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Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Chapitre V. La crise de 1848 et les réformes politiques - Frère-Orban au ministère des Finances

(page 196) La session 1847-1848 est l'une des plus intéressantes de notre histoire parlementaire. Elle semblait devoir être marquée par des discussions passionnées. Si la droite avait, lors du vote de l'Adresse, dissimulé son hostilité l'égard du ministère du 12 août, il était évident que cette neutralité apparente se dissiperait dés les premières mesures d'application que le gouvernement proposerait, en exécution de son programme. Des événements imprévus en décidèrent autrement. La crise révolutionnaire de février 1848 désarma en Belgique les haines de parti, au moment où elles allaient s'entrechoquer. Le sentiment de l'unité nationale, la nécessité commune de sauvegarder l'ordre, les institutions, l’avenir du pays, le besoin de concentrer les effort. au lieu de les éparpiller en des querelles intestines, créèrent dans la Chambre un souille de concorde qui nettoya l'atmosphère et tourna tous les esprits vers un but identique. Il fallait vivre d'abord, affermir la maison, préserver le domaine et le patrimoine de tous, Et le ministère du 12 août, désigné d'avance comme un ministère de combat, le premier ministère libéral, fut un ministère national. Il ne représenta. dans ces mois d'inquiétude et de vigilance, ni un parti, ni une politique. Il représenta vraiment la nation tout entière, par la confiance qu'il inspira, comme par la clairvoyance et la vigueur qui (page 197) marquèrent son action. Il mérita l'estime de l'Europe et les grandes puissances ne lui en ménagèrent pas le témoignage.

Les circonstances qui exigeaient le plus de sang-froid dans les résolutions, le plus de fermeté et de rapidité dans l'exécution, éprouvèrent la capacité gouvernementale du libéralisme, dés son avènement au pouvoir. Le cabinet fut la hauteur de sa tâche. Ni la contagion de la fièvre révolutionnaire, ni l'affolement des intérêts menacés et atteints, n'ébranlèrent l'opinion. rassurée et stimulée.

La Chambre préta au ministère un concours ferme soutenu. Et si la droite chercha plus tard, quand le danger fut passé, à diminuer l'honneur et les mérites de ceux qui eurent la mission redoutable de tenir la barre au milieu des orages, du moins faut-il la louer de n'avoir, à l'heure du péril, rien dit ou rien fait qui affaiblît leur effort ou détournât leur attention du devoir de salut public qu'ils accomplissaient.


Dès le début de l'année 1848, le gouvernement s'était hâté de saisir les Chambres des propositions inspirées des vœux du congrès libéral, C'était un projet de réforme électorale, d'ailleurs timide et de portée restreinte et se bornant à réduire le cens au minimum constitutionnel de 20 florins, pour une catégorie peu nombreuse, les citoyens appelés exercer les fonctions de juré. C'étaient encore deux projets abrogeant les « lois réactionnaires » : l'un supprimait le fractionnement des collèges électoraux communaux; l'autre subordonnait à l'avis conforme de la députation permanente, le choix du bourgmestre en (page 198) dehors du conseil communal ; ils furent votés par la Chambre, après un court débat, le 24 et le 25 février, le premier à l'unanimité, le second une majorité énorme.

Au même moment Paris s'agite. D'une émeute bourgeoise dirigée contre Guizot, une révolution populaire est sortie. La nouvelle s'en répand, rumeur incertaine et confuse d'abord, qui grossit et éclate en coup de foudre. Elle circule de bouche en bouche, dans la soirée du 25 février, parmi les invités de Frère-Orban, qui donnait un bal au ministère des travaux publics. Mais on ne sait rien de précis. Le train de Paris n'amène ni courrier ni voyageurs. Ce n'est que le 27 que l’Indépendance publie la relation complète du drame politique dont Paris vient d'être le théâtre

L'émotion est profonde. Quel sera en Belgique le contre-coup de la commotion qui secoue la France et va se propager hors d'elle, à travers l'Europe, en Prusse, en Bavière, en Autriche, en Italie ? L'écroulement de la dynastie d'Orléans n'ébranlera-t-il point la dynastie nationale ? Elles ont le même âge et d'intimes liens familiaux les apparentent. (Note de bas de page : On sait que la légende s’accrédita d’une réunion du conseil des ministres qu'aurait aussitôt convoquée le Roi et dans laquelle Léopold Ier aurait proposé de résigner ses pouvoirs, si la nation le lui demandait. Elle fut mise en circulation par Philippe Bourson, qui la raconta dans une correspondance bruxelloise datée du 29 février et que publia Le Journal des Débats du 2 mars. L'histoire, habilement mise en scène, fut facilement accueillie. Elle impressionna le public et donna même lieu à la publication d’une image, où l’on voyait le Roi entouré de ses enfants, ayant près de lui la Reine et Rogier, et offrant aux délégués de l’armée et de la magistrature le sacrifice de sa couronne. Voir Bruxelles moderne, par Henri et Paul HYMANS, p. 367. Fin de la note de bas de page.)

La situation économique est difficile; la crise des Flandres a créé de grandes souffrances ; l'industrie végète ; le travail est rare et mal rémunéré ; le budget est en déficit ; le Trésor peu garni. Une secousse peut (page 199) de la misère faire brusquement jaillir une fusée de passions.

Le régime constitutionnel date de dix-huit ans. La monarchie belge est jeune, et, bien qu'ayant déjà poussé de solides racines, dépourvue encore du support puissant de la tradition.

Les doctrines sociales de Fourier et de Louis Blanc ont pénétré en Belgique et séduit quelques esprits aventureux ou systématiques ; Victor Considérant est à Liége, prêchant les félicités du phalanstère. Le mot de république a une sonorité qui peut éveiller de l'écho dans les masses ; il symbolise aux yeux de certains une sorte de vague idéal égalitaire. Les conditions d'existence de la Belgique en Europe rendent redoutable tout mouvement insurrectionnel. Elle a, là l’origine, inspiré des méfiances ; On a de sa douté de sa viabilité; elle-même est en pleine activité intérieure. Une sédition serait plus que la paix publique compromise ; ce serait l’œuvre de l'édification nationale suspendue, l'Europe inquiétée et malveillante, l'inconnu enfin avec toutes ses angoisses et tous ses risques.

L'ordre fut pas troublé. Quelques cris de : Vive la République ! furent poussés par d'obscurs agitateurs au sortir de réunions où l'on déclamait entre quatre murs. Ils se perdirent dans le vide. La garde civique, pendant les jours qui suivirent la révolution parisienne, veilla à Bruxelles ; le zèle était tel que des bourgeois venaient s'inscrire sur les rôles la milice citoyenne, s'équipaient et demandaient des armes. Aucune agitation populaire ne se manifesta.

Au Parlement retentirent des harangues patriotiques qui, accueillies avec enthousiasme, fortifièrent au dehors le sentiment national. Adelson Castiau, ayant interpellé le gouvernement, à la Chambre, au sujet de certaines arrestations de Français, Rogier (page 200) répondit que la Belgique, hospitalière pour tout le monde, n'entendait pas garantir aux étrangers la liberté du désordre et de l'émeute. Il fut applaudi par la Chambre et les tribunes. C'est alors que Delfosse se leva et félicitant le ministre d'avoir compris son devoir, il prononça ces paroles, demeurées fameuses : « L'intérêt de la Belgique est de conserver intactes les libertés dont elle jouit. M. Castiau a dit que les idées de Révolution française feraient le tour du monde. Pour faire le tour du monde, elles n'ont plus besoin de passer par la Belgique. Nous avons en Belgique les principes de liberté et d'égalité ; ils sont inscrits dans la Constitution, comme ils sont gravés dans tous les cœurs. » L'assemblée se leva, et, au milieu de vives démonstrations, la séance fut levée (1er mars 1848).

On eut, il est vrai, des inquiétudes au sujet des dispositions de la France. Le gouvernement provisoire, pressenti par notre ministre à Paris, le prince de Ligne, s'appliqua à les dissiper. Lamartine affirma au prince ‘le respect profond, inaltérable du gouvernement français pour l'indépendance et la nationalité belges et pour la neutralité que les traités ont garantie la Belgique. » Mais les révolutions de France ont toujours eu une puissance d'expansion. Le socialisme républicain se croyait la mission providentielle de régénérer le monde et de faire rayonner au dehors les principes de l'ordre nouveau qu'il se flattait d'établir.

D'autre part, le langage de la presse démocratique parisienne cadrait peu avec les assurances d'amitié du gouvernement provisoire. Des journaux engageaient le peuple belge à suivre l'exemple du peuple français. Que la Belgique contrefasse notre (page 201) République, imprimaient-ils, et cette fois nous crierons : Vive la contrefaçon ! A Lille, le commissaire du gouvernement, Delescluze, présidant la plantation d'un arbre de la liberté, s’écriait : « Puisse cet arbre étendre ses racines au delà des frontières et soulever sous sa base l'odieux monument de Waterloo ! » Ces fanfaronnades n'émurent guère l'opinion en Belgique. Cependant le gouvernement était prévenu des aspirations et des menées des agitateurs français et avisa, sans tarder, en prenant soin de rien laisser transparaître des inquiétudes qu'il pouvait concevoir. Quelques mois après, le 20 août, Frère-Orban écrivait à Delfosse : « Les révélations qui nous viennent de Paris donnent la preuve que les mesures de précaution nous avons prises après le 24 février étaient parfaitement justifiées. Je t'ai répété bien souvent comment ce que nous savions par nos agents nous démontrait la nécessité d'être constamment sur nos gardes. »

Quand les exportateurs de la politique française voulurent passer de la parole aux actes, leur tentative échoua piteusement. Ils avaient imaginé d'embaucher les ouvriers belges qui travaillaient à Paris et de recruter une légion qui marcherait à la frontière et irait libérer la patrie opprimée. Une association générale des travailleurs belges fut fondée et lança une proclamation. On y disait que 20,000 hommes étaient nos portes ; qu'ils détruiraient « les despotes et les suceurs de la sueur du peuple » ; qu'ils aboliraient les douanes et « mille autres inventions arbitraires des gouvernements affamés d'or » ; qu'ils fonderaient « l’organisation du travail » et appelleraient tout le monde au banquet de la vie. Une expédition fut décidée et encouragée sous main par Ledru-Rollin, ministre de l’intérieur, et par le préfet de police Caussidière. Delescluze, commissaire du département du Nord, fit (page 202) distribuer des armes à ces valeureux missionnaires de la république sociale.

Le drame annoncé débuta en manière de vaudeville. Les commis voyageurs de la révolution débarquérent à Quiévrain le 25 mars. Des troupes les attendaient à la gare. A leur aspect, les courageux apôtres prirent la fuite. Un certain nombre furent arrêtés. Frère, le même jour, relata l'équipée M. Fléchet, en termes ironiques : « La légion belge a quitté hier Paris par train spécial. Nous étions avertis et prêts à la recevoir à la frontiérc. En arrivant ce matin vers 3 Quiévrain, la légion a vu nos soldats Les chefs ont sauté à bas du convoi et le premier détachement, composé de cinq à six cents hommes, est tombé au milieu des troupes qui les attendaient. Ces libérateurs ont été tranquillement désarmés, car beaucoup avaient des armes. Les Belges ont été dirigés sur leurs communes ; les Français réexportés et les gens sans aveu provisoirement retenus. Les libérateurs ont été mystifiés. » Quelques jours après, le 29 mars, un épisode sanglant mit fin aux héroïques entreprises des légionnaires parisiens. Une bande armée passa la frontière ; le général Fleury la rencontra à Risquons-Tout, près de Mouscron, et la chassa à coups de fusil. Il y eut, parmi nos troupes, un mort et quelques blessés. L'affaire de Risquons-Tout fut l'épilogue de cette criminelle et sotte aventure.

(page 203) Le maintien de la sécurité intérieure et de l'intégrité territoriale ne pouvait être l'unique préoccupation du gouvernement. Le calme régnait à la surface. Mais l'horizon était chargé de nuages. Assurer l'ordre matériel n'est que besogne de police. Contenter l'esprit public, pénétrer ses désirs et en mesurer l'intensité, les réaliser dans les limites de ce qui est pratique et raisonnable, c'est affaire d'homme d'Etat.

Les événements de France à cet égard étaient pleins d'enseignements. Le mécontentement, le discrédit dont avait été frappé le régime de juillet venaient de la politique autoritaire de Guizot, de sa résistance intransigeante aux aspirations de l'opinion, qui ne demandait à l'origine ni le suffrage universel ni la république et que des réformes mesurées et progressives auraient satisfaite. L'extension de l'électorat et la purification de la Chambre des députés par l'élimination de l'élément fonctionnaire, devenu le noyau de la majorité ministérielle, auraient sans doute canalisé le mouvement d'opposition. Guizot lui-même avait dit un jour, faisant le procès au gouvernement de (page 204) la Restauration : « Sachez satisfaire ce qui est légitime, et vous aurez le plus fort point d'appui pour réprimer ce qui est déréglé. » De 1840 à 1848, il avait comprimé un mouvement légitime. Son impopularité avait rejailli sur la couronne. Quand vint l'heure de réprimer un déchaînement de passions déréglées, le pouvoir se trouva sans force et il abdiqua devant une émeute, bientôt dégénérée en crise sociale.

La leçon était saisissante. Le gouvernement belge la comprit. Il fallait donner satisfaction aux appétits de réforme, « désarmer, comme l'a dit un historien, les aspirations des opinions exagérées en leur ôtant l'instrument d'une opposition sérieuse », supprimer en un mot toute raison, tout prétexte d'agitation ou de révolte.

Le 2S février Rogier donna lecture la Chambre d'un arrêté royal retirant le projet de réforme électorale qui réduisait le cens au profit des citoyens inscrits sur les listes du jury et d'un projet nouveau, beaucoup plus large, qui l’abaissait indistinctement pour tous, (page 205) dans les villes et les campagnes, au minimum constitutionnel. Il devait doubler le corps électoral des villes, augmenter d'un tiers celui des campagnes. Note de bas de page : La loi au 3 mars 1831 avait établi un cens différentiel pour les villes et variait de 80 florins (Bruxelles, Anvers, Gand) à 20 florins dans certains arrondissements ruraux. Les campagnes étaient privilégiées par rapport aux villes.) Franchissant les étapes, il réalisait d'un coup et dans sa plénitude, ainsi que le constata Verhaegen dans la discussion, le programme du congrès libéral de 1846.

Après un rapport sommaire de M. Henri de Brouckere, constatant qu'aucune opposition ne s'était produite dans les sections, le projet fut adopté à l'unanimité dans les deux assemblées. La loi fut promulguée le 12 mars. Elle emportait une réduction équivalente du cens pour les élections provinciales. La loi du 31 mars étendit celle-ci l'électorat communal et supprima en même temps le cens d'éligibilité. La loi du 13 avril réduisit de huit six ans la durée du mandat des conseillers communaux. Les conseils provinciaux et communaux furent dissous. Tous les mandats politiques furent ainsi remis la nation, qui se trouva appelée à exercer directement sa souveraineté.

Frère, dans les débats que soulevèrent ces diverses mesures politiques, ne parut pas à la tribune. Toutes avaient le caractère de mesures collectives du gouvernement, dictées par circonstances. M. Discailles, dans sa biographie si documentée de Charles Rogier, indique que le chef du cabinet n'était pas sans appréhensions au sujet des effets de la réforme électorale, qui inquiétait également ses collègues et spécialement le ministre des travaux publics. Frère. au congrès de 1846, avait signalé le danger qu'offrait, à ses yeux, la réduction immédiate du cens au minimum prévu par la Constitution. « Vous aurez à 20 florins, s'était-il (page 206) écrié, non pas des électeurs, mais des serviteurs, des gens soumis à la domination d'autrui, des hommes qui n'auront ni assez de lumières ni assez d'indépendance pour résister aux influences dont ils seraient entourés. » Il ne paraît pas que malgré les événements qui inspirèrent l'initiative du cabinet, son opinion fût, dans le fond, modifiée sur le principe de la réforme. M. Graux, son collègue dans le cabinet de 1878, rapporte dans le discours qu'il prononça à la cérémonie d'inauguration de la statue de Frère-Orban, que celui-ci lui en fit l'aveu. (21 juillet 1900.)

Il combattit la proposition au sein du conseil des ministres, dit M. Graux, « mais il s'inclina devant l'avis de ses collègues, pour ne point diviser le ministère et la majorité en des circonstances où les institutions et l'indépendance même de la Belgique pouvaient être en péril ». Il semble que le sentiment de Frère fut, en somme, celui d'un grand nombre, dans le cabinet et dans la Chambre. Et M. Ernest Vandenpeereboom l'exprime clairement dans cette appréciation : « Il faut bien l'avouer, cette mesure, pour ainsi dire radicale, était inspirée plutôt par la nécessité des circonstances que par des besoins ou convenances d'ordre constitutionnel... On pourrait appeler une pareille réforme une émancipation prématurée. » (Du Gouvernement représentatif, 1830-1848, t. II, p. 286.) Mais elle donnait une satisfaction aux éléments ardents de l'opinion. Elle témoignait d’une confiance sincère dans la sagesse de la nation. Elle élargissait la base de l'édifice constitutionnel et, par là, le consolidait. « C'était, dit avec raison l'écrivain politique que nous venons de citer, comme une soupape ouverte à la trop grande expansion de l'esprit public, surexcité par les événements. »

(page 207) Ces considérations décidèrent le cabinet, comme elles décidèrent les Chambres, ainsi que l'atteste le billet qu'adressait Frère-Orban, le 29 février, à son ami Fléchet :

« Hier, une grave résolution a été prise et exécutée. De l'avis de Delfosse et aux applaudissements de la droite, nous avons proposé l'abaissement du cens au minimum fixé par la Constitution. Nous examinerons les autres réformes à proposer. C'est ôter tout prétexte aux avancés. »

Le concours de la droite fut déterminé par les mêmes motifs. « Le gouvernement. dit M. Dechamps. par cette réforme hardie, a voulu désarmer toutes les oppositions sincères et constitutionnelles et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir à l'envi à la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. C'est là une belle, une noble pensée », et l'éminent orateur offrait son vote au cabinet, en signe de « confiance complète et sans réserve dans le gouvernement du pays (Chambre des représentants, séance du 4 mars 1848). Quatre ans plus tard, M. de Theux, oubliant la solennelle approbation de M Dechamps, dénonça la réforme électorale et les mesures dont elle fut suivie comme l'accomplissement d'un plan destiné à fortifier les positions du parti libéral et à grossir, à la faveur des circonstances, la majorité ministérielle. C’était calomnier, pour les besoins de la polémique, les intentions et les actes du ministère du 12 août. Le langage ému et sincère de M. Dechamps avait plus de franchise et de grandeur.

En fait, la réforme électorale n'eut aucune des suites fâcheuses qu'on avait redoutées. Dans le moment, elle détendit les esprits et écarta les revendications extrêmes. Elle fut un acte de prudence politique et de sage préservation.

(page 208) La réforme parlementaire qui exclut des Chambres les fonctionnaires de tout ordre et de tous degrés, à l'exception des ministres, fut moins heureuse. Et il n'est que juste de constater qu'elle ne fut pas, en réalité, l'œuvre du Cabinet et qu'elle ne répondit pas à ses désirs.

La question a son origine en France. On sait la persistance avec laquelle, pendant huit ans, l'exclusion des fonctionnaires fut réclamée au Palais-Bourbon. Ils y étaient devenus légion. On en comptait jusqu'à cent cinquante. Le gouvernement les faisait manœuvrer à son gré. Le trafic des places, les promesses d'avancement, le mélange malsain de l'administration et de la politique, avaient engendré de criants abus. Le refus de la réforme parlementaire fut l'une des causes de la chute de Guizot et de Louis-Philippe, que son ministre entraîna dans sa ruine.

En Belgique, pendant les dix-huit premières années de notre ère parlementaire, il n'exista aucune séparation entre l'ordre législatif et l'ordre administratif. L'incompatibilité était restreinte aux membres de la cour de cassation et de la cour des comptes. La présence dans la Législature d'un certain nombre de fonctionnaires donna néanmoins lieu, dès 1835, à diverses réclamations. L'exclusion des commissaires d'arrondissement et des procureurs du roi, votée en 1837 par la Chambre une voix de majorité, avait été rejetée par le Sénat. Mais la question était posée et lorsque, le 28 février, Rogier donna lecture du projet de réforme électorale, M. Delehaye signala la réforme parlementaire comme d'une nécessité et d'une urgence égales. Rogier se tint sur la réserve, déclara que « l'opinion du cabinet n'était pas contraire à l'introduction des incompatibilités dans la législation », mais se refusa à préciser et à prendre des engagements.

Cependant, dans la Chambre, l'idée avait de (page 209) nombreux partisans. Rogier adopta une solution moyenne. Le 27 avril il déposa un projet qui établissait le principe de l'incompatibilité entre le mandat législatif et les fonctions salariées par le gouvernement, mais qui exemptait de l'interdiction, outre les ministres, les lieutenants généraux, les gouverneurs (sauf dans la province qu'ils administraient} et les conseillers des cours d'appel. Il espérait, par ces exceptions, conserver au Parlement le concours de spécialistes éprouvés.

Ce n'est pas sans hésitation que le cabinet s'engageait dans la voie des restrictions. Le projet ne fut déposé que vers la fin de la session. L'exposé des motifs était d'une brièveté singulière. (Note de bas de page : Il se compose de neuf alinéas, à peine une demi-colonnes des Annales.)

Le gouvernement avait voulu faire droit à cette opinion souvent exprimée que la Chambre comptait trop de fonctionnaires, que la besogne administrative d'une part et l'indépendance de la législature de l'autre pouvaient en souffrir. Il proposa une réforme « modérée ». La section centrale, dont Malou était rapporteur, suivie par la Chambre, y substitua une réforme « radicale ». (Note de bas de page : Ce sont les expressions mêmes dont Rogier se servit au Sénat, séance du 25 mai 1848.) Elle posa ce principe que le fonctionnaire se doit exclusivement à sa fonction et étendit l'interdiction à toutes fonctions quelconques, hormis celles de ministre.

Les propositions de la section centrale furent combattues énergiquement, et souvent avec une grande hauteur de vues, par de Bonne, Lebeau, Tielemans et Félix de Mérode. Malou et de Theux au contraire les soutinrent avec ténacité. Ils peuvent être tenus pour les vrais auteurs de la loi. Rogier prit seul la (page 210) parole au nom du gouvernement et déclara avant le vote qu'il ne défendrait pas le projet de la section centraie au Sénat. Il laissa même entendre que le cabinet se retirerait plutôt que d'assumer la responsabilité de la promulgation, n'eût été la gravité des circonstances. Frère-Orban garda le silence, sauf une courte observation sur une question de détail, et émit avec tous ses collègues du ministère un vote négatif.

Dans la suite, il se montra hostile à toute extension des incompatibilités. Il n'en a voulu ni pour le gouverneur de la Banque Nationale, ni pour le directeur de la Caisse d'épargne ; il a subi ces exclusions ; sans condamner le principe il en repoussait une trop large application. (Note de bas de page : Dans la discussion du projet organique de la Banque Nationale, Frère-Orban exprima ainsi son sentiment sur le principe et l’étendue de l’incompatibilité : « Je suis convaincu que l’exclusion des fonctionnaires publics de la Législature, bien loin d'affaiblir le pouvoir, a eu pour résultat de le fortifier... Au point de vue gouvernementale, j’admettais très volontiers l’incompatibilité, mais je désirais seulement qu'elle ne fût pas trop étendue sans l’intérêt de la bonne administration parce qu'en effet il est souvent très utile d’avoir recours aux lumières d'hommes spéciaux, habitués aux affaires, qui se trouvent plus particulièrement, il faut bien le reconnaître, dans les administrations publiques. »)

La réforme parlementaire ferma les Chambres à une élite de hauts fonctionnaires qui, spécialisés dans la gestion des grands services publics et habitués au maniement des affaires, auraient apporté au travail législatif une collaboration pratique et éclairée. Obligés par la nature de leur office à une certaine neutralité, leur présence dans les assemblées aurait tempéré parfois l'âpreté des passions politiques. L'administration en Belgique a, de tous temps, compté des hommes éminents et joui d'un juste renom d'intégrité. Enfin, à l'époque où nous sommes, où la carrière politique tend trop souvent à prendre un caractère professionnel, où (page 211) l'extension du droit de suffrage a diminué la valeur du choix, où partout on voit fléchir le niveau et le prestige des parlements, on ressent plus vivement l'exclusion de capacités éprouvées par l'exercice de fonctions difficiles, et très supérieures souvent à celles qu'une désignation électorale proclame sans les démontrer.

Le législateur de 1848 fut moins dominé par les raisonnements que par les circonstances. Pour se prémunir contre des abus éventuels, par imitation du mouvement qui s'était produit en France, et où l'on voyait une des origines de la crise révolutionnaire, par la crainte de ne pas faire assez, on fit trop. Et l'on fit mal. C'est ce que démontre avec force M. Banning dans le jugement qu'il porte sur la loi des incompatibilité s(voir : notes pour la biographie académique de Frère-Orban) : « Le cabinet, dit-il, aborda la question, avec une répugnance visible, à la dernière heure de la session ; il crut et dit lui-même être allé très loin, trop loin peut-être, et n’en fut pas moins dépassé. Le travail préparatoire fut insuffisant ; la statistique des fonctionnaires représentants ou sénateurs ne fut pas dressée. (Note de bas de page : Uns statistique a été donnée par M. Discailles, loc. cit., t. III, pp. 260 et 261. Elle porte quarante noms de sénateurs et représentants, dont ceux de Liedts, de Muelenaere, Nothomb, Raikem, Eenens et Tielemans. Nothomb avait devancé le législateur en donnant sa démission le 14 avril. Fin de la note de bas de page.) Quelques chiffres produits dans le débat font croire que le mal était plus imaginaire que réel, d'autant plus qu'on se plut unanimement à rendre hommage aux services rendus par les fonctionnaires dans les Chambres, à leur indépendance et leur dignité. On céda une pression fâcheuse : l'avenir a démontré combien les appréhensions conçues et exprimées au moment de la réforme se sont trouvées justifiées. Il faut regretter que le cabinet, tenu de proposer une réforme, ne l’ait pas plus (page 212) circonscrite et ne l'ait imposée ne varietur. Les circonstances étaient difficiles, mais la position du gouvernement était d'autant plus forte qu'on pouvait moins se passer de lui. Il n'était pas, il est vrai, interdit de croire que la réforme ne tiendrait pas et qu'on viendrait à une appréciation plus juste. C'était une illusion. Le lien rompu entre les pouvoirs exécutif et législatif n'ai pas été renoué ; et tous deux en ont pâti. »


Le gouvernement avait fait face, par l'ensemble de mesures dont nous venons de tracer le tableau, aux nécessités politiques de la situation. Les nécessités financières n'étaient ni moins graves ni moins pressantes.

La situation budgétaire, léguée par les administrations antérieures, était mauvaise. Les dépenses excédaient régulièrement les recettes. On les couvrait par des émissions de bons du Trésor. Le montant s'en élevait, au début de 1848, à 25 millions environ. Depuis dix ans, cette dette, avec quelques variations, se reproduisait chaque année.

Le 2 décembre 1847 Frère-Orban, intervenant dans la discussion du budget de la dette publique, constatait que l'administration nouvelle avait à pourvoir à des besoins que l'on ne pouvait estimer moins de 70 millions et que seuls l'emprunt et l'impôt pouvaient fournir les ressources indispensables pour mettre au désordre des finances.

Déjà le 27 octobre, avant l'ouverture de la session, il écrivait à Delfosse, en termes alarmants : « La situation financière est très sombre. L'hiver sera rude (page 213) à passer. D’une part, il faudrait de grands moyens d’action et, de l'autre, l'agent principal nous fait défaut. On sera probablement forcé d'employer des moyens héroïques. » Dès que les Chambres furent réunies, le 12 novembre, M. Veydt, ministre des finances, avait déposé un projet de loi sur le droit de succession. La crise de février 1848 ne permit pas de différer les solutions. Et les « moyens héroïques » durent être, sur l'heure, mis en œuvre.

Il fallait de l'argent pour l'armée, la défense des frontières et le maintien de l'ordre. Il fallait de l'argent pour les travaux publics, les chemins de fer, les routes, les canaux. Le crédit était atteint, la confiance ébranlée ; l'industrie, déjà languissante, menaçait de perdre ce qui lui restait d'activité. Les salaires étaient bas. Beaucoup d'ouvriers chômaient. Il fallait rendre la vie à l'organisme économique affaibli, rétablir la circulation, réveiller les affaires, créer du travail.

Le gouvernement eut recours à l'emprunt forcé. Le 26 février il proposa et fit voter unanimement et séance tenante, par les deux Chambres, un premier emprunt, qui rapporta 12 millions et consistait dans l'avance imposée aux propriétaires et usufruitiers d'une somme égale aux huit douzièmes de la contribution foncière.

Le 16 mars il proposa un second emprunt, qui fut moins bien accueilli ; la Chambre ne le vota qu'après quatre séances, longues et animées. Il rapporta 25 millions. Le Roi, voulant concourir aux sacrifices de la nation, s'imposa volontairement une cotisation de 300,000 francs.

En même temps qu'on assurait les ressources, on décrétait les dépenses. Une loi du 15 avril alloue un crédit de 9 millions au département de la guerre pour dépenses extraordinaires et éventuelles. Une loi du 18 avril met 2 millions à la disposition du ministre de (page 214) l’intérieur « pour aider au maintien du travail et particulièrement du travail industriel, et pour faciliter l'exploitation de fabricats et produits belges, et pour toutes autres mesures à prendre dans l'intérêt des classes ouvrières. » Frère-Orban demande et fait voter des crédits pour la construction et l'achèvement de canaux dans les Flandres, en Campine, dans la province de Liége. Il obtient successivement pour les chemins de fer, construction de lignes, outillage, bâtiments, matériel de transport (lois des 17 avril, 21 avril, 18 mai et 24 mai 1848), 5 millions « afin de venir en aide aux industries et aux ouvriers sans travail », puis 2 millions.

Cependant le gouvernement, dans l'accomplissement de cette immense besogne, rencontra des résistances. Certains trouvaient excessifs les sacrifices imposés au Trésor, comme les charges infligées aux contribuables. Les uns auraient voulu remplacer l'emprunt par une émission de billets de banque à cours forcé ; d'autres, y substituer des économies radicales qui feraient disparaître intégralement des services publics proclamés inutiles. On demanda la suppression du corps diplomatique et de la marine de guerre. (Note de bas de page : Frère-Orban démontra, dans la discussion du second projet de loi d’emprunt que, l’admît-on, elle n’aurait donné qu’un million. La marine de guerre fut complètement supprimée en 1862.) Dans les milieux avancés. on réclamait des réformes, des réductions d'impôts. Les ministres luttèrent de toutes leurs forces pour vaincre la timidité, l'égoïsme, la parcimonie.

Frère-Orban se dépense en efforts. s'irrite, se lamente au spectacle de la pusillanimité des uns, de l'insouciance des autres. Le 25 mars il écrit à M. Fléchet :

« La situation est grave. Elle devient plus difficile de jour en (page 215) jour. Des hommes, qui ne rêvent que l’agitation et le désordre, crient à l’'envi : Point d'emprunt ! Réformes politiques ! Réformes postales ! Abolition du timbre ! etc.... dans l'espoir qu'après avoir fait vibrer toutes les cordes sensibles et mis en émoi un assez nombre de niais, ils trouveront l'occasion de crier : Vive la République ! (Note de bas de page : Allusion aux articles du Débat social, du Libéral liégeois et de la Tribune, de Liége.) On veut faire jouer à nos bons bourgeois le même jeu qui a si bien réussi à la garde nationale de Paris.

« Point d'emprunt ! Et comment donc payer les dettes ? 16,200,000 francs de bons du Trésor échoir du 1er avril au 1er septembre. Mon département doit environ 6 millions des fournitures livrées depuis longtemps ! L'armée, qui n'est que sur pied de rassemblement, qui ne comprend qu'environ 50,000 hommes, y compris les recrues, l'armée a besoin de 1,500,000 francs au moins par mois !

« Et cela fait, comment alimenter les ateliers ? Comment donner du travail à la classe ouvrière ? Si des fonds ne sont pas mis à la disposition du gouvernement pour faire des commandes ? Si l'on ne se persuade pas que la liberté, l'ordre, la sécurité des personnes et des propriétés ne peuvent être assurés qu'à l’aide de sacrifices, on reconnaîtra bientôt qu'il faudra payez au centuple au milieu du désordre et de l'anarchie, de quoi faire face aux exigences de la situation. Nous aurons le doux régime des proconsuls qui, comme Lyon, laisseront aux citoyens la liberté de sortir avec 500 francs - qui doubleront les contributions déjà augmentées de moitié par le pouvoir central et qui reconnaîtront aux gens la liberté de s'associer tel est le bon plaisir d'un insolent dictateur !

« Malheureusement la dissolution est prochaine et bon nombre de représentants commencent trembler devant le corps électoral. Je suis persuadé, quant à moi, que le corps électoral vaut mieux que ces trembleurs. L'instinct à défaut d'intelligence lui dirait assez qu'il faut dépenser une partie de ce que l’on possède pour sauver le reste dans les temps de crise. Quand un vaisseau est battu par la tempête, on n'hésite pas à jeter à la mer une partie de la cargaison pour empêcher que le navire ne périsse corps et biens.

« A voir la tranquillité dont nous jouissons, quelques gens imaginent que rien ne peut troubler notre repos. Aveugles ou (page 216) insensés ! Ils ne voient pas qu'il ne faut qu'un prétexte ou une occasion pour éveiller les appétits de la masse. L’armée en dissolution, quelques ateliers fermés le peuple viendra dans la rue demander cent fois plus qu'il n'aurait fallu pour le maintenir dans les voies régulières. »

Cette lettre, d'un ton si vibrant, entraînante comme une harangue et où se trahissent les nobles angoisses du patriote et de l'homme d'Etat, fut suivie d'une autre plus rassurante, à quelques jours d'intervalle. Le 5 avril Frère écrit : « Une réaction très forte se fait sentir en faveur des mesures proposées par le gouvernement. On commence à comprendre qu'il serait très ridicule de se laisser mystifier par ceux ne veulent que le désordre. »

Le gouvernement jusqu'au bout déploya une inlassable énergie pour faire réussir ses projets. Dans cette campagne Frère-Orban prodigua l'éloquence, l'ardeur persuasive, faisant appel tour à tour aux inspirations du cœur et de la raison, invoquant les intérêts matériels, stimulant l'esprit de devoir et de sacrifice.

Obligé de réduire de 8 millions et demi à 5 millions une demande de crédit pour les chemins de fer, il se refuse à concéder davantage : les travaux proposés étaient utiles, nécessaires, indispensables ; mais leur utilité pratique n'était pas le seul motif qui les légitimât ; la vraie question était celle de l'existence d'une population ouvrière dont il importait d'assurer la subsistance et qu'il fallait maintenir dans les voies pacifiques. Si, disait-il, on ne se décide pas faire des sacrifices notables, on sera obligé, le jour où des troubles auront éclaté, de dépenser en travaux stériles des sommes infiniment plus considérables. Il est difficile, il est presque impossible de faire rentrer régulièrement les travailleurs dans les ateliers quand ils ont pris l'habitude de descendre dans la rue. Frère invoquait la raison de salut public et la raison (page 217) d'humanité (séance du 13 avril 1848.) Il tenait ce langage à l'époque où, à Paris, les ateliers nationaux absorbaient des sommes énormes et où l'on employait des milliers d'ouvriers aux légendaires travaux de terrassement du Champ de Mars. Il prévoyait les inévitables explosions de colère, les déceptions immenses que ces inutiles gaspillages devaient provoquer. Sa clairvoyance n'était pas en défaut. Les journées de mai et de juin l’attestèrent bientôt.

L'intervention de Frère dans la discussion du second projet d'emprunt, déposé le 16 mars, ne fut pas moins importante. Il termina le débat par un admirable élan oratoire. Il l'ouvrit par un exposé lumineux de la situation financière. Au nom du cabinet, il justifia le projet, établit la nécessité des dépenses faites : « il fallait pourvoir aux besoins de l'armée et du travail, afin de rendre efficace cette devise que nous voulons suivre : l'indépendance et la nationalité par l'armée, l'ordre et la liberté par le travail. » (séance du 18 avril 1848). Défalcation faite du produit du premier emprunt, il restait un découvert de 41 millions. Mais la Chambre, à l'approche des élections, ne voulut voter que le strict nécessaire et laisser le Parlement futur libre d'aviser. Le gouvernement, tout en le regrettant, souscrivit à ce désir et le projet fut amendé de manière réduire à 25 millions le rendement de l'emprunt. Celui-ci se trouva définitivement établi sur les bases suivantes : avance par les propriétaires les plus imposés de chaque commune d’une somme égale au montant de la contribution foncière ; avance d'une somme égale an montant de la contribution personnelle portant sur la valeur locative, les chevaux et domestiques, la portion afférente au mobilier et aux portes et fenêtres étant (page 218) exclue ; un droit de 5 p. c. sur le revenu des emprunts hypothécaires ; enfin une retenue progressive allant de 4 à 25 p. c. sur les traitements et pensions de 2,000 francs au moins payés par l'Etat (loi du 6 mai 1848). L'emprunt frappait la fraction la plus aisée de la population, épargnait les petits, atteignait durement les fonctionnaires de l'Etat. Le projet du gouvernement était plus clément à l'égard de ces derniers, mais la Chambre aggrava les dispositions proposées et une hostilité étrange se manifesta chez beaucoup de membres à l'égard des fonctionnaires, rouages nécessaires de l'organisme politique et que certains semblaient réduire au rôle de sinécuristes, exploitant l'Etat dans un intérêt personnel. Rogier protesta, non sans émotion, contre une pareille conception qui tendait à en faire « une classe de parias. » (21 avril 1848). Le système le plus rigoureux prévalut cependant et les traitements ministériels se trouvèrent frappés d'une retenue d'un quart. M. Le Hon le fit remarquer et, au second vote, engagea la Chambre à revenir sur sa décision et à modérer le taux progressif adopté. Frère repoussa, dans un langage plein de dignité, la faveur qu'on sollicitait au profit des ministres, et, donnant l'exemple du désintéressement, adjura le pays de supporter stoïquement le fardeau que les plus impérieux devoirs lui commandaient de s'imposer (22 avril 1848.)

« Si des sacrifices, s’écria-t-il, doivent peser sur d'autres par la volonté de la loi, les mêmes sacrifices doivent peser sur nous également par la volonté de la loi... Le sacrifice sera tel que le législateur aura voulu qu'il soit. Pour quelques-uns d'entre nous, il sera dur, pénible, exagéré ; d'autres pourront plus facilement le supporter.

« Mais fidèles à cette conviction que le pays doit faire (page 219) grands efforts, le pays qui n'est certes pas composé de mendiants peut et doit acquitter intégralement l'emprunt, nous serons heureux si, atteints les premiers et quelques-uns profondément par vos résolutions, notre empressement et notre satisfaction à venir en aide à l’Etat engagent nos concitoyens à subir, sans murmurer, les conditions pénibles dictées par la rigueur des événements…

« Si quelque chose a pu nous attrister dans ces débats, qui se prolongent depuis tant de jours. c'est qu'au lieu d'entendre quelques-uns de ces mots énergiques qui relèvent les courages abattus et enseignent aux nations les moyens de vaincre les dangers qui les menacent, nos oreilles n'ont été frappées que de paroles désolées qui font suinter par tous les pores la faiblesse et le découragement.

« Quoi donc, ces riches provinces qui ont fait, depuis tant de siècles, l'objet de tant de convoitises, ne pourraient pas, dans un moment suprême, faire un courageux effort pour leur salut ! Nous croyons que ces provinces seraient mal conseillées par la faiblesse et par la peur, et qu'on les conduirait honteusement à leur perte en les conviant à supputer seulement ce qu'il en coûte pour conserver l'honneur, l'indépendance, la liberté.

« Nous croyons qu'il faut plutôt leur apprendre ce qu'il leur en coûterait pour trois jours de conquête, trois jours de proconsulat, trois jours de désordre et d'anarchie. (Applaudissements prolongés.) Et bientôt elles comprendront, si déjà elles ne le savent assez par les souvenirs du passé, que les sacrifices qu'elles s'imposent ne sont rien en regard des biens précieux qu'il s'agit de conserver... »

Cette mâle éloquence réveille les courages, secoue la Chambre et le public des tribunes, qui répondent à l'orateur par des acclamations. Et le projet est, quelques instants après, voté par 72 voix contre 10 et 9 abstentions.

D'autres dangers exigèrent des expédients financiers plus pénibles encore. Le crédit avait vivement souffert de la panique engendrée par les événements de février. Dès les premiers jours, la foule afflua aux guichets de la Société Générale et de la Banque de Belgique pour réclamer le remboursement en espèces de leurs billets. En vain les directeurs des grands établissements de (page 220) crédit de la capitale annoncèrent-ils, par la voie de la presse, qu'ils continueraient à recevoir les billets de banque en payement. En vain la chambre de commerce de Bruxelles prit-elle collectivement un engagement analogue et cet exemple fut-il suivi par tous les établissements financiers du pays. La situation de nos deux banques de circulation devint critique lorsque fut décrété le cours forcé des billets de la Banque de France. Elles sollicitèrent aussitôt du gouvernement une mesure analogue. La Société Générale, fondée en 1822, était la plus importante de nos institutions de crédit. Sa chute aurait gravement atteint l'industrie belge où elle avait engagé des capitaux considérables. Le 20 mars le gouvernement présenta un projet établissant le cours forcé des billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique à concurrence de 30 millions, chiffre auquel l'émission était limitée. Les banques affectaient des immeubles et des fonds publics à la garantie du montant des billets dont l'émission était autorisée. Un comptoir d'escompte était institué à Bruxelles. Les deux banques devaient mettre à sa disposition un capital de 8 millions de francs, sans intérêts. La loi fut proposée, votée à la quasi-unanimité par les deux Chambres, sanctionnée le même jour. Le lendemain, 21 mars, elle paraissait au Moniteur.

Ce n'était pas assez, cependant. Une caisse d'épargne était annexée à la Société Générale. Les dépôts s'y élevaient à plus de 44 millions. Les demandes de remboursement se multiplièrent. Une grande partie des capitaux de la Société Générale étaient immobilisés dans des entreprises à longue durée. L'institution, banque de commerce, d'industrie et de circulation, fléchissait sous le poids de cette triple fonction. La caisse d'épargne de la Société Générale n'avait aucun caractère officiel. Mais la (page 221) laisser succomber, c'eût été détruire pour longtemps peut-être l'esprit de prévoyance que, plus que jamais, il importait, au contraire, d'entretenir et de favoriser.

La Société Générale, d'autre part, faisait le service de caissier de l'Etat et cet office avait contribué à lui attirer la confiance du public. Elle demanda au gouvernement l'autorisation de faire une émission nouvelle de billets de banque à cours forcé, pour une somme de 20 millions. Le gouvernement chargea une commission d'examiner la question et se résolut, après mûr examen, à proposer aux Chambres d'accorder l'autorisation sollicitée. Le projet fut violemment attaqué. On accusa d'impéritie les administrateurs de la Société Générale ; on signala les vices de son organisation ; on critiqua ses opérations ; on dénonça les périls que l'octroi de la garantie de l'Etat ferait courir au Trésor.

Frère-Orban se déclara, au sein du conseil des ministres, hostile au projet, et ce dissentiment faillit entraîner accidentellement sa retraite. L'incident n’est pas connu, pensons-nous ; des documents, restés ignorés jusqu'ici, le révèlent.

Frère avait préconisé une combinaison différente. Il s'en explique, en termes généraux, dans une lettre au Roi : « Le projet relatif à la Société Générale avait été, dit-il, admis par le conseil. malgré mon opposition. Je croyais qu'il fallait intervenir pour les caisses d'épargne, mais d'une autre manière, plus complète, plus efficace, selon moi, moins onéreuse pour l'Etat. » Cependant il avait fait céder son opposition devant les circonstances. Sans doute le projet ne tranchait ni la question de l'organisation du crédit public, ni celle de l'organisation de l'épargne. Mais l'heure n'était pas aux discussions théoriques. Le temps manquait pour l'élaboration de systèmes durables, fondés sur les vrais principes économiques. Et Frère devait, plus (page 222) tard, quand la crise serait passée, creuser le problème et lui apporter des solutions pratiques dont le temps a vérifié l'exactitude et la solidité. (Note de bas de page : Le projet d’institution de la Banque Nationale fut déposé avant la fin de l’année 1849. Le projet de création de la Caisse d’épargne ne date que de 1850.) En attendant, il fallait « sauver la Belgique de la crise qui la menaçait. » Frère n'était pas « fanatique » de la Société Générale. Son institution lui semblait vicieuse. Il estimait qu'elle avait commis de grandes fautes. Ce n'en était pas moins une injustice flagrante que de chercher à avilir toutes ses valeurs et de tenter de provoquer sa banqueroute. (Lettre du 3 mai à M. Fléchet.)

Frère avait donc accepté l'avis de la majorité. Il voterait la loi. C'était, selon le rapporteur de la section centrale, M. D'Elhoungne, une loi de nécessité Au surplus, le gouvernement avait besoin de force et d'unité. Le devoir, au milieu des difficultés qu'on traversait, était de les lui conserver. Cependant, au cours de la discussion du projet à la Chambre, à l'improviste, un dissentiment public éclata entre le ministre des finances. M. Veydt, et ses collègues. Aux termes d'un des articles du projet, les actionnaires de la Société Générale ne pourraient toucher ni intérêts ni dividendes, avant que la somme de 20 millions dont l'émission était autorisée fût amortie.

Cette disposition, soutenue par Rogier, au nom du cabinet, fut attaquée par divers membres. Au vote, M. Veydt s'abstint, déclarant que les débats n'avaient pas détruit en lui la conviction qu'il eût mieux valu ne pas l'insérer dans la loi Le scrutin sur l'ensemble eut lieu immédiatement après. Le projet fut adopté par 61 voix contre 30 et 2 abstentions (séance du 12 mai.)

Deux jours après, le 14 mai, Frère-Orban adressait (page 223) sa démission au Roi. Il la motivait par l'attitude qu'avait prise le ministre des finances, dans la séance du 12. « Un ministère ne peut être fort, honorable et respecté, écrivait-il à Sa Majesté, que pour autant qu'il règne entre les membres qui le composent une confiance sincère. Le jour où il serait permis à chaque ministre de s'isoler, de tenter de mettre son opinion personnelle à la place de l'opinion de la majorité, de déchirer, par ses votes comme représentant, la responsabilité des actes collectifs en conservant néanmoins sa position dans le conseil, l'unité du pouvoir serait rompue et le gouvernement perdrait toute considération... » Or, c'est l'unité du pouvoir précisément que le ministre des travaux publics avait sacrifié, dans l'affaire de la Société Générale, ses vues propres« En acceptant, continue-t-il, une part de responsabilité dans l'acte proposé aux Chambres, je devais penser que tous mes collègues agiraient avec la même abnégati0n et que si, dans l'intérêt du pouvoir, qui a besoin de force et d'union au milieu des difficultés qui nous assiègent de toutes parts, je consentais, Sire, à ne pas constater sur un point un dissentiment entre mes collègues et moi, c'était évidemment à la condition que l'on ne ferait pas éclater un désaccord sur un autre point. Mon attente a été trompée. Le sacrifice que j'ai fait, en étouffant mes convictions, est devenu inutile ; il me nuit et ne sert personne. Il me semble, Sire, qu'il n'était ni juste, ni légitime de me le demander, si, quand on me liait, on avait la prétention de garder une entière liberté d'action... »

Bien que le mécontentement de Frère fût explicable et légitime, cependant la gravité du fait qui l'avait provoqué n'était pas en rapport avec celle des conséquences qu'une dislocation ministérielle pouvait entraîner. Aussi est-il permis de croire que la résolution prise avait d'autres motifs. Les résistances qu'avaient (page 224) rencontrées dans certains groupes libéraux quelques-unes des récentes initiatives du gouvernement, des critiques de presse, des récriminations, des réserves formulées à la tribune par des amis politiques. bien que modérées de ton et s'évanouissant le plus souvent au vote, avaient singulièrement ému Frère-Orban. Un des aspects de son caractère se manifeste ici. La lutte l'attire, le passionne ; la contradiction l'énerve et l'exaspère. Il attend, provoque l'attaque de l'adversaire ; de l'ami, il réclame la confiance et veut la soumission. Ce n'est pas arrogance d'esprit vain. C'est conscience d'une force supérieure qui, par un instinct irrésistible, tend à la souveraineté.

De ces sentiments on trouve l'expression abandonnée et vibrante dans sa correspondance. Il écrivait le 3 mai :

« A mesure que les dangers paraissent s'éloigner - et pourtant ils sont encore bien prés de nous - le ministère est de nouveau harcelé de tous côtés. Quoi qu'il fasse, il est l'objet des critiques les plus violentes et les plus partiales. On sait que les élections approchent et chacun, dans son égoïsme et sa lâcheté, ne songe qu’à se tailler de la popularité aux dépens du pouvoir. Travailler nuit et jour, être sur la brèche à toute heure, avoir proposé, fait adopter et exécuter cet ensemble de mesures qui ont contribué, j'imagine, à maintenir dans le pays le calme admirable qui n'a pas cessé de régner depuis le 24 février, ce n'est rien... ou plutôt c'est assez pour être honni et bafoué chaque jour... »

Sa démission donnée, il en fait part à M. Fléchet (lettre du 16 mai) :

« Le dégoût monte de plus en plus et il m'étouffe. Il me faut échapper une telle situation. Afin d'éviter les tiraillements intérieurs et l'opposition tracassière (page 225) et sans cœur que l'on fait au dehors, j'ai pris la résolution d'envoyer ma démission au Roi. Que les prévoyants, les habiles, que tous ceux qui paraissent savoir si bien ce qu'il faut faire et ne font rien, viennent prendre résolument le ministère. Je les attends à l'œuvre... »

Sa démission cependant ne fut pas maintenue. M. Veydt se retira. Dés le mois de janvier, il avait annoncé à Rogier son intention de quitter le pouvoir et n'avait consenti à rester à son poste que pour aider le ministère dans la tâche redoutable que lui imposaient les événements (Lettre à Rogier du 15 janvier 1848. DISCAILLES, loc. cit., t. III, p. 222.) La session touchait à sa fin. Elle fut déclarée close le 26 mai. Le 28 Frère-Orban fut chargé du portefeuille des finances ad interim. Le 16 le Roi lui avait adressé la lettre suivante, témoignage solennel de la reconnaissance du prince et du pays envers le ministère libéral et le jeune homme d'Etat qui, en moins d'un an, s'y était illustré :

« Laeken, le mai 1848.

« Mon cher Ministre !

« M. Veydt a exprimé l'intention de se retirer aussitôt que la session actuelle serait terminée. Ce fait me paraît tout à fait rétablir cette union qui a existé dans le cabinet et qui lui a donné une si grande force d'action dans la formidable crise des mois derniers.

« Mais voici que les nouvelles de Paris, auxquelles j'avoue que je ne m'attendais nullement (allusion à l’insurrection du 15 mai) nous imposent le glorieux devoir de continuer à défendre la cause de la vraie liberté, et de l'existence de la société (page 226) politique menacée dans tous les éléments qui seuls peuvent la maintenir et assurer son progrès.

« Vous êtes, mon cher ministre, un ministre européen, il ne s'agit pas seulement de notre bonne et admirable Belgique, il s'agit de la civilisation et de l'existence politique et sociale de tous les pays sans exception. Les noms des ministres belges, qui, au milieu des plus épouvantables orages que l'histoire recorde, ont si courageusement tenu le timon de l'Etat, seront glorieusement conservés dans l'histoire de l'Europe et vous devez éprouver une satisfaction sans mélange, en pensant que vos efforts conserveront à l'humanité tout entière ses biens les plus précieux.

« Léopold. »

Les sentiments si noblement exprimés par le Roi étaient ceux de la nation elle-même. Les élections du 25 juin furent triomphales pour le libéralisme constitutionnel. Une courte session extraordinaire les suivit. Elle se termina le 26 juillet. Le 28 le Roi signa l'arrêté nommant Frère-Orban ministre des finances. Un avocat gantois, orateur et jurisconsulte brillant, M. Hippolyte Rolin, était appelé au département des travaux publics. (Note de bas de page : « Nous verons, écrivait Frère-Orban, de faire un coup de maître en enrôlant maître Rolin. Tout ce qu’on ne dit de lui, m’en fait concevoir les plus grandes espérances. J’avais traité avec lui quelques affaires comme avocat. Il m’avait plu. Je l’ai revu avec plaisir. Il a les allures d’un homme de cour et je crois qu’il a un grand talent. Il fortifie considérablement le cabinet… Ce n’est pas sans peine que nous avons pu le déterminer au sacrifice immense qu’il vient de consommer. Il a une magnifique clientèle, la plus considérable du barreau de Gand, et ce n’est pas peu d’abandonner pareille chose lorsqu’on est riche de onze enfants. » L’un de ceux-ci, M. Gustave Rolin-Jaequemyns, devait, trente ans plus tard, monter à son tour au pouvoir, aux côtés de Frère-Orban, dont son père avait recueilli la succession. Fin de la note de bas de page.)

(page 227) Les mutations de personnes et d'attributions, le succès des élections, avaient augmenté le prestige et assuré la stabilité du gouvernement. La tourmente avait passé le long des frontières, sans dommage pour nos institutions, comme sans bouleversement moral. De grands sacrifices avaient été demandés au pays. Il s'y était résigné et n'avait pas cédé au désir malsain de se venger sur le pouvoir des charges qu'il en avait reçues. Pas un instant la monarchie n'avait été inquiétée.

Le mouvement républicain était resté confiné dans des cercles étroits, sans rayonnement au dehors, ni dans le peuple ni dans la bourgeoisie. Au début, les idéologues s'étaient forgé d'immenses illusions. Le fouriériste Considérant, qui, au moment où éclata la révolution, évangélisait à Liége, crut irrésistible l'impulsion venue de France et s'imagina que la Belgique, entraînée dans le remous, allait jeter, comme du lest, la monarchie par-dessus bord. Il entretenait avec Rogier, toujours bienveillant, des relations d'amitié. Il courut chez lui, lui écrivit, le supplia de devancer les événements, d'obtenir du Roi qu'il consultât la nation et mît la couronne à sa disposition. « Il y aura demain, écrivait-il le 25 février au chef du cabinet, cent mille hommes enivrés d'un enthousiasme électrique, criant : Vive la République ! dans les rues de Bruxelles. » (Les deux lettres de Considérant à Charles Rogier ont été publiées par DISCAILLES, loc. cit., t. III, pp. 232 et suiv.) C'était rêve d'illuminé, ignorant de la mentalité belge. Le peuple ne bougea pas.

Les aspirations républicaines d'une minorité, dont les yeux étaient fixés sur Paris, trouvèrent un exutoire dans quelques journaux qui ne s'adressaient qu'à un public limité et n'avaient guère d'action sur l'opinion. C'étaient notamment Le Débat social, dont on a (page 228) déjà vu le rôle irritant dans les dissensions libérales qui avaient précédé le Congrès de 1846 et les élections de 1847, puis La Nation, fondée à Bruxelles en avril 1848 par Louis Labarre, et qui avait inscrit à son programme l'impôt progressif sur le revenu, la substitution à l'armée permanente d'une milice nationale, le droit au travail « garanti par l'Etat à tous les hommes valides sans ouvrage, moyennant un minimum de salaire. » Le Débat social avait attaqué le cabinet libéral, dès ses premiers jours. Il l'avait, à son apparition, sommairement condamné : « Le seigneur du fer et du coton va remplacer le seigneur terrien ! L'ordre des avocats succède à l'ordre des jésuites ! Mais qu'est-ce que le peuple belge gagne à ce changement ? » (15 août 1847). La révolution de Février lui fournit de nouveaux thèmes d'opposition. Il proclama les Chambres et le ministère insuffisants pour la situation créée par les événements, poussa la Belgique à s'orienter pacifiquement vers le régime que s'était donné la France, réclama le suffrage universel, préconisa « la république antimilitariste », la réduction de l'armée, de la diplomatie, de l'administration, des impôts, accusa la monarchie de réserver le pouvoir aux hommes les plus disposés à servir son instinct de réaction... « Nous ne demandons qu'une chose, disait-il, c'est que les peuples s'aperçoivent le plus tôt possible qu'ils n'ont qu'à secouer les épaules et que toutes les monarchies tomberont d'elles-mêmes comme les feuilles mortes en automne. » (Numéros des 1er mars, 12 mars, 16 avril, 28 mai 1848.)

La polémique de plus en plus acerbe et accentuée du Débat social ne trouva qu'une clientèle restreinte ; mais au sein de l'Alliance elle excita et entretint des éléments d'opposition et un esprit subversif dont ne (page 229) devait pas tarder à mourir cette association jadis si puissante, à laquelle on devait la convocation du congrès libéral.

Déjà en décembre 1847, l'Alliance avait traduit sa défiance à l'égard du ministère en prenant l'initiative d'un pétitionnement général à la Chambre en faveur de la réduction des impôts et de la diminution des effectifs de l'armée. Aussitôt après les événements de février 1848, un groupe de ses membres projeta de la réunir afin de faire proclamer par un vote la nécessité de réformes immédiates. Le 19 mars l'Alliance arrêta les termes d'un manifeste blâmant les mesures militaires prises par le gouvernement pour parer aux dangers éventuels. Le Débat social, pour les besoins de sa propagande, grossit la portée de ces incidents ; la collaboration notoire de divers membres de l'Alliance donnait à ses commentaires et à son interprétation, une sorte d'autorité officieuse ; et les doctrines du journal finissaient par se confondre, aux yeux du public, avec celles de l'association où il prenait son appui. Defacqz, voulant se dégager d'une solidarité compromettante, écrivit à L’indépendance pour affirmer que l'Alliance n'avait pas d'organe (numéro du 7 avril 1848). L'Observateur ne se contenta pas de ce désaveu et somma l'Alliance de se déclarer courageusement et franchement monarchiste et constitutionnelle. Le Débat social releva le gant ; l'Alliance n'était forte, affirma-t-il, que parce qu'elle s'appuyait sur la démocratie et que la république était « le moyen d'arriver au but vers lequel elle avait toujours voulu marcher. » (Observateur et Débat social du 9 avril). Cette déclaration précipita la crise. Le 14 avril, l'Alliance, réunie pour le renouvellement de son comité, remplaça Dindal, coupable de tiédeur, par Van Meenen, qui (page 230)  représentait l'élément avancé. Defacqz, réélu président, se retira aussitôt. Plusieurs démissions suivirent la sienne, Ce fut le signal de la désagrégation. Un groupe de scissionnaires fonda l'Union constitutionnelle qui, dans un manifeste inaugural, s’affirma fidèle à la charte de 1831 et au programme du congrès libéral. Elle prit pour président M. Ranwet, et appela à siéger dans son comité M. Fontainas, le futur bourgmestre de la capitale. Peu après elle fusionna avec l'Association libérale et celle-ci prit désormais le titre d'Association libérale et Union libérale, qu’elle a gardé jusqu'aujourd'hui. L’Alliance tenta de lutter aux élections de juin 1848, mais essuya un pitoyable échec. Elle n'y survécut point.

Les tentatives de propagande républicaine n'eurent donc en Belgique, pendant cette période fiévreuse, aucun succès. La sagesse prévalut et mit en garde contre les utopies de quelques rêveurs et les suggestions de l’esprit d'imitation. La nation entendait conserver les biens acquis, se tenir éloignée des aventures, développer, dans l'ordre constitutionnel, ses lois fondamentales, ses forces naturelles, ses facultés économiques. Le seul républicain de la Chambre, M. Adelson Castiau, orateur éloquent, âme noble et sincère, comprenant que sa foi politique était en contradiction avec le sentiment unanime du pays, déposa loyalement son mandat. Et quand, aux fêtes de septembre, Leopold distribua les drapeaux aux légions de la garde civique, la population lui fit d'enthousiastes ovations.

Tous les écueils avaient été évités ; la Belgique sortait de la crise, plus saine et plus confiante, sûre d'elle-même et respectée de tous.

L'effet au dehors, écrit van de Weyer dans son Histoire des relations extérieures depuis 1830, fut immense : « De ce jour date notre émancipation morale. » Les (page 231) sympathies anglaises s'accrurent. M. de Gagern, qui présidait le Congrès de Francfort, exprima à notre ministre plénipotentiaire, le comte de Briey, les plus grands éloges pour l'attitude de la Belgique au milieu des troubles dont elle était entourée et pour l’heureuse influence. que sa tranquillité exerçait autour d'elle (Dépêche du comte de Briey à M. le ministre des affaires étrangères, 30 juin 1848. (Papiers de Frère-Orban)). De Paris, M. Bastide, ministre des affaires étrangères, adressait au représentant français à Bruxelles des protestations d'amitié pour notre pays. : « Ainsi, disait-il, que mon prédécesseur l'a déclaré dés le premier jour, nous professons un respect sincère pour l'indépendance et la neutralité de Belgique : nous ne demandons qu'à entretenir avec elle, sur le pied le plus amical, les relations de bonne harmonie et de bon voisinage qui sont à la fois dans la nature des choses et dans l'intérêt des deux Etats. » (Dépêche de M. Bastide à M. Bellocq, ministre de France à Bruxelles. Extrait communiqué au gouvernement belge. (Papiers de Frère-Orban)). Enfin le czar Nicolas, qui jusque-là n'avait pas accrédité de représentant à Bruxelles, manifesta des dispositions plus sympathiques. Et bientôt des relations diplomatiques régulières établirent entre la Belgique et la Russie l'entente la plus cordiale.

A l'intérieur, la popularité du ministère, son programme qui répondait aux aspirations des éléments vivaces de l'opinion, l'énergie, le tact, la promptitude de ses décisions, le large esprit réformateur dont elles étaient inspirées, avaient contribué pour une grande part à l’heureuse issue des événements.

La puissante impulsion donnée aux travaux publics avait absorbé l'activité et assuré l'existence des classes ouvrières. De grandes misères avaient été (page 232) prévenues ou soulagées. La crise des Flandres avait perdu de son acuité. L'industrie, resserrée et fléchissante, avait été encouragée et ne devait pas tarder à se relever et à s'épanouir. La préparation des mesures d'urgence exigées par les circonstances n'avait pas entravé l'accomplissement d'importantes réformes législatives d'ordre politique, social et économique. En moins de quatre mois, les Chambres votèrent la loi organique de la garde civique, des lois réorganisant les monts-de-piété et les dépôts de mendicité et créant les écoles de réforme, une loi instituant le système des warrants, une loi affranchissant la presse de l'impôt du timbre.

Cette courte période de quelques mois, traversée de tant d'inquiétudes et marquée par tant de labeurs, mérite d'être comptée parmi celles dont la Belgique peut s'enorgueillir.

Le gouvernement trouva dans les Chambres, où abondaient les talents et les caractères, une collaboration patriotique. L'opinion publique fit preuve de constance et de sang-froid. Il y eut vraiment, pendant cette crise, une Belgique unie et forte, ayant conscience des devoirs qu'impose la volonté de vivre et de durer.

Le parti libéral, qui débutait au pouvoir, garde l'honneur d'une lourde tâche accomplie sans défaillance et sans erreur. Le parti catholique eut la sagesse de ne point chercher à profiter des difficultés où ses adversaires étaient engagés pour triompher d'eux la faveur des événements. Il comprit que, dans le trouble des affaires, dans l'atmosphère saturée d'électricité où toute l'Europe était enveloppée, il ne pourrait y avoir de plus dangereuse entreprise que de substituer à la politique libérale une politique de réaction ou de compression. Il comprit que le libéralisme, fils et défenseur de la liberté vers laquelle tendait l'imagination (page 233) enfiévrée des peuples, avait seul assez de puissance pour la protéger contre le débordement des passions démagogiques. Il eut la faiblesse de s'en repentir, quand l'ouragan se fut éloigné, et s'entendit alors rappeler par Frère-Orban, dans une apostrophe brûlante, le passé qu'il répudiait : « C'est le libéralisme, s'écria Frère, qui vous a sauvés au 24 février. Ah ! je m'en souviens encore, je vous ai vus descendre de vos bancs, vous trembliez alors, vous aviez peur, vous êtes venus presser nos mains et reconnaître vos erreurs… Vous connaissez la mesure de votre impuissance ; vous en faisiez l'aveu après le 24 février ; vous sentiez alors que vous auriez succombé sous l'impopularité dont vous étiez accablés. Vous auriez péri parce que vous n'aviez pas de racine dans l'opinion publique. Mais ce que vous savez surtout, c'est que si nos institutions avaient été menacées, c'est en marchant sur nous qu'on aurait été vous renverser. » (Séance du 20 avril 1850. Discussion du projet de loi sur l’enseignement moyen.)

Si le parti libéral surmonta avec tant d'éclat les difficultés de l'épreuve qui l'assaillit au lendemain de son avènement, il le dut en grande partie aux deux hommes qui exercèrent sur la direction gouvernementale une action prépondérante, à Rogier, vétéran déjà de la vie publique et parlementaire, et au plus jeune de ses collègues, Frère-Orban, qui d'emblée conquit à ses côtés le premier rang.

Ils ne se ressemblent guère. Et par là même ils s'accordent et se complètent : le premier plus conciliant ; le second, plus impérieux; l'un, plus habile détourner l'orage, plus enclin à transiger ; l'autre, plus hardi, ardent à la lutte, défiant l'obstacle ; celui-là, de langage ferme et modéré, plus séduisant et plus sage ; (page 234) celui-ci, de dialectique puissante, insufflant de la vie aux chiffres, soulevant et bravant les tempêtes.

Frère-Orban cependant n'est qu'aux premiers pas de sa carrière.

Ministre des travaux publics, il s'est mêlé à toutes les affaires, initié à toutes les grandes questions. Ses idées sont mûres, ses principes arrêtés. Ministre des finances, il va les appliquer, les traduire en actes. L'apprentissage, en dix mois, est terminé. La période des réalisations commence.