(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)
(page 436) Le cabinet du 12 août 1847 avait dans le domaine de l'enseignement une création à faire et une réforme accomplir. La création, c'était une loi organisant l'enseignement moyen, qui manquait ; la réforme, c'était une modification au système du jury universitaire, dont la nomination, confiée par la loi du 27 septembre 1835 aux trois branches du pouvoir législatif, subissait trop directement les influences politiques.
Il pourvut à cette double tâche par les lois du 1er juin 1850 et du 15 juillet 1849.
Un troisième problème de posait devant lui, c'était la révision de la loi sur l'instruction primaire de 1842. Après avoir étudié longuement et arrêté le texte d'un projet, il le retint cependant et n'en saisit pas les Chambres. sous l'empire de considérations de tactique et d'opportunité.
Les questions d'enseignement figurent au premier plan, parmi les préoccupations politiques et économiques qui absorbèrent l'activité du gouvernement libéral de 1847 à 1852.
Elles avaient tenu un rôle prépondérant dans les luttes qui précédèrent et préparèrent l'avènement du libéralisme au pouvoir. Après la chute du cabinet du (page 437) 12 août, elles restèrent le thème favori des partis, l'un de ceux qui suscitaient les passions les plus ardentes et dont la discussion faisait le plus vivement saillir la ligne de démarcation des camps ennemis.
Le premier discours parlementaire de Frère-Orban avait provoqué le premier débat sur l'instruction publique où fut engagé le ministère de 1847. Nous l'avons résumé plus haut et en avons relaté l'effet (séance de la Chambre du 17 novembre 1847, supra, pp. 179 et suivantes). On avait mis en cause le principe de l'indépendance du pouvoir civil. Plusieurs orateurs de droite, MM. De Decker, Vilain XIIII, Malou, s'en étaient déclarés partisans. Où, dès lors, était la frontière des partis et par quels traits se distinguait de la politique ancienne la politique nouvelle qu'annonçait le programme du 12 août ? Frère les avait vigoureusement dessinés : il s'agissait de savoir comment il fallait entendre l'indépendance du pouvoir civil dans son application spéciale aux lois d'enseignement.
Il avait produit la correspondance des évêques avec Nothomb et Van de Weyer au sujet de l'exécution de la loi de 1842. Il en avait tiré la preuve que l'épiscopat prétendait à la direction des écoles, que la politique catholique tendait la lui livrer. (Note de bas de page : Cette correspondance, officiellement communiquée à la Chambre par le ministre de l’intérieur, le 20 décembre 1842, fut publiée aux Documents parlementaires, n°78, session 1847-1848). Quelques semaines plus tard, revenant la charge, il avait ainsi (page 438) caractérisé la thèse de la droite : « Je me borne à énoncer la formule sophistique sous laquelle on cache ici la conspiration contre les droits de l'autorité civile : Point d'instruction, dit-on, sans éducation. Point d'éducation, si elle n'est morale et religieuse ; or le prêtre seul peut enseigner la morale et la religion. Donc, de fait ou de droit, par l'intervention officieuse ou par l'intervention officielle, l'épiscopat doit être le maître de l'instruction » (22 janvier 1848).
Le système auquel Frère-Orban s'attaquait n'a pas varié. Les principes en conflit restent aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a cinquante ans. Quelque chose cependant a changé. A cette époque les chefs du parti catholique se réclamaient des principes de 1789, proclamaient la sécularité et l'indépendance du pouvoir civil, se contentant de chercher à en restreindre l'application, mais n'osant les renier. (Note de bas de page : Malou, le 22 janvier 1848, prononçait ces paroles : « Moi aussi, je m'associe, je m'associerai toujours, qu'il s'agisse de l'instruction publique de la bienfaisance ou du temporel du culte, je m'associerai toujours aux grands principes de sécularisation du pouvoir, ces grands principes qui sont dans la constitution de 1789 et dans la constitution de 1830. » Fin de la note.) Leurs successeurs ont banni de leur langage ces formules qui sans doute leur brûleraient les lèvres. Le mouvement ultramontain a passé par là. La dissidence autrefois éclatait dans les faits, non dans les idées. L'Encyclique de 1864, le Syllabus l'ont étendue aux principes.
La production de la correspondance des évêques révéla l'esprit d'orgueil et de domination dont le clergé était animé. Ce qu'il voulait, c'était la suppression de toute concurrence à l'enseignement normal épiscopal, ici par l'abstention de l'Etat, là par la réduction du chiffre des admissions d'élèves instituteurs dans les établissements publics ; c'était l'attribution à l'autorité diocésaine d'une part d'intervention dans la nomination (page 439) des instituteurs, par une concession spontanée du pouvoir, suppléant au silence de la loi. Ce que la loi ne donnait pas au clergé, il voulait l'arracher aux faiblesses de l'exécutif. Ainsi le régime scolaire serait non ce que l'avait fait le législateur, mais ce qu'en voudrait faire le gouvernement. Aux mains d'un ministère enclin à favoriser les intérêts catholiques, à servir les ambitions de l'épiscopat, la loi de 1842 pouvait se transformer en instrument de confiscation au profit de l'Eglise. Nothomb, assailli le premier par les réclamations des évêques, ne s'était que mollement défendu. Van de Weyer s'était montré plus ferme ; de Theux, après lui, prompt à fléchir, et comme empressé de tout abandonner.
Nothomb alla au-devant des critiques. Le 17 décembre 1847, il prononça un discours retentissant sur les rapports qu'il avait eus avec les évêques au sujet de l'exécution de la loi de 1842. Il y fit l'aveu de la lutte qu'il avait dû soutenir et dont la correspondance rendait témoignage. Ce discours est un document important. Nothomb y déclarait que le rôle politique du clergé, suite de sa participation à la résistance contre le régime du roi Guillaume, devait cesser, mais que son intervention restait une nécessité dans l'organisation de l'enseignement primaire. M. Le Hon combattit fortement cette dernière thèse, et l'actualité de son discours est saisissante. Il ne considérait le concours du clergé, pour l'enseignement de la morale et de la religion, que comme un incident d'exécution de la loi. Mais il distinguait entre la religion et la morale. Les temples sont ouverts à l'instruction religieuse. La morale peut être l'objet d'un enseignement laïque.
La discussion n'était qu'amorcée. Les événements de 1848 survinrent et submergèrent pendant quelques mois les objets de discordes politiques. Quand le flot eut passé et découvert les berges, le problème (page 440) reparut. Son aspect Se modifia. La révision de la loi de 1842, qui devait tarder jusqu'en 1879, fut, dès 1849, formellement réclamée. Mais c'est entre libéraux que le débat s'ouvrit.
L'examen du budget de l'intérieur le fit naître. Deux sections de la Chambre demandèrent la révision de la loi scolaire ; la section centrale, composée exclusivement de membres de la gauche, - M. Verhaegen qui la présidait, MM Lesoinne, Prévinaire, Van Hoorebeke, Ernest Vandenpeereboom et Orts, - s'associa unanimement à ce vœu, et demanda de plus que la révision se fît le plus tôt possible ; elle proposa en outre de supprimer les crédits pour l'inspection ecclésiastique.
Des motions individuelles surgirent. M. Lelièvre déposa, le 14 février 1849, un ordre du jour invitant le gouvernement à proposer une loi sur l'enseignement moyen et modifier la loi sur l'enseignement primaire. C’est sur ce dernier point que pendant deux séances porta toute la discussion, très vive de ton, et qui mit aux prises le cabinet et la majorité, Le cabinet ne contesta ni les vices de la loi de 1842, ni les principes qu'on voulait mettre à la base d'un régime nouveau, mais il prétendit réserver l'opportunité de l'initiative, garder sa liberté d'action. Il n'admettait pas que la majorité lui fit violence et s'offensait, comme d'une injure, des menaces ou des suspicions.
L'effort des réformistes ne tendait pas à faire effacer l'instruction religieuse du programme scolaire. Nul n'y songeait alors. C'étaient les attributions reconnues au clergé, son intervention à titre d'autorité dans l'école, qui suscitaient les protestations. La loi de 1842 associait l'enseignement de la religion et celui de la morale, les confondait sous la direction ecclésiastique, soumettait à l'approbation exclusive du clergé le choix des manuels affectés ces deux branches, (page 441) à l'approbation commune des chefs des cultes et du gouvernement celui des livres de lecture employés à la fois pour l'instruction littéraire et pour l'instruction religieuse et morale. Elle impliquait donc l'abandon d'une part de la direction scolaire au clergé, instituait, au profit de celui-ci, la censure des livres, et, permettant au prêtre d'étendre son action au delà des limites de l'enseignement purement religieux, elle l'armait de droits supérieurs ou égaux à ceux des pouvoirs publics.
Les révisionnistes, en dénonçant ces privilèges concédés à l'Eglise, avaient beau jeu. Ils étaient dans la logique des idées libérales. Le programme du congrès de 1846 était pour eux. L'article qui proclamait la nécessité d'une organisati0n de l'enseignement public « sous la direction exclusive de l'autorité civile » avait été tracé par la plume de Frère-Orban. Avant même que la loi de 1842 eût été adoptée, lui-même l'avait condamnée, dans l'adresse votée par le conseil communal de Liége et à la rédaction de laquelle il avait collaboré (cf. supra, p. 61).
Aussi ni Frère ni Rogier ne combattirent les principes qu'on invoquait pour légitimer la révision. Ils se bornèrent à revendiquer le choix du moment. Ils pressentaient les difficultés, les périls de l'entreprise. Le projet sur l’enseignement moyen, annoncé par Rogier, était en préparation. On ne pouvait tout commencer, tout faire en même temps. Mais on était décidé à agir, on agirait, on s'y engageait. Cette promesse, l'honnêteté des hommes qui la contractaient, leur passé, les gages qu'ils avaient donnés, devaient suffire. Delfosse ne s'en contentait pas. Delfosse, l’ami de Frère-Orban et qui l'avait, sachant sa valeur, mené (page 442) par la main au pouvoir, se montra soupçonneux, agressif même. (Note de bas de page. Le discours qu’il prononça le 15 février eut les allures d’un réquisitoire.) Frère intervint à deux reprises dans le débat, pour affirmer avec une énergie que les méfiances environnantes firent monter jusqu'à la colère, d'abord la volonté du ministère de réviser la loi, celle ensuite de ne pas céder à des injonctions, de ne précipiter ni les actes ni les paroles. Le ministère, répondit-il à M. Jullien, a explicitement déclaré qu'il entendait réviser. Mais il n'admet pas qu'on le contraigne à s'expliquer sur les détails de la réforme annoncée. « Vous devez, s'écria-t-il, admettre nos déclarations sous la foi de nos principes, de notre programme. » Et, protestant contre l'injure que l'on fait au cabinet, en le supposant capable de manquer à ses engagements, il refuse de « livrer inutilement ses idées sur un sujet irritant à des débats anticipés... » « A l'abri des principes que nous avons proclamés, marchant toujours résolument sous notre drapeau, le tenant haut et ferme et ne l'abaissant devant personne, nous continuerons à procéder à l'amélioration des lois qui nous régissent » (Annales parlementaires, 1848-1849, p. 763). M. Deliége, cependant. revint à la charge. Ses interrogations pressantes. renouvelées au moment où le débat touchait à sa fin et malgré les explications réitérées du gouvernement, provoquèrent cette hautaine réplique de Frère-Orban :
« J'ai rappelé tout l'heure les principes du ministère, j’ai renouvelé tout à l’heure la déclaration que la loi serait révisée ; j’ai invoqué les souvenirs de la Chambre sur la loyauté du ministère dans l'accomplissement de ses promesses. Nos principes d'une part. de l'autre la déclaration formelle que la loi sera révisée. c'est assez. S’il reste après cela des doutes à l'honorable préopinant, j'en ai du regret ; je renonce à les dissiper. (Interruption).
(page 443) Je vous déclare que je refuse formellement comme indigne de moi, de subir un interrogatoire sur faits et articles, relativement à mes principes. Je ne reconnais à personne le droit de me faire subir un pareil interrogatoire. Lorsque le ministère apportera la loi qu'il promet, on appréciera son œuvre.
« Messieurs, une politique se compose de principes généraux ; le ministère a formulé ses principes ; on les connaît; on les approuve. On s'écrie même : nous avons confiance dans le ministère, nous comptons des amis au ministère; nous les aimons, nous les adorons ; quant à croire qu'ils appliqueront les principes qu'ils ont proclamés, c'est autre chose, nous demandons des explications. Eh bien, messieurs, vous comprendrez le sentiment qui m'inspire, ces explications, je refuse de les donner. »
Ce discours fut immédiatement suivi du vote : la motion de M. Lelièvre qui avait suscité le débat fut repoussée par 77 voix contre 17 (séance du 15 février 1849).
L'attitude de M. Deliége et de Delfosse avait exaspéré Frère. Orban. L'attaque venait non du dehors, mais du dedans ; non d'adversaires, mais d'amis, dont il se croyait sûr; elle visait non les opinions des ministres, mais le caractère, la loyauté des personnes. Une lettre à Fléchet, du 17 février, écrite deux jours après l'escarmouche, montre la révolte de l'orgueil froissé qui se cabre et souffle du feu. Elle est intéressante par le style autant que par le fond. Elle reflète l'irrésistible ardeur d'une volonté qui, faite pour commander aux autres, ne se commande pas toujours elle-même :
« Tu auras lu, je suppose, mon cher Fléchet, le dernier incident qui a donné à un vote de confiance.
« Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tu as été indigné, lorsque après ma déclaration que la loi sur l’enseignement primaire serait révisée, qu'elle le serait conformément à nos principes, que nous portions haut et ferme le drapeau du libéralisme et que nous ne l’abaissions devant personne, Deliége, (page 444) se mêlant à un débat qui, pour tout le monde, semblait termine, Deliége, soufflé mot à mot par Delfosse, bégayant et entremêlant ses interrogations de voyez-vous que le Moniteur ne reproduit pas, comme de raison, est venu me demander, chose odieuse, des explications sur mes intentions, en d'autres termes si je ne me disposais pas à trahir mes convictions !
« Je me suis retourné sur l'agresseur comme un lion blessé, et du geste et de la voix plus encore que de la parole, j'ai laissé voir toute mon indignation. Si un adversaire, et de mauvaise foi encore, avait tenu un pareil langage, je l'aurais impitoyablement raillé. Mais quand j'ai entendu cette injure sortir de la bouche d'un homme que je considère comme un ami, inspiré par un ami meilleur encore, mon sang a bouillonné dans mes veines et j'ai eu un instant la pensée de flétrir en la dénonçant cette recherche de popularité à laquelle on n'hésite pas à me sacrifier.
« Moi qui suis entré en lutte ouverte avec l’évêque de Liége sur cette question de l'enseignement, moi qui ai concouru à cette pétition du conseil communal contre la loi de 1842, moi qui ai rédigé et proposé le programme du congres libéral sur cette question de l’enseignement, moi qui n'ai manqué, je pense, un seul de mes engagements, on vient me demander, à la face du pays, si je n'ai pas quelque velléité de trahir mes principes ! Et ce sont des hommes qui me connaissent. Ce sont des hommes qui surent toutes mes pensées intimes, qui viennent me sommer de m'expliquer sur un pareil sujet. J’en rougis pour eux... II faut avoir quelque coin de l’âme réservé aux mauvais sentiments pour descendre aussi bas. »
La violence de l'épitre semble dénoter une rancune tenace et qui ne désarmera point. Ce ne fut qu'une explosion. Et le flot de lave expulsé, la sérénité revint et l'amitié ancienne reprit son cours. La correspondance de Frère avec Delfosse s'étend de 1840 à 1857. Fréquente jusqu'en août 1848, elle (page 445) subit ensuite une interruption de près de deux ans, pendant lesquels les relations se refroidissent.
Sur d'autres questions, Frère et Delfosse se trouvèrent en désaccord. Delfosse était un ardent partisan des économies systématiques. Frère ne les admit que dans les limites de l'intérêt public, De là des heurts et des froissements. (Note de bas de page : « Delfosse est intraitable, écrit Frère à Fléchet le 4 décembre 1848. Il ne veut pas marcher et veut arrêter ceux qui marchent. Il ne veut pas prendre le pouvoir (on avait offert à Delfosse de remplacer au département de la justice M. de Haussy qui désirait se retirer) et veut ruiner successivement tous ceux qui s'y trouvent... j'en ai pris mon parti... je crains bien que nous n'ayons bientôt de nouvelles et d'irritantes discussions ». Fin de la note.)
La crise passée, les deux hommes se rapprochent, la correspondance se renoue. Frère a effacé de sa mémoire les dissentiments passés. Il consulte Delfosse sur les statuts de la Banque Nationale et lui offre le poste de gouverneur du nouvel établissement financier. Il s'empresse de lui annoncer une promotion dans l'ordre de Léopold ; après sa retraite, en 1852. il lui écrit maintes fois d'Italie, le consulte et lui confie ses impressions politiques. Une crise nouvelle et plus grave interrompit leurs relations, lors des débats sur la convention d'Anvers. en 1854 (cf. infra, pp. 475 et 476). Puis la paix se rétablit, cordiale et définitive ; l'un des premiers actes du nouveau cabinet de 1857 fut de nommer Delfosse ministre d'Etat, Frère soumit en personne l'arrêté au Roi et se hâta d'écrire à son vieil ami pour l'informer de l'accueil sympathique fait cette proposition par le Souverain (lettre de Frère-Orban du 19 juillet 1850, du 5 juin 1850, du 28 novembre 1852, du 12 novembre 1857). La vie publique est sujette ces ruptures et reprises d'amitié. Les conflits d'idées dominent les affections intimes. étouffent les élans du cœur. Et si le sacrifice est douloureux, ce n'est pas une faiblesse de faire (page 446) céder les questions de sentiment devant les questions de conscience.
La discussion de février 1849 fut suivie à brève échéance du dépôt d'un projet de loi sur l’enseignement supérieur qui fut discuté sans tarder. Le discours du Trône qui inaugura la session 1849-1850 annonça des projets sur l'enseignement moyen et sur l'enseignement primaire. « Vous aurez, disait le Roi, compléter votre œuvre en votant cette année les lois annoncées sur les autres branches de l'enseignement. Ainsi se trouvera définitivement établi sur ses bases constitutionnelles, et parallèlement à l'enseignement libre, l'enseignement public donné aux frais de l'Etat. » Le projet de loi sur l'instruction moyenne fut déposé le 14 février 1850. Le projet sur l'instruction primaire ne sortit pas des cartons ministériels.
On en fit maintes fois grief au cabinet. On l'accusa d'avoir forfait à ses promesses ; on insinua que des dissentiments entre les hommes qui occupaient le pouvoir avaient fait échouer l'entreprise. Il n'en est rien. Un projet fut préparé par Rogier en janvier 1850, imprimé, discuté en conseil des ministres. Frère-Orban en fit l'objet d'une étude attentive et consigna ses observations en marge des articles. M. Discailles a reproduit ces « observations » dont il a retrouvé le texte dans les papiers de Rogier (DISCAILLES, loc. cit, t. III, pp. 333 et suivantes. De notre côté, nous avons trouvé dans les papiers de Frère des fragments du brouillon des « observations »). La réforme portait notamment sur l'intervention du clergé à titre d'autorité dans la surveillance et la direction de l’enseignement de la religion et de la morale et sur l'inspection civile. C'étaient les points essentiels visés par le mouvement révisionniste. Si l'on n'agit point le jour où (page 447) l’accord se fut établi, dit M. Discailles, c'est qu'on ne put agir. Et il est juste de constater avec lui que les deux dernières années du cabinet de 1847 furent agitées par des crises aigués et des luttes passionnées, qui ne laissèrent guère de place à l'initiative promise et aux luttes qu'elle aurait inévitablement engendrées, et dont les polémique soulevées par la loi sur l'enseignement moyen permirent de présager la véhémence probable.
Une raison primordiale s'opposa d'ailleurs à la révision de la loi de 1842, c'est qu'au sein de la majorité, des résistances se produisirent. Le gouvernement constata, au moment de déposer le projet, que parmi ses amis, un certain nombre de membres n'admettaient pas la nécessité d'une réforme. Frère-Orban l'affirma en termes formels quelques années plus tard. Plusieurs fois, la question reparut. Chaque fois, Frère tint à confirmer son opinion de jeunesse, celle qu'il garda toujours, qu'il ne put appliquer que pendant son dernier gouvernement, en 1879 (Chambre des représentants, 12 février 1856, 25 janvier 1859). Mais l'obstacle auquel le cabinet de 1847 s'était heurté subsista. Des libéraux influents redoutaient le trouble que la révision de la loi de 1842 pouvait jeter dans les consciences, s'effrayaient d'une expérimentation contre laquelle on chercherait à exciter les préjugés des masses. A leur faire violence, on eût couru le risque de rompre l'unité libérale. On ne voulut pas l'affronter.
C'est ce qu'exprimait avec force M. Verhaegen, l'un des trois dissidents qui avaient voté contre la loi, dans le débat qui surgit à ce propos en 1859. Il déclarait ne rien renier de son passé, et cependant vouloir réserver la question d'opportunité. « Il ne s'agit pas de moi, disait-il, j'ai à compter avec mes amis, je dois avoir égard à la position commune » (Chambre des représentants, 24 janvier 1859). (page 448) Et il se refusait à conseiller au cabinet de 1857 de prendre une initiative, parce qu' « il faillirait au premier de tous ses devoirs en compromettant l'intérêt libéral. » Frère intervint à son tour, le lendemain, dans la discussion dont une pétition du conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode avait été le point de départ. Tout en persistant à s'affirmer lui-même partisan de la révision de la loi de 1842, il constata que, sur les bancs de la gauche, on était généralement d'avis qu'il n'y avait pas lieu de la proposer actuellement.
Le 23 décembre 1864, il insista encore sur l'impossibilité d'aboutir, à raison des divergences de vues qui existaient cet égard dans le parti ; le jour où cette impossibilité cesserait, on agirait sans tarder. Jusque-là ce serait une faute d'ébranler la majorité et d'empêcher ainsi le libéralisme d'accomplir son programme.
En attendant, on appliquait la loi sans complaisance, sans rien concéder aux prétentions du clergé, en ramenant son rôle à de strictes limites. Un médiocre instrument se transforme sous les doigts d'un virtuose. Les décrets du législateur valent par l'exécution qu'on leur donne, autant, sinon plus, que par les textes qu'ils formulent. Une action administrative ferme, attentive et constante peut corriger les défauts d'une loi imparfaite, tout au moins en atténuer les effets. C'est à quoi les ministères de 1847 et de 1857 s'appliquèrent. Ainsi se conçoit la longévité de la loi de 1842. Elle succomba au retour victorieux du parti libéral en 1878, après huit années de régime catholique, sous lequel le clergé s'était efforcé d'en tirer, grâce aux docilités du pouvoir, tout le profit dont le gouvernement prolongé des libéraux l'avait privé jusqu'en 1870 (Louis HYMANS, La Belgique contemporaine, 1880, pp. 114 et 115).
(page 449) La loi du 1er juin 1850, organisant un enseignement moyen public, souleva entre l'Eglise et l'Etat de longues et brûlantes contestations. Bien qu'elle fît place à l'enseignement de la religion et qu'elle appelât le clergé à le donner, le parti catholique mit tout en œuvre pour la faire échouer. Il la dénonça comme une intervention arbitraire de la puissance publique dans un domaine où la liberté devait régner sans partage, comme une atteinte aux consciences, comme une violation des droits de l'Eglise. Il la garda cependant, quand plus tard la responsabilité du pouvoir lui revint, et finit même, après avoir longtemps dédaigné les ressources qu'elle offrait au clergé, par l'accepter et l'utilise, s'y retranchant comme dans une forteresse et retournant contre ses adversaires nouveaux les armes qu'il accusait ses adversaires d'autrefois d'avoir voulu forger contre lui,
On ne peut aujourd'hui s'expliquer les passions soulevées par cette loi tempérée et conciliante, si l'on ne se représente les circonstances où elle s'élabora. la situation à laquelle elle mit fin, la disposition d'esprit de l'époque et les idées régnantes en matière d'enseignement. Les réformes qui semblent, de notre présent point de vue, les plus prudentes et les plus modérées passaient alors, auprès d'un grand nombre, pour d'insolentes provocations et de subversives témérités. On doit se reporter au passé pour mesurer la vigueur de conviction et la tension de force morale qu'il fallut pour les accomplir.
Sous le régime hollandais, l'enseignement moyen (page 450) des deux degrés était étroitement subordonné à l'Etat. La nomination du personnel, la surveillance appartenaient au gouvernement qui supportait la majeure part de la dépense. Le régime de la liberté, proclamé par la Révolution, exigeait un complément prévu, prescrit par la Constitution, l'organisation d'une instruction publique, parallèle à l'instruction privée. On attendit vingt ans pour le lui donner. Pendant ces vingt années, les congrégations religieuses déploient une fiévreuse activité et créent de nombreux collèges. Dans ce mouvement, les jésuites. rentrés en Belgique vers la fin de 1830 et dont l'effectif monte en 1845 à 454, se distinguent au premier rang D'autre part, les administrations communales, sauf dans quelques grandes villes, se désintéressent de la direction de leurs établissements, la transfèrent au clergé, négocient avec les évêques Ceux-ci se font reconnaître le pouvoir de nomination et de surveillance et conquièrent, par contrat. une domination presque exclusive ; ils refusent leur concours pour l'enseignement de la religion partout où l'on résiste leurs conditions. Ainsi succède au monopole de l'Etat, sous le nom de liberté, le monopole de l’Eglise (Voir La Belgique et le Vatican, t. Ier, pp. 534 et suivantes (L'Episcopat et l’instruction publique en Belgique de 1830 à 1879) ; DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, pp. 310 et suivantes ; exposé des motifs du projet de loi sur l'enseignement moyen, rédigé et signe par Rogier, Ann. parl, 1849-1850, p. 775).
De ces nombreuses conventions imposées par l'épiscopat et destructives de l'autorité civile. la plus significative est celle que l'évêque et le collège échevinal de Tournai conclurent en 1846. Elle partageait le choix du principal de l'athénée entre la ville et l'ordinaire du diocèse, qui. en outre, devait être consulté sur la désignation des professeurs et pouvait en cas de motifs graves, religieux ou moraux à la charge (page 451) des candidats, en faire l'objet d'observations auxquelles l'administration serait tenue de faire droit. Le conseil communal repoussa ces stipulations et, l’accord ne s'étant pas établi, le clergé retira son concours La convention de Tournai re reçut donc pas d'exécution. Mais elle projetait une vive lumière sur le but que visait le clergé et l'entreprise d'absorption qu'il poursuivait.
Van de Weyer, quand il constitua le dernier cabinet mixte, prépara un projet de loi sur l'enseignement moyen destiné à prévenir de tels abus, mais il ne parvint point à s'entendre avec deux de ses collègues qui représentaient la droite dans la nouvelle combinaison ministérielle. Le cabinet catholique de 1846 tenta à son tour de légiférer et saisit les Chambres de propositions dont l'une, tout en autorisant les conseils communaux à se concerter avec l'autorité ecclésiastique pour assurer à leurs collèges les garanties morales et religieuses, leur interdisait cependant de déléguer le droit de nomination et de révocation des professeurs. Mais les élections de 1847, en portant la gauche au pouvoir, arrêtèrent cette initiative au seuil de la procédure parlementaire.
Rogier se mit à l'œuvre et déposa, le 14 février 1850, le projet qui devint notre loi organique, et dont le texte ne reçut guère, dans la discussion. de modification substantielle. On autorisait le gouvernement à créer dix athénées et cinquante écoles moyennes. On interdisait aux communes de déléguer à des tiers, en tout ou en partie, l'autorité que la loi leur conférait sur les établissements d'instruction moyenne. L'article 8 du projet portait : « Les ministres des cultes sont invités donner et à surveiller l'enseignement religieux. » Au cours de la discussion des articles. M. Lelievre proposa de faire précéder ce texte d'un paragraphe ainsi conçu : « L'instruction moyenne comprend (page 452) l'enseignement religieux. » L'amendement fut accepté par le gouvernement, et le texte complet de l'article 8 ainsi remanié, fut adopté par toute la gauche, tandis que six membres seulement de la droite votèrent contre et que quinze s'abstinrent, dont MM. de Theux, De Decker, Dechamps, Dumortier, de Haerne et de Mérode. La surveillance et l'inspection furent exclusivement confiées à l'autorité civile.
L'économie de la loi se concentrait en ces dispositions. L'exposé des motifs la résumait ainsi : « Tout le monde reconnaît qu'il convient que l'enseignement religieux soit confié aux ministres du culte ou du moins surveillé par eux : mais l'intervention du clergé ne peut être subordonnée à des conditions qui mettraient en question l'existence même des établissements laïques. En matière d'instruction moyenne surtout, le clergé est le seul concurrent sérieux que rencontrent les écoles du gouvernement et celles des communes ; la loi ne peut mettre celles-ci à la merci de leur concurrent ; ce serait créer en faveur des établissements ecclésiastiques un monopole véritable. » L'exposé ajoutait que si les élèves ne pouvaient, pour un motif quelconque, recevoir l'instruction religieuse dans l'établissement même, ils iraient « la chercher dans les églises de leurs communions respectives. » On reconnaît dans ces lignes la pensée de Frère-Orban ; elle devait reparaitre en 1879,
A peine connu, le projet souleva des tempêtes. M. De Decker, seul représentant de la droite dans la section centrale, soutint hardiment dans une note dont le rapport de M. Dequesne reproduisit le texte (Annales parlementaires, 1849-1850, pp. 1031 et 1038), qu'il était anticonstitutionnel, antinational, antisocial. Les journalistes, les brochuriers catholiques se déchaînèrent. On cherchait, comme on (page 453) l'avait fait et devait le faire en d'autres circonstances. à séparer Frère-Orban de Rogier, à faire retomber les responsabilités sur le premier ; on le traitait en despote sectaire, tenant le cabinet en servitude. « C'est lui, disait le Journal de Bruxelles, qui a inventé au congrès libéral de 1846, la phrase-drapeau : …Pas d'intervention du clergé à titre d'autorité; c'est lui qui a résumé sa profession de foi par ces mots : sécularisation de l'enseignement, sécularisation de la charité, sécularisation du temporel du culte, c'est-à-dire sécularisation de la société avec les funestes résultats de ces funestes doctrines qui épouvantent aujourd'hui le monde » (22 février 1850). Dans un opuscule intitulé Entretiens entre un socialiste parisien et M. Freire, à propos du projet de loi sur l’enseignement moyen, on accusait le gouvernement de vouloir copier le système français du monopole universitaire. On y montrait Frère-Orban, qualifié de chef du ministère, travaillant au succès des principes socialistes, dans tous les domaines, par la loi sur les céréales, par la loi sur les successions, par ses doctrines en matière de charité, toutes dirigées contre la propriété. « L'enseignement de l'Etat, concluait-on, doit être ou religieux avec la direction de l'Eglise, ou incrédule et impie sans la direction de l'Eglise ; en un mot, l'enseignement de l'Etat doit être catholique ou socialiste » (Le Journal de Bruxelles du 8 avril résume cette brochure).
Rien ne fut négligé pour calomnier le ministère, alarmer les consciences et les intérêts. On suscita dans les communes rurales un vaste mouvement contre la loi. D'innombrables pétitions furent adressées à la Chambre. L’Indépendance du 4 avril signalait ces impudentes manœuvres : « On cherche à abuser de la crédulité des habitants des campagnes ; on leur signale le projet de loi comme (page 454) ayant pour but de faire enseigner l'impiété, le dol, l'immoralité, la fainéantise ; on prétend que le gouvernement veut exploiter et appauvrir les campagnes, que, ligué avec des clubistes. il veut changer notre patrie en un pays de révolutions, après avoir épuisé la bourse des fermiers, bons tout au plus à payer les 3 ou 4 millions que coûtera le projet de loi... Voilà ce qu'on lit tout au long dans le Denderbode, publié à Alost... »
La Chambre aborda la discussion du projet au milieu de la fièvre suscitée par ces polémiques. Tous les principaux orateurs de la droite donnèrent avec fougue. Leur thème fut le même que celui de la presse catholique : la loi était un acheminement au monopole de l'Etat, un instrument de propagande de l'athéisme, une déclaration de guerre à la religion. Rogier, son collègue des travaux publics, M. Rolin, invoquèrent en vain le texte de l'article 8 qui invitait les ministres des cultes à donner et à surveiller l'enseignement religieux, et que d'ailleurs, dans certains milieux libéraux, on critiquait comme une concession excessive : en vain Rogier fit-il observer que nulle formule ne sauvegarderait mieux l'indépendance réciproque du clergé et de l'Etat; en vain M. Rolin, catholique pratiquant, appuya-t-il sur le caractère de conciliation de la loi et la défendit-il contre des accusations absurdes d'intolérance, d'immoralité, d'impiété. La droite ne voulait rien entendre. M. Dumortier se surpassa, s'écriant que l'Etat n'a d'autre morale que le Code pénal et que le bourreau est son grand prêtre. M. De Decker reprocha à la loi de frayer les voies aux Barbares, qui étaient aux portes de la civilisation. M. Coomans fit un procès injuste et passionné au libéralisme sceptique dont les exagérations engendrent le socialisme, au libéralisme irréligieux qui peut être conservateur chez les riches, mais qui, chez (page 455) ceux qui n'ont rien à conserver, déchaîne la fureur des appétits.
Sous le coup de ces outrages. Frère-Orban intervint dans le débat, le 20 avril. Son discours est une magnifique protestation de l'esprit libéral contre les calomnies dont on cherche à l'accabler. L'homme tout entier réagit, avec une souveraine énergie, contre l'offense faite à ses convictions, à ses doctrines. L'exorde est vibrant d'émotion.
« Messieurs, j'avoue que c'est sous l'empire d'un sentiment très pénible, d'une véritable indignation que j'ai demandé tout à l'heure la parole, en interrompant l'honorable préopinant. J'avais peine à contenir les sentiments qui faisaient explosion dans mon âme en entendant sous des mots doucereux, sous un langage d'une modération simulée, des outrages déversés sur toute une opinion considérable qui tient une si grande place dans le pays, qui a donné des gages éclatants de son amour pour nos institutions et qui vous a vaincus dans ces comices auxquels vous faites appel.
« S'il faut en croire l'honorable préopinant qui ne fait, du reste, qu'exprimer avec plus de franchise ce qui se cachait sous des voiles dans bien des discours dont le souvenir n'est pas effacé, le libéralisme, non pas ce bon libéralisme qui est celui de nos adversaires, mais le mauvais libéralisme qu’ils combattent et qui est le nôtre, le mauvais libéralisme, c'est le socialisme; nous le représentons au pouvoir! (Interruption.)
« Oh ! point de dissimulation : ayez du courage jusqu'au bout ; et si vous vous sentez défaillir, j'arracherai le masque de votre pensée pour livrer cette pensée toute nue à la risée publique…
« Le libéralisme, messieurs, est une émanation des principes les plus purs d'ordre et de progrès, de tolérance et de liberté ; c'est lui qui, après des luttes incessantes, a fait enfin prévaloir les libertés civiles et politiques, la liberté de conscience surtout ; c'est ce libéralisme, messieurs, qui vous a sauvés au 24 février… » (voir supra, p. 233, le développement de cette pensée.)
Frère flétrit les manœuvres employées pour égarer les populations :
« On leur dit : que les églises seront fermées, que les prêtres (page 456) seront chassés de l'autel ; on imprime que le temps des persécutions arrive, que les institutions communales sont menacées; que le règne de Joseph II et de Guillaume Ier va revenir.
« Voilà ce qu'on ne craint pas de dire de répéter, d'imprimer ; voilà ce que nous pourrions nommer d'odieuses calomnies, si le mépris public n'en faisait bonne et prompte justice. Et si nous protestons contre des actes aussi blâmables, c'est dans votre intérêt même. Vous vous proclamez conservateurs ! Mais croyez-vous que lorsque tant de mensonges auront été répandus dans le pays, croyez-vous que lorsque vous aurez ainsi signalé le pouvoir à la haine, au mépris des citoyens, croyez-vous qu'il serait suffisamment fort, si l'heure du danger venait à sonner ?...
« Qu'y a-t-il au fond de ce débat ? au premier abord, à ne considérer que les clameurs qui s'élevaient autour du projet de loi, on pouvait croire qu'il s'agissait vraiment de combattre un monopole, de défendre les libertés communales, de discuter le mode à adopter pour introduire l'enseignement religieux dans les écoles. Purs prétextes ! simple stratégie parlementaire! ce n'était là qu'une fausse attaque pour masquer le point sur lequel on voulait se porter. Au fond de ce débat il n'y a pas autre chose que la négation la plus absolue, la plus audacieuse de tous les droits du pouvoir civil. Aujourd'hui, le terrain de la discussion est donc entièrement changé. L'Etat est incompétent pour enseigner... Ecoutez-moi ! conservateurs, qui ne craignez pas de signaler, à vos populations religieuses, ce pouvoir civil, comme le type de l'impiété et de l'athéisme ; ne comprenez-vous pas qu'elle vont vous répondre que l'on ne peut trop se hâter de renverser, de briser un pareil pouvoir !... »
Il caractérise la neutralité de l'Etat en matière philosophique et religieuse :
« Lorsque l'on dit : l'Etat n'a pas de religion, on exprime par là que l'Etat, le pouvoir civil, la puissance publique, ne prête pas son appui pour faire prévaloir, dominer, régner une religion exclusive. Voilà ce que l’on entend par cette pensée : L'Etat n'a pas de religion ; c'est-à-dire qu'aucune religion particulière, exceptionnelle, privilégiée, ne peut obtenir pour ses commandements, qui n'ont d'empire que sur les âmes, la sanction des lois civiles; c'est-à-dire, enfin, qu'aucune religion ne peut plus invoquer le bras séculier; et c'est là cette noble conquête des temps modernes connue sous le nom de la liberté de conscience.
« Mais, comme les principes religieux et moraux ne sont point (page 457) le domaine exclusif de tel dogme ou de tel culte, comme les religions dignes de ce nom, ont à leur base des principes moraux ; comme la philosophie elle-même, non point cette philosophie impure dont nous parlait tout à l'heure l'honorable préopinant, mais la philosophie qui a toujours honoré l'humanité, n'enseigne que des doctrines morales, il est évident que tous les hommes, catholiques ou protestants, juifs ou philosophes, appelés à la participation de la puissance politique, à la direction de l'Etat, ne peuvent chercher et ne cherchent qu'à faire prévaloir dans les lois et dans les mœurs, non l'impiété et l'athéisme, mais des doctrines véritablement morales et religieuses.
« Aussi, de ce qu'il n'y a plus de religion de l'Etat, de ce que les consciences ne peuvent plus être opprimées, tirer de là la conséquence que l'Etat n'a point de principes religieux, qu'il est athée, qu'il n'a point de doctrine, point de morale; messieurs, cela est vraiment incompréhensible! Sans doute encore cet être intellectuel, cet être moral qu'on appelle l'Etat, qui n'a ni corps ni âme, qui est insaisissable, qui n'est visible que dans l'esprit, sans doute, cet être moral ne pratique pas une religion, et l'on n'a jamais prétendu que la fiction pût opérer pareil miracle. Mais on a prétendu longtemps que la puissance publique pouvait contraindre les hommes à pratiquer un culte plutôt qu'un autre. Libres sous ce rapport, ont-ils cessé d'être religieux et moraux? Et enfin, messieurs, l'Etat, le pouvoir civil, qu'est-ce donc, si ce n'est vous? Le corps et l'âme du pouvoir civil, de l'Etat, c'est vous! C'est par vous que l'Etat pense; c'est par vous que l'Etat agit. Eh bien! ne comprenez-vous pas que le sophisme que je dégage de son enveloppe trompeuse, ne signifie lien, si ce n'est que vous êtes sans religion, que vous êtes athées! que vous êtes sans principes, que vous êtes sans foi, que vous êtes sans morale. Mais à quel titre faites-vous donc des lois? A quel titre réglez-vous les droits de la famille, la puissance paternelle, le mariage? A que titre proscrivez-vous la bigamie? Vous n'avez pas de doctrine ; vous n'avez point de principes, point de morale, et vous vous permettez de décider sur ces points ! Vous n'avez pas de doctrines, pas de morale! Mais à tel titre, je vous prie, punissez-vous le mal? N'est-ce pas en vertu de principes moraux ? N'est-ce pas en vertu de principes qui sont puisés ailleurs que dans le texte même du Code pénal ?
« M. Dumortier. - Où ?
« M. le ministre des finances. - Dans les principes de la morale !
(page 458) “M. Jullien.- Et de la religion !
« M. Dumortier. - C'est cela.
« M. le ministre des finances. - Vous jugez donc de ces faits, des nécessités sociales, des obligations, des droits, des devoirs de l'homme, de ses fins sur la terre, en vertu de ces grands principes religieux et moraux inscrits dans la conscience de l'homme.
« Mais, quand il serait vrai cependant que l'Etat, cet être de raison, ne peut être réputé avoir ni religion, ni doctrines, ni morale, s'ensuivrait-il, messieurs, que les agents préposés à la puissance publique, seraient incapables de choisir les professeurs; car c'est à cela, j'imagine, que se borne le rôle de l'Etat ? Or, nous sortons ici des fictions, nous entrons dans les réalités; c'est un homme cette fois qui s'adresse à un autre homme. Cet être est réel cette fois; il est en chair et en os; cet être a une pensée, il a une âme, il a une religion, une philosophie, une morale, des principes, une science ; de quel droit viendrait-on déclarer que les préposés à la puissance publique sont incapables de désigner l'homme qui pourra enseigner cette morale, cette science, de constater qu'il la possède et qu'il peut la communiquer à ses semblables ?
« Quoi ! dans un pays où le premier venu peut s'instituer professeur de la jeunesse sans que nul ne puisse l'interroger sur sa religion, son culte, ses principes, sa morale, sa science, les élus de la nation, des pères de famille seraient déclarés inhabiles, incapables, incompétents, pour choisir les instituteurs de leurs enfants! Il y a vraiment ici une insurrection si manifeste contre le bon sens que l'on ne sait trop ce qui pourrait l'excuser... Savez-vous ce que c'est que votre système? C'est le système de la théocratie pure... »
Il établit le devoir de l'Etat de pourvoir aux besoins de l'instruction et démontre par l'histoire combien vaine est l'illusion de ceux qui professent que l'enseignement du clergé prévient et conjure les révolutions :
« Certes, je ne viens pas prétendre que le droit d'enseigner soit un droit régalien qui, en soi, au point de vue spéculatif, fait partie essentielle des prérogatives des gouvernements. Mais je dis que les gouvernements ne sont ni incompétents, ni inhabiles, pour faire donner l'enseignement! que dans nos Etats modernes, c'est une nécessité sociale ; et c'est ce que le Congrès a parfaitement compris, en déclarant, d'une part, que l'enseignement est libre; de l'autre, qu'il y a une instruction publique donnée aux frais de l'Etat !
« Je sais qu'au milieu du désordre qui règne aujourd'hui dans le monde, on fait aisément accueillir par les esprits crédules, les pitoyables sophismes que je viens de discuter devant vous. Voyez, s'écrie-t-on, quelle anarchie dans les intelligences, quels troubles dans les idées ! Quelle absence de sentiments moraux et religieux ? Qui faut-il accuser, qui faut-il en rendre responsable? Tournez les yeux vers cette pauvre France, et vous y verrez les œuvres du monopole, de l'enseignement donné par l'Etat !
« Messieurs, l'Université a été fondée en France, par l'empereur ; c'est l'empereur aussi qui rétablissait la religion catholique ; et, dans ses décrets sur l'université, il déclarait que la religion catholique, apostolique et romaine était la base de l’enseignement dans les lycées. Sous l'Empire, a-t-on vu un prêtre refuser l'enseignement religieux dans les lycées ? Jamais cet enseignement n'en a été proscrit.
« Les choses ont ainsi continué jusqu'en 1815. Est venue la Restauration. Le monopole à qui a-t-il été livre alors ? Il a été envahi par le clergé. Vous ne soutiendrez pas que pendant ce temps, pendant ces 15 années, il n'y ait pas eu d'instruction religieuse dans les établissements du monopole en France. Eh bien, messieurs, si je devais conclure d'après vos prémisses, je serais obligé de dire que ceux qui étaient alors enfants et qui aujourd'hui sont hommes, que ceux qui vous épouvantent, dont les idées perverses jettent l'effroi dans vos âmes, que ceux-là sont sortis d'un monopole livré au clergé.
« Est-ce donc la première fois que le monde assiste à un pareil spectacle ? Faut-il remonter bien haut dans l'histoire pour y trouver la condamnation de vos étranges affirmations. Tous les livres ne sont pas brûlés, messieurs ; nous pouvons encore ouvrir l'histoire et l'interroger.
« Les anabaptistes, au XVIème siècle, n'ont-ils pas prêché toutes les doctrines immondes du socialisme moderne, toutes, je n'en excepte pas une ? N'ont-ils pas fait d'innombrables prosélytes ? Ne se sont-ils pas installés dans Munster, ville épiscopale dirigée par un sénat composé de chanoines nobles et que l'on pouvait croire ainsi suffisamment défendue contre les erreurs, contre les passions des hommes; et là n'ont-ils pas proclamé l'abolition de la propriété, l'abolition de la religion, l'abolition de la famille ? Le communisme et la plus immonde promiscuité n'y ont-ils pas été pratiqués ?
(page 460) Et qui donc régnait alors en maître dans l'Europe entière ? Qui gouvernait ? Qui dirigeait l'instruction des jeunes générations ? Le monopole universitaire ? Les libéraux ? Les libérâtres ? Les libéralistes ?
« Et Luther ! Luther, qui est venu jeter le doute au milieu du monde catholique; Luther qui a suscité un redoutable problème entre la raison et la foi; Luther, qui a mis le libre examen en face de l'autorité, qui a livré pendant deux siècles le monde à d'effroyables guerres de religion ; Luther, d'où sortait-il? D'un couvent.
« Et cette assemblée, cette assemblée terrible dont le nom fait encore frissonner après cinquante ans, de qui était-elle composée ? D'universitaires ? d'enfants du monopole ? D'où sortaient les membres de cette assemblée ? Des écoles que vous vantez !
« Ah! je sais que l'honorable comte de Mérode désirant une explication de ces faits qui l'avaient frappé, faisait remarquer hier que les chefs des nations avaient donné alors de tristes exemples à ceux qu'ils devaient gouverner. Je sais aussi que l'on croit avoir surmonté toutes les difficultés lorsque l'on a indiqué comme étant la cause de tous les maux ces écrivains fameux, cette brillante pléiade du XVIIIème siècle ; oh! ce sont ceux-là qui ont fait tout le mal! Mais quels avaient été les instituteurs des rois ? qui les dirigeait ? Et ces écrivains par qui avaient-ils été formés ? D'où sortaient-ils ? Encore des écoles que vous vantez. Si vous étiez plus humbles, vous devriez avouer que vos principes ont été impuissants pour arrêter la dévorante activité de l'esprit humain. On suit dans l'histoire la trace des révolutions faites contre vos idées de domination… Et dans les temps modernes, que voyons-nous ? Allons de Paris à Berlin, de Berlin à Vienne, de Vienne à Turin ; n'imitons pas ce publiciste qui s'y arrêtait l'autre jour pour nous combattre ; allons de Turin à Rome ! Voilà des monopoles bien différents en matière d'enseignement ! Et pourtant quelles sont les idées et les révolutions qui éclatent de toutes parts ? Partout le même mal, partout les mêmes dangers !..
« En vain, à une époque, on a brûlé les hommes ; en vain, à une autre époque, on a brûlé les livre s; en vain, sous nos yeux, dans un autre pays, dans cette malheureuse Italie, en vain on a empêché par tous les moyens les lumières extérieures de pénétrer, le calme ne s'y maintient point, et d'année en année, il faut de nouveaux efforts pour y étouffer les révolutions.
« Et croyez-vous, messieurs, que je veuille, vous imitant, conclure contre les écoles, contre la direction imprimée à l'éducation, soit anciennement, soit dans les temps modernes, par l'Etat (page 461) ou par le clergé ? Non, soyons plus justes. En tous temps, mais à l’époque où nous vivons surtout, mille autres causes agissent sur les esprits, et, d'ailleurs, il y a au fond de ces trames qui effrayent le monde des mystères qu'il n'est pas donné à l'œil de l'homme de sonder.
« Mais savez-vous ce que nous devons faire, en présence des maux qui affligent la société européenne ? Nous devons nous unir tous, tous les hommes d'ordre, tous les hommes moraux, tous les hommes honnêtes, tous les hommes religieux; catholiques ou protestants, anglicans ou philosophes, tous ceux-là doivent s'unir pour faire propager les bonnes, les saines doctrines morales, les vraies doctrines sociales. Ne dites pas que c'est assez de vous: ne dites pas qu'il suffit de vos efforts. Ne repoussez pas un autre appui qui n'est pas moins puissant que le vôtre. Ce n'est pas trop, et de votre influence, et de toutes les influences religieuses et de celle que nous pouvons vous prêter encore.
« Voilà, messieurs, à quoi il faut travailler, et non pas à semer les haines contre nous, non pas à écarter cette vaillante armée du libéralisme qui veut la liberté, mais qui veut l'ordre aussi ; qui veut le progrès, mais qui ne veut pas de bouleversements, et qui, avec vous ou sans vous, saura bien défendre les principes sur lesquels repose la société.
« Renoncez donc à vos paroles amères ; rétractez les déplorables expressions de vos colères de parti ; abandonnez vos injurieuses préventions ; gardez-vous, messieurs, non seulement dans cette enceinte, comme vous l'avez fait et cela est déplorable ; mais gardez-vous surtout au dehors de propager, alors, en des termes moins voilés, avec moins de prudence, avec moins de modération, gardez-vous de propager davantage vos injustes, vos audacieuses accusations. »
Il justifie, enfin, la formule de l'article 8, qui fait au clergé une situation honorable, sans préjudice pour les droits de l'Etat et qui établit les conditions d'une solution cordiale et acceptable pour tous du problème de l'enseignement religieux :
« Dans l'état d'indépendance du pouvoir civil, d'une part, et de l'autorité religieuse de l'autre, nous avons proposé de faire tout ce qui peut convenir à la dignité du législateur. Nous prescrivons comme un devoir au gouvernement de faire un appel aux ministres des cultes.
(page 462) « Pleins de respect pour les idées religieuses, pour l'influence religieuse, mais la voulant contenir dans son domaine, comme nous voulons rester dans le nôtre, nous disons à l'autorité religieuse, qui peut ouvrir librement des écoles dans lesquelles nos regards n'ont pas le droit de pénétrer; nous lui disons : « Venez dans les nôtres, visitez-les, donnez-y, surveillez-y l'enseignement religieux ; organisez, d'accord avec le gouvernement, une inspection, si vous le voulez, pour l'enseignement religieux dans les collèges, à l'instar de l'inspection de l'enseignement primaire ; soit....
« M. Rodenbach. - C'est tout ce que nous demandons.
« M. le ministre des finances. - Si c'est cela seulement que vous demandez, vous l'avez ; cela est écrit dans la loi. « Les ministres des cultes seront invités à donner ou à surveiller l'enseignement religieux dans les établissements soumis au régime de la présente loi. » Voilà ce que porte l'article 8 du projet. Certes, c'est rendre un hommage bien éclatant, bien solennel aux principes religieux que vous nous accusez si injustement de vouloir proscrire.
« Mais faut-il obtenir à tout prix le concours des ministres des cultes ? Si, par exemple, en retour du concours du clergé, on exige une participation dans la nomination des professeurs des collèges, faut-il l'accepter ? faut-il l'inscrire dans la loi ? faut-il consacrer un tel droit par un règlement ? Répondez. Pas de vaines déclamations; sortons du vague ; ne parlons pas tant de principes religieux, de salutaires doctrines ; allons au fait : Admettez-vous que l'on consacre dans une loi, dans un règlement, ce que je viens d'énoncer ? Encore une fois, répondez !
« Si l'on réclame l'approbation des livres, la censure ecclésiastique en d'autres termes, y voulez-vous consentir? faut-il la sanctionner par la loi, par un règlement?
« Voilà les questions sur lesquelles je vous interpelle formellement.
« Messieurs, soyons vrais ; il n'y a pas de solution légale à donner aux difficultés que soulève l'intervention des ministres des cultes dans l'enseignement ; ces difficultés ne peuvent être résolues, que par l'amour du bien public ; il faut que de part et d'autre, dans l'exécution on se montre animé d'un esprit véritablement conciliant et modéré ; non pas de cette fausse modération qui n'est que de la faiblesse ; non pas de cette conciliation qui n'est que l'abandon de tous ses droits et ne forme jamais qu'une paix trompeuse ; mais de cette véritable modération, de ce véritable esprit de conciliation qui consiste à ne réclamer que cela seulement, qui ne peut légitimement et équitablement être (page 463) refusé ; non pas de cette modération et de cette conciliation qui ne serait autre chose que l'abdication des droits de l'Etat. Le gouvernement ne peut compromettre ces droits...
« Mais, de leur côté, les ministres des cultes ne peuvent pas être humiliés; le clergé doit entrer dans nos écoles, entouré de respect et de considération. Si l'Etat renonçait à la moindre parcelle de ses droits, il serait sans force ; si les ministres des cultes, de leur côté, étaient humiliés, abaissés, ils perdraient cette force morale qui leur est nécessaire pour la mission que nous les appelons à remplir dans les écoles.
« Voilà les sentiments sous l'empire desquels il faut agir. Repoussons loin de nous ces accusations odieuses qui n'ont que trop longtemps pesé sur ces discussions ; ayons confiance dans l'esprit de justice et d'impartialité qui a dicté la loi ; elle sera exécutée, pratiquée franchement, loyalement, comme elle a été conçue ; elle sera une nouvelle preuve que le libéralisme, qui n'est animé d'aucun esprit d'hostilité envers le clergé, réalise les promesses qu'il a faites; et cette loi si longtemps attendue, si longtemps espérée sera aussi, n'en doutez pas, un véritable bienfait pour le pays. »
Frère-Orban monta rarement plus haut. Le discours du 20 avril 1850 peut être relu tout entier. Rien n'y fait défaut, ni le souffle de l'inspiration, ni l'éclat du style, ni l'ampleur de la pensée. On y sent frémir la ferveur d'une conviction, l'orgueil d'une doctrine. La sonorité de la voix, le geste, le fluide qui se dégageaient du regard, du mouvement, de l'accent, remuèrent profondément l'assemblée. Le Moniteur, dit la catholique Émancipation, rendra fidèlement ce discours-ministre, dont l'esprit révolutionnaire fera son profit... Mais ce que le Moniteur ne dira pas, c'est l'effet de ce discours, la contagion de cette fiévreuse parole gagnant les esprits les plus calmes, influençant les hommes que nous croyions les plus sûrs d'eux-mêmes… » Discours plein de grondements révolutionnaires ,ajoute-t-elle quelques jours après, et qui semble une page arrachée des Iambes ou de la Némésis (21 et 23 avril 1850). Et faisant un parallèle (page 464) entre Dechamps et Frère-Orban, elle appelle celui-ci « le ministre tribun dont la voix sombre, saccadée, a de sinistres éclats et rend des oracles funestes ; il tonne et il effraye ; c'est l'éclair dans la nuit d'orage... »
Frère cependant avait terminé sa harangue par un appel à la concorde. Il le fit entendre encore dans la suite de la discussion ; à deux reprises, le 30 avril, à propos de l'article 8, il parla pour mettre en lumière à nouveau l'esprit conciliateur du projet. Il se rallia enfin à l'amendement de M. Lelievre qui tendait à inscrire l'enseignement de la religion au programme des études moyennes. Et l'amendement passa. Rien n'y fit. La droite resta sourde et jusqu'au bout persista dans une irréductible hostilité.
De telles dispositions laissaient prévoir pour l'application de la loi de sérieuses difficultés. L'intervention du pape et des évêques fit perdre tout espoir d'arriver à une entente avec le clergé.
Une longue négociation avait été ouverte avec la Papauté, dès 1849, en prévision du dépôt prochain du projet de loi sur l'enseignement moyen. Notre ministre à Rome, M. Henri de Brouckere, avait reçu pour instructions de dissiper toutes craintes qu'on y aurait pu concevoir au sujet de la liberté d'enseignement, de faire comprendre la nécessité, tout en respectant ce principe, de maintenir les droits du pouvoir civil, enfin d'obtenir que le gouvernement pontifical s'abstînt d'approuver les attaques violentes dirigées contre le projet par des esprits ardents et prévenus et restât neutre dans le débat. Les premiers pourparlers laissèrent une impression favorable. Le Saint-Siège reconnut qu'aucune atteinte à la liberté d'enseignement ne lui était signalée, que l'on s'était borné à exprimer des « appréhensions ». Il redoutait que la loi annoncée ne fût une cause de conflit permanent entre le gouvernement et le clergé et souhaitait que l'on parvînt à une et (page 465) composition, à un arrangement (Dépêches de M’Hoffschmidt, 8 et 11 mars, et de M. de Brouckere, 15 mars 1850 (La Belgique et le Vatican, I, Introduction, p. XLII). Un incident déconcerta les espérances que ce langage pacifique et modéré faisait concevoir. Le 8 avril 1850. au moment où la discussion du projet allait s'ouvrir à la Chambre, le Journal de Bruxelles affirma de science certaine que Sa Sainteté, dans un entretien avec les personnes de sa Cour, avait dit que le projet constituait « une véritable déclaration de guerre à l'influence de la religion, mais que c'était à la société que les blessures seraient faites. »
Le gouvernement belge réclama des explications. Le cardinal Antonelli en donna qui furent jugées satisfaisantes. On apprit cependant dans la suite que les paroles attribuées à Pie IX étaient vraies.
Peu après, un coup de théâtre révéla la réelle pensée du Saint-Siège, Le 20 mai, dans un consistoire secret, le Pape tint un langage nettement hostile à la loi, témoignant « sa douleur à la vue des périls qui menaçaient en Belgique la religion catholique » (La Belgique et le Vatican, I, Introduction, p. XLVIII).
A ce moment, le Sénat abordait la discussion du projet. Le but évident était d'influencer son vote. Cette manifestation pontificale s'ajoutait à une démonstration récente et solennelle de l'épiscopat, à laquelle elle imprimait une sorte de consécration. Les évêques avaient le 14 mai adressé à la haute assemblée une requête exposant les griefs du clergé. Elle marquait le degré où celui-ci poussait ses prétentions. La loi blessait, y était-il dit, les prérogatives de l'Eglise, parce que, notamment, elle ne reconnaissait pas le droit des évêques d'entrer dans les écoles moyennes à (page 466) titre d'autorité ; parce qu'en invitant purement et simplement le clergé venir donner renseignement religieux, elle lui faisait une position subordonnée ; parce qu'en donnant à l'Etat la direction absolue des écoles. elle excluait implicitement le droit du clergé d'y régler et inspecter l'enseignement religieux et moral ; parce que la faculté attribuée au gouvernement de créer un nombre indéfini d'établissements aux frais de l'Etat lésait les droits acquis des catholiques, qui avaient fondé à leurs frais des maisons d'éducation. L'Eglise, proclamaient les évêques, est une puissance souveraine, absolue et indépendante au même titre que l'Etat ; il « faut » que dans les matières mixtes, il y ait entente.
Tel était le thème. Il se précisa, après la promulgation de la loi, dans les conditions que l'archevêque de Malines formula, lorsque Rogier, au nom du gouvernement, pria les chefs diocésains de prendre les mesures nécessaires pour l'organisation de l'enseignement religieux dans les établissements d'enseignement moyen de l'Etat.
La correspondance entre le ministre de l'intérieur et le cardinal-archevêque dura du 31 octobre 1850 au 15 mai 1851. (Elle a été publiée dans les Documents parlementaires, Chambre des représentants, 4 juillet 1851, n°253)
Le gouvernement admit que la direction de l'instruction religieuse devait appartenir au clergé et accepta le principe d'une inspection ecclésiastique de cette instruction Mais l’Eglise réclamait de plus larges concessions. Elle n'admettait pas qu'une autre religion que la religion catholique fut enseignée dans les écoles de l'Etat. Elle n'admettait pas que ses représentants entrassent dans des établissements où on ne lui garantirait pas d'avance « un personnel homogène (page 467) capable de coopérer à l'éducation chrétienne et des livres propres à faire atteindre ce but. »
La correspondance prit fin par une lettre du cardinal-archevêque, où celui-ci maintenait une entière opposition, fondée sur la nécessité pour l'Eglise de l'homogénéité religieuse de l'école : les élèves dissidents n'ont droit qu'au libre exercice de leur culte ; les prêtres catholiques auront seuls accès dans l'école à l'exclusion des prêtres d'autres cultes. L'unité de l'enseignement n'est possible que si la religion catholique est adoptée comme base de l'éducation.
C'était le même programme, aussi intolérant, aussi absorbant, aussi impérieux que celui qu'avait promulgué l'évêque van Bommel en 1840, en vue de l'organisation de l'enseignement primaire. Le clergé n'avait renoncé à rien, rien cédé, rien appris.
Rogier renonça à poursuivre les négociations. Son successeur, M. Piercot, les reprit en mars 1853. Il soumit un avant-projet de règlement au cardinal et se présenta même en personne et officieusement le 3 avril, à une conférence des évêques convoquée à Malines. On n'aboutit point. « La cause des dissentiments, lui déclara le primat de Belgique, est dans la loi, que ni vous, ni nous ne pouvons changer » (DE TRANNOY, Jules Malou, p. 287). Jules Malou, que son frère, évêque à Bruges, tenait au courant et consultait, était hostile à toute conciliation. Le concours pur et simple du clergé à l'exécution de la loi de 1850 eût été, à ses yeux. une faute politique grave. « Je persiste à croire, écrivait-il à son frère le 30 mars 1853, qu'il faut demander au cabinet de replacer les écoles moyennes sous le régime de la loi de 1842, de donner des garanties positives de l'homogénéité de l'enseignement pour les autres établissements et surtout de régler simultanément les autres (page 468) questions d'ordre moral, celle de la charité par exemple » (DE TRANNOY, loc. cit., p. 287). Le but qu'on poursuivait était donc non de ménager une application satisfaisante de la loi, mais de la rendre impossible, dans l'espoir d'arracher au gouvernement, en même temps que la révision de la loi elle-même, la réparation des autres griefs de l'opinion catholique (Id., loc. cit, pp. 288 et 289.)
Toute perspective d'entente paraissait, dès lors, barrée, quand en novembre 1853 un accord intervint entre l'administration communale d'Anvers et l'archevêché sur les termes d'un projet de règlement d'ordre intérieur pour l'athénée et l'école moyenne de cette ville. Le ministre de l'intérieur fit savoir à l'épiscopat qu'il était prêt à approuver le règlement. Les évêques délibérèrent. Une réunion, mi-politique, mi-sacerdotale, fut convoquée chez M. de Theux. Le nonce y assista (M. DE TRANNOY fait un récit détaillé de ces délibérations, loc. cit, pp. 289 et suivantes). Les pourparlers se conclurent par la promesse du gouvernement. acceptée par l'épiscopat, de procéder désormais, en vue de lever les difficultés qui empêchaient le clergé de concourir à l'exécution de l'article 8 de la loi de 1850, au moyen de mesures spéciales, propres à chaque établissement, sur le modèle du compromis anversois. Le 5 avril 1854, la convention d'Anvers fut approuvée par arrêté royal. Elle était ainsi conçue :
« Art. 1er. L’enseignement religieux fait partie essentielle du programme des deux sections.
« Art. 2. L’établissement étant fréquenté par des élèves dont la grande majorité professe la religion catholique, l’enseignement religieux y est donné, pour toutes les classes, par un ecclésiastique nommé par le chef du diocèse et admis par le gouvernement.
(page 469) « Art 3. Les élèves non-catholiques sont dispensés d’assister à cet enseignement.
« Art. 4. L’ecclésiastique a également soin de l’éducation chrétienne des élèves. Il veille à ce qu’ils accomplissent en temps opportun leurs devoirs religieux. Il s’entend à ce sujet avec le préfet des études religieuses.
« Art. 5. Chaque classe a, par semaine, deux heures d’instruction.
« Art. 6. Les élèves qui se préparent à leur première communion reçoivent à l’athénée, en temps utile, une instruction spéciale.
« Art. 7. On n’emploie pour l’enseignement religieux que les livres désignés par le chef du diocèse.
« Dans les autres cours, il ne sera fait usage d’aucun livre qui serait contraire à l’instruction religieuse.
« Les livres destinés à la distribution des prix seront choisis dans le catalogue général à arrêter par le gouvernement, sur l’avis du Conseil de perfectionnement, conformément à l’article 33 de la loi.
« Les choix seront faits, sous l’approbation du bureau administratif, par une commission dont le préfet des études et l’ecclésiastique feront partie.
« Art. 8. Les élèves entendent la messe dans la chapelle de l’établissement, les dimanches et les jours fériés.
« Immédiatement après la messe, ils assistent à une conférence donnée par l’ecclésiastique.
« Art. 9. L’instruction religieuse est comprise parmi les branches qui concourent pour les prix généraux et d’ensemble.
« Le nombre des points à assigner aux élèves non-catholiques pour l’instruction religieuse sera déterminé par la moyenne des points qu’ils auront obtenus dans tous les autres cours obligatoires de leurs classes.
« Art. 10. L’ecclésiastique donne la matière des compositions pour l’instruction religieuse et il est seul juge du mérite de ces compositions.
« Art 11. Le préfet des études et les professeurs profiteront des occasions qui se présenteront dans l’exercice de leur profession pour inculquer aux élèves les principes de la morale et l’amour des devoirs religieux. Ils éviteront, dans leur conduite, comme aussi dans leurs leçons, tout ce qui pourrait contrarier l’instruction religieuse.
« Art. 12. Le préfet des études et l’ecclésiastique régleront de commun accord, sous l’approbation du gouvernement (page 471) et du chef du diocèse, les jours et heures qui seront assignés à l’enseignement religieux et aux compositions sur cette matière.
« (…) Art. 27. La journée de classe commence et finit par la prière. Cette prière est dite par les professeurs qui donnent la première et la dernière leçon du matin et du soir, soit par l’élève qu’ils désignent, soit par tous les élèves ensemble. »
Cette organisation faisait prévaloir dans l'école un esprit nettement confessionnel. L'idée catholique devait imprégner toute l'éducation. Tout livre contraire était écarté. Le culte de la majorité était privilégié. Les cultes dissidents étaient proscrits. Le clergé participait à la direction de l'instruction, au choix des livres de classe et de prix. La laïcité de l'enseignement public disparaissait étouffée sous l'atmosphère religieuse.
Avant que la négociation de ce traité fût terminée, M. Piercot en avait fait connaître la substance à la Chambre. Il annonçait l'intention d'adopter le régime proposé pour Anvers comme règlement-type et d'en étendre l'application aux autres établissements du pays. Ainsi le clergé aurait un délégué dans les bureaux administratifs des athénées et des écoles moyennes ; si le système se généralisait, on lui accorderait en outre une représentation dans le conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen.
Le 14 février 1854, Frère avait vivement critiqué la marche suivie par le cabinet et les concessions « exorbitantes » auxquelles il s'était prêté. Rappelant les incidents qui avaient surgi depuis 1830 entre les villes et le clergé à propos du concours de celui-ci dans les collèges communaux, il faisait observer que le gouvernement, en renonçant à exécuter lui-même la loi et en abandonnant l'initiative aux administrations communales, revenait au point de départ. Il prédisait l'échec de la combinaison. Le règlement d'Anvers (page 471) aurait pu être admis à titre d'arrangement isolé et local, et à condition que la liberté de conscience des professeurs comme des élèves fût sauvegardée, ce que le gouvernement promettait. Mais les concessions faites en dehors du règlement ne pouvaient être approuvées. L'admission de droit d'un représentant de l'autorité religieuse dans les bureaux administratifs, et en cas de généralisation du régime, dans le conseil de perfectionnement, constituait aux yeux de Frère une usurpation sur les droits de l'autorité civile. Elle aurait pour conséquence l'intervention de l'autorité religieuse dans le choix des professeurs et des livres, qu'on avait repoussée lorsqu'il s'était agi d'assurer l'exécution de la loi sur l'enseignement primaire. Ainsi la direction de l'enseignement moyen passerait peu à peu dans les mains du clergé.
Ces appréhensions n'avaient cependant pas alarmé la Chambre. Un ordre du jour approuvant la conduite et les explications du gouvernement avait été voté par 86 voix contre 7. Presque tous les membres importants de la gauche lui avaient donné leur adhésion. MM. Devaux, Lebeau, Rogier, Tesch, Orts, Deliége et Delfosse lui-même avaient abandonné Frère-Orban dans cette campagne. La plupart des libéraux n'avaient pas voulu, par trop de rigueur dans les principes et par crainte de dangers ultérieurs, écarter d'un refus altier une tentative de conciliation, si périlleuse et aléatoire qu'elle pût être.
La presse libérale s'était rangée du Côté de Frère-Orban et semblait vaincue avec lui. Les journaux catholiques avaient beau jeu. Leur thème était indiqué : les contempteurs de la convention d'Anvers n'étaient que sept ; à ce chiffre infime se réduisait le groupe des « ultras » ; la gauche les avait solennellement désavoués.
(page 472) Frère, battu dans ce premier engagement, mais sûr de lui-même, n'était pas homme à quitter le terrain. Dès l'approbation de la convention par arrêté royal, il prépara ses armes pour un nouvel assaut. Le 22 juillet 1854 le Journal de Liége commença la publication d'une série d'articles, qui furent réunis ensuite en brochure. sous ce titre : les Jésuites, l’enseignement et la convention d'Anvers. L'écrit ne portait pas de nom d'auteur. Mais le paraphe de Frère-Orban se déchiffrait à chaque page. Et sa pensée était partout.
La brochure débute par un exposé de la doctrine des jésuites, d'après la Civilta cattolica, leur organe : c'est la pure expression de la théocratie, la répudiation implacable de la liberté morale et civique, la restauration du système de l'autorité, incarnée dans la Papauté. Le régime parlementaire est représenté comme le fruit naturel de l'hérésie, pernicieux dans sa source même. L'action grandissante des jésuites en Belgique, leur empire sur l'épiscopat donnent à l'intervention du clergé dans l’enseignement organisé par l'Etat un caractère particulier qu'il convient d'étudier. Voilà le plan et le but.
L'auteur analyse la doctrine ultramontaine ; il oppose la pensée libérale à la prétention d'asservir l'Etat comme l'individu à la règle immuable, inflexible du dogme. « Les conditions de la vie et du progrès des sociétés humaines résident dans la liberté. » La vérité doit se manifester par la liberté. Après avoir mis en regard les doctrines oppressives des jésuites et l'affirmation de la liberté philosophique et politique, Frère-Orban rappelle le vote du 14 février 1854, et il se demande comment la convention d'Anvers, approuvée par les évêques, peut être compatible avec la loi de 1850, qu'ils ont réprouvée.
La seconde partie de l'opuscule est consacrée à l'examen du pacte lui-même. Frère-Orban commence (page 473) par mettre hors de cause l’enseignement de la religion ; il n'entend ni le ravaler ni le contester. mais il proteste contre les conditions attachées par le clergé à l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Il n'ajoute rien de substantiel à la critique de la convention qu'il avait faite à la Chambre ; mais le langage est plus vif et plus amer ; il attaque directement le ministère et personnellement M. Piercot, qu'il accuse de palinodie, de manque de fermeté et de franchise. « Dans le traité que le ministère a souscrit, il a tout cédé; il n'a rien obtenu; il a accordé tout ce que le clergé réclamait, tout ce qui lui avait été contesté, tout ce qui lui avait été expressément refusé par le pouvoir législatif, jamais on ne vit de désertion plus condamnable des principes, jamais de violation plus flagrante du texte et de l'esprit d'une loi !... Un vote équivoque, de surprise, émis par la Chambre, sous l'influence d'un ministère qui prend un masque libéral pour marcher dans une voie où MM. Dechamps, Malou et de Theux n'ont pas osé s'engager, a pu un instant troubler les esprits. Mais la lumière se fait, la vérité se dégage… »
Ce langage trahissait une irritation excessive. La convention d'Anvers était un compromis boiteux et dont l'existence ne pouvait être qu'éphémère et cahotée. Mais le gouvernement qui l'avait mis debout était de bonne foi. Politiquement et moralement faible, il devait sa naissance à un besoin de conciliation et de modération, qui le condamnait aux transactions à l'intérieur comme au dehors. L'événement montra bientôt que Frère avait vu juste et, hors du Parlement, l'opinion libérale se manifesta en sa faveur. Les principaux organes de gauche persistèrent à soutenir sa thèse. Le 22 août 1854, dans une importante séance de l'Association libérale de Bruxelles, la convention d'Anvers fut nettement désapprouvée et l'on applaudit (page 474) un discours de Verhaegen déclarant que le cabinet avait trompé les députés libéraux (L’Observateur, 24 août 1854).
D'autre part, les tentatives de généralisation du système anversois éprouvèrent bientôt des échecs répétés. A Liége, le conseil communal se prononça contre son application à l'unanimité moins deux voix, infligeant ainsi un désaveu direct son ancien bourgmestre, Piercot, l'auteur même de la combinaison. A Nivelles, on fit de même. A Bruxelles. le cours de religion ne fut pas organisé ; le clergé s'abstint à raison de la présence à l'athénée d'un professeur, M. Altmeyer, dont les ouvrages avaient été condamnés par la censure romaine. Sauf dans quelques villes d'importance secondaire, la convention d'Anvers fut omise ou écartée. du fait des communes ou du clergé.
Frère, ainsi encouragé, reprit la question devant la Chambre, dans la discussion de l'Adresse, en novembre 1854. Mais il ne réussit pas à ramener à lui la majorité de ses amis. La convention fut défendue par des membres considérables de la gauche, notamment par Alphonse Vandenpeereboom, Devaux, Lebeau, Le Hon et Charles de Brouckere. Un amendement proposé par Frère, et qui avait la portée d'une condamnation, fut repoussé par 88 voix contre 12 et 3 abstentions.
L'Observateur du 23 novembre loua vivement Frère-Orban d'avoir avec convenance mais fermeté réprouvé les fautes du cabinet. « La parole claire et puissante de l'orateur a surtout impressionné l'assemblée quand il a exposé la situation du ministère, s'appuyant prétendument sur la gauche et forcé, pour gouverner au profit de la droite, de provoquer dans cette gauche la division, le déchirement... » Le même journal, le 28, jugeait avec sévérité les représentants (page 475) libéraux qui avaient persisté à se prononcer en faveur de la convention ; il allait jusqu’à les suspecter d'avoir cédé à l'envie qu'excitait « la supériorité d'un talent qui avait fait pâlir leur auréole depuis 1847. » Et tandis que le Journal de Liége critiquait l'appui qu'ils donnaient à un ministère « sans caractère politique, sans convictions autres que des souvenirs » (25 novembre), L’Emancipation poussait des cris de triomphe et proclamait que le libéralisme avait cessé d'être une opinion politique, pour devenir, sous la pression de MM. Frère et Verhaegen, une petite coterie intolérante » (24 novembre).
Frère fut très sensible à l'isolement où l'avaient laissé tant d'amis et de collaborateurs, au dévouement et à la confiance desquels il pensait avoir droit. Il traversa des heures de dépression. Cet état d'âme se traduit, en paroles amères, dans ses lettres à Fléchet. Il lui écrit le 9 décembre : « Tu vois maintenant où en est le libéralisme. Il lui faudra bien des années, dix ans pour guérir ses plaies... C'est pour arriver là que l'on a combattu pendant vingt ans ! - Je vais pour ma part m'occuper de mes petites affaires et des choses qui me plaisent en laissant aux modérés le soin de diriger le pays dans les voies de l'union. »
Il en voulut surtout Delfosse et cessa pendant quelque temps tous rapports avec lui. Je ne lui parle plus, dit-il à Fléchet (Note de bas de page : (Cf. supra, pp. 444 et445. La réconciliation plus tard fut si complète et si sincère que Frère, an moment d'entrer dans le cabinet de 1857, soumit à Delfosse lui-même la question de savoir quelle attitude celui-ci lui conseillait de prendre à l'égard de la convention d'Anvers. Delfosse lui répondit : « Sans approuver au fond la convention d'Anvers et sans y tenir le moins du monde, j'ai cru qu'on pouvait, sans violer la Constitution et la loi, donner aux conseils communaux la faculté de l'admettre ou de la rejeter. Tu as été d'un autre avis et tu as défendu le tien avec tant de vivacité et d'énergie que tu ne peux guère entrer dignement au pouvoir sans faire disparaître cette œuvre que tu as proclamée détestable. Le seul moyen pour toi d'échapper cette difficulté serait de déclarer que la question d'Anvers est une question terminée.» (5 novembre 1857). Voir infra, p. 480.)
Et il remémore ses griefs, les (page 476) difficultés qu'on lui chercha quand il était au pouvoir, et qu'il met en regard des douceurs prodiguées aux ministres du jour. « J'étais trop modéré dans le gouvernement; je suis un exagéré dans l'opposition... C'est ainsi que l'on est parvenu à dissoudre l'opinion libérale. On l'a détruite quand elle pouvait encore gouverner ; on l'a anéantie comme opposition. Tout est à recommencer et un temps bien long se passera probablement avant qu'elle soit reconstituée… »
Frère s'exagérait l'importance de sa défaite, comme des dissidences que la question avait engendrées à gauche.
Il avait, le 14 février 1854, annoncé que l'entreprise conciliatrice du ministère échouerait. Le 22 novembre 1854, prenant acte des déceptions déjà survenues, il avait pu dire : « La convention est avortée. » Quand en 1856, sous le ministère De Decker, le débat ressuscita à la Chambre, des faits nouveaux et décisifs achevaient de justifier sa thèse et ses prédictions. A Gand, Mons, à Tournai, le clergé s'était abstenu. L'entente ne s'était pas établie ; il en était de même à Bruges. à Ypres, à Furnes, où l'évêque ne s'était pas contenté des conditions fixées par la convention d'Anvers, à raison de la coexistence dans ces localités d'établissements ecclésiastiques pour lesquels il redoutait la rivalité des écoles publiques. La question d'intérêt moral disparaissait devant une question d'intérêt matériel. Le concours du clergé dépendait des besoins de la concurrence (Chambre des représentants, 20 novembre 1856, discours de M. Paul Devaux).
(page 477) Les illusions que les esprits conciliants s'étaient faites sur le caractère de la convention d'Anvers se dissipèrent peu à peu. Des aveux catégoriques déchirèrent le voile. La droite s'expliqua sans détours. « Quand on adopte pour un collège la convention d'Anvers, déclara le comte Félix de Mérode, ct, par conséquent, l'intervention sérieuse du clergé catholique, on veut que l'enseignement y soit donné dans un sens catholique. » M. Dechamps ne fut pas moins explicite : « Sous ce régime, l'enseignement littéraire, dit-il, peut être conforme, peut être en harmonie avec le cours de religion professé dans l'établissement ; jamais il ne peut y être contraire. » Enfin M. de Theux vanta la loyauté déployée dans l'application de la convention par le clergé qui prêtait son concours partout où il ne rencontrait d'obstacle soit dans le refus des communes, « soit dans la composition du personnel de l'établissement. »
Ce langage suscita des protestations à gauche, où un revirement se dessina. Delfosse s'écria qu'on voulait faire de la religion catholique la religion de l'Etat. M. Lelievre reconnut que si la convention d'Anvers avait été interprétée dés l'origine dans le sens qu'on lui donnait maintenant, elle n'aurait pas rencontré de majorité dans la Chambre (Chambre des représentants, 12 et 13 février 1856).
« L'heure du réveil vient de sonner pour tous », imprima I'Observateur (17 février 1856).
On retrouvait en présence les deux principes adverses : d'une part, la conception religieuse, confessionnelle de l'enseignement ; de l'autre, la conception libérale, respectueuse à la fois du pouvoir civil et de la liberté de conscience.
Dans la séance du 13 février 1856, Frère-Orban (page 478) développa, au milieu de la gauche désormais unie, la doctrine de la neutralité dans les matières religieuses, à tous les degrés de l'enseignement, conséquence nécessaire des principes constitutionnels, protection du dr01t des minorités, « du droit d'un seul, aussi complet, aussi absolu, aussi étendu, que les droits de tous, que les droits de la majorité. » Il put en terminant constater qu'aucun de ses amis, de ceux-là même qui s'étaient séparés de lui, ne se lèverait pour combattre les idées qu'il venait de défendre.
La droite tenta d'accentuer et de dénaturer les divergences de vues qui s'étaient à l'origine manifestées entre la majorité de la gauche et lui. Le mot. devenu classique pour le distinguer des autres. était celui de « libéral exclusif. » Et M. Dechamps, voulant un jour définir les opinions qu'il attachait à cette épithète, les condensa en cette formule : « le prêtre hors de l'école. »
Frère mit les choses au point. Et ses explications, rattachées à ses actes et à des déclarations antérieures, donnent un aperçu fidèle de ses doctrines et permettent de fixer exactement l'opinion commune des libéraux de l'époque, au sujet de l’enseignement religieux et du rôle du clergé dans les établissements de l'Etat.
Il n'y avait pas eu désaccord entre Frère et ses amis sur le principe de l'enseignement religieux. Le principe n'était contesté par personne. Dans la discussion de la loi de 1850 Frère avait repoussé l'idée exprimée par Charles de Brouckere d'écarter la religion de l’école pour l'abandonner aux soins des cultes : non qu'il jugeât indispensable qu'elle eût sa place au programme des études. Dans beaucoup de collèges communaux, pendant longtemps, on s'était sans dommage passé d'elle. Mais sachant qu'au contraire dans de nombreuses localités les familles attachaient une grande importance au concours du clergé, (page 479) il n'avait pas voulu s'opposer à la réalisation de ce vœu respectable, - de même. et pour les mêmes raisons, en matière d'instruction primaire, bien qu'il admît le système d'écoles purement civiles, d'où tout enseignement dogmatique de la religion serait exclu. Il cite souvent à cet égard l'exemple des Etats-Unis et de l'Angleterre. Le dissentiment qui s'était produit à propos de la convention d'Anvers n'avait pour cause que les conditions auxquelles le clergé avait subordonné son concours et que les pouvoirs publics avaient acceptées. C’est sur le mode et les conditions de l'intervention du clergé que se localisa à cette époque tout le conflit scolaire. On admet que le prêtre entre à l'école, on l'invite à y venir, pourvu qu'il restreigne son action à la sphère de l'éducation purement religieuse. Mais s'il élève la prétention de participer à la direction de l'école, au choix des livres, des professeurs, qu'il reste dehors. On se dispensera de sa collaboration ; l'école de l'Etat doit rester laïque.
Tel est le principe que professent unanimement les libéraux. Le refus de la participation du clergé ne fera pas disparaître l'école. Elle subsistera sans lui ; il ne sera pas maître de son existence. La thèse est identique pour l'enseignement moyen et pour l'enseignement primaire, La loi de 1842, il est vrai, accorde au clergé une portion de la direction scolaire. Et on la conserve, pour des motifs d'opportunité ; mais on veillera à l'appliquer prudemment, dans un sens restrictif, tendant à réduire au minimum la part d'autorité qu'elle laisse au clergé et éliminer le virus confessionnel.
Malgré cette concession dictée par les nécessités de la tactique, le fond de la doctrine reste entier, il n'y a pas de dissidence, il n'y en a jamais eu sur le point savoir si l'enseignement doit ou non cesser d'être laïque dans les établissements de l'Etat, s'il doit ou non passer sous la direction du clergé. (page 480) L'indépendance de l'enseignement laïque, voilà, répond Frère-Orban à M. Dechamps, ce qui nous unit indissolublement. « C'est par cet enseignement que se propagent les idées qui font la vie du monde moderne.» (Chambre des représentants, 27 novembre 1856).
Le système de la convention d'Anvers cessa bientôt d'être appliqué. Le 20 janvier 1859 Rogier, revenu au département de l'intérieur, annonça qu'elle était considérée à peu près partout comme lettre morte. De 1872 à 1878 on tenta dans quelques communes de la faire renaître. Depuis elle tomba définitivement en désuétude. L'article 8 de la loi de 1850 resta donc dans exécution, jusqu'à ce que, à la suite d'une initiative de M. Woeste, le cabinet catholique, en 1888, entreprit de le remettre en vigueur. Mais la convention d'Anvers ne revit pas le jour. (Note de bas de page. Discours de M. Woeste, Annales Parlementaires, 22 mars 1888. M. Devolder, ministre de l'intérieur, donna le 9 avril 1889 des explications à la Chambre sur les démarches faites par le gouvernement auprès de l'archevêque de Malines et sur la réponse du prélat. Par une circulaire du 19 juin 1888, il avait invité les bureaux administratifs des établissements moyens de l'Etat à assurer l'exécution de l'article 8 et à réclamer dans ce but le concours du clergé. )
La réforme de la loi de 1835 sur l'enseignement supérieur, promise par le cabinet de 1847, dans son programme inaugural, fut réalisée dès 1849. La loi du 27 septembre 1835, qui avait organisé les universités d'Etat de Liége et de Gand, avait institué des jurys centraux composés chacun de sept membres, dont deux désignés par le Sénat, deux par la Chambre (page 481) et trois par le gouvernement. Dans ce système les préoccupations politiques déterminaient trop souvent le choix des examinateurs. La loi du 22 mars 1849 remit au gouvernement le soin de composer les jurys, en lui traçant pour règle d'y appeler en nombre égal les représentants de l'enseignement public et ceux de l'enseignement privé. Elle créa le grade d'élève universitaire, préalable à l'admission aux examens d'études supérieures, et réserva les bourses aux élèves des universités de l'Etat. « Aux institutions privées, dit l'exposé des motifs, l'Etat doit une liberté franche et complète, mais il ne leur doit que la liberté. » Il appartient aux particuliers d'instituer des bourses pour les établissements qu'ils fondent (Annales parlementaires, 1848-1849, p. 1097).
La création du grade d'élève universitaire et l'institution du jury combiné sont les deux principales innovations de la loi de 1849. La seconde fut déterminée par la pensée qu'il y avait intérêt, au point de vue du relèvement du niveau scientifique, à faire examiner les étudiants par leurs propres professeurs, sous le contrôle de collègues d'une institution libre ou réciproquement. Toutefois cette disposition ne reçut qu'un caractère provisoire. Elle ne devait avoir d'effet que pendant trois ans. Des prorogations répétées lui assurèrent une longue existence. Frère-Orban n'intervint qu'incidemment dans le débat, moins pour détendre le projet dont il parla peu que pour formuler certaines déclarations de principe, rendues nécessaires par le langage de la droite (26 juin 1849).
La défiance de celle-ci l'égard du gouvernement libéral était telle qu'elle ne se contentait point de la prescription aux termes de laquelle l'enseignement libre devait être représenté dans le jury, au même (page 482) titre et dans les mêmes proportions que l'enseignement public. Elle réclamait des dispositions plus précises assurant aux universités de Louvain et de Bruxelles le droit nominatif de concourir la formation du jury. Frère opposa aux soupçons de partialité exprimés par les orateurs de la droite les garanties de la responsabilité ministérielle, du contrôle si puissant de l'opinion publique, de la presse et des Chambres. Il n'admit point que la loi attribuât des droits à des établissements privés, à moins que la personnification civile ne leur fût conférée. La liberté d'enseignement ne pouvait conduire à l'octroi d'un privilège. Mais cette liberté même n'était pas en péril ; inscrite dans la Constitution, il s'en affirma le partisan sincère et respectueux.
« Nous voulons, dit-il, que la liberté soit sérieuse, réelle, efficace, comme nous voulons quel renseignement public soit sérieux, réel, efficace... L'expérience a montré qu'il y a plus d'avantages dans la pratique de la liberté d'enseignement que dans sa suppression. Nous voulons l'enseignement par l'Etat parce que c'est là une grande garantie contre les abus possibles de la liberté d'enseignement. L'enseignement donné par l'Etat, réglé par la loi, c'est le programme que l'enseignement libre doit s'attacher à dépasser, à perfectionner s'il le peut. »
Puis il signala une déduction du principe de la liberté d’enseignement qu'on n'avait pas entrevue, à laquelle il devait s'attacher plus tard ; ce serait peut-être, dit-il, « la suppression des brevets », en d'autres termes la liberté des professions. Mais il s'empressa d'ajouter que dans l'Etat des mœurs, des habitudes, des préjugés même, il était impossible d'aller jusque-là.
La révision de la loi de 1849 ne tarda guère. Le cabinet catholique, constitué en 1855, la proposa dès 1856. (page 483) La Chambre en aborda l'examen dans les premiers jours de l'année suivante. Le projet de réforme souleva trois questions importantes : la suppression du grade d'élève universitaire, déjà votée par surprise en 1855 (Note de bas de page : Ce fut la cause directe et apparente de la retraite du cabinet de Brouckere, qui avait combattu cette modification à la loi de 1849. Au cabinet de Brouckere le 30 mars 1855 une administration catholique, dirigée par M. De Decker.) ; la division des cours en deux catégories, les cours à examen et les cours à certificats, que les élèves pouvaient se borner à fréquenter, sans avoir à subir d'interrogation sur les matières dont ils traitaient ; enfin la substitution au jury combiné d'un jury central.
Frère-Orban prit, dans cette discussion importante qui enveloppa d'emblée tout le régime de l'enseignement supérieur, une position exceptionnelle, qui l'écarta de beaucoup de ses amis. Sa thèse s'éloignait des idées reçues, du chemin banal où l'on piétinait. Avec des allures qui pouvaient parfois sembler paradoxales, elle aboutissait un système hardi et neuf dont il espérait beaucoup pour la liberté du haut enseignement et le progrès de la science, inséparables à ses yeux.
Frère commença son discours, le 14 janvier 1857, par une comparaison ironique de la Belgique, avec ses jurys, à la Chine, rentrée dans l'enfance pour avoir pratiqué pendant mille ans le régime des examens. Il juge notre organisation universitaire radicalement mauvaise, tant au point de vue de l'enseignement qu'au point de vue des garanties que réclame la société. On se défie trop, d'après lui, de la liberté ; on se fie trop peu au bon sens du public. Il n'admet pas qu'il y ait trop de cours ; il ne voit rien supprimer dans les programmes ; il combat l'institution des cours à certificats. Il fait observer fort justement (page 484) qu'elle aura pour résultat de faire écarter, de préférence, les cours purement scientifiques.
Le vice pour lui est dans le jury d'examen, central ou combiné ; le jury est forcément partial ; il est animé d'un esprit de rivalité dont l'élève pâtit. Il détruit la liberté d'enseignement du professeur comme la liberté d'études de l'élève, le premier se bornant à dicter des manuels que l'autre s'assimile passivement. Il crée un monopole au profit des quatre universités existantes ; aucun autre établissement ne pourrait s'élever à côté d'elles ; on se coaliserait contre lui ; on le déclarerait insuffisant ou incomplet. Frère va jusqu'à dire que si une université élevait son enseignement au-dessus du niveau commun, on la ruinerait par esprit de concurrence. Il en conclut qu'en réalité la liberté d'enseignement n'existe pas.
Il n'est pas hostile aux examens qu'il déclare indispensables tous les degrés, mais il en critique l'organisation. Il n'admet pas que l'examen soit une mesure de capacité, il veut l'examen à l'école. Un jury ne peut pas juger en une heure, en deux heures, de la capacité d'un élève. Le professeur enseignant, lui, connaît l'élève, Ses aptitudes diverses. Il doit l'interroger fréquemment ; il est le seul juge compétent et équitable; il confère le certificat ou le diplôme, le titre scientifique attestant les études faites sous sa direction. Ce titre serait signé en nom personnel et engagerait par conséquent la responsabilité du maître. L'aptitude l'exercice des professions serait jugée, de l'université, par des commissions spéciales.
Le système était donc celui-ci : il y aurait deux examens. l'un scientifique. l'autre professionnel. Les professeurs délivreraient les certificats ou diplômes scientifiques, sous leur responsabilité personnelle, non collective. Un jury scientifique fonctionnerait pour les élèves n'apportant aucune justification.
(page 845) Le jury professionnel serait composé pour le droit de neuf magistrats (trois conseillers de la cour de cassation, deux de chaque cour d'appel) ; pour la médecine, de neuf délégués des commissions provinciales. Ce jury ferait subir un examen sommaire sur les matières pratiques et contrôlerait la sincérité et la qualité des diplômes et certificats établissant la durée régulière des études et les épreuves scientifiques subies. Il délivrerait la licence pour l'exercice de la profession.
La conception que Frère traçait ainsi de l'organisation universitaire bousculait la routine administrative et pédagogique. Aussi ne la soumit-il point au vote. Il n'avait d'autre ambition que d'orienter les esprits dans la voie qu'il indiquait. Elle brisait la tyrannie des programmes, élargissait le champ d'action du professeur, assurait à l'étudiant l'expansion de ses facultés et réduisait la fonction mécanique de la mémoire ; elle stimulait à la fois le maitre et l'élève, créait de hautes études, plus libres, viriles et vivantes. Elle reposait - et par là se révélait la pensée prédominante et constante de Frère-Orban - sur le sentiment profond de l'individualité humaine.
Après un long débat, le maintien du système de formation du jury, qu'avait établi la loi de 1849, fut voté par la Chambre. Frère se prononça contre, avec la droite et quelques rares libéraux, se séparant de ses amis Devaux, Rogier, Lebeau, Verhaegen. Orts. On le vit associer son suffrage à ceux de MM. Malou et De Decker, tandis que MM. de Haerne et Dechamps se joignaient au gros de l'effectif libéral.
Il y a toujours quelque dommage, quelque danger pour les hommes politiques, pour ceux surtout qui dirigent, à se retrancher dans des attitudes personnelles, contrastant avec l'attitude collective de leur (page 486) parti. Frère n'hésitait pas à s'aventurer loin des siens, poussé par ce qu'il y avait peut-être d'excessif dans son tempérament. Il s'irritait après de n'être point suivi, mais n'était pas fait lui-même pour suivre. Muni du témoignage de sa conscience, croyant avoir la raison pour lui, il n'avait pas peur d'être seul.
Le 27 janvier la Chambre abolit l'examen d'élève universitaire. Frère n'assista pas à la séance et resta donc étranger au débat important qui s'engagea sur ce point.
Le lendemain 28 janvier, on décida la création de cours à certificats. Il s'abstint en s'abritant derrière le système qu'il avait esquissé, non sans blâmer le régime que l'on proposait, par le motif qu'il entraînerait l'abandon des études purement scientifiques (Note de bas de page : La division des cours en cours à examen et à certificats était combattue par tout le corps professoral universitaire, qui y voyait à juste titre un affaiblissement de l'enseignement.)
Une dernière question, celle des bourses, mit aux prises toute la gauche avec la droite. La loi de 1849 avait institué 60 bourses d'études de 400 francs en faveur des élèves des universités de l'Etat. Sous le couvert de la liberté d'enseignement et de conscience, le gouvernement catholique, tout en maintenant le nombre des bourses, proposait de restituer aux bénéficiaires la faculté, que la loi de 1835 leur avait reconnue, d'étudier où il leur plairait. Rogier signala à cette occasion que sous le régime de cette loi, 25 des bourses qu'elle avait créées, avaient été recueillies par l'université de Louvain, le surplus se partageant entre les trois autres universités et Bruxelles n'en ayant que de 4 à 6. Verhaegen montra que l'université catholique profitait presque exclusivement des bourses de fondation dont le revenu, en 1854, dépassait un demi-million. Il produisit un tableau de la collation des (page 487) fondations attachées aux trente-neuf collèges de l'ancienne université de Louvain d'où il résultait qu'en 1855 on avait conféré 486 bourses dont 248 à l'université catholique, 177 aux divers séminaires, 12 l'université de Gand, 12 à l'université de Bruxelles. 16 à l'université de Liége, 21 à divers collèges ecclésiastiques et laïques (9 février 1857).
Frère-Orban, de son côté, protesta contre le projet d'affaiblir encore la minime dotation des universités de l'Etat. Il constata que l'université catholique jouissait non seulement des locaux et des collections de l'ancienne université de Louvain, mais indûment des fondations dont celle-ci était investie. Elles revenaient cependant de plein droit aux universités de l'Etat en vertu de l'arrêté-loi du 7 novembre 1814. (Note de bas de page. On sait que la loi de 1835 n'ayant plus laissé subsister que deux universités d'Etat, à Liége et à Gand, l'université catholique, d'abord établie à Malines, alla s'installer à Louvain, dans les locaux devenus vacants de l'ancienne université d'Etat, dont elle recueillit presque toute la succession.)
Une commission avait été instituée pour réviser le régime de ces fondations, mais ses propositions n'avaient pas reçu de suite. « Je ne préjuge, dit-il, aucune question, je prends les faits tels qu'ils sont, mais je veux faire cesser un abus scandaleux. » En conséquence, retournant le thème du gouvernement, Frère fit la motion suivante à titre d'amendement à l'article en discussion : « En attendant la révision du régime de fondation de bourses en faveur de l'instruction, le gouvernement conférera les bourses de cette nature ayant pour objet l'enseignement universitaire. après avoir entendu les administrations de ces fondations. » Frère-Orban voulait ainsi engager la responsabilité du gouvernement et imposer une règle d'équité. M. Dumortier ayant interrompu pour dire que cela s'appelait au Piémont (page 488) « incamération » , il lui répliqua : ‘Quand vous confisquez au profit de l'université de Louvain au préjudice des universités de l'Etat, en violation des lois, vous appelez cela : prendre votre bien ! » « -Nous sommes, conclut-il, sur la défensive. Vous avez ouvert cette question, elle recevra tôt ou tard une solution et cette solution n'est pas celle que vous attendez » (6 février 1957).
C’était le présage de la future loi sur les fondations de bourses d'études.
La proposition de Frère-Orban retint la Chambre pendant quatre séances. A M. Malou, qui lui opposait les dispositions des actes de fondation, il répondit qu'il n'entendait pas méconnaître la volonté des fondateurs et que le gouvernement en tiendrait compte, mais qu'il fallait mettre un terme aux abus, aux connivences qui dirigeaient les boursiers vers l'université de Louvain.
L'amendement, repoussé par le gouvernement qui refusa le pouvoir de collation que Frère voulait lui attribuer, fut remarquablement défendu par MM. Rogier, Verhaegen, Orts, Tesch et par M. Lelièvre qui en prédit le succès futur. Frère, avant le vote, reprit la parole le 12 février ; il signala, dans une statistique des bourses de fondation, ces chiffres significatifs : Liége en avait 24, Gand 18, Bruxelles 17, Louvain 205. Il dénonça ce fait comme une atteinte à la liberté d'enseignement, il prouva par des documents la pression exercée par les collateurs sur les boursiers, afin de les déterminer à fréquenter l'université de Louvain. Il examina et discuta le droit des fondateurs. On l'avait accusé de vouloir porter atteinte à la propriété ; or, la propriété est un droit personnel ; elle passe à la famille qui continue l'individu. Le droit de fonder est un droit social. (page 489) Celui qui fonde anéantit la propriété puisqu'il la retire à ses successeurs et la frappe d'une perpétuelle indisponibilité. Certes, il faut respecter la volonté des fondateurs, mais dans les limites des lois et de l'intérêt général. Frère-Orban démontra à l'évidence que toute fondation a un caractère public et relève par conséquent de l'autorité, qui a le devoir d'en contrôler la gestion. Quand donc les fondations sont détournées de leur but, quand on s'en sert comme d'un moyen de propagande et d'oppression, il est du devoir du gouvernement d'agir. « Je combats, s'écria-t-il, sous le drapeau de la justice et de la liberté. »
On vota le 12 février sur le renvoi à une commission spéciale ; une majorité de dix voix se prononça contre cette proposition (Note de bas de page. L'Observateur du 16 février déclara que la question des bourses d'études était ouverte. « Ce grand procès est porté devant le tribunal de l'opinion publique. M. Frère pouvait le dire en toute confiance à la droite. qui croyait assurer l'avenir de sa spoliation en étouffant le débat sous un vote : L'abus cessera ! ») Après ce scrutin on rejeta un amendement de Paul Devaux qui réservait les soixante bourses légales aux élèves des universités de l'Etat et on vota l'article 40 qui laissait aux boursiers le choix de l'établissement où ils feraient leurs études.
La loi, qui porte la date du mai 1857, fut adoptée par 52 voix contre 28. Elle supprimait définitivement le grade d'élève universitaire, et se bornait à exiger comme condition d'accès aux études supérieures la production d'un certificat de fréquentation d'études humanitaires complètes ; elle soustrayait à l'examen des matières nombreuses et importantes, intitulées matières à certificats, maintenait le jury (page 490) combiné, conformément à la formule de la loi de 1849, et établissait la règle de l'oralité des examens. (Note de bas de page. Les matières à certificats, en droit, étaient : l'encyclopédie du droit, l'introduction historique au droit civil, le droit naturel, le droit public, l'économie politique, la procédure civile, le droit commercial.)
Tel fut le modeste résultat de ce vaste effort législatif.
La loi de 1857 vécut vingt ans. On ne peut dire qu'elle ait fortifié l'enseignement supérieur ni relevé le niveau des professions libérales.
L'année 1856 fut, sous l'administration de M. De Decker, remplie par de graves débats sur l'enseignement supérieur dans ses rapports avec les cultes et sur l'indépendance scientifique des professeurs. On y vit se heurter l'idée d'autorité et celle du libre examen, le dogme et l'esprit critique. Ce fut une phase remarquable du conflit historique de l'Eglise avec l'Etat.
La loi sur l'enseignement moyen, les dissentiments entre le clergé et le gouvernement, avaient surexcité l'ardeur combative du parti clérical. Jusque-là l'enseignement universitaire avait été laissé à l'écart des disputes politiques. Bientôt il sera enveloppé dans la tourmente. En 1851 les opinions d'un professeur à l'université de Liége furent signalées par la presse catholique comme hétérodoxes; un an après un professeur de l'université de Gand était visé par un mandement épiscopal. En 1855 on s'en prit à deux maîtres éminents de cette université, M. Brasseur et M. Laurent. « Quelques étudiants catholiques, à la tête desquels se trouvait M. Guillaume Verspeyen, avaient protesté contre les tendances antichrétiennes (page 491) de l'enseignement donné par M. Brasseur » (DE TRANNOY, Jules Malou, p. 300 .)
Le crime de celui-ci était d'avoir, dans son cours de droit naturel, reproché à la papauté ses usurpations successives sur la puissance séculière et salué la Réforme comme le signal de l'affranchissement des intelligences. M. Brasseur, invité à s'expliquer, contesta que les propositions qu'on incriminait dans ses leçons eussent le caractère d'une discussion religieuse. M. De Decker estima ses explications satisfaisantes et ne sévit point, résistant ainsi la pression que le monde catholique exerçait sur lui. (Note de bas de page. Moniteur du 5 janvier 1856. La lettre suivante de l'évêque de Bruges, Mgr Malou, à son frère Jules Malou, traduit les exigences de l'épiscopat : « On m'inspire des inquiétudes sar l'attitude de notre excellent De Decker dans l'affaire de M. Brasseur à l'Université de Gand. Il est certain que si le ministère ne montre pas ici une certaine énergie, il excitera un profond mécontentement chez les bons catholiques et dans le clergé. » (DE TRANNOY, p. 301.) Fin de la note.)
Interpellé par M. Barthélemy Dumortier, le 22 janvier 1856, il déclara qu'il n'admettrait pas, dans l'enseignement supérieur de l'Etat, d'attaques ouvertes, systématiques contre les cultes reconnus en Belgique. « Mais, reconnut-il, nous ne devons pas non plus, par une étroite intolérance, interdire aux professeurs des universités, ces grandes, ces fécondes discussions qui sont la vie du haut enseignement. » (Note de bas de page : On avait accusé aussi M. Brasseur d'avoir nié la divinité du Christ. Mais le fait fut démontré faux. M. De Decker déclara que s'il avait été établi, la révocation eût été prononcée dans les vingt-quatre heures. La presse catholique accueillit par des protestations ce qu'elle appela les « distinctions subtiles » du chef du cabinet. La Patrie, de Bruges, y vit une énormité que M. De Decker expierait par de « cruels remords ». Fin de la note.)
L'incident n'eut pas d'autres suites. Il se répercuta cependant, peu après, dans la discussion du budget de l'intérieur. Dechamps et Frère-Orban furent amenés à débattre la question des frontières où le droit de (page 492) discussion du professeur s'arrête. L'orateur catholique fixait une limite précise et infranchissable. La loi religieuse de la presque totalité des familles belges ne peut en aucun cas être l'objet d'une hostilité ouverte ou déguisée dans les établissements d'instruction publique. Si le professeur rencontre un dogme, qu'il se taise; s'il doit parler, qu'il respecte. Frère ne laissa point passer sans réfutation cette théorie étroite qui frappait la science dans ses droits et sa dignité. Au régime du bâillon, il opposa le régime de la liberté.
« L'enseignement supérieur, dit-il, vit surtout par la liberté. Que deviendrait donc renseignement de la philosophie et de l'histoire. que serait l'enseignement de la géologie s'il fallait les mettre en concordance des cultes ? La philosophie deviendrait de la théologie ; l'histoire serait d'une religion. d'une église, d'une secte ; la géologie devrait à se mettre d'accord avec la révélation mosaïque… Le principe général, c'est que les professeurs de l’enseignement supérieur doivent jouir de la plus grande, de la plus entière liberté dans leur enseignement... Il faut en cette matière une grande et véritable tolérance. C'est le moyen d'appliquer nos principes constitutionnels ; c'est le seul moyen de permettre à la science de vivre » (13 janvier 1856).
L'épiscopat, la presse catholique cependant, avaient entamé une campagne qu'ils étaient résolus mener jusqu'au bout. Le moment était favorable. Le pouvoir avait passé à droite. Il fallait en profiter sans tarder, user de ses instruments, frapper l'adversaire, consacrer par des mesures officielles des principes qu'on espérait faire entrer ainsi dans le domaine des biens acquis.
La tentative dirigée contre M. Brasseur avait échoué. Les dénonciations visant M. Laurent, qui (page 493) enseignait le droit civil avec tant d'autorité et d'éclat et dont le nom et les œuvres sont restés l'honneur de la science belge, avaient été mieux accueillies par le gouvernement. L'illustre jurisconsulte venait de publier le tome IV de ses Etudes sur l’histoire de l'humanité. Ce n'était plus le cours d'un professeur qu'on incriminait cette fois ; c'était un livre, étranger à l'enseignement dont ce professeur était chargé, c'était ce que l'écrivain y exprimait, la pensée de l'historien, les convictions du savant. L’hérésie était flagrante, peu importait que l'ouvrage, imprégné d'un profond esprit religieux, rendit hommage à la grandeur du christianisme. Laurent en contestait l'origine divine. Aux yeux des catholiques, il se frappait ainsi d'indignité. La révocation seule pouvait expier un tel forfait. M. De Decker résista aux suggestions des orthodoxes. Il ne destitua point, mais il blâma « pour des raisons de convenances » (2 août 1855. Ce blâme resta secret. Il fut révélé à la Chambre par M. De Decker, le 21 novembre 1856).
Il se maintenait ainsi à mi-chemin entre les prétentions ultramontaines et le strict respect des libertés constitutionnelles. Il avait longtemps prêché le retour aux idées unionistes de 1830. Il ne voulait pas tout concéder aux intransigeants, mais il lui fallait au moins céder quelque chose. C'était trop peu pour les satisfaire.
Les tendances extrêmes dans le parti catholique s'accentuaient. Les plus violents étaient les plus écoutés. L'épiscopat se mit leur tête. Le 8 septembre 1856l1'évêque de Gand publia un mandement de censure, enveloppant toutes les écoles publiques des trois degrés. L'enseignement de l'université de Gand, y était-il dit, est un « poison pour les intelligences. » La doctrine de plusieurs de ses (page 494) professeurs est ouvertement fausse, mauvaise. blasphématoire et hérétique. »
C'était hérésie et blasphème que de représenter l'Eglise comme une institution humaine, de qualifier de droits naturels la liberté de conscience, celles de la presse et des cultes. L'évêque de Bruges suit l'exemple de son collègue de la Flandre orientale. Il traite l'enseignement donné à Bruxelles et Gand de « pierre de scandale. »
Cette déclaration de guerre, solennelle et passionnée, lancée par l'autorité religieuse à l'enseignement officiel, faisait au cabinet une situation difficile : un conflit se dessinait entre l'épiscopat et le gouvernement catholique. Celui-ci se décida à parler. Il adressa le 7 octobre une circulaire aux administrateurs-inspecteurs des universités de l'Etat, dans laquelle, tout en reconnaissant le droit de libre discussion des professeurs, il recommandait l'abstention de toute attaque directe contre les principes essentiels des cultes pratiqués en Belgique. « Les grandes et libres discussions sont de l'essence de l'enseignement supérieur. Néanmoins cette liberté relative des maîtres doit se concilier avec la liberté de conscience de l'élève. » La circulaire ne fit aucune réponse, aucune allusion même aux mandements. On se demanda s'il fallait y voir une concession ou une résistance.
La session législative s'ouvrit bientôt après. Aussitôt le gouvernement fut appelé à s'expliquer. Le projet d'Adresse renfermait un paragraphe relatif à l'enseignement supérieur, où se lisait la phrase essentielle que voici, partiellement empruntée à la circulaire du 7 octobre : « La liberté relative du professeur a pour limites la liberté de conscience de l'élève et le respect loyal et constitutionnel pour la foi religieuse des familles dont le gouvernement n'est que le délégué responsable. » La discussion, engagée sur ce (page 495) texte ne se limita pas à l'examen des récents incidents universitaires, qui n'étaient que l'expression d'une situation politique plus grave ; elle fit surgir les programmes des partis, découvrir les causes morales de leur antagonisme et les tendances qui se disputaient la direction des esprits. Ce fut un des beaux débats de la Chambre.
Les principaux orateurs de la gauche y prirent part. (Note de bas de page. Frère-Orban réunit leurs discours en brochure (Bruxelles, Rosez, 1857); il les additionna d'une préface, résumant et caractérisant l'attitude des partis dans la question de l'enseignement public.) Leur action commune attesta une concorde parfaite ; à droite, au contraire, éclatèrent des symptômes de mésintelligence, qui encouragèrent l'opposition et affaiblirent l'action défensive de la majorité et du gouvernement. Le parti catholique hésitait entre les doctrines irréconciliables et belliqueuses des évêques et la politique plus modérée, plus rapprochée de la Constitution, que cherchait à faire prévaloir M. De Decker.
Celui-ci Commença, le 21 novembre, par exposer sa conduite vis-à-vis de MM. Laurent et Brasseur. Il fit connaître la mesure de blâme prise à l'égard du premier d'entre eux. Il ajouta que si le livre incriminé de Laurent avait paru après la circulaire du 7 octobre, il aurait agi avec rigueur. Il fit connaitre qu'il avait résolu de retirer à M. Brasseur le cours de droit naturel, mais que la publication de la lettre pastorale de l'évêque de Gand avait mis obstacle à la réalisation de ses intentions.
M. De Decker cherchait à prendre ainsi une position intermédiaire entre la gauche et la fraction extrême du parti catholique. Il répondit le lendemain aux critiques de Rogier, de Delfosse, de Frère-Orban que sa politique était une politique de transaction, qu'il (page 496) savait ne pouvoir satisfaire tout le monde et ne s'en effrayait pas. Il n'avait pas juger les actes des évêques ; le gouvernement ne voulait ni de la dépendance ni de l'hostilité. Et il n'hésita pas à désavouer, en termes qui ne manquaient ni de courage ni de fierté, la campagne des sectaires qui creusaient un fossé entre le catholicisme et la liberté. « L'histoire des vingt-cinq années d'existence intacte de notre régime constitutionnel, s'écria-t-il, proteste éloquemment contre cette prétendue incompatibilité ! L'honneur même de la représentation nationale proteste contre une pareille accusation qui ne tendrait à rien moins qu'à insinuer que la moitié de cette Chambre est parjure ! »
C'était la condamnation des « tendances intolérantes et exclusives » qui pénétraient alors la presse catholique et s'infiltraient jusque dans la majorité parlementaire.
Frére-Orban parla le 21 et le 27 novembre.
L'exorde de son premier discours détermine nettement le plan de l'attaque. Il s'agit de forcer la droite, le gouvernement à opter entre la doctrine constitutionnelle et la doctrine ultramontaine. Frère-Orban débute en ces termes :
« Nous vivons dans un temps assez étrange. Une grande lutte semble se préparer ; elle vient de se manifester d'une manière éclatante dans le monde catholique. Il y existe deux partis profondément divisés : les uns soutiennent que le catholicisme est compatible avec les institutions libérales, les autres, que l'organisation catholique de la société est inconciliable avec les libertés modernes.
« Ces deux partis sont en présence. Leur lutte est ardente et passionnée. Elle se manifeste avec éclat dans un pays voisin. Des hommes qu'on nous a longtemps signalés comme les représentants de l'orthodoxie la plus pure sont repoussés du giron de l'Eglise nouvelle ; ils sont rejetés comme enseignant des doctrines perverses.
« M. le comte de Montalembert est à leur tête ; M. de Falloux l'accompagne ; le père Lacordaire les soutient.
(page 497) « L'autre parti est représenté par une grande institution catholique, qui brave les évêques qui ne lui obéissent point, et sait, au besoin, les contraindre à retirer les censures dirigées contre elle, lorsqu'ils osent les publier.
« De ces deux partis, quel est celui qui trouve parmi les catholiques des défenseurs en Belgique ? La presse catholique tout entière, sans exception, avec une effrayante unanimité, se prononce en faveur de ceux qui déclarent le catholicisme incompatible avec les libertés modernes. Je ne veux pas dire qu'il y ait en ce moment un parti parlementaire soutenant les mêmes doctrines. Il faudrait des faits non équivoques pour que je me permisse une pareille accusation. Mais il y a une autorité plus puissante que celle des hommes qui représentent ici l'opinion catholique. Seule, elle porte la parole devant le pays. C'est, suivant l'expression de M. de Montalembert, cette secte fanatique et servile, qui prêche partout le despotisme et qui menace de vous entraîner. L'atmosphère des écoles que vous protégez et que vous vantez est imprégnée des doctrines que je viens de signaler…
« Il y a, à mon sens, une véritable conspiration organisée contre nos institutions. »
C'est par l'enseignement que l'on entend procéder pour arriver au but que l'on s'est proposé. L'enseignement de l'Etat servira donc propager les doctrines de l'Eglise. Ici s'engage un dialogue caractéristique avec Dechamps, où celui-ci formule clairement sa pensée :
M. Frère-Orban. - Vous demandez que l’enseignement supérieur soit donné conformément aux doctrines de catholique.
« M. Dechamps, rapporteur. - Nous demandons qu'il n'y soit pas contraire
« M. Frère-Orban. - Vous demandez qu'il y soit conforme.
« M. Dechamps, rapporteur. - Il peut être conforme, jamais contraire.
« M. Frère-Orban. - Jamais contraire ! L'enseignement supérieur est impossible dans de pareilles conditions. »
Comment, en effet, l'enseignement supérieur pourrait-il se modeler sur les dogmes d'une religion (page 498) positive, sans se heurter, dans les domaines qui y paraissent le plus étrangers, le droit civil, l'économie politique, à des difficultés invincibles? Qui serait juge de son orthodoxie ? Ce ne pourrait être l'autorité civile ; ce serait donc l'Eglise. Le Congrès national a repoussé semblable tutelle. En proclamant la liberté des cultes, il a reconnu que tous les cultes reposent sur une morale commune, sur des vérités morales universelles et éternelles. Ce sont ces vérités qui ne peuvent être méconnues sans dommage pour la société. »
Frère n'allait pas jusqu'à la thèse de la liberté absolue. Il précisait, le lendemain, en réponse une interprétation trop large de sa pensée, qu'avait donnée M. de Theux : « La liberté absolue ou de doctrine politique ou de doctrine religieuse, je ne l'admets pas. Je n'admets pas que l'on enseigne dans les écoles de l'Etat ni l'athéisme. ni le matérialisme, ni aucune des doctrines qui portent atteinte à la morale universelle » (Annales parlementaires, 1856-1857, 22 novembre, p. 77).
Lui-même indiquait donc une limite qu'il pouvait être malaisé de tracer exactement. On le lui objecta. Il s'en défendit. « Je n'ai pas déterminé de limites, dit-il. Je me reconnais incapable d'en déterminer... Il faut que le professeur ait une grande liberté, cela est incontestable ; mais dire d'avance à quel point il s'arrêtera, c'est évidemment une chose impossible » (Annales parlementaires, 1856-1857, 27 novembre, p. 164). Et ceci était vrai : la règle doit être la liberté des doctrines. Quelle autorité pourrait donc dicter au professeur ses convictions philosophiques, fixer le terme d'aboutissement de ses investigations, usurper la direction de sa pensée et le gouvernement de sa conscience ? Il a des devoirs vis-à-vis de lui-même auxquels on ne peut sans sacrilège lui prescrire de se (page 499) dérober. Il en a d'égaux vis-à-vis de ses élèves et de l'Etat. Il a celui enfin de les concilier par le tact et la convenance, la modération et la tolérance. Prétendre en matière philosophique et religieuse fixer des règles plus étroites, serait s'exposer à tous les périls de l'oppression et de l'arbitraire.
Les deux discours de Frère-Orban lui donnèrent une double victoire.
La première fois, il obtint du ministre de l'intérieur un désaveu des doctrines anticonstitutionnelles empruntées par les mandements épiscopaux à l'Encyclique de 1832 ; la seconde, il lui arracha, à propos de l'enseignement donné dans les établissements des jésuites, un jugement devenu historique, et dont la marque n'est pas effacée.
En terminant son discours du 21, Frère demanda M. De Decker s'il souffrirait qu'un professeur enseignât dans une université de l'Etat que la liberté de conscience est une erreur funeste, condamnable , impie, hérétique, qu'il enseignât en un mot l'Encyclique de Grégoire XVI.
« Non », répond De Decker.
Frère poursuit et insiste :
« M. Frère-Orban. - Eh bien, puisque vous pouvez sur ce point ne pas vous soumettre, non seulement à la décision des évêques, mais puisque vous pouvez méconnaître les enseignements du pape, les lettres encycliques...
« M. Dechamps. - Vous ne les comprenez pas.
« M. Frère-Orban. - Ah ! je ne les comprends pas. Est-ce que vous croyez que j'ignore vos distinctions et vos subtilités ? C'est comme droits absolus que vous condamnez les principes constitutionnels, mais comme droits relatifs vous les admettez. Mais je vous avertis que Rome a elle-même condamné ces distinctions. Quand un étranger se rend à Rome pour y prendre les ordres, il est obligé de souscrire une déclaration par laquelle il s'engage à rejeter toutes ces distinctions, toutes ces subtilités et à s'en tenir exclusivement et complètement à l'Encyclique.
(page 500) « Et puis que signifient toutes ces distinctions entre l'absolu et le relatif ? L'Encyclique n'en parle pas. Et pour vous confondre, je ne discute pas, je tombe d'accord avec vous. Je demande si les principes de l'Encyclique, de quelque manière que l'on veuille les qualifier, vous les laisseriez enseigner ?
« M. le ministre de l’intérieur. - Non.
« M. Frère-Orban. - M. le ministre de l'intérieur n'admettra pas de distinction. Il ne s'agit ni de droit absolu ni de droit relatif dans l'Encyclique. Vous êtes donc en état d'insurrection contre les mandements, en état d'insurrection contre le pape !
« Et s'il n'en était pas ainsi, votre morale serait scandaleuse. Comment ! il faudrait haïr, détester, réprouver, condamner, combattre par tous les moyens possibles, comme dangereux, immoraux, impies, hérétiques les principes sur lequel se fonde notre Constitution ; mais on pourrait les aimer relativement ! Ce serait là votre morale ! Elle serait odieuse, il faudrait la réprouver. »
Fort de la dénégation, partie par deux fois du banc ministériel, il conclut :
« Ainsi, messieurs, il est impossible de l'aveu de M. le ministre de l'intérieur lui-même, et j'en dirai autant de votre silence jusqu'à ce que vous vous soyez expliqués, il est impossible même pour les catholiques, pour les enfants les plus soumis de l'Eglise, d'oser défendre ici les mandements épiscopaux.
« Or si, comme je l'ai démontré, il n'y a rien d'autre dans ces mandements que la condamnation même de la Constitution, savez-vous ce que vous devez faire ? Vous devez protester. Votre honneur, à vous majorité, exige que vous déclariez dans votre adresse, au lieu de faire un acte apparent de soumission, que vous êtes au contraire disposé à défendre énergiquement et jusqu'au bout les principes consacrés par notre Constitution.
« Plusieurs membres. - Nous l'avons juré.
« M. Dumortier. - Nous n'avons pas attendu après vous pour le faire ; nous l'avons juré.
« M. Frère-Orban. - C'est précisément parce que vous l'avez juré, c'est parce que je crois que vous êtes fidèles à votre serment, que je vous engage pour votre honneur à répondre à une indigne provocation.
« Les mandements renferment la condamnation de notre Constitution et rien de plus. Votre devoir est de protester. »
(page 501) Le 27 novembre, pour dépeindre d'un trait typique l'esprit de l'enseignement des jésuites, Frère lut un extrait d'un catalogue, publié par un membre de la corporation. P. Boone, de livres a qui ne peuvent être lus la plupart portés à l'Index.
(Note de bas de page. Voici les livres défendus :
(« Guizot, cours d’histoire moderne. Histoire de la civilisation en Europe. Histoire de la civilisation en France. Guizot est un ennemi bien dangereux du catholicisme. Le dernier ouvrage est un beau livre de littérature, c’est le plus détestable comme histoire et comme doctrine.
(« Cousin. - Il mine le catholicisme. Il est panthéiste.
(« Malte-Brun. - Géographie parsemée de traits contraires à la religion catholique.
(« Montesquieu. - Son livre de l’Esprit des lois a préparé la révolution française !
(« Pascal. - Les Lettres provinciales foudroyées par l’autorité ecclésiastique.
(« Bernardin de Saint-Pierre. - L'esprit philosophique et irréligieux du 18e siècle s'y fait sentir. Toutes les religions lui sont indifférentes. Il calomnie le clergé.
(« Salvandy, de l'Académie française. - L'auteur appartient à cette école historique moderne qui envisage le christianisme d'une manière tout humaine.
(« Augustin Thierry. - Il dénigre le christianisme. Son histoire de la conquête d'Angleterre est très mauvaise.
(« Thiers. - M. Thiers est un Caïn politique. Il dirige l'homicide moral contre la société, etc., etc. »)
Cette lecture fut accueillie par des rires et des protestations. Frère s'en félicita. Mais au fond de ces méthodes ridicules d'enseignement, il dénonça une grande idée, à l'accomplissement de laquelle l'ordre des jésuites se consacrait, et qu'il n'avait pas réussi à réaliser dans le passé, c'était de ressusciter la puissance de la papauté, de lui rendre la direction morale de la société.
C'est cet esprit qu'on cherche à inculquer à la jeunesse dans les écoles, qui a inspiré les mandements des évêques, qui pousse le parti catholique exiger que l'on enseigne dans les établissements de l'Etat que (page 502) les doctrines constitutionnelles sont fausses et dangereuses. Frère le repousse, et, en le condamnant, rend à la liberté religieuse cet hommage superbe :
« Ce n'est pas, comme vous essayez de le faire croire, l'idée religieuse que nous poursuivons, l'idée religieuse, la plus grande qu'il y ait dans le monde, celle sans laquelle la société n'est pas possible ! Nous n'attaquons pas l'idée religieuse, mais nous pensons, nous sommes profondément convaincus que la liberté seule est favorable au développement des idées religieuses…
« L'idée religieuse se corrompt sous le despotisme. On a depuis longtemps, en Angleterre, la plus grande liberté de discuter toutes les questions religieuses. Il ne s'y est rien produit d'irréligieux qui ait eu quelque succès. L'idée religieuse est une des principales préoccupations de la société anglaise. Aux Etats-Unis, l'idée religieuse peut se produire avec la plus grande et la plus complète liberté, l'idée religieuse est la préoccupation de toute la société. Oh ! ne craignez rien de cette liberté, si, se détachant un peu des intérêts matériels, la société belge prend part aux grandes discussions qui nous parlent de Dieu, de nos devoirs, de notre destinée future ! Quel que soit le drapeau sous lequel on se range pour discuter et défendre les idées religieuses, que ce soit le drapeau catholique, israélite, protestant ou philosophique, on accomplira une œuvre utile à la société. »
La Chambre tout entière subit l'influence de ce noble langage. MM. Dechamps, De Naeyer, Dumortier, par des exclamations approbatives, firent acte d'adhésion. Le même jour, De Decker répondit que, comme ministre constitutionnel, il n'admettait pas les règles de l'Index et, répudiant le catalogue de livres interdits qu'avait signalé Frère-Orban, déclara que l'emploi de pareils procédés d'éducation ne tendrait rien moins qu'à « préparer à la Belgique une génération de crétins. » (La presse catholique releva, avec colère, cette phrase que le Journal de Bruxelles qualifie de « boutade » et de « parole malheureuse. »
Il affirma qu'il n'était pas homme à rétablir dans les universités une censure quelconque ; 11 avait trop (page 503) haute idée du caractère des professeurs pour croire qu'ils consentiraient à la subir. Il protesta à nouveau contre les allures de certaine presse catholique, qui, remplissant ses colonnes d'attaques empruntées à un journal étranger (allusion aux articles de l’Univers qui soutenait alors une vive polémique contre Montalembert) provoquait au mépris de la Constitution ; enfin, perçant les équivoques, il reconnut que l'accord dans les rangs de son parti n'était pas complet; il y existait d'autres causes de division que des causes religieuses ; les questions religieuses n'avaient été qu'un prétexte pour ameuter l'opinion ; le véritable grief qu'on avait contre le ministère était son refus de se prêter des destitutions politiques et à des vengeances personnelles.
Le débat, qui se termina par le vote de l'Adresse, recevait ainsi de la bouche de De Decker une conclusion qui frappait l'ultramontanisme en plein visage.
L'assaut parlementaire mené par Frère-Orban avait semé le désarroi dans le camp adverse. Le programme des évêques était repoussé par le chef d'une administration catholique.
Celle-ci n'avait plus devant elle que quelques mois de règne.
Elle allait sombrer bientôt dans l’impopularité de la loi sur la charité.