrêté de l'an XI semble spécial aux fondations de lits dans les hospices de Paris et que le décret de 1806 ne semble son tour viser que d'anciennes fondations, on leur a donné une application plus large et le gouvernement ne voit pas d'inconvénient à prolonger cette applicabilité, à condition (page 517) que les droits reconnus aux fondateurs et à leurs héritiers ne puissent être délégués à des étrangers, des personnes successives désignées par leur fonction ou des administrateurs spéciaux indépendants.
Les objections tirées de la volonté du testateur et de la liberté naturelle que doit avoir tout homme de charger un individu quelconque du soin d'exécuter ses dernières dispositions, sont l'objet d'une minutieuse réfutation théorique et juridique.
La volonté individuelle doit plier devant la loi et l'intérêt général. L'article 900 du Code civil implique le respect dû avant tout la lo i; l'organisation des services publics qui ne permet point d'administrateurs particuliers est d'ordre public. Certes l'homme qui lègue un établissement public peut désigner un exécuteur testamentaire pour surveiller l'exécution de sa volonté. Mais les fonctions de l'exécuteur testamentaire ne consistent jamais à administrer les biens légués. Son mandat est de faire parvenir les biens à leur destination. D'un autre côté, l'affectation d'un bien un service public produit des effets plus ou moins permanents. Or, le mandat d'un exécuteur testamentaire est essentiellement temporaire. Ses pouvoirs ne passent point ses héritiers.
La circulaire, plus loin, discute la distinction qu'on cherche à établir entre les droits du bienfaiteur vivant et ceux du testateur. Elle perce l'équivoque. Certes, dit-elle, l'homme propriétaire a le droit de jouir et de disposer de sa chose de la manière la plus absolue, mais il ne peut en faire un usage prohibé par la loi, ainsi que le dit l'article 544 du Code civil ; or, les lois des services publics veulent que les biens affectés à ceux-ci soient exclusivement régis par les mandataires qu'elles désignent pour cette fonction. De là les articles 910 et 937 du Code civil.
Il en résulte que le particulier testateur ou donateur (page 518) qui dispose en faveur d'établissements publics doit renoncer à l'administration du bien donné, pendant sa vie comme après sa mort, soit par lui-même, soit par des administrateurs particuliers de son choix. Toute réserve contraire serait illicite et réputée non écrite (article 544 et 900 du Code civil).
On rappelle enfin les principes en matière de personnification civile, l'incapacité pour les individus de créer des personnes civiles, privilège réservé au législateur ou, par délégation expresse de ses pouvoirs, l'administration, et l'on reproduit à l'appui un fragment important du discours prononcé par Frère-Orban, le 22 janvier 1848.
L'institution d'administrateurs spéciaux pour les fondations charitables était donc condamnée d'une manière absolue. Elle a disparu définitivement. La jurisprudence de M. de Haussy, à qui les écrivains catholiques ne l'ont jamais pardonnée, a reçu la consécration de la pratique administrative. Elle a été appliquée dans la suite par tous les gouvernements. (Note de bas de page. M. Van den Meuve], ministre de la justice, s'en est écarté par un arrêté du 7 mars 1905, qui a repoussé une demande de la commission des hospices de Gand tendant à obtenir l'autorisation d'accepter un legs de 15,000 francs fait par un sieur Schokeel à la sœur supérieure de Saint-Vincent de Paul, rue du Limbourg, à Gand, avec cette condition que l'intérêt de cette somme devait servir à entretenir annuellement des orphelins. Une interpellation fut adressée à M. le ministre de la justice au sujet de cet arrêté par M. Mechelynck. dans la séance de la Chambre du 20 juin 1905. Après un intéressant débat, où l'on se reporta à la jurisprudence de M. de Haussy et aux discussions de 1847, la Chambre vota droite contre gauche, le 26 juin, un ordre du jour, approuvant l'acte du ministre. Fin de la note ) Elle ne manqua pas cependant de soulever de violentes récriminations et accentua la division des partis. (Note de bas de page. Le Roi n'avait pas partagé les vues du gouvernement sur cette question. Deux mois environ avant la publication de la circulaire de M. de Haussy, il avait adressé au ministre de la justice une lettre, datée du 20 février 1849, ainsi conçue :
(« Mon cher Ministre,
(« Il me paraît désirable d'examiner la marche à suivre relativement aux actes de bienfaisance soumis à l'approbation du gouvernement.
(« La plupart des pays laissent avec raison une grande latitude à la bienfaisance, et, chez nous, l'esprit du pays et nos institutions indiquent suffisamment l'opportunité qu'il y a à suivre cette politique.
(« En premier lieu, je crois qu'il est désirable de laisser autant que possible décider ces questions par l'autorité provinciale et de ne pas additionner les legs laissés à des localités différentes.
(« En second lieu, on ne devrait pas contrarier les volontés des donateurs et bienfaiteurs publics, à moins de raisons importantes.
(« Les deux pays où le régime constitutionnel se trouve le mieux entendu, l'Angleterre et les Etats-Unis d'Amérique, ne mettent aucune entrave aux donations et actes de bienfaisance des particuliers. Le principe qu'un individu peut accorder ses libéralités et dons au public ou à des particuliers, comme il l'entend, me paraît seul en harmonie avec la liberté réelle que chacun en ces matières peut réclamer. Il est du reste évident, et cela est ainsi déjà envisagé par beaucoup de personnes, que, si l'on continue à contrarier les donateurs, on mettra fin aux actes de bienfaisance, et les communes se trouveront ainsi privées de précieuses ressources, qui étaient le résultat des inspirations les plus nobles.
(« Léopold. »
(Le gouvernement ne se rallia pas à cette manière de voir, et le Roi ne fit pas d'opposition à l'Instruction ministérielle du 10 avril 1849. Ses répugnances s'expliquent. Il avait longtemps vécu en Angleterre, où la volonté des fondateurs jouit d'une grande latitude et où le régime de la personnification civile est basé sur d'autres principes que ceux du droit français. Fin de la note de bas de page.)
(page 519) Dès l'année suivante, la droite prit l'offensive. Le 18 novembre 1850, M. Dumortier développa à la Chambre une proposition de loi sommaire dont l'article unique était ainsi rédigé : « La charité est libre. Nul ne peut être entravé dans l'exercice de cette liberté. L'Etat n'a le droit d'intervenir que dans l'intérêt des familles et seulement dans les cas et les limites fixés par la loi. Toute administration de fondation charitable doit rendre son compte annuel au bureau de bienfaisance de la commune. »
Le texte n'avait pas de valeur législative. A vrai dire, l'intention de son auteur était moins de faire une loi que de provoquer un débat. Celui-ci fut utile.
Le système catholique se précisa. La formule (page 520) séduisante et pompeuse : « la liberté de la charité » livra son secret. Il n'y a pas de vraie liberté de la charité, proclama De Decker, sans le droit de fonder pour l'avenir. Les fondations, c'est toute la charité. Frère-Orban répondit que si l'on reconnaissait la faculté à chacun, se transformant en législateur, de créer, sous prétexte de fondations charitables, des personnes civiles, on arriverait bientôt au rétablissement des couvents. Tesch, qui avait succédé à M. de Haussy, à la tête du département de la justice, accusa la droite de poursuivre la restitution de la personnification civile aux congrégations religieuses, au nom de la liberté de la charité, comme elle poursuivait le monopole de l'enseignement au nom de la liberté communale (HYMANS ; Histoire parlementaire, t. III, pp. 14-16.)
Le conflit s'aggravait. Les idées, découvertes, se heurtaient de face, mais l'engagement ne fut pas poussé à fond. On ajourna la discussion, le ministère annonçant un projet de loi. Quand il abandonna les affaires en 1852, il ne l'avait pas déposé. La question restait debout. Le parti catholique voulut s'en faire une arme (Note de bas de page. « Je pense, écrivait, le 1er décembre 1850, Mgr Malou à son frère, qu'il est tout à fait opportun d'organiser un plan de campagne sur ce terrain. » Il ajoutait « qu'il ne craindrait pas une lutte de dix ans ». (DE TRANNOY, Jules Malou, p, 317.) Il ne se doutait pas que l'opinion publique la retournerait violemment contre lui.
(page 521) Le cabinet de Brouckere essaya d'une solution transactionnelle. Il était voué par nature aux compromis. Le projet, dont M. Faider, ministre de la justice, saisit la Chambre, le 17 janvier 1854, en était un.
Il respectait les bases de la législation existante. Seuls les mandataires légaux du service public de la charité avaient qualité pour accepter les dons et legs faits aux pauvres, Ils en avaient la saisine et l'administration, mais les bienfaiteurs pouvaient se réserver, pour eux et leurs héritiers, une part dans la gestion de leurs fondations ou des établissements qu'ils doteraient ; et moyennant autorisation expresse d'une loi, il était permis de créer des établissements régis par une administration particulière complète.
Un second projet, connexe au premier, mettait fin au dualisme des hospices et des bureaux de bienfaisance et créait l'unité administrative. Les curés étaient appelés de droit à siéger dans les nouveaux collèges institués.
Ces propositions ne furent pas discutées, par suite de la chute du cabinet de Brouckere.
Le cabinet De Decker les retira et leur substitua le 29 janvier 1856 un projet nouveau qui, tous voiles tombés, donnait aux aspirations catholiques l'expression légale la plus complète et la plus hardie.
L'exposé des motifs, signé par M. Alphonse Nothomb, ministre de la justice. était sobre en développements théoriques. Il mettait en regard la charité publique, (page 522) « insuffisante dans son isolement » et les inépuisables ressources de la charité privée. Il fallait, « dans le seul intérêt du malheur et de l'humanité, sans autre préoccupation qu'une noble émulation de dévouement », associer leur action, et tout en sauvegardant les droits de surveillance de l'Etat, faire « une large part au principe de liberté qui est essentiel à la charité privée et accorder au sentiment religieux, dont cette charité s'inspire, les moyens de se manifester et le droit d'exercer sa légitime influence. » (Annales parlementaires, 1855-1856, p. 682).
Le texte des articles n'apportait qu'une modification à l'organisation des bureaux de bienfaisance et des hospices. L'article 9 opérait leur fusion dans un but de centralisation. Les dispositions novatrices du projet, celles qui en marquaient l'inspiration et la portée, étaient au titre Il, consacré aux fondations.
L'article 69 autorisait la création d'établissements et d'œuvres de bienfaisance, à l'aide de fondations dues la charité privée. Celles-ci, aux termes de l'article 70, pouvaient avoir pour objet l'institution d'hospices, d'hôpitaux, de fermes-hospices ; la fondation de lits dans les hospices ou hôpitaux ; l'institution de maisons de refuge, dispensaires, ateliers d'apprentissage, écoles de réforme, écoles primaires, professionnelles et gardiennes, écoles du soir et du dimanche, crèches ; enfin, la distribution permanente ou périodique de secours à domicile.
L'article 78 permettait aux fondateurs de réserver pour eux-mêmes ou pour des tiers l'administration de leurs fondations, ou d'instituer comme administrateurs spéciaux, soit les membres de leur famille, à titre héréditaire, soit les titulaires successifs de fonctions civiles ou ecclésiastiques,
L'article 79 leur donnait en outre la faculté soit de réserver pour (page 523) eux-mêmes ou pour des tiers le droit de désigner les indigents appelés à occuper les lits dépendant de leurs fondations, ainsi que celui de régler les aumônes, soit d'instituer pour le premier de ces offices, des collateurs spéciaux, et pour le second des distributeurs spéciaux, choisis dans la famille à titre héréditaire, ou parmi les titulaires de fonctions civiles et ecclésiastiques.
L'article 98 proclamait valables les libéralités faites en faveur des fabriques d'église, pour la distribution de secours. écoles dominicales, l'enseignement du catéchisme ou toute œuvre se rapportant au culte.
L'article 99 autorisait également les libéralités en faveur des maisons hospitalières de femmes ou des maisons de refuge, dans le but d'établir un hospice ou de pourvoir à l'instruction gratuite des pauvres, se bornant à stipuler que les écoles ainsi créées seraient soumises au régime d'inspection établi par la loi de 1842 et autorisant d'ailleurs y admettre des élèves non indigents moyennant rétribution.
C'était donc la création, à côté du service public de la bienfaisance, d'une organisation plus vaste, débordant même du cadre de la charité pure pour englober les œuvres de propagande et le domaine de l'enseignement, agissant en pleine indépendance, sous la direction probable du clergé, et minant le terrain sous les pieds des administrations civiles.
La conception catholique entrait tout entière dans la loi : le rôle de la bienfaisance officielle doit rester accessoire ; on se méfie d'elle, on la dédaigne ; car elle est laïque et neutre. La charité la plus efficace, la plus noble est la charité pie. De toutes ses formes, la plus pratique, la plus utile, est la fondation perpétuelle, qui défie le temps et les transformations sociales. L'intermédiaire naturel entre l'indigent et le riche, c'est le prêtre. Le clergé sera le dispensateur de (page 524) de l'aumône, l'inspirateur et l'exécuteur des volontés du riche, le tuteur du pauvre. Il régnera à l'école, à l'hôpital, à l'hospice, au foyer. Le couvent sera le bureau central de ses entreprises morales, religieuses, politiques. Les crèches, salles d'études, dortoirs, asiles, refuges, dispensaires, ateliers d'apprentissage, seront les annexes. Ce sera le couvent tentaculaire. Les dévots alimenteront cet immense organisme de ces largesses suprêmes que dictent aux volontés chancelantes et aux âmes exaltées l'approche de l'éternité et l'espoir des récompenses célestes.
L'opinion publique, dés qu'elle eut compris, tressaillit. La presse fit feu. On approchait d'une grande bataille.
Le rapport de la section centrale fut l'œuvre de Malou. Il ne fut déposé que le 20 décembre 1856. Plus d'un an s'écoula entre l'apparition du projet et l'ouverture de la discussion. Ce long intervalle fut rempli par une double et ardente propagande. Des deux côtés l'effort fut intense. Chacun donna ce qu'il pouvait, L'attaque libérale fut menée avec fougue. Le retentissement de cette campagne fut énorme. Sous la surface, violemment remuée, les eaux profondes s'agitèrent.
Cette période de fièvre politique fit jaillir de nombreuses publications. L'une des plus remarquables et des plus impressives fut un livre de Frère-Orban, intitulé La main-morte et la charité et revêtu du pseudonyme de Jean Van Damme. Le premier volume avait été publié en 1854. Le deuxième parut au (page 525) commencement de l'année 1857, peu avant que le débat parlementaire ne s'engageât. Il mérite un examen attentif (Note de bas de page. Le résumé du livre et les appréciations qui l'accompagnent sont de la plume de Banning. Nous en avons respecté la forme et le fond. - Il faut signaler, outre le livre de Frère-Orban, celui de Mgr MALOU, évêque de Bruges, La Liberté de la charité en Belgique, et l'ouvrage de DUCPÉTIAUX, La question de la charité. M. DE DECKER publia plus tard : La mission sociale de la charité.)
C'est cependant une œuvre de polémique : la forme est oratoire, le style inégal, tantôt familier et presque trivial, puis s'élevant de grandes hauteurs, avec des pages d'un jet puissant, d'un sentiment profondément humain, d'une haute raison politique. L'argumentation est d'une vigueur soutenue ; elle se meut tour à tour sur le terrain de l'histoire, celui de la jurisprudence et de la science économique. C'est une démonstration éclatante des principes rationnels qui doivent présider à l'organisation de la charité et ses rapports avec la société et l'Etat : l'œuvre à ce point de vue n'a pas vieilli. Sur les inconvénients de l'extension abusive des fondations charitables, sur leur dispersion indéfinie sans contrôle ni lien entre elles, sur l'incapacité des administrateurs spéciaux, irresponsables, les conclusions de Frère-Orban subsistent, et nul n'a entrepris de les réfuter, car elles sont fondées sur la raison et l'histoire. Quant à la limitation des personnes civiles, la conception contemporaine s'est sans doute élargie. pour certains corps moraux d'une utilité permanente, investis d'une manière directe ou indirecte d'une véritable fonction d'intérêt public - tels que sont, par exemple, les académies, les universités, les instituts supérieurs d'art, de science, d'enseignement - l’existence corporative paraît de plus en plus une garantie nécessaire de progrès, d'indépendance, d'existence même. La réaction contre l'ancien régime a (page 526) visiblement dépassé de ce côté le but ; mais il convient de faire observer que si Frère-Orban est partout et toujours l'apologiste convaincu de l'action et de la liberté individue12es, s'il entend leur tenir toutes les voies largement ouvertes, il n'est pas l'adversaire systématique de l'action collective. Que n'a-t-il pas fait dans l'ordre commercial et social pour féconder l'association des capitaux comme des individus ? Le privilège de la permanence attaché à des institutions d'intérêt public, dans des limites déterminées, sous le contrôle efficace de l'Etat, n'était pas fait pour l'arrêter : ce qu'il combat, c'est la personnalité civile des associations religieuses sous le couvert d'institutions d'enseignement ou de bienfaisance ; sur ce terrain, l'expérience était faite, le danger connu, l'abus certain.
Le livre de Frère-Orban est divisé en deux parties. La première traite de la mainmorte. Frère prend la question au Congrès national qui conserva le droit d'association, mais refusa d'y joindre aucun privilège. La liberté était acquise ; mais le législateur seul pouvait conférer la personnalité civile. Le but manqué en 1831 ne fut pas abandonné : il s'ensuivit un long effort pour reconstituer, par arrêté royal, la mainmorte dans le chef de la hiérarchie catholique. ainsi que les congrégations hospitalières ou enseignantes. De mémorables arrêts rendus par la cour d'appel de Bruxelles en 1840 vinrent arrêter ce développement.
Le cabinet du 12 août 1847 sanctionna les décisions du pouvoir judiciaire. De là, une longue et véhémente protestation. Dés 1850, B. Dumortier propose un projet de loi consacrant la liberté de la charité (3 août et 14 août 1846. Belgique judiciaire, pp. 1384 et 1404). Un économiste libéral, Ch. de Brouckere, vient se ranger à ses côtés. Dans une série de conférences publiées sous ce titre : la Charité et l'assistance (page 527) il revendique pour tout individu le droit d'instituer à sa guise des fondations perpétuelles sans le concours de l'Etat. (Note de bas de page. Charles de Brouckere sc trouvant en désaccord avec ses électeurs sur cette question, résigna Son mandat parlementaire. Il donna sa démission de représentant le 15 janvier 1856. Un incident surgit le lendemain à cc propos. M. Félix de Mérode ayant laissé entendre que la gauche, dont Charles de Brouckere se séparait, sacrifiait les intérêts des indigents à des préoccupations de parti, Frère riposta : « C'est, je vous le dis ici, en face. c'est une calomnie. » On mesure à ces paroles la surexcitation des esprits, plus d'un an avant la discussion de la loi De Decker. Fin de la note de bas de page.) Un économiste distingué, G. de Molinari, s'appropria la même thèse. Frère-Orban la rencontre avec une dialectique serrée, abondante, railleuse, sarcastique. La controverse prend parfois un ton singulièrement irritant et personnel ; mais dans le chapitre final, Frère s'élève à une grande hauteur ; toute sa doctrine Sur la matière y est résumée en huit pages :
« Un mot, dit-il, égare, entraîne à d'inextricables contradictions et aux conséquences les plus fausses ou les plus dangereuse. On invoque la liberté. La liberté, c’est le droit pour l'homme de développer, sans entraves, ses facultés morales et intellectuelles. Tout ce qui gêne illégitimement la liberté individuelle, la liberté de la conscience, la liberté de l'intelligence, l'application des forces de l’esprit et du corps à l’appropriation de la matière, est opposé à la liberté. Mais la liberté est essentiellement personnelle ; elle vit et meurt avec l’homme. Il est contraire à la raison de parler de la liberté d’un homme mort. Il y a là contradiction dans les termes. On ne peut donc pas revendiquer pour un mort la liberté de la charité. Si un homme statue dès maintenant ou à son dernier moment que les biens qu’il possède et qu’il délaisse seront désormais affectés à un usage déterminé, il n'use pas d'un droit inhérent à l’homme ni de la liberté dont il jouit dans la société, mais il impose à la société l'obligation de respecter sa volonté. Dénier en ce cas à la société la droit d'intervenir, c’est reconnaître que tout individu qui fait un don ou un legs est un législateur ; c’st reconnaître à chacun le pouvoir de créer des personnes fictives à l'image des (page 528) personnes naturelles et investies comme celles-ci des droits civils. Un tel pouvoir ne peut évidemment appartenir qu'à la puissance souveraine. »
Et plus loin :
« La prétendueliberté dont on parle ne serait que la libertés des générations présentes absorbant le droit égal des générations futures. Lorsque, pendant une suite d'années, les hommes, sous prétexte de la liberté. auront affecté la propriété d’une manière perpétuelle à certains usages déterminés, sur quoi s’exercera la liberté de leurs successeurs ?
« La liberté ainsi entendue, c'est la servitude de la propriété. Or, la liberté de la propriété est une condition du développement progressif de la vie sociale. De là vient que, de tout temps, l’intervention de la puissance souveraine a été requise pour pouvoir valablement faire tomber des biens en mainmorte. On a éludé souvent ses prescriptions, mais le droit de la société est resté incontestable et incontesté. II ne peut y avoir de restriction à la liberté de la propriété que dans un intérêt public ; elle est aussi respectable que la liberté de l’homme même. Sans celle-là, celle-ci est imparfaite, et presque toujours la servitude de la terre accompagne la servitude de l'homme. Aussi la révolution européenne qui date de 1789, et qui était depuis longtemps commencée, a-t-elle eu pour but d'affranchir non seulement les personnes mais les choses » (page 159).
Un remarquable parallèle de la charité privée, de la charité légale, de la charité publique suit cette discussion. Frère glorifie la première ; elle est pour lui la vraie charité, toujours agissante et féconde; il réprouve nettement la seconde et accepte la troisième dans certaines limites.
« La première est volontaire dans son principe, la seconde ne l'est pas. Celle-ci est commandée par la loi ; elle se traduit en une taxe pour les pauvres ; qu'on le veuille ou non, il faut la payer. L'autre, libre dans ses manifestations en tant qu'elles ne sont contraires ni aux lois, ni à l'ordre public et à la morale, n’obéissant qu'aux inspirations du cœur, établit un lien d'affection et de reconnaissance entre le riche et le pauvre... La charité légale dessèche les cœurs, suscite l'égoïsme de ceux qui possèdent et (page 529) sont menacés d’être spoliés ; elle accroît sans mesure les exigences de ceux qui n'invoquent plus la pitié des hommes, mais revendiquent un droit auquel parfois ils entendent même prêter l’appui de la force. Le flot de la misère monte ; on élève la digue, c'est-à-dire que l'on accroît la taxe ; ce n'est point l'abnégation et le dévouement qui ont la parole, c'est la peur ; le flot monte encore, on augmente de nouveau l'impôt, jusqu’à ce que l'on s’aperçoive que la taxe a engendré la paresse et tous les vices qu’elle entraîne à sa suite... Ce mode de secours a été pratiqué d'une manière effroyable dans l'antiquité et dans les temps modernes en Angleterre. Il a toujours produit les mêmes effets désastreux. »
La charité publique n'encourt pas les mêmes reproches. Elle est, de nos jours, « l'indispensable auxiliaire de la charité privée. Celle-ci est absolument libre. Elle s'exerce par les individus, isolés ou associés ; aucune règle ne lui est imposée. Si elle est éclairée, intelligente, prudente, elle rend de signalés services. Imprévoyante ou ayant plus de sensibilité que de lumière, elle peut aussi offrir des inconvénients graves. » Mais si active qu'elle fût, elle serait impuissante soulager, seule. dans une mesure satisfaisante, les misères de la société. La charité publique doit être exercée par des administrateurs choisis, dévoués aux pauvres, élevés au-dessus de tout soupçon d'intérêt personnel.
« L'hospice public, comme l'école publique, est ouvert à tous, sans distinction de croyances. La charité privée use d'un droit que l'on ne peut contester, mais dont il est permis de regretter parfois les excès, lorsqu'elle intolérante, animée d'un esprit trop ardent de prosélytisme; la charité publique doit être nécessairement bienveillante pour tous ; elle ne peur rechercher et favoriser avant tout les coreligionnaires ; elle ne voit que des malheureux. »
Il n'y a pas un mot à reprendre à ces principes dictés par la raison, vérifiés par l'expérience, sanctionnés par la conscience; ils sont la vérité qui ne (page 530) change pas au gré des passions des hommes ni même des convenances du temps.
La seconde partie de l'ouvrage est consacrée spécialement à l'histoire et à la législation de la charité chez les principaux peuples anciens et modernes. Frère-Orban, dans cette étude, fait plus qu'exposer ; il suit et combat un écrit de Malou, La Liberté de la charité en Belgique, qui fut à cette époque le manifeste de Cxux qui voulaient reconstituer l'ancien régime des fondations.
Le chapitre est un aperçu historique général des divers modes d'assistance. L'antiquité, Athènes, Rome, la loi de Moïse, « qui est empreinte d'un sentiment d'humanité auquel rien ne peut être comparé dans le monde païen », ont institué la charité légale. Ce système a échoué partout : il ne fait qu'organiser le paupérisme, il crée plus de vices qu'il ne supprime de maux. Le christianisme, s'il n'a créé la charité privée, lui a donné un magnifique élan, en même temps qu'il lui a donné une organisation empreinte de bienveillance, de sagesse et de prévoyance. Frère-Orban rend sous ce rapport un magnifique hommage à l'œuvre de l'Eglise des premiers siècles : « Elle répandait tout ce qu'elle recevait ; elle ne thésaurisait pas ; elle n'avait point l'appui du pouvoir, elle était souvent persécutée, Elle opéra pourtant des miracles et l'on s'accorde à reconnaître que sa bienfaisance fut grande et salutaire » (pp. 169-175).
Ce n'est qu'au IVème siècle, grâce un édit de Constantin de 321, que l'Eglise connut les dotations et les fondations. Le paganisme romain avait pratiqué sous cette forme la charité publique. Cet héritage ne fut pas qu'un bienfait. I.es dons et les fondations ne tardèrent pas affluer, mais avec eux les abus et la corruption. La réaction se dessine au XIVème siècle, au concile de Vienne de 18311, sous Clément V. La gestion des établissements hospitaliers est transférée dés lors à (page 531) des collèges séculiers, soumis à un contrôle. En même temps commence à s'opérer la concentration des fondations charitables par commune. Ce mouvement aboutit finalement à la législation de l'an V de la République, qui crée les deux organes fondamentaux de la charité publique, les commissions des hospices et les bureaux de bienfaisance. C'est la formule moderne de l'organisation de la charité publique, résultat final de l'œuvre des siècles, de luttes ardentes sur le terrain de la politique et du droit. « Ce mode d'administration, fils d'expériences séculaires, et reflétant, avec éclat, nos traditions nationales, résume et consacre toutes les réformes si péniblement poursuivies par nos anciennes communes » (page 219).
Frère-Orban met puissamment en relief les services rendus par ces institutions. « Le patrimoine des pauvres, pieusement gardé, administré par des mandataires gratuits, non seulement conservé, mais notablement accru, n'a été, en aucun temps, dans de meilleures conditions, et l'histoire de la charité, depuis quinze siècles, n'offre pas une autre période également longue, pendant laquelle les fondations charitables auraient été mieux administrées et entourées, de la part des gérants, de plus de sollicitude et de respect » (p. 221).
Trois chapitres, ayant pour objet l'examen des objections et l'exposé de la législation en France, aux Etats-Unis, en Hollande, en Italie, en Angleterre surtout, confirment cette affirmation ; ils comptent deux cents pages et forment une étude approfondie de législation comparée.
Le chapitre V renferme la conclusion finale.
Il n'a pas le même caractère que celui qui résume la synthèse de la première partie. Il commence par formuler certains principes généraux sur la prééminence de la charité privée, dont les vertus sont à nouveau (page 532) louées excellemment. « Le soin des pauvres incombe surtout à la charité privée, libre, volontaire, individuelle ou collective. Exercée avec circonspection, éclairée, attentive, affectueuse, la charité contribue au perfectionnement moral de celui qui donne aussi bien que de celui qui reçoit. Mais toute somme distribuée n'est pas charité ; elle peut n'être qu'un aliment à la paresse et au vice. La vraie charité est une science. » Personne ne contredirait ce langage; Frère accepte à côté d'elle la charité publique alimentée par les fondations : « Elles sont aujourd'hui nécessaires, inévitables, dans l'état de nos habitudes, de nos mœurs et de nos besoins. » Mais il veut ici une administration vigilante et publique et réprouve la multiplication illimitée des fondations. « On ruinerait aussi bien la société par l'excès des fondations que par l'exagération des impôts » (pp. 438. 439, 440).
Il oppose le régime moderne, caractérisé par « l'élection, le mandat limité, le contrôle public, d'où naît une responsabilité qui n'atteint pas seulement le dol ou la fraude, mais la négligence, l'incapacité, le défaut d'aptitude, le manque de zèle, l'absence de dévouement », au régime suranné et condamné des « mandataires inconnus de celui qui les nomme, inamovibles, supportant impatiemment toute surveillance et toute contrainte, puisant dans le titre de leur institution une arme contre l'autorité publique.. Il y a folie, en vérité, à décider que les successeurs d'un institué sont réputés, de plein droit, par la suite des siècles, non seulement probes, mais capables, habiles, intelligents, dévoués ! » (p. 441.)
Frère-Orban fait l'application de ces règles au projet de loi de M. Nothomb et aux commentaires de la section centrale. Sa critique est acerbe, destructive, véhémente : elle respire une conviction passionnée, qui parfois prête trop à la forme le ton d'une polémique (page 533) personnelle. Frère n'attache aucun prix ni aucun sens aux restrictions et garanties que contient le projet de loi ; le contrôle proposé lui parait de nulle efficacité et les faits nombreux qu'il invoque justifient cette opinion. Il conclut d'autre part des termes du projet de loi (article 99) que celui-ci a pour objet de conférer à toutes les congrégations de femmes, sous prétexte d'instruction des enfants pauvres ou de soins hospitaliers, la personnalité civile, et qu'il met ainsi en péril la loi même de 1842, en substituant à l'école communale l'école congréganiste. Le même système étendu aux congrégations d'hommes conduit inévitablement au rétablissement des couvents. Ce résultat, que Frère dit prévu et voulu, il le dénonce et le combat avec une force, une insistance implacables. Il accuse le gouvernement de duplicité et considère son projet comme une réaction audacieuse, un retour systématique à l'ancien régime.
Frère-Orban allait-il trop loin dans ses craintes, dans ses répugnances ? On sait que les esprits étaient divisés à cet égard jusque parmi les adversaires du cléricalisme. L'expérience n'a pas été faite ; le soulèvement de l'opinion publique a emporté le projet de loi et ce serait une puérilité de prétendre que le courant actuel des idées y ramène.
L'organisation de l'association qui se poursuit sous nos yeux n'a rien de commun avec la mainmorte de l'ancien régime. Le but, la place, les éléments du mouvement sont entièrement distincts. Au point de vue des problèmes qui restent à résoudre, ce ne sont ni les administrateurs spéciaux de la loi de 1857, ni la mainmorte ecclésiastique que l'Europe a pratiquée sans succès pendant quinze siècles qui contiennent les solutions.
(page 534) La discussion du projet commença le 21 avril et se prolongea jusqu'à la fin de mai ; elle s'ouvrit au milieu d'une attention anxieuse ; elle se termina dans le tumulte et la passion.
Chaque jour les tribunes étaient remplies d'un public ardent, qui bientôt fit entendre sa voix. Dans les moments les plus pathétiques. des applaudissements éclatèrent, soutenant l'élan de l'opposition.
Le ministre de la justice, signataire du projet, M. Alphonse Nothomb, commença par exposer le système proposé. Sa justification fut méthodique et calme. Il appuya sur les garanties dont on entourait la gestion des fondations et qui rendaient illusoires, d'après lui, les reproches dirigés contre l'institution d'administrateurs spéciaux. Le projet, conclut-il, consacre la tutelle administrative, l'inspection efficace et permanente, l'approbation préalable des recettes et des dépenses, la publicité la plus complète, la répression judiciaire des abus, l'impossibilité de toute dilapidation, et exclut la personnification civile et la mainmorte.
Après ces préliminaires, le combat s'engagea. Rogier parla le 25 avril, Malou, rapporteur de la loi, le 28. Le trait le plus saillant du talent de Malou était l'habileté. Il avait la note narquoise et familière, une expérience consommée des affaires ; il manœuvrait sur le terrain parlementaire avec aisance et dextérité, et sa parole, souple et spirituelle, touchait souvent l'effet, sans chercher l'éloquence. Il termina son discours en protestant contre l'anathème lancé aux (page 535) couvents. « La seule chose qui puisse donner à l'homme la résignation quand le millionnaire l'éclabousse, c'est l'espérance d'une autre vie, c'est l'idée religieuse. Le couvent, c'est l'école, c'est l'hôpital, c'est la charité. Faisons la loi comme les pauvres la feraient, s'ils siégeaient ici à notre place. » Malou fut le véritable défenseur de la loi. Son rapport, étude approfondie, son discours, permettent, pour une part au moins, de lui en reconnaître la paternité. Il la réclama lui-même d'ailleurs, le 4 mai. (Note de bas de page : Frère-Orban, dans son discours du 12 mai, représenta le projet comme dû à l'inspiration de Mgr Malou, évêque de Bruges.)
« Ce que M. Malou, écrivit plus tard Lebeau, déploya de ressources dans l'accomplissement de son mandat ne peut se dire. Toujours sur la brèche, on l'a vu faire face tour à tour aux adversaires les plus vaillants de l'opposition, et malheur à quiconque lui avait prêté le flanc ! la riposte ne se faisait pas attendre. » (Lettres aux électeurs belges (la loi de la charité et les incidents qui en ont précédé et suivi la discussion), p. 302.)
La gauche mobilisa l'élite de ses orateurs. Delfosse jeta un cri d'alarme. Henri de Brouckere, de tempérament froid, de raison si mesurée et prudente, fut énergique et pressant : il avait occupé le pouvoir et présenté un système transactionnel. Il montra la distance qui séparait de celui-ci les propositions du gouvernement, prévit qu'on marchait de grands dangers et refusa d'assumer comme député les responsabilités dont il n'avait pas voulu se charger comme ministre. Tesch. homme d'affaires et jurisconsulte, parla un langage plus vif. Entre la charité, telle qu'elle a été proclamée par le Christ, et celle que le projet tend organiser, il y a toute la différence de l'amour du prochain à l'amour du pouvoir, du dévouement à la domination, de la religion à la politique. Verhaegen (page 536) dénonça les stratagèmes mis en œuvre par le clergé pour accaparer la fortune des familles. (HYMANS, Histoire parlementaire, t. III, p. 378.)
A mesure que le débat se prolonge, le ton se hausse. L'opposition multiplie les coups. Lebeau parle, et cet homme de haut caractère n'hésite pas à dire, au milieu d'une émotion qui gagne les tribunes : « A moins que je ne sois dans la plus complète erreur sur tout ce que je vois et entends, jamais le pays n'a été agité au point où il l'est à présent.. Tous les signes de la réaction la plus imprudente, la plus dangereuse. je pourrais dire la plus audacieuse, se montrent de manière à frapper tous les yeux… Telle qu'on veut la faire, la loi est une prime offerte la captation… C’est l'acte le plus imprudent, le plus téméraire que le législateur belge aurait jamais posé... Peut-être que je m'en exagère les conséquences, mais ce projet de loi me paraît comme portant dans ses flancs une contre-révolution, comme capable de donner le vertige au pays. »
De tels accents traduisent l'émotion qui régnait dans la Chambre et au dehors. Le discours de Frère-Orban la porta sommet.
Frère prend la parole le 12 mai et occupe toute la séance. Il est souffrant. L'inquiétude pèse sur son esprit : « Je n'apporte dans ce débat, dit-il. ni colère ni passion ; je suis triste. Ce sentiment, à ce qu'il me semble, règne aussi dans vos esprits. Le ministère a été comme frappé de stupeur. »
Il dresse le bilan des partis, celui du parti catholique d'abord :
« Vous vous appuyez sur un clergé considérable que le budget salarie, mais à qui nul ne peut imposer, et qui n'a pas la sagesse de s'imposer la neutralité dans nos luttes politiques. Il est actif et militant. Malgré les lois de l'Eglise, il est maintenu dans un (page 537) état de dépendance qui le rend l'esclave de ses chefs. Le clergé n'a pas seulement la presse et le prêche, les mandements et les sermons ; il a les entrevues mystérieuses et redoutables du confessionnal. Cette force est à vous. Elle a pourtant paru insuffisante.
« Aujourd'hui comme autrefois, à côté de ce clergé séculier et par une sorte de crainte de le voir s'identifier parfois avec le peuple, on a suscité des ordres religieux, des moines du pays et de l'étranger, étrangers surtout à nos idées, à nos mœurs ; on les a suscités pour aider le clergé dans ses propagandes politiques.
« Des moines plus ardents et plus passionnés que le clergé séculier vont prêcher et confesser. Au jour des luttes électorales on les voit apparaître dans nos campagnes organisant des missions à grand spectacle pour essayer d'éblouir les imaginations et d'égarer les populations. »
A ces éléments s'ajoute l'aristocratie qui, « par une erreur ancienne et qui lui a toujours été fatale, a uni sa fortune politique à celle du clergé. » « -Presque nulle part sur le continent elle n'a imité cette intelligente aristocratie anglaise qui, souvent retrempée aux sources vives des éléments populaires, a depuis cent cinquante ans donné des chefs au parti du progrès et de la liberté. » Il faut y joindre les clubs et cette franc-maçonnerie cléricale qui se dissimule sous le titre de Société Saint-Vincent de Paul et de vingt congrégations différentes.
A ces forces colossales, que peut opposer le libéralisme ?
« Le libéralisme a d'abord la faiblesse de son propre principe, l'esprit d'indépendance et de libre examen, comme vous avez la force du vôtre qui est le principe d'autorité. Il a recours à l'association, faible lien lorsqu'il n'est pas, comme chez vous, cimenté par l'élément religieux, et il ne peut que faire appel à l'opinion publique. Si grandes que vous puissiez faire ces ressources, elles sont les mêmes dans vos mains et vous vous en servez.
« Et le libéralisme vit ! Il n'a pas été écrasé sous tant de forces coalisées ! Et vous croyez pouvoir le braver ! Victorieux ou vaincu, il est toujours sorti de la lutte prêt au combat. »
(page 538) Frère retrace l'histoire politique du pays depuis 1840 ; « avant cette époque la nécessité de constituer définitivement le pays, de donner une solution à la question extérieure tenait les libéraux attachés en grande partie à l'ancienne union. » Depuis, ils reprirent leurs rangs et, jusqu'en 1845, les catholiques ne purent occuper le pouvoir que par personnes interposées. Le cabinet catholique constitué alors par M. de Theux ne put se maintenir que deux ans, tandis que le gouvernement libéral de 1847 vécut cinq années fécondes. Lorsqu'il se retira, on n'admit comme possible qu'un ministère se plaçant sous le drapeau de la gauche.
« Aujourd'hui, s'écrie Frère, tant vous êtes faibles… le ministère ne fait illusion qu'en se déclarant indépendant des partis. Et vous ne craignez pas, en pareilles circonstances, de jeter dans le pays une des propositions les plus hardies, les plus audacieuses qui aient jamais été produites dans cette Chambre ! Qu'avez-vous donc fait qui vous permette de tant oser ? »
Il ne dispute pas au parti catholique sa part dans l'œuvre révolutionnaire et constitutionnelle de 1830, mais il constate que les plus grands actes accomplis dans la suite émanent de l'opinion libérale. Cette situation dérive de raisons naturelles :
« Vous représentez une société dans la société même. Cette société a ses doctrines, ses principes, ses intérêts ; elle tend à reconquérir tout ce qui lui a été enlevé, tout ce qui a été si justement sécularisé ; vous voudriez bien résister parfois, car vous voyez le danger ; mais entraînés par votre propre parti, vous êtes obligés de chercher à restituer à cette société particulière tout ce qui lui a été saisi. »
Passant à la question de la charité, Frère constate le retrait sans explications du projet Faider, reconnu cependant « conciliant et modéré », et reporte à (page 539) l'évêque de Bruges, Mgr Malou, à l'ouvrage duquel il emprunte, à l'appui, des citations démonstratives, la conception du projet nouveau. Ce projet est, conclut-il, « le traité des fiefs » à la main, un retour à la mainmorte du moyen âge. C »est l'ancien régime dans toute Sa pureté.
Il discute ensuite la jurisprudence du cabinet de 1847 et signale les abus auxquels elle a mis fin. Puis après quelques instants de repos, il reprend et s'étonne de l'absence de tous documents de nature à éclairer la question, à montrer l'étendue et la gravité des plaies du paupérisme, à faire apprécier la qualité des remèdes.
La droite invoque les œuvres de la charité religieuse. Tout y est magnifique, merveilleux. Mais il est interdit de rien examiner. Cependant des faits graves se sont produits dans un grand nombre des établissements que l'on vante. Frère signale l'excès fréquent du personnel religieux, qui a pour résultat de transformer l'hospice en couvent et d'augmenter inutilement les dépenses. Il cite des exemples précis.
Quant aux ateliers d'apprentissage, il se déclare sympathique à tous les efforts pour l'éducation de l'enfance ouvrière. Mais il ne l'est pas pour « les spéculations qui se font au détriment des classes les plus pauvres de la société. »
« Je ne suis pas sympathique à ces ateliers de charité où de malheureux enfants, pauvres rachitiques, restent toute la journée devant un carreau pour faire de la dentelle et qui rapportent un misérable salaire à leur famille, salaire qui produit trois millions, dit-on, sans que l'on sache ce qui va au couvent.
« Vous ne savez donc pas qu'il y a, dans vos Flandres, vingt-deux mille enfants placés dans ces conditions ! Vingt-deux mille enfants qui, s'ils étaient dans les ateliers ordinaires, dans les ateliers civils, exciteraient l'indignation de tous ! vingt-deux mille enfants auxquels on refuse l'instruction ! vingt-deux mille enfants placés dans cette condition misérable, sans que l'on (page 540) consente à ouvrir leur âme à la vie morale et à développer leur intelligence !... (Note de bas de page : Frère ajouta : « M. De Decker a reconnu que les ateliers seraient bientôt déserts si l'on voulait consacrer à l'instruction une partie du temps qui est consacré au travail et que ceux qui les dirigent aiment mieux renoncer à tout subside que d'y organiser l'enseignement primaire. ») Voilà les institutions qu'on vous propose pourtant de déclarer établissements d'utilité publique et de placer, sans autre examen, sous le patronage saint de la charité ! »
Frère-Orban aborde ensuite le système de bienfaisance qu'établit le projet. Il se demande s'il répond aux besoins du pays. On veut que la religion se mêle à la charité. C'est pour la religion que l'on part en guerre. « Et que demandez-vous, vous qui parlez de religion et de charité ? Vous demandez qu'on vous laisse manier l'argent. Vous demandez de pouvoir disposer du bien des pauvres ! Rien de plus. »
Il discute les formes et l'organisation de la charité. La charité privée est une vertu. Mais elle doit être prudente :
« Il semble, à vous entendre, qu'il suffit de surexciter les aumônes ou les fondations pour arrêter la misère. Prenez-y garde ! C'est moins l'abondance que le bon emploi des secours qui est vraiment utile à la société...
« Le projet de loi a pour but de détruire une œuvre accomplie depuis soixante ans, mais poursuivie depuis plus de trois siècles, celle de centraliser la distribution des secours dans l'intérêt des malheureux. Il n'y a pas de principe moins contestable, plus universellement reconnu… Il a été reconnu par une expérience séculaire que la divergence dans la distribution des secours et la multiplicité des agences charitables n'étaient propres qu'à organiser la paresse, fomenter l'oisiveté, engendrer le vice, et faire naître et entretenir le paupérisme. Tel sera encore le résultat du projet de loi… Que d'abus, en effet, n'entraîne pas à sa suite la multiplicité des agences de secours !... Vous aurez dans chaque paroisse, à chaque coin de rue, une distribution faite par un membre de la famille dont la vanité trouvera à s'exercer, par un fonctionnaire public, par un marguillier, par un membre d'un conseil de fabrique, par un (page 541) curé ! Et vous prétendez que vous ne fomentez pas ainsi le paupérisme ; vous prétendez que dans une société qui ne peut vivre que par le travail, vous n'entraînez pas vers ces distributions de secours ces masses de gens qui aiment mieux une chétive aumône qu'un salaire bien plus élevé gagné à la sueur de leur front ! »
Que signifient les invocations à la liberté que l'on fait retentir, et quel lien y a-t-il entre la liberté et le droit de fonder ? On voit reparaître ici les théories déjà développées antérieurement par Frère devant la Chambre en 1847 et dans son livre récent : « C'est au nom de la liberté que vous voulez que les mourants puissent imposer leur volonté à la société. La liberté, c'est encore un mot dont vous vous servez et dont vous vous moquez intérieurement. » A quoi tend le projet ? Actuellement chacun peut faire des dons et legs aux bureaux de bienfaisance ou aux hospices.
« On peut faire gérer ces fondations par des membres de sa famille conjointement avec les membres des administrations publiques ; on peut donner à ses représentants, à ses héritiers le droit de désigner les malheureux qui occuperont les places dans les hospices ou dans les hôpitaux (note de bas de page : En vertu des décrets de fructidor an XI et de 1806, dont la circulaire du 10 avril 1849 avait maintenu l’applicabilité. Voir supra, p. 515 et suivantes) ; et que faites-vous donc au nom de la liberté ? Vous ajoutez à cela que les fonctionnaires civils, je ne sache pas qu'ils le demandent, pourront aussi être constitués administrateurs spéciaux ainsi que les fonctionnaires ecclésiastiques. Voilà tout ! mais en dehors des fonctionnaires civils et ecclésiastiques, il reste des citoyens ; ils sont exclus, il ne s'agit pas d'eux. Vous parlez de monopole parce que la loi désigne quelques administrateurs ; mais le monopole cesse à vos yeux, si l'on investit les ecclésiastiques, à l'exclusion de tous les autres citoyens, du droit, du privilège de gérer des fondations d'utilité publique. Et vous agissez ainsi en invoquant la liberté !... La première condition pour jouir de la liberté en Belgique, c’est de recevoir un salaire de l’Etat ! »
(page 542) Quant au droit de fonder, il n'a de source ni dans la liberté ni dans la propriété :
« La liberté de disposer de ses biens dans l'ordre naturel, exclut le droit de fonder. Cela est si vrai que vous ne faites pas découler du droit de tester, le droit d'établir des fidéicommis, des majorats. Si le droit de fonder est un droit inhérent à la propriété, il faut admettre que chacun peut disposer de son bien comme il l'entend. Le voulez-vous ? On peut abolir la réserve des enfants et des ascendants ; on peut laisser au père de famille la libre disposition de ses biens dans l'ordre naturel. Il pourra en résulter quelques inconvénients au point de vue individuel, mais il n'y en aura pas au point de vue social. La propriété restera libre. Mais le droit de fonder, c'est l'absorption de la liberté des générations futures. »
Frère enfin pointe du doigt les dispositions du projet qui, étendant la législation de la charité au domaine de l'enseignement, autorisent les libéralités en faveur des congrégations de femmes, en vue de créer des écoles gratuites pour les pauvres, mais où seront admis les élèves payants.
« On fait passer l'enseignement primaire exclusivement aux mains du clergé. On pourra fonder des écoles ; mais, bien que publiques par leur nature, elles ne seront pas soumises au régime de la loi ; elles pourront seulement être inspectées par l'autorité. Les conditions d'aptitude pour les instituteurs, on les efface ; vos écoles normales, les précautions prises pour garantir les conditions de science et de moralité, tout est désormais inutile. Nous rentrons dans le moyen âge ; nous aurons l'école du curé et le sacristain pour instituteur... Et vous parlez de charité ! Laissez donc vos pensionnats et vos écoles payantes dans le domaine de la liberté ! Ne faites pas cette alliance de la charité et de la spéculation. La spéculation peut être bonne ou mauvaise, car elle est soumise à toutes les conditions de concurrence, dans les couvents comme ailleurs, et il ne faut pas que les revenus d'une fondation servent à couvrir les déficits de l'entreprise. Ne dites pas que s'il y a des bénéfices, ils seront donnés aux pauvres. Toute association peut distribuer des profits aux pauvres et n'a nul besoin pour cela de la personnification civile. »
(page 543) Voici la péroraison :
« Prenez-y garde : vous entrez dans la voie du privilège ; elle vous sera fatale. Votre premier pas est en faveur des congrégations de femmes ; bientôt vous aurez à demander le même régime pour les associations d'hommes. Vous vous en défendez et votre protestation même vous condamne, car si les hommes, si les religieux peuvent vivre librement, faire la charité librement, sans la personnification civile, vous reconnaissez par cela même que les congrégations de femmes peuvent continuer à vivre sous l'empire du droit commun. Le droit commun, c'est la Constitution, c'est le droit d'association que personne n'oserait contester. Le privilège établi, vous aurez donné au pays un cri de ralliement légal, légitime, unanime, invincible : L'abolition des couvents ! »
Le discours de Frère-Orban fut écouté dans un silence quasi solennel ; à peine deux ou trois interruptions jaillirent des rangs de la majorité. C'était un vrai discours parlementaire, d'allure véhémente, mais de savante ordonnance, nourri de faits et où le vêtement éclatant du langage couvrait des arguments fortement construits et soigneusement aiguisés. Ce n'était ni une improvisation, ni une harangue de tribun. Le cri final seul était propre à frapper l'esprit des foules. Répété par tous les échos de l'opinion, il fit le tour du pays.
Un second discours, prononcé le 19 mai, moins didactique, plus impétueux, arracha des manifestations au public des tribunes.
Le 18 mai, Frère avait déposé une proposition d'enquête, dans le but d'étudier la condition des classes pauvres dans le pays, de rechercher si les moyens employés pour prévenir ou soulager la misère atteignent le but que l'on s'est proposé, quelles sont les réformes introduire dans les institutions publiques destinées à secourir les indigents et quelles seraient éventuellement les modifications à introduire dans la législation de la bienfaisance.
Le lendemain, il la développa. C'était, au fond, une (page 544) motion d’ajournement dont l'adoption impliquerait le rejet de la loi. Le gouvernement la prit comme telle et la repoussa.
Frère était remis de son indisposition ; l'effort physique, qu'exige la fonction de la parole, était libre d'entrave ; l'action oratoire, moins laborieuse, fut plus rapide et plus pressante.
Il constate qu'aucune étude préalable de législation ni de statistique n'a précédé le dépôt de la loi ; qu'on n'a rien publié. Il dénonce comme sans excuse le refus de faire pleine lumière et rappelle l'exemple de l'Angleterre qui, en 1834, a fait précéder la réforme de la loi des pauvres d'une immense information. La fin du discours résume le débat :
« Allons au fond de vos consciences. Vous avez cette pensée que vous, croyez bonne, que vous croyez salutaire pour la société, c'est que les couvents doivent soulager la misère des populations, vous le croyez de bonne foi. Hélas ! cette panacée, que vous croyez si utile, a déshonoré et ruiné l'Espagne et l’Italie…
« Une chose universelle est une vérité. Et qu'y a-t-il de plus universellement reconnu, après plus de mille ans d'indépendance, que l'impuissance des couvents à soulager la misère des populations ? Ils n'ont jamais réussi au contraire qu'à l'aggraver…
« Votre loi porte en germe un véritable danger social. Que dites-vous quand vous encouragez les fondations ? Vous dites : Si les riches donnaient plus, il y aurait moins de pauvres ; les riches ne donnent pas assez. C'est une déplorable idée lancée dans les masses ignorantes et souffrantes ; c'est une idée fausse et dangereuse, car vous faites désirer et vous faites espérer ce que vos institutions ne peuvent pas donner. Votre système a pour base une grande erreur économique. Non, il n'est pas vrai que si les riches donnaient tout ce qu'ils possèdent, on opérerait un bien appréciable dans la société.
« Supposez, en effet, que le sol entier de la Belgique fût mis en fondations, qu'auriez-vous par tête d'habitant en supposant (page 545) qu'il fût aussi bien exploité, qu'il connut un produit aussi considérable aujourd'hui ?
« Vous auriez 80 francs par tête d'habitant de revenu réel, produit par la rente de la terre. Que pouvez-vous donc espérer des fondations ?... On suppose, lorsqu'on raisonne comme vous le faites, que les richesses sont beaucoup plus considérables qu'elles ne le sont en réalité… La richesse acquise dans le monde depuis six mille ans est insignifiante eu égard aux besoins des masses...
« Ce qui est grand dans le monde, ce qui est immense, c'est le travail. »
L'œuvre des couvents, poursuit Frère-Orban, n'a jamais réussi et ne réussira jamais, car elle suppose d'énormes capitaux accumulés en des mains qui ne travaillent pas. Le système des fondations ferait peser sur les biens des pauvres une charge qui absorberait une large part de leur rendement, celle de l'entretien du personnel religieux. Au bout de cinq ou six siècles les fondations accumulées des hospices ont produit un revenu de 5 millions. Qu'on suppose, pour les desservir, dix mille religieux, dont l'existence devrait être assurée d'abord. Il faudrait, à cette fin, prélever une rente presque égale sur les ressources des fondations, avant de rien donner aux pauvres.
Sous un pareil régime, la contribution des communes ne ferait que grandir, sans profit pour les malheureux.
Frère ramenait ainsi le débat sur le terrain économique et réclamait ici une enquête indispensable.
A deux reprises, il se fit applaudir par les tribunes qui, selon le langage de l'Indépendance, « suspendues à ses lèvres, respirant de son souffle, devinant sa pensée, s'abandonnèrent enfin, malgré le règlement, malgré leur propre volonté, l'irrésistible entraînement de la vérité » (Note de bas de page : « Le représentant de Liége, ajoutait l’Indépendance, s’est élevé aujourd'hui à des hauteurs inattendues, même pour ceux qui ont depuis longtemps appris à connaître l'intelligence, l'activité, le dévouement, l'éloquence de l'ancien ministre du 12 août. »)
(page 546) La proposition d'enquête fut repoussée et le débat dès lors entra dans la région des orages. Le public devenu houleux, applaudit encore et hua tour à tour.
La droite comprit que, pour aboutir, il fallait se hâter, devancer l'émotion qui grandissait. Elle décida de commencer la discussion des articles par ceux qui visaient l'institution d'administrateurs spéciaux. Le 27 mai ces articles furent adoptés après une discussion très vive, coupée d'incidents tumultueux (note de bas de page : Frère, discutant les garanties administratives et les mesures de contrôle que le projet établissait pour la question des fondations, s'écria que l'on jouait « une indigne comédie vis-à-vis de la Chambre et du pays ». M. Coomans protesta. Le président blâma les paroles de Frère, sans cependant rappeler celui-ci à l'ordre. Les tribunes durent être évacuées) ; des démonstrations hostiles se produisirent dans la rue, à la fin de la séance. La foule, attroupée sur la place de la Nation, attendit la sortie des députés ; un prêtre apparut, sur les degrés du Palais. On le siffla. On l'avait pris, dit-on, pour l'abbé De Haerne ; c'était le nonce. Il rentra, reparut au bras du ministre des affaires étrangères, Vilain XIIII, et accompagné d'un membre de la gauche. M. De Moor. Tous trois traversèrent les groupes redevenus silencieux et, sans encombre, gagnèrent le Parc (d’après le récit de l’Indépendance. Le 28, la Chambre s'occupa de l'article relatif aux fondations d'écoles primaires gratuites. Un dissentiment surgit entre le rapporteur et le ministre de la justice ; il devait le lendemain fournir à la gauche l'occasion de demander le renvoi la section centrale et l'ajournement, au gouvernement un prétexte pour y consentir.
Au dehors l'agitation redouble. Les abords de la Chambre sont encombrés. Les députés, à l'issue de (page 547) la séance, sont acclamés ou hués. La foule poursuit le ministre de la justice, dont le sang-froid ne s'émeut pas et qui rentre chez lui, le cigare à la bouche. Elle se porte devant la demeure de Frère-Orban, qui n'est pas chez lui, puis défile devant le palais, aux cris de : « Vive le Roi ! » et se dirige enfin vers les bureaux de l'Emancipation et du Journal de Bruxelles, devant lesquels éclatent des bordées de sifflets. Le soir, le duc et la duchesse de Brabant sont accueillis dans les rues. à leur passage vers le théâtre de la Monnaie et au retour, par des ovations auxquelles se mêlent les cris de : « A bas les couvents ! A bas la calotte ! A bas les jésuites ! A bas Malou ! » Des bandes vont manifester devant les couvents des rédemptoristes, des jésuites et des capucins, à la porte de Malou et d'autres membres de la droite. Des vitres sont brisées. On fait beaucoup de bruit, peu de dommages. Il n'y a ni bataille ni blessés. C'est une agitation politique, non révolutionnaire, une émotion cérébrale, non une fièvre d'entrailles.
Le même soir, le Roi est revenu de Laeken à Bruxelles. Des acclamations l'accueillent, mais n'adoucissent point l'irritation que lui causent les désordres de la rue. Il en redoute les conséquences pour le régime parlementaire, pour la Constitution (JUSTE, Léopold Ier, t. II, p. 176 et THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. III, p. 351). Il insiste, devant ses ministres réunis, sur la nécessité de restaurer la tranquillité publique. Le lendemain 29, midi, il tient conseil et suggère au cabinet de détacher du projet les articles déjà votés et qui renfermaient les principes fondamentaux du système, et d'en faire une loi spéciale. Les ministres adhèrent ils se rendent à la Chambre. Aussitôt tout est remis en question. Frère-Orban s’adresse à Vilain XIIII et lui (page 548) offre d'ouvrir une conférence entre les chefs des deux partis pour rechercher une base d'arrangement (THONISSEN, loc. cit.)
Ce vœu est accueilli. MM. de Theux, Dechamps, Malou, Dumortier et de Liedekerke, pour la droite, Frère, Tesch, Henri de Brouckere, Verhaegen, Lebeau et Devaux, pour la gauche, se réunissent. L'accord se fait sur l'ajournement, la nécessité du rétablissement de l'ordre primant toutes autres considérations. On entre en séance. M. Henri de Brouckere se lève et se prévalant des divergences de vues qui se sont produites la veille entre la section centrale et le gouvernement, propose le renvoi de l'article qui les a fait naître à la section centrale, avec demande d'un nouveau rapport.
C'était l'ajournement sous une forme déguisée. Le cabinet laissa faire et la majorité se résigna. Le débat fut suspendu par unanime décision.
« La loi est morte », avait dit Vilain XIIII à Frère-Orban (IDEM, loc. cit., p. 354). La loi est morte et bien morte, imprima l’Indépendance.
Le 30 mai le cabinet l'enterra en prononçant, par arrêté royal, l'ajournement des Chambres.
Ce fut le signal de l'apaisement. La capitale, encore troublée le 30 mai, reprit le 31 sa vie coutumière. La peur avait prêté aux événements une physionomie redoutable. Les précautions militaires prises par le gouvernement restèrent sans objet ni utilité. On avait rappelé deux classes de milice, consigné l'armée. La police suffit à toutes les nécessités. Les désordres, reconnaît un historien catholique, avaient été dépourvus de gravité réelle. On avait à Bruxelles, dit un historien libéral, cassé pour 80 francs de vitres (IDEM, loc. cit., p. 355. Louis HYMANS, Histoire populaire du règne de Léopold Ier, p. 332. règne de Léopold Ier, p. 332. Il y eut des manifestations en province ; mais on n'eut à déplorer de troubles sérieux qu'à Jemmapes où une bande d'émeutiers pilla l'établissement des frères de la Doctrine chrétienne.)
(page 249) Dans le temps même, et abondamment par la suite, on a reproché au parti libéral d'avoir préparé la sédition, à la gauche parlementaire de s'être fait porter par elle. Rien n'est plus faux.
Pas un mot dans les discours de la gauche n'avait eu le caractère. même dissimulé, d'un appel à la violence. Les troubles de 1857 ne furent ni organisés m artificiels. Ils ne menacèrent ni l'ordre social ni les institutions. Il n'y eut ni meneurs ni factieux. Ce fut l'expression naturelle, désordonnée et bruyante de l'impopularité d'une mesure de parti, qui froissait le sentiment public dans ses fibres profondes. Le mouvement d'ailleurs n'ébranla point les couches populaires et resta un mouvement d'opinion bourgeoise, qui se traduisit bientôt par un verdict électoral conscient et décisif. Frère-Orban ne se préta à aucune démonstration. Il est absent quand la foule se rend devant sa demeure pour l'acclamer. Il doit au début de juin aller à Liége. Il y renonce, apprenant qu'on se propose de le recevoir avec éclat. « Je ne veux pas paraître, écrit-il à Delfosse le 31 mai, aller chercher une ovation. » On parle d'organiser des banquets. Il s'y oppose.
« De nouvelles manifestations, de quelque nature qu'elles soient, ne seraient propres qu'à faire naître une inquiétude qui serait bien vite exploitée et réaction ne tarderait pas contre nous... Je sens déjà l’influence des gens timorés ; l’appareil milliaire, ridiculement déployé dans la capitale, le rappel de deux classes de milice, ont donné lieu aux bruits les plus absurdes et j’ai vu bien des personnes intimidées. Si cela continue, on exploitera demain la peur. Les uns affirment que l’on va rappeler les Chambres pour délibérer sous la pression des (page 550) baïonnettes ; les autres, que l’empereur des Français rassemble ses troupes sur nos frontières; d'autres encore répandent des bruits de coup d’Etat. Tout cela n’a pas le sens commun. La vérité est pour moi que le gouvernement se fait la plus fausse idée de l'explosion du sentiment public ; il y a vu tout autre chose que ce qu'il exprime réellement ; il veut y trouver des troubles fomentés dans un intérêt hostile à la nationalité. au lieu de constater purement et simplement l'impopularité du projet de loi. Il n’y a rien en deçà, rien au delà de ce sentiment » (Lettre à Delfosse du 2 juin 1857).
« Il me semble, disait-il encore, qu'il n'y a rien à faire en ce moment. Il faut faire pénétrer de plus en plus dans les esprits l'idée que l'ajournement des Chambres implique nécessairement le retrait de la loi. Telle est, dans la réalité, la pensée du ministère. Mais l'extrême droite n'est point de cet avis » (Lettre du 31 mai citée ci-dessus)/
A droite. en effet, le désarroi était grand. Entre le ministère et la majorité. dit le biographe de Jules Malou, « régnait un certain froid causé par la surprise de l'arrêté du 30 mai. » La presse catholique était mécontente. « Il fallut quelques jours pour se ressaisir. » (DE TRANNOY, Jules Malou, p. 351).
Une réunion fut convoquée le 8 juin chez le comte de Mérode-Westerloo. Malou y soutint, paraît-il, que dans l'état présent des esprits, il serait opportun de retirer le projet et de se contenter de l'application de l'article 84 de la loi communale (IDEM, loc. cit). La Cour de cassation. par un arrêt qui n'avait précédé la discussion parlementaire que de quelques semaines, avait décidé en effet que cette disposition donnait aux fondateurs d'établissements charitables le droit d'instituer, pour les régir, des administrateurs spéciaux indépendants de toute autorité publique et que les legs faits, sous (page 551) de telles conditions, à des établissements publics, étaient intégralement valables, ces conditions étant légales et ne pouvant être ni modifiées ni réputées non écrites (arrêt du 14 mars 1857. Belgique Judiciaire, 1857, p. 369). Cette jurisprudence donnait au gouvernement le moyen de pratiquer, en pleine latitude, le système qu'il avait cru nécessaire d'organiser législativement.
L'avis de Malou finit par prévaloir et, communiqué aux ministres, il obtint leur adhésion.
Le mouvement, d'ailleurs, se prolongeait sous une forme légale. Les conseils communaux des principales villes du pays votaient des adresses à la Couronne, sollicitant le retrait de la loi.
Le cabinet se décida. Il publia au Moniteur du 14 juin un rapport au Roi, suivi d'une lettre de Sa Majesté et ayant pour conclusion l'arrêté de clôture de la session.
Dans le rapport daté du 12, il déclare qu'au milieu de l'effervescence des passions politiques. toute discussion parlementaire deviendrait une source d'embarras pour le pays. De là la nécessité de mettre fin à la session. « Cette mesure suspend la discussion du projet de loi sur les établissements de bienfaisance. Le gouvernement en proposera l'ajournement à l'ouverture de la session prochaine... » « - Quoi qu'il en puisse coûter de sacrifier à des attaques injustes et imméritées une œuvre de conscience et de conviction, nous comprenons qu'un gouvernement prudent doit tenir compte de l'opinion publique. alors même qu'elle est égarée par la passion ou par le préjugé. »
Le projet était donc abandonné.
Dans sa réponse, datée du 13, le Roi s'abstient de porter un jugement sur la loi ; il reconnaît qu'il est dans les pays libres des émotions rapides, (page 552) contagieuses, avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner, et conseille à la majorité dc renoncer, comme le gouvernement le lui proposera, à continuer la discussion de la loi. S'adressant à la nation et aux partis, il leur donne cet avis de haute sagesse : « Je suis convaincu que la Belgique peut vivre heureuse et respectée en suivant les lois de la modération ; mais je suis également convaincu, et je le dis à tout le monde, que toute mesure qui peut être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d'une opinion sur l'autre, qu'une telle mesure est un danger. »
L'échec de la campagne organisée par le parti catholique était complet. Il fallut s'incliner, accepter la défaite. Mais la déconvenue était rude, la chute rapide et profonde. De pareilles déceptions laissent des traces. Si le sang-froid commandait aux habiles et aux prudents de dissimuler l'étendue du désastre, les esprits bouillants du monde pieux ne se retinrent point. On s’en prit De Decker et à Vilain XIIII, à Malou lui-même. On leur reprochait leur faiblesse. Certains journaux, qui passaient pour recevoir les inspirations épiscopales, apportaient dans l'expression de leur mécontentement une irritation et une amertume propres à engendrer de profondes divisions et perpétuer le trouble des esprits. On redoutait si vivement la continuation de cet Etat de fièvre et les suites de cette surexcitation, que M. Dechamps, sur la demande du gouvernement, se rendit à Rome, muni d'une lettre autographe du Roi pour le Pape, dans le but de « faire donner une leçon de modération aux évêques de Gand et de Bruges. » Il échoua d'ailleurs ((DE TRANNOY, loc. cit., pp. 355, 358 et 361. (Lettre de Mgr Malou à son frère, du 12 novembre 1857)).
Le parti catholique n'avait mesuré ni ses forces ni (page 553) celles auxquelles il se heurta. La Belgique était - est encore - dans sa grande majorité un pays religieux. Elle a l'esprit laïque, non clérical. L'attachement au clergé ne fut jamais la raison déterminante de l'avènement ou du maintien au pouvoir du parti conservateur. D'autres motifs d'ordre économique ou politique les expliquent. Le projet sur les établissements de bienfaisance fut dès l'origine considéré comme une entreprise de réaction contre l'esprit moderne de sécularité, comme une entreprise de conquête de l'Eglise. Il l'était réellement. Ce n'était pas une idée de charité qui inspirait cette loi sur la charité, c'était une idée de parti, et une idée confessionnelle. On avait moins songé aux biens des pauvres, aux moyens les plus pratiques de soulager la misère, l'amélioration économique de la vie indigente, qu'à la prospérité des œuvres pies, à l'extension des fonctions et de l'autorité du clergé, au développement de ses instituti0ns scolaires, à l'enrichissement et la multiplicati0n des congrégations religieuses. Ces préoccupations se trahissaient dans les dispositions du projet, qui, sortant du cadre de la bienfaisance, faisaient déborder la loi sur le terrain de l’enseignement et autorisaient les congrégations de femmes à recevoir des libéralités pour l'entretien d'écoles accessibles même aux élèves payants.
Guizot, consulté, dit-on, par le Roi, approuva dans un article publié par la Revue des Deux Mondes (1er août 1957) le principe de la réforme et dénia le fondement des motifs d'opposition invoqués par les libéraux. C'étaient, d'après lui, « des prévoyances, des inquiétudes », excessives quant au profit que le clergé retirerait du système. Il jugeait en théorie, loin des faits et des hommes.
(page 554) Il fallait, pour saisir la portée exacte de la loi, vivre dans l'ambiance de la politique belge, embrasser l'évolution des partis de 1830, suivre la tactique du clergé depuis les débuts, noter les prétentions de l'épiscopat en matière scolaire, les conditions qu'il n'avait cessé de chercher à imposer à l'Etat pour l'organisation de l'enseignement primaire et moyen, en 1842 et en 1850. La loi de 1857 aurait été le couronnement d'une campagne prolongée, systématique et tenace, tendant faire à l'Eglise une position privilégiée dans l'Etat, soustraire ses institutions éducatives et charitables au droit commun, à remettre aux mains de ses délégués toutes les positions d'où, dominant le monde civil, elle aurait pu projeter sur lui sa puissance et ses doctrines. Que seraient devenues au milieu d'un tel Etat social, chez un peuple d'une éducation politique élémentaire, catholique de tradition et de sentiment et, par là, préparé une soumission plus facile, dans un pays où toute concurrence religieuse, à la différence de l'Allemagne, de l'Angleterre et des Etats-Unis, faisait défaut, que seraient devenues la liberté de conscience, la liberté individuelle ? (Note de bas de page : Frère-Orban prépara, dans ce sens, une réponse à l'article de Guizot, Il y travailla pendant l'été de 1857, mais dut l'interrompre par suite de la constitution, au mois de novembre, du nouveau cabinet libéral où il entra. Le manuscrit inachevé comporte plus de cent pages. Il reproduit l'argumentation développée par Frère dans ses discours et brochures antérieurs et futurs et dans son livre sur La Mainmorte et la Charité. Fin de la note.)
Thiers, à ce qu'affirme Théodore Juste, fut appelé, en même temps que Guizot, à donner son avis sur la loi. Il aurait mieux compris, d'après l'historien belge, le caractère politique de la loi : « Convaincu que, à tort ou à raison, elle était de nature à effrayer la bourgeoisie. il y voyait un véritable danger. Selon lui, (page 555) le roi Léopold ne devait pas chercher son point d'appui principal dans le clergé et les adhérents exclusifs du clergé. mais le trône belge devait s'appuyer sur les classes intermédiaires. Ces considérations, ajoute Juste, développées par M. Thiers avec le sens pratique qui le distingue, firent une grande impression sur l'esprit du Roi.» (Léopold Ier, t. II, p. 181.)
Du point de vue économique, les critiques de l'opposition, que Frère avaient mises en puissant relief, étaient de juste vision. La liberté des fondations aurait eu pour conséquence une augmentation extrême des dépenses, dispersées sur des objets multiples et disparates. Les frais d'administration eussent été considérables ; la charité, avait dit Frère, est une science. Sous peine de se disséminer en œuvres superflues, capricieuses, improvisées sous l'inspiration de la foi ou de la vanité, elle veut une certaine unité de conception et de moyens, une certaine concentration de ressources. Il n'est point de gestion enfin qui exige, pour éviter les déperditions de l'incapacité ou de la fraude, un contrôle plus strict, plus de responsabilité, plus de garanties. C'est la gestion du bien d'autrui, le plus sacré de tous, celui des pauvres. Que serait devenue la bienfaisance répartie entre d'innombrables administrations, indépendantes, arbitrairement désignées, sans lien entre elles ? La loi eût stimulé peut-être les impulsions de la charité individuelle. Elle n'aurait pas dans l'ensemble augmenté le patrimoine de la misère. Elle l'aurait morcelé et désorganisé.
Le parti catholique ne renouvela pas la tentative de 1857. La question de la personnification civile, dans la sphère sociale, économique et scientifique, reste ouverte. La législation sur la bienfaisance n'a (page 556) pas changé et attend encore une réforme dont l'esprit de parti soit exclu, dictée par la science économique, et préventive autant que réparatrice.
Les luttes de l'époque troublée que nous venons de parcourir eurent pour épilogue la loi du 3 juin 1859, interprétative de l'article 84 de la loi communale ; elle mit fin aux fluctuations de la jurisprudence, en restreignant l'institution d'administrateurs spéciaux dans les limites établies par les décrets de l'an XI et de 1806. Ce fut une mesure définitive ; les catholiques ont depuis exercé le pouvoir pendant de longues années ; ils ne sont plus revenus sur cette question irritante. (Note de bas de page : Nous avons signalé plus haut un retour offensif de la thèse catholique, marqué par un arrêté royal du 7 mars 1905. Voir p. 518.)
L'été de 1857 s'écoula dans le calme, mais la questi0n de la charité continuait à dominer les esprits et pesait sur le cabinet. Le rapport au Roi qui précédait l'arrêté de clôture de la session avait annoncé l'intention du gouvernement de proposer, à l'ouverture de la session suivante, l'ajournement du projet de loi sur les établissements de bienfaisance. Il faudrait donc que la Chambre se prononçât. Le débat renaîtrait. Il était certain que la gauche réclamerait le retrait pur et simple.
Les chefs de la droite se préoccupèrent de la situation embarrassante où le ministère se trouverait ainsi placé et de la résurrection possible des passions qui s'étaient assoupies, Dechamps, dans une lettre adressée à De Decker et dont copie fut remise à (page 557) Malou, suggéra la tactique suivante : le Roi. dans un discours du trône, recommanderait la modération à l'opposition et à la majorité le vote de l'ajournement. puis, la majorité dans l'Adresse « dérouterait l'opposition » en demandant au gouvernement le retrait de la loi. « Quel beau terrain de discussion, écrivait Dechamps, la violence, les excès d'un côté, la dignité, le calme, la modération et le patriotisme de l'autre ! » (Voir le texte de cette lettre dans la biographie de jules Malou par M. DE TRANNOY, pp. 358 et suivantes).
Les événements devaient rendre vaines toutes les combinaisons.
Des élections communales eurent lieu le 27 octobre. Les intérêts administratifs n'y occupèrent qu'un rang effacé. La question politique fut portée au premier plan. Le résultat fut une éclatante défaite du parti catholique. Les libéraux obtinrent d'énormes majorités dans toutes les grandes villes ; M. Delehaye, président de la Chambre, fut battu à Gand, où sur trois mille quatre cents inscrits, trois mille électeurs prirent part au scrutin.
Le 30, MM. De Decker et Volain XIIII, Dumon et Greindl. s'estimant frappés par cette « manifestation légale », envoyèrent leur démission au Roi. Le lendemain MM. Alphonse Nothomb et Mercier signèrent la leur, de mauvaise grâce, ne voulant pas, disaient-ils, se séparer de leurs collègues, mais convaincus que le cabinet ne devait succomber que devant les Chambres, et que faire dépendre son sort des élections communales, c'était créer un précédent funeste au principe gouvernemental et au régime parlementaire. « L'émeute qu'il fallait vaincre en serait légalisée » (Voir les lettres de démission dans JUSTE, Léopold Ier, t. II, Appendice, pp. 380 et 382).
(page 558) Le Roi, paraît-il, se borna à insister auprès de M. De Decker pour qu'il revînt sur sa résolution et ne s'adressa ni à MM. Nothomb et Mercier, ni à aucun des chefs de la majorité. De Decker ne répondit pas d'une manière affirmative, mais ses amis ne désespéraient pas de l'amener à retirer sa démission. Et De Decker lui-même, en tout cas, comptait ouvrir les Chambres, convoquées pour le 10 novembre. Le 8, dans la matinée, il délibérait avec des amis politiques, lorsque M. Van Praet vint lui annoncer qu'un cabinet libéral était formé. Tel est en substance le récit que M. Woeste a publié de cette courte crise ministérielle. (Vingt ans de polémique, t. I, p. 23. Le roi Léopold Ier. Sa politique.)
Que s'était-il passé ? Le Roi avait, sans tarder, fait venir M. Henri de Brouckere. Celui-ci avait consulté Frère et tous deux avaient conféré avec Devaux, Rogier et Tesch, le mardi 3 novembre. L'entente s'était faite : on accepterait le pouvoir à condition d'être autorisé à prononcer la dissolution sur-le-champ. Une lettre de Frère-Orban à Delfosse, datée du mercredi soir, 4 novembre, nous fournit une relation exacte de ces pourparlers :
« Je viens te dire où nous en sommes. De Brouckere ayant été appelé au Palais, s'est entretenu avec le Roi de la situation. Il a annoncé qu'en sortant il viendrait causer avec moi, ce qui a été approuvé. « Je n'ai aucune mission, m'a dit de Brouckere; je viens seulement vous demander ce qui vous paraît possible en ce moment. » Il m'a exposé alors ses idées qui tendaient à la constitution d'un ministère analogue celui de 1852. J’ai répondu que ce que l’on avait pu considérer comme admissible à cette époque, contre mon opinion toutefois, pour empêcher les catholiques ou les mixtes d'entrer au pouvoir, serait incompréhensible aujourd'hui, fait dessein de s’opposer à l’avénement de l'opinion libérale, Il faisait beaucoup d’objections contre la dissolution ; je n'ai pas besoin de dire qu'elles étaient sans valeur. (page 359) Le lendemain, il est revenu, et tandis qu'il était chez moi, Devaux y est venu. Devaux s'est exprimé de la manière la plus catégorique contre les velléités de de Brouckere et a déclaré qu'il n'y avait d'autre issue que la dissolution. Il a été convenu que le mardi nous nous réunirions de nouveau chez Rogier. Tesch y vint. Tous exprimèrent à de Brouckere la même opinion. De Brouckere s'y rangea et nous dit qu'il le ferait connaître à Van Praet.
« Rogier est mandé demain chez le Roi.
« Il paraît que Roi se fait maintenant très bien à l’idée de la dissolution. Il a été frappé de cette raison que le ministère se déclarant impuissant à gouverner, quoique ayant la majorité dans les Chambles, c'est le ministère lui-même qui constate la nécessité de la dissolution. Si sous ce rapport aucun obstacle ne doit exister, ce que nous saurons demain, les difficultés de constituer un cabinet commenceront... »
Rogier, appelé au Palais, mena les négociations à terme. Le Roi consentit à la dissolution de la Chambre et s'opposa à celle du Sénat. Le 8, l'accord fut complet. Le 9, le cabinet fut officiellement constitué. Rogier allait à l'intérieur, Frère prenait les finances et Tesch la justice; M Partoes était chargé des travaux publics ; le baron de Vrière recevait le portefeuille des affaires étrangères et le général Berten celui de la guerre.
On a discuté dans la suite les motifs qui avaient poussé le Roi à abandonner M. De Decker pour offrir directement le pouvoir à l'opposition libérale. M. Woeste notamment a émis la conjecture qu'un marché serait intervenu entre la Couronne et les futurs ministres au sujet des travaux de fortification d'Anvers. Malou. dans une lettre du 8 décembre 1858 adressée à Dechamps, avait formulé la même hypothèse (DE TRANNO, loc. cit., pp. 363 et 397.). Le nouveau cabinet libéral aurait promis de hâter la solution de cette question. que le Roi désirait voir trancher sans tarder par le Parlement. (page 360) M. Discailles, le consciencieux biographe de Rogier, a opposé à cette version un démenti et des arguments qui n'ont pas été réfutés.
Rien, dans la correspondance de Frère-Orban, n'autorise à croire que l'exécution des travaux d'Anvers eût fait l'objet d'un marchandage. Dans la lettre à Delfosse, reproduite partiellement plus haut, et qui se termine par un examen des difficultés avec lesquelles le cabinet libéral se trouverait aux prises, Frère ne dit pas un mot de la question d'Anvers, dont en 1852, le cabinet de 1847 avait d'ailleurs eu déjà à s'occuper.
Voici la fin de cette lettre :
« A part la question même qui a fait naître la crise, il n'y a pas de question politique inscrire au programme. Il est vrai que celle-là est assez compliquée. Il ne suffit pas, en effet, de retirer le projet de loi ; il faut fixer les principes et régler le régime des fondations charitables et des fondations de bourses. Mais c'est la base même de la constitution du cabinet dans les circonstances actuelles et je présume que l'on sera d'accord. (Note de bas de page : (On sait que le cabinet se borna à faire fixer par une loi interprétative du 3 juin 1859 le sens de l'article 84 de la loi communale, et à appliquer la jurisprudence établie par la circulaire de Haussy du 10 avril 1849. La question des bourses d'études ne fut abordée que plus tard. La loi qui fixa le régime des bourses est de 1865.)
« Sur d'autres points il y aura des embarras... »
Frère n'en citait qu'un, sur le terrain de l’enseignement, c'était la convention d'Anvers.
Aucune allusion, on le voit, n'est faite l'affaire des fortifications. Sans doute celle-ci fut-elle examinée par les ministres. Mais il paraît résulter clairement de tout ce que l'on sait des pourparlers des chefs libéraux entre eux et avec le Roi, qu’elle ne donna lieu à aucune négociation particulière et importante, à aucun (page 561) trafic politique. Au surplus, Rogier lui-même était engagé déjà, ainsi que l'atteste une correspondance échangée entre le Roi et lui, plus d'un an auparavant, au sujet de son rôle dans les délibérations de la section centrale chargée de l'examen d'un projet d'agrandissement de la place d'Anvers que le cabinet De Decker avait déposé le 22 février 1856.
M. Discailles en conclut avec raison que « Rogier n'a pas plus acheté le pouvoir en 1857 que Léopold ne le lui a vendu » (Charles Rogier, t. IV. pp. 31 et suivantes.)
Le premier acte du gouvernement fut de dissoudre la Chambre. Les élections. fixées au 10 décembre, donnèrent à la gauche une majorité considérable. Parmi les notabilités du parti catholique, plusieurs perdirent leur siège. M. Alphonse Nothomb fut éliminé à Neufchâteau, MM. Mercier et Delehaye à Nivelles et Gand ; à Charleroi, Dechamps succomba.
Le ministère libéral issu d'une première victoire électorale remportée sur le terrain communal, recevait une consécration solennelle.
La presse cléricale, pour tenter de salir sa naissance, affecta de l'appeler le ministère de l'émeute. Il avait la double investiture du choix royal et de la volonté nationale.
Il parcourut une carrière de treize années, fructueuses et pacifiques, où Frère-Orban marqua deux traces ineffaçables : la fondation de la Caisse d'épargne et l’abolition des octrois.
(Fin du tome premier)