(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)
(page 392) La préparation des traités de 1851 et de 1852, avec l'Angleterre, les Pays-Bas et le Zollverein, qui orientèrent notre politique commerciale vers le libre-échange, n'avait donné lieu à aucune difficulté diplomatique. Il n'en fut pas de même des négociations engagées à la même époque par le gouvernement belge avec la France, en vue d'établir entre les deux pays un régime contractuel satisfaisant et durable. Elles furent longues et pénibles. Les événements politiques les retardèrent et les aigrirent. Des complications apparurent et créèrent au cabinet de 1847 une situation inquiétante et malaisée. Le parti catholique les exploita. Aux dangers du dehors répondit une recrudescence de l'opposition intérieure. De là une crise aiguë dont souffrirent la majorité parlementaire et le gouvernement. Les élections de juin 1852 diminuèrent la gauche. Frère-Orban fut amené, peu après, se séparer de ses collègues, par suite de dissentiments sur la solution du problème qui divisait la Belgique et la France. Le ministère tout entier le suivit bientôt dans la retraite, avant que le différend fût tranché.
(page 393) La France, qui devait en 1860 opérer une soudaine évolution vers la liberté commerciale, était, au temps où nous remontons, restée isolée du mouvement qui y précipitait dès lors ses voisins de l'Ouest et du Nord.
Ni sous la Restauration, ni sous la Royauté de Juillet, les hermétiques clôtures dressées depuis le Consulat autour du marché français n'avaient fléchi. Les prohibitions étaient nombreuses, les tarifs protecteurs, pour les articles non interdits, très élevés. La République de 1848 avait hérité du système forgé par Bonaparte et ne semblait pas disposée à y renoncer. Les relations commerciales entre la Belgique et la France avaient été réglées par une convention du 16 juillet 1842, d'une durée de quatre années seulement et ne portant que sur les fils et tissus de lin d'un côté et les vins, les soieries et le sel, de l'autre, puis par un traité du 13 décembre 1845 qui non seulement n'allait pas au delà, mais limitait même les quantités de fils et tissus admissibles l'entrée en France, aux conditions du tarif de 1842. Il faut lire les Exposés des motifs des projets de loi portant approbation de ces conventions pour voir, observe Banning, à quel point on se jalousait, on se surveillait, on cherchait à s'exclure réciproquement. Vendre à l'étranger sans en rien recevoir, c'était l'idéal des négociateurs de ce temps.
La convention de 1845 expirait le 10 août 1852, Le cabinet de 1847 avait, dés son origine, tenté à diverses reprises d'ouvrir des négociations avec la France pour établir les relations commerciales sur (page 294) des bases plus larges. Le 16 novembre 1848 il présenta des propositions fermes, indiquant ses demandes et provoquant celles de la France. La réponse ne vint que le 4 juillet 1849 ; elle était négative quant aux concessions de tarifs, et posait une condition préliminaire, la suppression des réimpressions belges. (Note de bas de page. En l'absence de traité garantissant la propriété littéraire, les imprimeurs belges se hâtaient de reproduire dans des éditions de petit format et à bon marché les livres publiés par les maisons parisienne. La plupart des ouvrages célèbres de la littérature française, alors en pleine effervescence, furent ainsi popularisés en Belgique au préjudice de leurs auteurs et éditeurs légitimes. Cette industrie lucrative valut à la Belgique, qui le garda longtemps, le nom peu flatteur de « pays de la contrefaçon ».) L'entente paraissant impossible dans ces termes, on se contenta de régler isolément les questions de navigation ; de là le traité du 17 novembre 1849 qui ne dérogeait pas aux principes du régime en vigueur. Les droits différentiels restaient debout. Les tarifs ne subissaient pas de changement. L'Exposé des motifs de la loi d'approbation ren »fermait cette sèche et alarmante constatation : « Le régime actuel a presque entièrement détruit tout commerce par mer entre la Belgique et la France. » Il spécialisait la portée de l'arrangement. Nous n'avons pas résolu, disait-il, toutes les question d'ordre commercial qui intéressent les deux pays, mais nous avons fait ce qui était actuellement praticable. »
Le 12 mai 1851, le gouvernement belge rouvrit les négociations (Note de bas de page : L’historique des négociations est exposé avec détails et documents à l’appui dans le rapport de M. d’Hoffschmdi, ministre des affaires étrangères, publié aux Annales parlementaires, Chambre des représentants, 1852-1853, pp. 7-13 et 23-30.). Il ne pouvait être question, à raison des tendances régnantes en France, d'une modification profonde des rapports économiques des deux nations. Il fallait se borner Ce qui semblait (page 394) acceptable. On se borna donc à offrir le maintien des concessions faites en 1845 et quelques réductions complémentaires de tarifs ; on offrait aussi la garantie de la propriété littéraire ; en retour on demandait d'abord le maintien des concessions françaises, qui se résumaient dans la tarification spéciale des fils et tissus de lin, avec limitation de quantité. Mais comme les exportations belges de ces produits en France avaient de 1845 à 1851 baissé de 4 millions 753,000 kilog. à 1,593,000 kilog., soit dans la proportion de 66 p. c. ; comme, d'autre part, la masse des marchandises d'origine belge consommées en France avait fléchi de 30 p. c., tandis que la masse des produits d'origine française consommés en Belgique s'était accrue de 13 p. c., le gouvernement belge demandait en outre une compensation pour la moins-value du traité de 1845 et pour les nouveaux sacrifices qu'il ne refusait pas de s'imposer. La compensation réclamée consistait notamment dans la réduction des droits d'entrée sur les toiles, le bétail, le houblon, et la suppression de la prohibition des cotonnettes, qui seraient admises désormais à des conditions modérées.
Le gouvernement français ajourna sa réponse jusqu'au 19 janvier 1852, c'est-à-dire après la conclusion de nos traités avec les Pays-Bas, l'Angleterre et le Zollverein. Les préoccupations de la politique intérieure, sans doute, l'avaient absorbé. Les préparatifs, l'exécution, les suites immédiates du coup d'Etat du 2 décembre expliquent ses atermoiements. Les contre-propositions françaises ne répondirent pas à l'attente. Le gouvernement français accédait au maintien du régime de 1845 pour les fils et les tissus, agréait quelques demandes secondaires, repoussait les plus importantes, introduisait une nouvelle question, celle de la répression du commerce interlope à la frontière, et, enfin, insistant sur la nécessité de mettre fin à la (page 398) contrefaçon littéraire, il faisait de la suppression de l'industrie des réimpressions belges une condition absolue de tout arrangement. Des conférences s'ouvrirent à Paris, en février 1852, pour rechercher des éléments d'entente. Interrompues en mai, elles reprirent en juin. On fit alors quelques progrès vers une solution positive. Le principe de l'abolition de la contrefaçon fut acquis, les points essentiels de la future convention littéraire arrêtés, et diverses concessions consenties de part et d'autre. Mais plusieurs questions importantes, celle des houilles et des lainages notamment, restaient en suspens. Rien n'était convenu quant à la durée des conventions et aucun engagement n'avait été pris sur l'ensemble. L'attitude du gouvernement français témoignait d'une mauvaise volonté évidente. D'autres mobiles que des préoccupations d'ordre économique l'inspiraient. Une nouvelle cause de retards et de complications survint en Belgique au début de l'été. Le 8 juin 1852 des élections eurent lieu. La majorité en sortit sensiblement affaiblie. Le 9 juillet, les ministres envoyèrent leur démission au Roi.
L'échec essuyé par le parti libéral dans le scrutin de juin 1852, fut déterminé par un ensemble de circonstances qui tenaient la situation générale, et qui doivent être exposées ici, avant d'aller plus loin. L'échec des tentatives d'arrangement avec le gouvernement français n'y fut pas étranger. Les difficultés politiques et diplomatiques s'enchevêtrent. Elles apparaissent si étroitement confondues et leurs causes si intimement connexes qu'il est impossible d'en faire un examen distinct.
(page 397) L'atmosphère, depuis six mois, était profondément troublée. Le coup d'Etat du 2 décembre avait partout, en Belgique comme en France, galvanisé les passions réactionnaires, que la panique répandue par la révolution de Février avait comprimées et réduites au silence. Une antinomie profonde éclatait entre le régime nouveau que la force venait d'imposer à la nation française et que le plébiscite avait, immédiatement après, solennellement ratifié, et les institutions belges, les doctrines politiques en honneur chez nous et que représentait le ministère de 1847. Montalembert avait prêché le ralliement au césarisme, Louis Veuillot l'exaltait dans l'Univers. Les catholiques français voyaient se rouvrir l'âge d'or, revivre la sainte alliance de l'autorité civile et de l'autorité religieuse. (Note de bas de page : Seule une rare élite, Lacordaire, Dupanloup, le P. de Ravignan, se tenait à l’écart. Nous courons au Bas Empire, dit Lacordaire.) Dès les premiers jours, l'Eglise recevait du pouvoir des gages d'amitié, la restitution du Panthéon au culte de sainte Geneviève, des mesures de faveur pour les corporations religieuses.
Les catholiques belges s'imaginèrent à un tournant de l'histoire. Les circonstances leur parurent propices à un violent retour offensif. Dans le revirement subit des opinions en France, dans la brusque transformation constitutionnelle, où s'effondraient la tribune parlementaire, la liberté de la presse, toutes les franchises publiques, ils virent la mort des idées libérales, la résurrection de l'ordre divin. Le coup d'Etat était le châtiment de la démagogie. C'est à la démagogie que conduisait le gouvernement libéral. On reconnaissait à Louis-Napoléon de louables tendances à « rasseoir la société sur ses véritables bases. » On se demandait si le gouvernement belge ne marchait pas à l'encontre de cette « politique régénératrice, (page 398) nécessaire à la France et peut-être aussi tous les peuples » (L’Emancipation, 17 janvier 1852). A en croire l'aveu d'un publiciste catholique, la fièvre dans certaines sphères du monde catholique monta bientôt à un tel degré que pour quelques-uns « une invasion étrangère et la destruction de notre nationalité seraient à peine regardées comme un mal. vaudrait mieux, disent de braves gens peu sensés, appartenir à la France que de subir plus longtemps le joug des libéraux qui nous oppriment » (Journal historique de Liége, mars 1852).
Tandis que, ragaillardie par les événements du dehors, stimulée par l'approche des élections, l'opposition à l'intérieur redoublait d'efforts, les rapports avec. le gouvernement de l'Elysée étaient pénibles. D'autres raisons que le différend relatif au traité de commerce font comprendre les dispositions malveillantes que l'on entretenait en France contre le cabinet belge. On y redoutait le voisinage d'un petit pays pacifique et faible, mais libre, où le droit de se réunir, de parler, d'écrire, consacré par une Constitution inviolable, ne pouvait recevoir d'entraves.
Frère avait, au lendemain du coup d'Etat, pressenti ce péril. Le 7 décembre 1851 il écrivait à son ami Fléchet :
« Les événements qui se passent en France sont fort tristes. Tous les amis de la liberté en Europe d0ivent déplorer l'abus que l’on fait de la force au profit d’une ambition qui n’est justifiée par aucun service rendu au pays. Si le nouvel ordre de choses se consolide en France, ce qui me parait bien difficile et en tous cas bien précaire, le vent de la réaction qui souffle de tous côtés passera aussi par la Belgique. Les pays voisins regarderont comme un spectacle dangereux l’usage que nous ferons de nos institutions libérales. On nous cherchera des chicanes au nord et au midi. On se plaindra de (page 399) notre presse qui sera la seule libre sur le continent. On tentera d’étouffer ici la plainte des opprimés. La Prusse, l’Autriche, la Russie approuvent hautement les tentatives du Président. Le gouvernement anglais lui-même convaincu que la France était dans une position qui conduisait à une révolution quelconque, ne sait pas désapprouver un coup d’Etat qui lui donne, en apparence au moins, quelques gages à l'ordre et à la paix. Mais, hélas ! tout cela est vrai pour un jour ; et demain ? – Mon cher ami, l'avenir est sombre. »
Quelques jours plus tard, le 24 décembre 1851, M. de Morny, comme s'il faisait, de l'autre côté de la frontière, écho à la pensée de Frère Orban, écrivait à M. Jules Van Praet : « Je ne dois pas vous le dissimuler, les préventions sont grandes contre le gouvernement belge. » « - De Bruxelles, à l'abri de votre liberté, écrivait-il encore le 7 janvier 1852, des organisations hostiles vont se former ; des écrits, des imprimés furibonds vont pleuvoir. Déjà nous en sommes accablés. Voyez combien il serait utile de bien nous entendre. Voyez combien il sera difficile de contenter un gouvernement poussé par une opinion publique réactionnaire, impitoyable pour la presse française et voyant s'opérer un pareil travail à ses portes » (Voir M. DISCAILLES, Charles Rogier, p. 419).
Le coup d'Etat, en effet, avait chassé vers la Belgique des professeurs, des poètes, des hommes politiques, fuyards ou proscrits ; la terre belge leur fut hospitalière. Le gouvernement ne leur refusa pas le droit d'asile. L'opinion publique à Bruxelles leur était sympathique. On se montrait les plus illustres. L'exil grandissait les plus obscurs. On honorait leur infortune. On applaudissait leurs conférences. On lisait leurs pamphlets. Leurs brochures, publiées en petit format, pour déjouer les recherches de la police française, (page 400) franchissaient la frontière et donnaient lieu ce « commerce interlope » dont le cabinet de l'Elysée, dans les négociations commerciales, demandait la répression. Aux invectives, aux railleries des réfugiés français, certaines feuilles radicales belges ajoutaient de continuelles attaques. La Nation publiait des articles insultants contre Louis-Napoléon. Les expressions les plus grossières, « imbécile », « stupide criminel », « infâme scélérat », « règne de boue », « empire d'aventuriers débauchés et criblés de dettes, d'entretenus et de concussionnaires », pullulaient dans ces diatribes aussi imprudentes que stériles.
Le gouvernement français s'irritait de l'impunité réservée à ce langage offensant, de la tolérance dont jouissaient les réfugiés, de la proximité d'un foyer d'opposition d'où s'échappaient de si ardentes fusées. Il devait lui paraître inouï qu'après avoir, en un jour et d'un tour de main, bâillonné la France, il ne parvint point à imposer silence à la Belgique. A la suite d'articles violents du Bulletin français, publié à Bruxelles par des orléanistes, qu'avait exaspérés le décret de confiscation des biens de la famille de Louis-Philippe, des poursuites furent ordonnées, sur la demande de la légation de France, contre MM. d'Haussonville et Alexandre Thomas. On les déféra à la cour d'assises, qui les acquitta, et ce verdict, expression d'un état d'opinion, excita encore les ressentiments. (Note de bas de page : Le Bulletin français parut en fascicules hebdomadaires de seize pages in-12, du 1er janvier au 19 février 1852. Il y eut huit numéros ; le dernier fut publié à Londres. Le gouvernement français avait commencé par demander la suppression du Bulletin par mesure administrative. Mais la Constitution ne permettait pas cette mesure. M. de Bavay prononça le réquisitoire du ministère public. Les accusés furent défendus par maître Bartels. Le procès se termina le 22 mars 1852.)
Des rumeurs inquiétantes circulaient. Dés avant le coup d'Etat l'Europe considérait la présidence (page 401) républicaine de Louis-Napoléon comme la préface d'une restauration impériale. « Les ambitions, écrit Van de Weyer, étaient en éveil, des bruits de remaniement territorial étaient en l'air » (Histoire des relations extérieures depuis 1830, Patria Belgica, t. II). Après le 2 décembre, les craintes furent vives d'une entreprise guerrière, d'où l'Empire aurait surgi, baptisé de gloire. La Nation lançait de sinistres prédictions : L'Empire, disait-elle, c'est la conquête et les frontières françaises reculées jusqu'au Rhin. Que la Belgique se tienne en garde ! (Note de bas de page. M. DE FALLOUX, dans les Mémoires d'un royaliste, t. II, p. 168, raconte que le Prince-Président écrivit un soir un décret d'annexion de la Belgique « à la façon napoléonienne » ; mais dans la nuit même qui l'avait vu naître, le décret, sur les instances de M. Sauvo, directeur du Moniteur, fut anéanti. La Nation, le 13 septembre 1852, se fit l'écho d'une histoire analogue. Elle publia, d'après le Journal de Charleroi, le prétendu texte d'un décret d'annexion que Louis-Napoléon avait envoyé au Moniteur français et que M. de Morny aurait retiré de l'Imprimerie nationale. DURUY a, dans ses Notes et souvenirs (1901), déclaré refuser toute créance à ces allégations. « Je ne comprends pas, dit-il, comment un pareil conte a pu être accueilli par un homme sérieux... L'Empereur ne pouvait, à cette date, songer à déchaîner une grande guerre où il aurait eu contre lui toute l'Europe, y compris l'Angleterre, alors que l'effectif de notre armée était au chiffre le plus bas qu'il eût atteint depuis 1848 » (t. IL p. 120). Le 12 avril 1892, à la Chambre, Frère- Orban rappela le fait rapporté par M. de Falloux, le tenant pour avéré. Fin de la note.)
Ce n'est pas en Belgique seulement que de pareilles prophéties trouvaient des devins et des crédules. La conviction était répandue que le rétablissement de l'Empire. tenu pour inévitable, mènerait à la guerre, que la reprise de la Belgique et du Rhin, la revanche de Waterloo, seraient l'objectif immédiat, la pensée dominante du nouveau règne. Les familiers de l'Elysée contribuaient par leurs vanteries accréditer ces bruits. L'alarme était générale en Europe (Emile OLLIVIER, L’Empire libéral, t. III, p. III (Le dessein international de Napoléon III). Ces (page 402) craintes ne reposaient sur aucune donnée précise. Mais elles bourdonnaient aux oreilles, s'insinuaient dans les esprits, s'exhalaient dans la presse étrangère et à diverses reprises, les Journaux officizux de la Présidence crurent devoir y répondre par des dénégations. On disait aussi, on se répétait que le gouvernement français réclamait de la Belgique des mesures contre la licence de la presse, des modifications à la Constitution. (Note de bas de page. Le Constitutionnel publiait le 14 avril 1852 le communiqué suivant : « La Gazette de Prusse a prétendu que le Prince-Président de la République a écrit une lettre autographe au roi Léopold, pour lui exprimer le désir que les institutions de la Belgique soient mises en harmonie avec celles de la France et que les abus de la presse et du régime parlementaire soient réprimés. Ce journal ajoute que le Roi a répondu de manière à rendre probable une guerre européenne. Ces assertions ne reposent sur aucun fondement. La correspondance citée par la Gazette de Prusse est imaginaire. » Fin de la note). On avait conscience de l'instabilité de la situation ; on flairait le danger. On vivait dans une atmosphère de défiance et de suspicion.
Le langage de la presse française n'était pas fait pour calmer les esprits. Elle se répandait en amères récriminations. Elle s'en prenait au gouvernement belge, à sa politique, aux lois fondamentales du pays. L'Univers, après avoir loué l'actif créé par la Constitution belge, « ce concordat laïc » : liberté religieuse, fondation d'une université catholique, ouverture « aux enfants de Saint-Ignace et de Saint-Alphonse de Liguori d'une province fertile en sujets excellents », dénonçait le passif qui en formait la contre-partie : organisation à Bruxelles d'une université voltairienne qui « commença à pervertir les intelligences bourgeoises », publication de journaux « modérés ou cyniques également dangereux », établissement de loges maçonniques, réimpression des livres qui avaient « pourri la France », réunion du congrès (page 403) libéral. Tel était le bilan de cette Constitution qui pouvait être une transaction, mais rien de plus (18 avril 1852).
On conçoit ces critiques dirigées de l'étranger par un journal qui se donnait pour mission de défendre les droits de Dieu et du Prince, professait le plus ironique dédain pour le parlementarisme stérile et bavard, glorifiait les envoyés extraordinaires de la Providence et traitait la liberté de conscience de révolte de l'orgueil humain contre la loi divine.
Mais ces théories, écloses, en France, à l'abri de la dictature, fleurissaient en même temps sur le sol belge, à l'abri des libertés publiques. La presse césarienne empruntait des armes chez nous dans l'arsenal catholique. et notre presse cléricale à Paris, dans l'arsenal bonapartiste. Toutes étaient tournées contre le ministère, contre la majorité, contre les idées libérales.
L'article de l’Univers n'était qu'un commentaire d'une brochure que M. de Gerlache, dont le rôle au Congrès national et dans les premières Chambres avait été considérable, venait de publier sous ce titre : Essai sur le mouvement des partis depuis 1830 jusqu'à ce jour, suivi de quelques réflexions sur ce qu’on appelle les grands principes de 1789. Cette brochure, animée de l'esprit le plus passionné, visait « la politique nouvelle » inaugurée par les hommes de 1847 et. portant plus loin, atteignait les principes mêmes de nos institutions.
« Comment ce régime constitutionnel que l'on regardait jadis comme le bien idéal de la science politique est-il tombé chez nos voisins comme une idole vermoulue ? Comment une grande nation qui s'en était si fortement éprise et qui l'avait mise en vogue presque par toute l'Europe, s'en trouve-t-elle dégoûtée au point de lui donner à peine un regret ? Quelles sont (page 404) les causes qui poussent la plupart des peuples vers une catastrophe imminente, et quels peuvent être les moyens d'y échapper ? » Telles qui, disait l'auteur dans sa préface, datée du mars 1852, avaient éveillé ses préoccupations et qu'il se proposait d'examiner.
Sous la forme d'une étude historique, cet écrit n'était qu'un long réquisitoire contre les idées modernes, un pamphlet contre le libéralisme et les hommes qui le représentaient au pouvoir. M. de Gerlache, distinguant parmi les libertés constitutionnelles, en élisait trois, les seules qui fussent « vraiment belges », la liberté des cultes, la liberté des associations religieuses, la liberté de l'enseignement. « Voilà ce qui nous appartient en propre dans notre Constitution. Le reste, nous l’avons pris à tout le monde : c'est la monnaie courante de toutes les Constitutions libérales ou soi-disant telles que nous avons vu s'élever et s'écrouler si subitement autour de nous. »
Le Congrès, qui reflétait toutes les généreuses passions du peuple, en avait aussi l'inexpérience. Il vit le remède aux abus dans une liberté illimitée en tout et pour tous. Ce n'était qu'illusion.
« L'expérience démontre qu'aucune Constitution véritable n'est jamais sortie du sein d'une assemblée. Les chartes les plus célèbres ont été le fait d'un homme ou d'un petit nombre d'hommes, qui ont recueilli ces règles éprouvées et sanctionnées par le temps, éléments nécessaires de toutes les bonnes lois. Parcourez attentivement les annales de l'humanité et vous ne trouverez qu'un seul législateur qui ait aux peuples des codes a priori qui aient duré, et ce législateur est Dieu. »
Ce commentaire de l'œuvre du Congrès national caractérise les tendances de l'ouvrage. Il servait de point de départ à une attaque en règle contre la (page 405) politique libérale et le ministère de 1847, sorti d'un complot ourdi dans les clubs pour la confiscation du pouvoir. Le ministère était mis en accusation pour avoir, entraîné par l'exemple de la France de 1848, essayé de « transiger avec les principes révolutionnaires. » Le libéralisme n'était qu'une « forme nouvelle de l'opposition qui a existé de tous temps contre tous les pouvoirs possibles et surtout contre l'Eglise… » « On veut vivre indépendant, On déteste toute sorte de joug ; on hait la religion à cause du frein qu'elle oppose à l'orgueilleuse raison et surtout aux passions. » « Entre le catholicisme et le socialisme, qui se disputent aujourd'hui le monde, il n'y a point de place pour le libéralisme, système de juste milieu, incertain et bâtard, qui n'a ni symbole, ni doctrines, ni croyances ; qui attaque, qui renverse et qui ne saurait rien mettre à la place de ce qu'il détruit. Dans la lutte des partis, toujours le plus violent finit par l'emporter. Les girondins s'entendirent admirablement avec les jacobins pour abattre l'ancienne société ; mais quand ils l'eurent abattue, ils se trouvèrent face à face avec leurs terribles adversaires ; ils voulurent les arrêter, à la vue de l'abime qui s'ouvrait sous leurs pas ; et ils en furent dévorés ; nos libéraux ne sont que des girondins amoindris. » Passant ensuite aux principes de 1789, dont Frère-Orban avait eu l'audace de faire l'apologie, l'auteur, après avoir glorifié l'ancien régime, condamnait sans rémission les doctrines que la Révolution, cataclysme et crime inexpiable, avait répandues dans le monde. « Le régime du libre examen, en religion, c'est l'hérésie, c'est l'anéantissement de toute croyance ; en politique, c'est la division, c'est l'anarchie, c'est la mort des peuples. » « Le dogme de la souveraineté du peuple, sur lequel reposent toutes nos théories constitutionnelles, est gros de révolutions, inconciliable avec (page 406) l'ordre et la paix, et avec tout gouvernement régulier. C'est la plus détestable flatterie et le plus insigne mensonge que les démagogues aient jamais pu jeter aux masses. » Quant la liberté absolue de la presse, conséquence du principe de libre examen, elle paraît difficilement conciliable avec la paix et l'existence même de la société. L'auteur ne prend pas ouvertement position dans le conflit entre ses partisans et ses adversaires et ne considère pas qu'une loi sur la presse soit facile à faire. Mais « elle ne peut être bonne qu'à condition de faire respecter les grandes institutions sur lesquelles repose l'existence du pays : la religion, l'Eglise, le Roi, les mœurs, la famille, la propriété. Tout gouvernement qui permet que l'on attaque ces principes est condamné à périr, tout comme un édifice que l'on ébranle violemment dans sa base est condamné à tomber. »
M. de Gerlache ne déduisait pas de ces prémisses la nécessité de renoncer aux institutions constitutionnelles. Mais elles ne pouvaient subsister, à l'abri de « nos vieilles mœurs et de nos vieilles croyances », que « par la concorde et l'étroite union du pouvoir civil et du pouvoir moral ou religieux. »
Avec plus d'habileté et par d'autres moyens. M, De Decker, dans une brochure qui ne fit pas moins bruit, dirigeait une attaque parallèle contre le gouvernement (L’esprit de parti et l’esprit national. 12 avril 1852). Il prêchait le retour au système des cabinets mixtes, dénonçait les gouvernements de parti comme destructifs de l'autorité royale, de la liberté du Parlement, de la justice dans la distribution des emplois publics. Il déclarait la guerre à ce qu'il appelait le « libéralisme exclusif » et faisait appel aux hommes modérés des deux nuances, pour reconstituer l'union de 1830 et délivrer le pays de la tyrannie (page 407) coteries politiques. La tactique ne manquait pas d'adresse. Déjà en 1840 on avait, par des arguments semblables, réussi à provoquer la retraite du cabinet Lebeau. Après la brochure de M. de Gerlache, faite pour exciter les esprits ardents de l'opinion catholique, celle dc M. De Decker était propre à séduire les esprits timorés et à détourner du libéralisme les éléments flottants.
Frère-Orban jugea la manœuvre assez sérieuse pour intervenir. Et dépouillant son titre ministériel, il riposta par une Lettre M. De Decker, du pseudonyme de Jean van Damme (Note de bas de page : 25 mai 1852. Il adopta le même pseudonyme plus tard pour la publication de son livre : La Main morte et la Charité, 1857). Il opposait M. De Decker M. de Gerlache et M De Decker à lui-même, et faisait ressortir. sous la diversité des moyens de discussion, l'identité des mobiles et de l'objectif. Il montrait ce qu'avait de fallacieux un langage qui, de tournure académique et, en apparence, d'inspiration sereine et désintéressée, déguisait, sous la forme d'un appel au désarmement, une agression violente contre le libéralisme, baptisé « libéralisme exclusif » afin de se donner licence de l'outrager, de l'appeler immoral, haineux, intolérant, révolutionnaire, inconstitutionnel, de lui attribuer tous les vices, à l'opinion cléricale toutes les vertus. Il raillait le modérantisme affecté de l'écrivain, qui lui-même « homme de parti et des plus passionnés », condamnait les gouvernements de parti. « C'est le nom, disait-il, que vous donnez aux ministères qui naissent des manifestations de l'opinion publique, des vœux librement exprimés dans les collèges électoraux. » Il justifiait l’existence des partis, inséparables de la pratique du parlementarisme et de la liberté :
« Des hommes pensent que certains principes, certaines (page 408) doctrines, certains systèmes doivent être appliqués dans l'intérêt du pays. Ils propagent leurs convictions par la presse et par la parole ; on se réunit, on s'associe pour faire triompher une cause que l’on croit juste et un parti est constitué. Quoi de plus régulier et de légitime sous l'empire de la Constitution qui nous régit ? Les luttes engendrent parfois quelques excès ; de part et d'autre, les partis commettent des fautes ! Eh ! sans doute ; mais ces luttes pacifiques qui sont la vie des nations se gouvernant elles-mêmes, qui font leur force et qui sont leur honneur, laissent après elles beaucoup plus de bien que de mal, et pour les proscrire, d'ailleurs, il faudrait avant tout proscrire la liberté. »
(Note de bas de page : Dans un discours sur le droit de succession, Frère-Orban avait l’année précédente développé déjà cette idée : « Je suis convaincu, avait-il déclaré, que l'existence de deux grands partis, dans lesquels viennent se fondre les nuances diverses d'une même opinion, sont utiles, nécessaires. Dans notre pays les deux partis en présence et qui subiront assurément plus tard des transformations, représentent des idées fondamentales, diamétralement opposés, des principes contraires. L'un procède du principe d'autorité, l'autre du principe de libre examen. Ils poursuivent avec une égale conscience, un but qu'ils croient également bon ; et cette situation loin d'être fâcheuse pour le pays, lui est salutaire. Heureuses les nations ayant des partis puissants qui se disputent honorablement et pacifiquement le gouvernement de la société ! Quand on veut au contraire nier les principes, essayer de les fondre, tenter de faire croire qu'on peut unir les choses contraires, c'est-à dire la vérité et l'erreur, on se trompe, on introduit la démoralisation dans un pays » (Chambre des représentants, 27 juin 1851). Fin de la note.)
Il caractérisait ensuite les tendances, les revendications en matière d'enseignement, de culte, de bienfaisance, de fondations. de l'opinion catholique à laquelle M. De Decker, « homme juste, homme impartial, censeur austère de l'esprit de parti, contempteur mélancolique des partis », se faisait gloire d'appartenir. Il mettait en regard des principes constitutionnels, les interprétations restrictives et destructives de leur esprit, que M. de Gerlache venait de formuler, avec une si belliqueuse intransigeance et où perçaient de tous côtés la crainte et le dédain des libertés publiques. Il les rattachait l'histoire, rappelant l'attitude du (page 409) clergé pendant la Restauration en France, pendant le gouvernement du roi Guillaume et montrait l'inébranlable fixité des doctrines catholiques sous les régimes les plus différents : quelle unité de vues, disait-il, quelle persévérance !
« Elles revêtent en politique le caractère immuable qu'elles ont dans la foi. Toujours la même pensée, toujours le même langage, toujours les mêmes privilèges pour l’Eglise, le même anathème prononcé contre toutes les libertés ! Liberté, non des cultes, mais du culte ; c'est la proscription de la liberté de conscience ! Liberté de l'enseignement, mais le prêtre seul à reçu mission d’enseigner, ite et docete ! ; Liberté non des associations - les sociétés politiques sont des clubs démagogiques - mais liberté seulement des associations religieuses ; c'est le rétablissement des couvents … La Constitution est jugée et condamnée ; ce n'est pas un droit, c'est un fait. Un droit ne périt pas ; un fait est bientôt détruit ; c’est une question de temps, rien de plus, de savoir comment il sera effacé. »
Autour de ces brochures, une polémique ardente se déchaîna . (Note de bas de page : A signaler aussi une brochure intitulée : la Constitution belge commentée et expliquée par le parti clérical, avec des notes et observations d'un libéral. C'est une réfutation des écrits de MM. de Gerlache et De Decker. Elle paraît avoir été publiée sous l'inspiration de Frère-Orban ; une lettre du 7 mai 1852 à M. Fléchet tend à le faire croire. Certaines phrases semblent même trahir la main de Frère. Fin de la note.) Les thèmes de l'opposition furent entendus à Paris, recueillis avidement pour servir aux fins que poursuivait le gouvernement français. On vit se dérouler une étrange campagne d'attaques simultanées contre le cabinet libéral, lancées à la fois de France et de Belgique et se répercutant d'un pays à l'autre. Il était difficile de discerner dans ce concert, tant l'harmonie y était parfaite, quelle partie y tenait l'étranger, et quelle partie l'adversaire intérieur.
Peu de temps avant les élections, deux articles, signés Granier de Cassagnac, et consacrés la situation politique de la Belgique, parurent dans le Constitution ; (page 410) aussitôt reproduits par la presse catholique, ils portèrent au maximum l'intensité de la lutte.
Le journaliste français, un des familiers de Louis-Napoléon, prenait ouvertement parti contre le cabinet et faisait en quelque sorte de son renversement le prix du traité commercial en négociation. Il montrait le parti catholique animé de dispositions amicales pour le gouvernement de Louis-Napoléon, si bienveillant pour l'Eglise, et comparait le parti libéral, dirigé par les Loges, au parti révolutionnaire français. « Il faut, disait-il, la sagesse et la modération du peuple belge pour avoir résisté à des principes qui défient la sagesse des hommes et qui mènent finalement toutes les nations à l'abîme, les unes plus tôt, les autres plus tard. »
Il reprochait aux journaux libéraux leur hostilité aux institutions françaises, louait, au contraire, le ton des feuilles catholiques ; il cherchait à mettre en opposition le Roi et son ministère, et dans le ministère Rogier et Frère-Orban. Il menaçait la Belgique de représailles ; la France avait « le droit d'avertir la nation belge de la voie où ses ministres l'entraînaient. » Des élections libérales seraient le signal d'une guerre commerciale. Si la France ne touchait pas ses canons, elle pourrait bien toucher à ses tarifs (27 mai et 5 juin 1852).
Cette audacieuse intervention fut, sans scrupule, mise à profit. Les journaux catholiques belges reproduisirent avec empressement les articles de M. Granier de Cassagnac ; on les donna pour l'expression des sentiments personnels de Louis-Napoléon. (Note de bas de page : Le Moniteur français déclina la responsabilité des articles de M. Granier de Cassagnac. Le Constitutionnel, ayant fait remarquer que le communiqué du gouvernement, inséré au journal omciel, ne désavouait pas les idées qu'il avait développées, fut frappé d'un premier avertissement, puis d'un second, à la suite d'une note révélant que 100 exemplaires du numéro contenant le premier article de M. Granier de Cassagnac avaient été demandés par M. Mocquard, chef du cabinet du Prince-Président. M. de Cassagnac lui-même avait commandé 400 exemplaires qui furent envoyés en Belgique à des notabilités du monde industriel. Fin de la note.)
(page 411) Faisant écho aux accusations venues de France, on reprochait au cabinet de vouloir faire de la Belgique « une sorte d'oasis révolutionnaire au milieu de l'Europe pacifiée » , d'avoir cru que « les gouvernements, meurtris encore de leur lutte contre l'anarchie, pourraient voir d'un œil indifférent le pays conserver le dangereux dépôt des doctrines de 1948, plus vieilles de deux ans chez nous, et donner un asile moral aux théories démocratiques, comme il avait donné un refuge aux apôtres du socialisme » (L’Emancipation, 10 juin 1852).
Parmi les ministres, c'est contre Frère-Orban tout que l'effort était dirigé. Dans le premier de ses articles, M. Granier de Cassagnac le prenait pour cible. Tout en le reconnaissant pour un « homme distingué et d'un vrai talent », il le désignait comme « fort avancé dans les doctrines démocratiques et semi-socialistes », d'un caractère absolu, « le plus vrai et le plus redoutable adversaire du parti catholique. »
Le plan poursuivi se discerne aisément. Il s'agissait, unissant les incriminations du dehors aux griefs de l'intérieur, de faire peser sur l'opinion les menaces étrangères, de l'intimider, en lui persuadant que le salut du pays, sa sécurité, ses intérêts économiques, étaient liés à la chute du cabinet libéral.
Il paraît certain que cette longue, systématique et fiévreuse campagne exerça une certaine impression sur l'esprit public, bien que le langage des libéraux et (page 412) leurs manifestes électoraux restassent dans la note de la sagesse et de la fermeté. (Note de bas de page : Le manifeste de l'Association libérale de Bruxelles, signé par Verhaegen, président, et Orts, secrétaire, disait notamment (3 mai 1852) : « Pas plus la république que la réaction ! telle fut notre devise en 1848. Pas plus la réaction que la république! telle est notre devise en 1852…
(« Pas de révolution, donc pas de réaction ;
(« La Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution ;
(« Tel est notre but.
(« Unité de vues, communauté d'efforts, solidarité, publicité, association ;
(« Tels sont nos moyens.
(« Indépendance nationale, repos du pays, impuissance des factions, ordre et progrès ;
(« Tel est le grand résultat que nous avons obtenu et que nous saurons maintenir. » Fin de la note.)
On peut même croire qu'elle ne laissa pas le Roi indifférent. Un relâchement se produisit dans les relations du Souverain avec ses ministres, si sensible que Rogier crut devoir s'en plaindre à lui et le mettre en garde contre le mouvement de réaction qui se dessinait et entraînait les « esprits timides qui auraient tout cédé en 1848 » à proclamer désormais « que les opinions libérales avaient fini leur temps et que l’intérêt du pays exigeait au plus tôt un changement d'allure dans le gouvernement. » (Note de bas de page : La lettre de Rogier au Roi, datée du 6 juin 1852, a été publiée par M. DISCAILLES, op. cit., t. III, p. 413. Elle se terminait ainsi : « Me rappelant l'époque difficile où la confiance du Roi dans ses ministres se manifestait fréquemment et publiquement, ce n'est pas sans tristesse que j'ai dû constater depuis un refroidissement marqué dans ces rapports de bonne entente et de haute bienveillance où nous puisions une partie de notre force. A défaut de signes évidents, et ils n'ont pas manqué, l'opinion publique a des instincts qui la trompent rarement et je ne puis cacher à Votre Majesté que la force morale du cabinet en a été particulièrement atteinte dans ses rapports avec les fonctionnaires publics. » Fin de la note.)
Les idées libérales ne purent supporter sans fléchir le choc de tant d'influences contraires. Frère vit approcher le flot et augura exactement du dommage (page 413) qu'il causerait. Quelques jours avant les élections de juin, il fit part à Fléchet de ses impressions pessimistes. En Flandre, disait-il, les affaires ne se présentaient pas sous un jour favorable. « Le clergé agit avec une telle fureur qu'on ne peut répondre de rien. » Le résultat probable des élections, ajoutait-t-il, sera de rendre le gouvernement très difficile... « Les changements ne seront pas assez profonds pour que l'on puisse avoir recours à une autre politique ; mais ils seront trop considérables pour qu'il n'en résulte pas la formation d'une petite église mécontente et sourdement ambitieuse qui rendra difficile la marche des affaires. »
Le scrutin du 8 juin démontra l'exactitude du pronostic. La gauche perdit douze sièges. « Je n'étais pas rassuré, écrit le 10 Frère-Orban ) Delfosse ; il me paraissait impossible que l'intervention violente du clergé et les menaces adressées aux intérêts matériels n'eussent pas quelque succès. »
La majorité demeure, malgré tout, acquise au ministère. Mais il croit l'énergie ébranlée ; les forces que le cabinet conserve ne lui paraissent pas suffisantes pour résoudre toutes les difficultés qui encombrent la route ; « quant à moi surtout, conclut-il, je dois constater l'impossibilité de rien conduire à bonne fin maintenant... Telles sont les raisons qui me font incliner à la retraite »… Cependant quelques semaines s'écoulèrent avant qu'une résolution fût arrêtée. Rogier penchait pour le maintien du statu quo. Il finit par se rallier aux vues de Frère. Le 9 juillet les ministres remirent leur démission au Roi. (Note de bas de page : Elle était attendue, escomptée à Paris, d'où un fonctionnaire du département de l'intérieur, M. Ed. Romberg, écrivait, le 10 juillet, à Rogier qu'il tenait de M. Le Hon que « le Prince-Président avait exprimé sa surprise que le ministère belge ne se fût pas retiré à la suite des élections. (DISCAILLES, o}. cit., t. III, p. 418.)
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(page 414) Le cabinet resta provisoirement chargé de la gestion des affaires jusqu'à la formation d'une combinaison nouvelle.
En attendant, il fallait aviser aux suites à donner aux négociations du traité de commerce dont nous avons indiqué l'état, au moment où s'ouvrit la crise ministérielle (voir supra, p. 396).
La convention de 1845 expirait le 10 août. Il n'était pas certain que le ministère nouveau fût constitué d'ici là et pût reprendre et terminer à temps la négociation. Dans ces conjonctures le gouvernement n'avait plus qu'un devoir à remplir, c'était de proposer à la France la prorogation de commun accord pour quelques mois de la convention encore en vigueur. La réponse du gouvernement de l'Elysée fut immédiate et brutale : il ne pouvait être question de proroger d'un seul jour (ces mots sont en italiques dans le rapport de M. d’Hoffschmidt à la Chambre) le traité de 1845, à moins que le gouvernement du Roi n'accordât en même temps la convention littéraire et la convention douanière. L'hésitation n'était pas possible. Le cabinet refusa. Le 28 juillet un second ultimatum suivit. On acceptait la prorogation jusqu'au 1er janvier, moyennant la signature immédiate d'une convention littéraire, c'est-à-dire qu'au lieu de deux conditions, on n'en exigeait plug qu'une. Le 30, le cabinet refusa encore. Il ne pouvait sacrifier l'industrie des réimpressions sans compensation. Que restait-il dès lors à faire ?
(page 415) Le cabinet se divisa. La majorité fut d'avis, d'après l'exposé de M. d'Hoffschmidt, qu'il fallait rechercher, de commun accord avec le gouvernement français, quelque combinaison qui, moyennant des conditions satisfaisantes pour les deux parties, embrassât la fois la prorogation provisoire et une convention littéraire, c'est-à-dire que la prorogation pure et simple n'ayant pu prévaloir, il y avait lieu de discuter et de tenter de faire réussir une prorogation conditionnelle. L'exposé ajoute que cette opinion ne fut pas partagée par l'un des ministres « qui resta dès lors étranger aux négociations ». Ce ministre était Frère-Orban.
Le 9 août le cabinet arrêta un projet d'arrangement comprenant d'abord la prorogation de la convention de 1845, une convention littéraire avec un tarif réduit sur les livres et des dédommagements commerciaux, puis une déclaration garantissant que, dans le cas où les deux parties ne parviendraient pas à s'entendre sur les dispositions d'un traité définitif, on se bornerait de part et d'autre à remettre dans le droit commun les produits compris dans le traité de 1845, sans avoir recours à aucune mesure hostil., Cette combinaison échoua devant l'impossibilité de se mettre d'accord sur les termes de la déclaration.
Dès le 7 août Frère-Orban avait exprimé nettement son opposition à la tactique préconisée par ses collègues. Il écrivait le 9 à Rogier :
« La seule chose qui soit acceptable mon avis. c'est la prorogation pure et simple, pour quelques mois, du traité de 1845.
« Ministres démissionnaires, nous n'avons plus qualité pour conclure une convention définitive. Nous l'avons reconnu en demandant au gouvernement français le maintien provisoire du statu quo, afin de permettre à nos successeurs de reprendre les négociations... N'est-il pas indispensable de ne rien engager, de ne rien compromettre comme nous le voulions le 9 juillet et de livrer à nos successeurs une situation intacte et qui leur laisse (page 416) une entière liberté ? Ne nous reprocherait-on pas, avec raison, d'avoir abandonné l’un de nos principaux éléments de négociations, en échange de quelques concessions problématiques et pour obtenir un statu quo très limité, d'ailleurs tout à fait à l'avantage de la France ? L'intérêt de la Belgique n'est assurément pas que l’on renouvelle tel qu'il est le traité de 1845. Il nous est fort onéreux. Est-il admissible que l'on fasse un sacrifice irrévocable pour le conserver en apparence, pendant trois ou quatre mois. en réalité durant le temps nécessaire pour constater que les prétentions de la France sont telles que l'on ne saurait y souscrire ?
« Le gouvernement français ne veut consentir à laisser subsister provisoirement le traité de 1845 que sous des conditions qui ont un caractère fâcheux pour la Belgique. C'est un acte de violence que rien ne justifie. Il ne conteste pas y a nécessité de proroger la convention par suite de la démission du cabinet ; il n’a élevé aucune objection sur ce point ; et cependant il exige la signature d'une convention littéraire pour prix de cette prorogation ! En cela le gouvernement français commet une faute dont nous devons profiter. Il a plus d'intérêt que nous assurément à maintenir ce qui existe; il agit comme s'il faisait une grâce en le concédant ! II ne refuse pas seulement dans la négociation ouverte depuis si longtemps, de faire des concessions qui compensent les faveurs dont les produits français jouissent chez nous : il réclame de nouveaux sacrifices ! Les conséquences d'une rupture étaient néanmoins à craindre le gouvernement français pouvait s'irriter du refus de la Belgique de se soumettre à ses prétentions ; un conflit était possible ; une guerre de tarifs pouvait éclater.
« Mais aujourd’hui une guerre de tarifs serait injustifiable ; le gouvernement français qui aurait refusé le temps à la Belgique de se faire représenter pour traiter, qui considérait la prorogation comme une faveur tellement insigne qu’il voulait la faire payer fort cher, se livrerait à des mesures agressives contre nous parce que la convention de 1845 cesserait d'exister ! Est-il raisonnable de le penser ?
« Et puis la convention littéraire, prise isolément, me paraît inacceptable. Le principe de la rétroactivité qui y est inséré, les dispositions relatives aux ouvrages en cours de publication, aux clichés et aux livres avec planches, la différence à établir aux deux frontières sur les livres et papiers, etc., ne rendraient cette convention admissible que moyennant une large compensation commerciale. »
(page 417) Frère-Orban terminait cette lettre par les lignes suivantes : « Je regretterais qu'il pût naître de là un dissentiment entre nous ; mais la question est trop grave pour que des considérations secondaires puissent influer sur mon opinion. »
A la suite de la délibération ministérielle du 9 août, où, nonobstant son opposition, on arrêta le texte des propositions transactionnelles à adresser au gouvernement français, Frère se résolut à une retraite immédiate et personnelle, qui l'aurait déchargé de toute participation dans la gestion provisoire dont le cabinet restait investi jusqu'au moment où le Roi désignerait ses successeurs.
Le 11 août, ayant vainement cherché à rencontrer Rogier, il lui écrivit pour lui exprimer son intention : le désaccord s'est produit ; l'acceptation de sa démission est devenue indispensable, quoi qu'il arrive et lors même que le gouvernement français repousserait les propositions du cabinet ; elle doit être immédiate. Elle facilitera le dénouement de la crise ministérielle et satisfera le Roi. « Le dissentiment qui s'est élevé entre nous, dit-il, a eu pour conséquence d'amener une entente entre nos anciens collègues quant la reconstitution du cabinet à mon exclusion. Le désir du Roi se trouve ainsi réalisé. C’est une solution de la crise intérieure, mais cette solution ne peut rester suspendue. »
Rogier, dès la réception de cette lettre, alla voir Frère-Orban. Il lui exposa l'impossibilité où il se trouvait de contresigner l'arrêté qui accepterait sa démission. Pour que je puisse le faire, dit-il, il faudrait que je reçusse et que j'acceptasse la mission de reconstituer un cabinet ; jusque-là, je suis et je reste démissionnaire comme vous. » Il se défendit de songer à l'écarter. S'il y avait eu discordance d'opinion sur un point de la négociation entre le ministre des (page 418) finances et ses collègues, « cela ne voulait pas dire qu'il y eût entente entre ceux-ci pour reconstituer un cabinet sans lui. » (Note de bas de page : D'après un projet de lettre rédigé par Rogier à l'adresse de Frère-Orban. Le texte de Rogier porte la date du 11 août et cette mention de son écriture : « Non envoyé. Mais le contenu a été communiqué verbalement à M. Frère. » Il y a lieu de remarquer que Rogier ne proteste pas contre la pensée que Frère avait attribuée au Roi de souhaiter sa disparition du gouvernement. Nous n'avons pourtant trouvé nulle part la justification de la présomption formulée par Frère-Orban à cet égard. II avait eu quelques jours auparavant un entretien avec le Roi, dont il a lui-même suffisamment caractérisé l'accueil par cette note inscrite en marge de la lettre de M. Van Praet, qui l'avait mandé à Laeken : « Couronne de fleurs, 22 juillet 52. » Cependant, un peu plus tard, dans une lettre à Rogier, datée du 20 août, il revient sur la même idée, en termes très affrmatifs. Parlant du dissentiment survenu entre ses collègues et lui, il dit : « Cette situation... offrait les moyens de mettre fin à la crise ministérielle dans le sens indiqué et désiré par le Roi, c'est-à-dire par ma retraite. » Dans une lettre à Delfosse, du 5 septembre, il y insiste encore : « La Cour poursuit invariablement son projet, amener une modification du cabinet par ma retraite. » Fin de la note.)
Frère se rendit à ces raisons et ajourna l'exécution de son projet dans la crainte sans doute de compliquer la situation politique. Sur ces entrefaites, le Roi ayant tenté de vaines démarches, auprès de MM. Lebeau et Leclercq notamment, pour réaliser une nouvelle combinaison ministérielle, se décida à prier Rogier de conserver le pouvoir. Il lui fit verbalement connaître son intention, et lui écrivit le lendemain pour l'informer officiellement de l'impossibilité où il se trouvait de procéder à la reconstitution définitive d'un cabinet et l'inviter, les ministres en fonction ayant entamé les négociations avec la France et celles-ci exigeant une prompte solution, à les conduire à leur terme. Rogier ne pouvant se dérober, accepta et écrivit aussitôt à Frère pour le mettre au courant et lui indiquer quelle était la situation de l'affaire française.
On sait que la convention de 1845 avait pris fin le (page 419) 10 août, l'entente ne s'étant faite jusque-là ni sur la prorogation pure et simple, ni sur la prorogation conditionnelle.
« Quatre combinaisons, écrit Rogier au ministre des finances, se présentent : 1° la prorogation pure et simple ; 2° la prorogation accompagnée d'une convention littéraire avec compensations et déclarations réciproques de paix ; 3° reprise des négociations du traité sur des bases convenues à l'avance; 4° si on ne s'entend pas sur les bases, l'état actuel avec une convention littéraire et la paix. Chacune de ces quatre combinaisons peut se défendre et être acceptée. La seconde est celle sur laquelle nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d'accord et je vous ai donné acte de notre dissentiment. Je suis disposé à admettre l'une des quatre combinaisons, et si l'on ne peut s'entendre sur l'une ou l'autre des quatre et que la guerre s'ensuit, nous l'accepterons résolument et la ferons énergiquement. »
Frère prit le temps de la réflexion pour faire connaître son sentiment. Il ne répondit que le 20, par une longue lettre de vingt pages (Rogier se plaignit de ne l’avoir reçue que le 22) où, reprenant l'affaire à ses origines. il en décrit le développement, s'attache à marquer fermement et à justifier l'attitude dont il ne s'est pas départi jusque-là et qu'il entend maintenir.
« Le gouvernement français, rappelle-t-il, pas voulu du statu quo ; il a exigé qu'on l'achetât au prix de nouveaux sacrifices. Imposer des conditions à la conservation temporaire d’un traité très onéreux, c’était élever des prétentions qui blessaient profondément nos droits et nos intérêts... II naissait de là une situation qui me semblait bien favorable à la Belgique. Du moment où il était démontré que le gouvernement français, loin de vouloir faire avec nous un traité sur de larges bases, entendait non seulement conserver tous les avantages qui lui avaient été (page 420) faits par la convention de 1845, mais en obtenir de ne nous accorder en retour que des concessions insignifiantes ou illusoires et nous refuser spécialement des garanties quant aux houilles, il devenait évident que l'intérêt de la Belgique était de renoncer à tout traité différentiel avec la France... Le refus du gouvernement français d'accorder prorogation procurait à la Belgique les avantages d'une rupture peu inévitable, sans en avoir les inconvénients. D’un autre côté, l'expiration du traite par le fait du gouvernement français laissait à nos successeurs éventuels une entière liberté. A tout prendre, leur position était aussi bonne que si nous avions réussi à maintenir le statu quo. »
Il passe ensuite en revue les diverses combinaisons tentées, contrairement à son opinion et qui avaient échoué selon ses prévisions. Puis, arrivant aux combinaisons nouvelles projetées par Rogier, il les combat résolument, dans leur principe comme dans leur mode de réalisation, et supplie qu'on y renonce. P
« Puisqu'il en est temps encore, je vous conjure, mon cher Rogier, d’y bien réfléchir. Certes, ni vous, ni nos collègues, pas plus que moi, vous ne voulez rien faire qui soit contraire, soit aux intérêts du pays, soit à la dignité nationale. Nous différons sur l'appréciation des concessions qui sont réclamées de nous ; vous redoutez les conséquences d'une rupture et assurément elles peuvent être fâcheuses. d'autant plus que l’on a continué à négocier après le refus du gouvernement français de proroger purement et simplement le traité ; mais d’une part, mes appréhensions sont moins vives que les vôtres, et d'autre part, je suis convaincu que l'ensemble de l'arrangement provisoire que vous poursuivez ne sauvegardera pas les intérêts que vous voulez protéger. Ma conviction s’est fortifiée par une étude nouvelle de cette affaire et je dois aux bonnes relations qui ont existé entre nous durant cinq années de ne vous rien cacher sur un pareil sujet. J'ai peu d'espoir de vous convaincre, mais il me semble qu'en parlant je remplis un devoir et cela me suffit. »
Enfin il invoque des raisons de politique internationale. Il redoute que les concessions faites à la France ne mécontentent la Prusse, au moment où approche (page 421) le terme de la convention conclue avec le Zollverein et ne créent des périls de ce côté. (Note de bas de page : Le traité du 18 février 1852 avec le Zollverein prenait fin le 1er janvier 1854).
« Rien ne ressemble moins à la situation politique de la Belgique en 1852 que la situation dans laquelle elle se trouvait à l’époque de la conclusion du traité de 1845. En 1845 la France était pour nous un appui ; elle est aujourd'hui un danger. Le coup d'Etat du 2 décembre est devenu une source d’éventualités menaçantes pour nous. Par sa position sur nos frontières de l'est, la Prusse serait nécessairement appelée à se mouvoir la première pour nous couvrir contre les suites d'une agression. Il serait difficile de conserver des rapports étroits de politique avec un gouvernement qui serait contre nous en état d'hostilité commerciale. »
Le 24 août il revient à la charge avec plus de vivacité et déclare à Rogier : « Ministre ou député (ces mots sont soulignés dans le texte), je soutiendrai fermement ce point de départ, ce principe : pas de traité. Au triple point de vue politique, industriel et financier, je suis convaincu que la situation qui nous laisse le plus de liberté est éminemment favorable aux intérêts généraux du pays. »
Dans l'entre-temps, les négociations avaient été pressées à Paris. Les trois premières propositions, indiquées par Rogier à Frère dans sa lettre du 17 août, avaient été repoussées par la France. Les plénipotentiaires belges alors avaient fait surgir la quatrième. Ils se déclarèrent prêts à signer la convention littéraire : « Qu'elle soit la fin, dirent-ils, le couronnement de cette longue négociation ; acceptez cette convention littéraire comme un gage de bonne entente et séparons-nous en bons amis ; plus de prorogation du traité de 1845, plus de grand traité ; et au lieu d'une déclaration pacifique spéciale, un préambule dans le traité littéraire prouvant aux deux nations (page 422) la nature de la convention donnée et arrêtée comme un gage de nos bonnes relations » (rapport de M. d’Hoffschmidt).
C'était le 18 août. Le 20 août le Prince-Président acceptait. Le 22 août on signait.
L'événement justifiait les appréhensions de Frère-Orban. Du jour où, nonobstant son opposition, on avait abandonné le terrain du statu quo pour tenter d'obtenir, par des négociations nouvelles, un arrangement provisoire, on avait marché de défaite en défaite, pour se laisser finalement acculer à une capitulation pure et simple.
On n'était pas au bout cependant des déconvenues et des humiliations.
Quelques jours après, le 9 septembre. le gouvernement français, faisant une brusque volte-face, présenta la convention littéraire comme une concession faite à la Belgique et exigea, « pour rétablir l'équilibre », la restauration du régime de 1845 dont il avait jusque-là refusé avec persistance la prorogation même conditionnelle, menaçant, en cas de refus, de modifier les taxes sur les houilles et fontes belges dans la zone du Nord.
Cette prétention déloyale révolta Rogier. Note de bas de page : Dans une lettre à Frère-Orban, du 10 septembre, il la qualifie en termes indignés, et sans ménagements.) Il résista et le gouvernement français riposta par un décret du septembre qui éleva de fr. 0.15 par kilogrammes le droit d'entrée sur nos houilles et de I franc le droit sur nos fontes.
Le cabinet avait joué un jeu de dupe. Frère-Orban l'avait averti du péril auquel il s'exposait. (Note de bas de page. Dans sa lettre à Rogier du 20 août, citée plus haut, Frère lui avait exposé les raisons pour lesquelles il ne partageait pas avec ses collègues la certitude qu'en échange des concessions alors proposées : la prorogation du traité de 1845, la convention littéraire et une déclaration réciproque d'amitié et de paix, la France ne prendrait pas de mesures hostiles au commerce belge. II avait, dès lors, prédit que cette déclaration n'empêcherait pas le gouvernement français de modifier ses tarifs et particulièrement le régime des zones, « seul côté par lequel, disait-il, nous puissions être sérieusement inquiétés », et il concluait sur ce point par cette prophétie : « Il est impossible de s'abuser... Le gouvernement français veut rester maître de régler le tarif des houilles comme il l'entend. » Fin de la note.) Bien que (page 423) Rogier lui eût dès le début donné acte de son opposition et que sa responsabilité fût mise à couvert, il ne pouvait, sous aucun prétexte, demeurer associé, fût-ce en apparence, à une politique qu'il avait condamnée et qui sortait maintenant ses effets. Sa démission, restée en suspens depuis le 11 août, fut acceptée le 17 septembre. M. Liedts lui succéda. (Note de bas de page : Une note officielle, au Moniteur du 18, expliqua la retraite du ministre des finances : « à l'occasion des négociations reprises avec la France, un dissentiment se manifesta entre le ministre des finances et ses collègues. M. le ministre des finances étant dès lors demeuré étranger aux négociations qui ont amené le traité du 22 août (convention littéraire) et aux pourparlers qui ont eu lieu depuis, il a cru devoir insister pour obtenir sa démission. » Fin de la note.)
Le cabinet Rogier ne survécut que quelques semaines à la retraite de Frère. Les Chambres furent convoquées pour le 27 septembre afin de recevoir communication du rapport du ministre des affaires étrangères sur l'état des négociations avec la France.
Ce fut le dernier acte du ministère de 1847. Il se retira à la suite du scrutin pour la présidence de la Chambre. Des défections s'étant produites à gauche, M. Verhaegen, président sortant, qu'appuyait le gouvernement, fut éliminé et la majorité des suffrages se porta sur le nom de M. Delehaye. Celui-ci s'étant dérobé, M. Verhaegen fut nommé par 50 voix contre 48. Mais, s'estimant atteint, il refusa à son tour. Le cabinet se sentit atteint comme lui, et incertain de l'appui de la Chambre, il fit place à un cabinet d'opinion libérale, mais de tendance conciliatrice.
M. Henri de Brouckere (page 424) en eut la direction. Il amena au pouvoir avec lui M. Piercot, bourgmestre de Liége, et M. Faider, avocat général à la cour de cassation, et conserva les membres de l'administration précédente, à l'exception de MM. Rogier, Tesch et d'Hoffschmidt. Delfosse fut porté à la présidence de la Chambre.
Les négociations avec la France furent reprises. Un accord provisoire intervint le 9 décembre 1852 : la ratification de la convention du 22 août était ajournée jusqu'à la conclusion d'un traité de commerce ; en attendant, la convention de 1845 était remise en vigueur ; le décret du 14 septembre sur le tarif des houilles et des fontes devait être abrogé.
Les rapports avec le gouvernement français s'améliorèrent après la loi du 20 décembre 1852 sur les offenses envers les souverains étrangers, connue sous le nom de loi Faider, et qui accordait une satisfaction à Louis-Napoléon, proclamé Empereur. Il fallut plus d'une année encore pour aboutir une solution. Le traité de commerce fut signé le 27 février 1854. Il avait une durée de cinq ans ; il marquait un pas de plus vers la suppression des droits différentiels. Les Chambres le discutèrent en comité secret. Les ratifications de la convention du 22 août 1852 et du traité nouveau furent simultanément échangées le 12 avril 1854.
Les circonstances dans lesquelles Frère-Orban quitta le pouvoir en septembre 1852, se séparant de ses collègues, afin de sauvegarder ses opinions qu'il refusait de sacrifier à celles de la majorité du cabinet, la promptitude avec laquelle il se résolut au (page 425) départ, dès que prévalurent des avis contraires aux siens, montrent la trempe de son caractère et éclairent sa physionomie morale. Il ne tenait pas aux honneurs. Il tenait à ses convictions. Le pouvoir était pour lui un instrument, non une satisfaction. Il n'avait rien négligé pour rallier les autres ministres à ses conceptions de la situation et des devoirs qu'elle imposait d'après lui. Il agit de toutes ses forces auprès de Rogier. Mais Rogier, par tempérament, était porté à la conciliation. Et tandis que d'une part Frère le poussait à résister aux exigences du gouvernement français, les influences de Cour d'autre part agissaient en vue d'aboutir à une solution amiable et rapide. On tenait Frère-Orban, dans les milieux aristocratiques et conservateurs, pour un homme dangereux. Le parti catholique faisait tomber sur lui tout le poids de ses rancunes et de ses appréhensions. Sa disparition faciliterait l'accord avec la France et serait, à l'intérieur, un gage d'apaisement. Frère sentait autour de lui une atmosphère de méfiance et de jalousie.
Comme on l'avait déjà tenté en d'autres occasions, on s'efforçait d'éloigner de lui Rogier (Cf. supra, pp. 286 et 287). On avait des armes pour réussir. Persuader Rogier que Frère le tenait en tutelle, l'opprimait de sa volonté tenace, l'éclipsait de sa gloire et de son orgueil, telle était la tactique qui s'indiquait et qu'on n'eut pas scrupule d'employer (Lettres de Frère-Orban à Delfosse, 14 août et 5 septembre 1852). La presse catholique de Belgique et de France ne négligea rien pour diviser les deux hommes d'Etat. M. Granier de Cassagnac, dans le Constitutionnel, avait reproché à Rogier de « subir visiblement l'influence « de son collègue des finances. Et l'on avait si bien accrédité à Paris l'idée que celui-ci dominait le chef du cabinet, que M. Firmin Rogier crut devoir (page 426) en prévenir son frère (Note de bas de page : « J'entends dire de toute part, et cela est bien propre à t'agacer, qu'un de tes collègues a pris sur toi une grande influence, qu'il finit toujours par t'entraîner dans son opinion, que lui ne veut pas et n'a jamais voulu de traité. Je sais bien qu'il ne t'attire que jusqu'où tu veux aller et que tous ces bruits sont peut-être répandus à dessein. Cependant, mon cher ami, si une occasion opportune se présentait de prouver que ces rumeurs sont sans fondement, je te donnerais volontiers le conseil de la saisir... » Lettre du 5 août, publiée par M. DISCAILLES, cit., t. III,
p. 426. Fin de la note de bas de page.)
Mais ces tentatives se brisèrent contre une noble indifférence. Charles Rogier chercha jusqu'au bout à se conserver le concours de Frère-Orban. Quelques jours avant que la démission de ce dernier devint officielle, il tenta un suprême effort pour le retenir. Le cabinet était ébranlé, lui dit-il ; la sympathie du Roi lui échappait ; la majorité de la Chambre était « équivoque. » Il fallait que Frère et lui restassent « fortement unis. » Frère refusa de reprendre sa démission. Il se déclara décidé à se contenter du rôle de simple spectateur et n'examiner la situation nouveau que sur la demande expresse du Roi et moyennant l’appui sincère de la Couronne (Lettre à Delfosse du 5 septembre 1852).
Cette longue période de discussions, de pourparlers, entre les deux hommes les plus considérables du gouvernement. ne laissa pas de traces dans leurs relations personnelles et politiques. Certes, les commentaires des journaux qui, les uns, appuyaient dans l'affaire française la politique de Rogier, les autres celle de Frère-Orban, avaient provoqué de leur part quelques récriminations respectives, dont leur correspondance porte la marque (Note de bas de page. Rogier se plaignit notamment de certains articles de l'Observateur et du Journal de Liége, sur lesquels Frère avait de l'action ; mais celui-ci dénia les avoir inspirés. (Lettres du 12 juillet et du 24 août.)) Mais ce n'étaient que de légers nuages. Ils n'obscurcirent (page 427) point l'amitié des deux hommes d'Etat. Frère-Orban et Rogier se quittèrent sans rancune. Les événements de 1857 devaient bientôt les rapprocher dans la communauté de la lutte et des responsabilités. Ils les retrouvèrent associés pour porter la fortune du libéralisme.
Les catholiques ne dissimulèrent pas leur joie à la nouvelle de la retraite de Frère-Orban, celui d'entre tous que ses assauts répétés, ses virulentes apostrophes suffisaient à désigner comme leur adversaire le plus redoutable. La presse radicale, qui n'avait jamais été clémente pour Frère-Orban, lui en fit gloire. Avoir mérité les haines du parti clérical, tel est le titre considérable qu'il a conquis aux yeux du pays, disait la Nation, qui imputait sa démission au Roi et à Rogier.
Les journaux libéraux saluèrent d'un hommage unanime l'homme d'Etat qui volontairement abdiquait. L'Indépendance consacra à sa carrière ministérielle un long article, qui sortait du cadre des louanges banales. Remontant aux débuts, elle faisait honneur à Rogier d'avoir su discerner l'avenir du jeune avocat liégeois, resté étranger jusque-là à la grande politique et dont la puissante individualité s'était révélée au gouvernement en un si bref espace de temps et au milieu de si difficiles conjonctures :
« M. Frère-Orban a cela de particulier qu'il est entré dans la carrière politique par la porte du pouvoir ; grave épreuve pour un homme qui eût été doué de moins de tact, de jugement, de raison, de sûreté de vues que lui ! Lorsqu'on aborde pour la première fois les affaires publiques, on y apporte généralement une exubérance d'intention. une impatience de réformes, un besoin de transformation que l’expérience vient calmer et apprend à renfermer dans les limites du possible. Seulement, il est désirable que cette expérience, on l'acquière hors du pouvoir. Si l'on est appelé à gouverner avant de l'avoir acquise, on risque fort, quel que soit le talent que l'on ait, quelles que puissent être les (page 428) intentions dont on est animé, de compromettre les intérêts du pays.
« Les circonstances ont placé M. Frère-Orban en face de cet écueil, et il a su y échapper. C'est la meilleure preuve que l’on puisse donner de la maturité de son jugement et de sa grande intelligence. Improvisé ministre, en quelque sorte, le lendemain il s'est trouvé homme d'Etat. »
Et elle concluait ainsi :
« Résumons-nous, M. Frère-Orban, est, sans contredit, une des plus belles intelligences, un des hommes les plus complets qui se soient révélés en Belgique depuis 1830. Ajoutons qu'il est aussi un de ceux qui ont rendu le plus d'importants services au pays, quand on songe surtout combien il y a peu de temps qu'il prend aux affaires publiques. Ces hommes-là ne sont pas de ceux qui s'éclipsent après une première et brillante période. Le talent, les éminentes qualités de M. Frère ne sont pas perdus pour le pays, parce que le représentant de Liége cesse aujourd'hui de faire partie du gouvernement. Les services qu'il a déjà rendus à la Belgique ne peuvent être considérés que comme le prélude de ceux qu'il est appelé à lui rendre encore. Ce sont de ces prédictions qu'on est heureux de faire, bien certain de ne pas être démenti par l'événement. »
Tout le monde avait la prescience du rôle que les événements réservaient au ministre démissionnaire. Son apparition sur la scène parlementaire ne datait que de cinq ans, et déjà l'on reconnaissait en lui le personnage capital, autour duquel la pièce graviterait et qui conduirait l'action.
Il s'était attiré des inimitiés. Son intransigeance sur les principes lui avait fait auprès de certains une réputation d'arrogance et de raideur. Quand les raisons supérieures n'étaient pas en jeu cependant, il savait transiger, compter avec les circonstances et les hommes. Mais son geste était autoritaire, sa parole avait des élans dominateurs et des inflexions ironiques. Certes, les petits esprits consentent souvent à se laisser mener, mais ils n'aiment pas à reconnaître la (page 429) tutelle qu'ils subissent. Et parmi ceux qui suivent volontairement, combien n'en est-il point qui n'ont pas le courage de l'amitié et qui cèdent au moment où leur concours a le plus de prix !
Comme toutes les fortes personnalités il avait donc des adversaires publics, avérés, qui ne le ménageaient point, et dans l'ombre, des détracteurs et des jaloux. Mais il avait suscité autour de lui une moisson d'affections admiratives et enthousiastes qui ne le devaient jamais abandonner.
Il pouvait avec sérénité déposer le fardeau. Il avait plus qu'un ministère derrière lui. Il laissait une œuvre.
Quand il quitta le pouvoir, nul ne voyait en lui l'homme de la veille. Chacun le désignait comme l'homme du lendemain.
Frère-Orban profita de sa retraite pour prendre du repos. Il n'assista point la session de 1852-1853.
La santé de son fils Armand, de complexion délicate, exigeait un climat généreux. (Note de bas de page : Armand était le cadet. Né le 31 octobre 1839, il mourut en février 1854. Les deux autres enfants de Frère-Orban, Walthère et Georges, étaient nés respectivement le 25 avril 1836 et le 16 octobre 1838.) Déjà, dans l'espoir d'une impossible guérison, il s'était établi pendant l'été à la campagne, à Mont-Saint-Jean, d'où il suivait de près la marche des négociations avec la France, allant à Bruxelles pour expédier les affaires administratives et conférer avec Rogier, donnant le reste de son temps à la lecture et (page 430) à la pensée, dans le silence des champs. Il traduit Virgile avec ses enfants ; tant de calme, après de si fiévreux combats, l'étonne et le réjouit. Il vante à ses amis de Liége les charmes de cette existence sereine, si nouvelle pour lui. Deus mihi haec otia fecit, écrit-il à Fléchet le 14 août.
A la fin d'octobre, il part pour l'Italie. Il a refusé, en quittant le ministère, le titre de ministre d'Etat que le Roi lui a fait offrir. L'arrêté était signé. Il en avait décliné le bénéfice, estimant malséant de recueillir un tel honneur à l'exclusion de Rogier : « Il a une vie politique autrement longue que la mienne ; il a rendu d'autres services que moi et assurément, je ne dois pas prendre le pas sur lui . » (Lettre à Delfosse du 31 mars 1853. Frère fut nommé ministre d’Etat le 3 juin 1861.)
Frère passa tout l'hiver sous le ciel du Midi, et fit à Pise un séjour assez long. Il consacra une grande partie de ses loisirs à l'étude des conditions politiques et économiques du peuple italien, qui traversait alors les premières phases de son évolution libérale et unitaire. Il noua des relations avec les hommes les plus éminents du mouvement national, d'Azeglio notamment et Cavour, dont il resta l'ami. Il entretint une correspondance intermittente avec Rogier, Delfosse et Fléchet, suivant d'un œil (page 431) attentif la vie publique belge, dont le courant paisible et monotone s'écoulait sans bruit. (Note de bas de page : Les lettres de Frère-Orban à Fléchet et à Delfosse se rapportent exclusivement à la politique belge, au ministère nouveau et aux relations de la Belgique avec la France. Dans une d'entre elles, à Delfosse, datée de Pise, le 31 mars 1853. nous trouvons ce paragraphe mystérieux : « Je me suis creusé la cervelle à la recherche de la pierre philosophale, et, ma foi, je crois que je la tiens. Eureka ! C'est ce que j'annonce à Rogier dans des termes aussi intelligibles que ceux-ci, devine si tu peux ! Je veux faire une opération plus utile au pays que la Banque qui m'a coûté tant de cheveux blancs et qui ne me procurera pas un sol. Ce sera une espèce de révolution sans secousses et qui sera admise à l'unanimité ou peu s'en faut. - Tu vois, si je dis vrai. que je n'aurai pas perdu mon temps. » Nous n'avons pas réussi à percer l'énigme. Peut-être s'agit-il de l'abolition des octrois. Frère ne revient plus sur ce sujet. - Rogier, dans une de ses réponses à Frère-Orban, l'engage vivement à concentrer ses observations et ses études sur l'Italie dans un livre, qui, nourri d'une observation directe, aurait une valeur documentaire et ferait date. Fin de la note de page de page.)
« L'opinion libérale, lui écrivait Rogier le 19 décembre, est comme frappée de paralysie... Vous êtes absent, Tesch aussi, Delfosse préside, Lebeau est mal portant, Devaux n'y voit pas, Verhaegen n'a jamais moins parlé. » Quelques mois après, le 22 mars 1853, Rogier donne encore la même note. Lui aussi se distrait des travaux parlementaires et se confine dans la lecture et la réflexion :
« La Chambre offre bien ennuyeux et triste spectacle. Rien de plus vide et de plus plat que les débats... Une torpeur mortelle, un sommeil de plomb semblent peser sur ce qui de la gauche, défalcation faite des défectionnaires et des tièdes… On a pensé qu'en laissant les chevaux à l’écurie, le char politique marcherait tout seul. Il ne marche plus. On prétendait qu'il y avait pléthore, on a voulu mettre le régime parlementaire à la diète, une maigreur effrayante s'en est suivie. Si cela devait durer, au lieu de guérison que l'on cherchait, c'est au dépérissement qu'on aurait abouti... Si je m’avisais de vouloir faire du zèle, ce à quoi je me sens peu porté, on ne manquerai pas d'y voir le symptôme d'une ambition rentrée., d'un appétit insatiable pour le pouvoir. Je m’abstiens donc autant que je puis de me mêler à des débats qui m'humilient dans ma fierté parlementaire et qui ne peuvent mener à aucun résultat digne des efforts qu’on y ferait. Comme vous, je me retranche dans des études solitaires. Je me refais un approvisionnement d'idées, et ne trouverai-je dans le commerce des grands auteurs que le seul plaisir de leur conversation, cela me suffirait pleinement dans les circonstances actuelles et pour longtemps encore. »
Ce ne fut qu'une trêve d'un an. Dès la session (page 432) suivante, Rogier et Frère-Orban sont à leur poste de combat. L'activité politique se ranime. La question de l'enseignement, la question de la charité, réveillent l'ardeur des partis.
Frère avait regagné son foyer en mai 1853. Il fut accueilli à Liége par une manifestation imposante, organisée par les libéraux de sa ville natale pour célébrer son retour. Un banquet par souscription fut organisé en son honneur, et réunit près de quatre cents convives, parmi lesquels toutes les notabilités de la ville et de la province (23 juin 1853). Un toast lui fut porté, au nom du comité, par M. Lamaye, qui, après avoir remémoré les débuts de Frère au conseil communal et au conseil des hospices de Liége, rendit en ces termes hommage au parlementaire et au ministre :
« Ardent au travail, sincère dans sa politique, inébranlable dans ses convictions, fidèle à son programme, il ne pouvait manquer de répondre aux espérances qu'il avait fait naître. Courageux et intrépide à la tribune, sa parole assurée et lucide porte la conviction dans les âmes ; s'il ne parvient pas toujours à rallier des adversaires obstinés. il leur commande au moins le respect ; il les condamne à l’admiration ; son éloquence incisive va souvent jeter le trouble dans leurs rangs au profit du bien public.
« Mais s'il est beau de déployer du talent et de l'énergie comme orateur, il est bien plus glorieux, pour un ministre, de réussir à poser des actes utiles, à introduire des réformes sages et durables. dont l'initiative honore et fortife le gouvernement.
« C'est ce qu'a fait l'homme d'Etat qui est en ce moment l'objet de nos manifestations sympathiques.
« Pour cela, Messieurs. M. Frère possède un haut degré ce qui manque à beaucoup d'hommes politiques.
« C'est cette volonté ferme, invincible. opiniâtre, qui, seule, conduit à l'exécution des grands projets, à travers tous les obstacles. au risque même de heurter momentanément de précieuses affections, d'honorables susceptibilités...
« N'est-ce pas à son puissant concours que nous devons les (page 433) réformes libérales et les mesures financières et économiques qui ont donné tant d'éclat à l’administration dont il a fait partie ?
« Ne suffit-il pas, pour glorifier cette administration calomniée, de citer la création de la Banque Nationale, l'organisation du service du caissier de l'Etat, l'institution de la Caisse de retraite, le projet de crédit foncier, et enfin le rétablissement de l’équilibre dans les finances de l'Etat ?
« N’est-ce pas aussi, par voie de conséquence, à ses efforts persévérants que toutes les provinces du royaume sont redevables des immenses travaux d'utilité publique qui ont été décrétés par la Législature ?
« Laissons aux ingrats le triste privilège d'oublier tous ces bienfaits !
« Malheureusement, Messieurs, notre jeune ministre a été arrêté dans sa marche progressive et féconde par le contrecoup d'évènements graves qui ont brisé les institutions constitutionnelles d'un pays voisin.
« L’orage ne l’a pas épouvanté ; les charmes de la puissance ne l'ont point séduit ; il est descendu du pouvoir la tête haute et la conscience pure !
« Honneur à lui… »
Les démonstrations qui suivirent ce toast émurent visiblement Frère-Orban ; entouré des convives ayant quitté leurs sièges pour se rapprocher de lui, il répondit par une brève improvisation, dont l'accent de dignité et de confiance et la flamme oratoire excitèrent de nouvelles ovations :
« C'est, dit-il, une rare fortune, que je n'aurais osé ambitionner de retrouver, après cinq années passées au pouvoir, des encouragements plus énergiques encore que ceux qui me suivaient au départ, des sympathies plus vives encore que celles qui m'accompagnaient quand je vous quittais pour aller occuper, dans les conseils de la Couronne, la place que la confiance du Roi m'y avait donnée.
« L'accueil que vous me faites aujourd'hui dit d'une manière assez éclatante que mon souvenir est resté dans votre estime. Je ne veux pas d'autre récompense.
« Cet accord me prouve que vous vous êtes associés par la pensée aux actes qui viennent d'être rappelés en des termes trop bienveillants, et m’autorise à croire que je n'ai manqué du (page 434) moins ni de zèle, ni de dévouement, dans l’accomplissement des devoirs qui m'étaient imposés.
« D’autres hommes, que je suis heureux de voir à mes côtés, qui m'avaient précédé dans la carrière en m’indiquant la voie à suivre, qui, longtemps avant moi, avaient tenu d’une main ferme ce drapeau que, depuis. j'ai continué de porter avec eux, avaient aplani les obstacles que l'administration devait rencontrer.
« Grâce à eux, vos besoins avaient été constamment étudiés et défendus. Les intérêts matériels, qui on conquis un si large espace dans les sociétés modernes. n'avaient pas cessé d'être l'objet de leurs intelligentes préoccupations ; mais, fidèles à vos propres inspirations, ils n'avaient pas oublié - et c'est en quoi je les veux imiter - ils n'avaient pas oublié les intérêts moraux et politiques du pays. Ceux-ci, en effet, dominent ceux-là, comme la tête domine le corps, comme l’intelligence domine la matière. C’est en donnant satisfaction aux plus nobles aspirations du cour humain que les nations grandissent et laissent après elle un sillon radieux dans l'histoire. Les intérêts moraux et politiques se résument presque entièrement pour nous dans la pratique loyale et le développement régulier de nos libres institutions. Ces institutions, à leur tour, sont la force et la vie de ce sentiment national que toutes nos pensées, toutes nos paroles, tous nos actes doivent contribuer à aviver. Aussi, c’est par une ardente expression d’attachement à ces institutions que le sentiment national s'est admirablement révélé en ces jours de danger. Conservons-les donc avec amour : veillons sur elles avec une inquiète sollicitude. Ne les laissons pas profaner ; ne souffrons pas qu’elles soient faussées ou méconnues. C’est notre sécurité dans le présent ; ce sera notre honneur et notre gloire dans l’avenir.
« Etablies sur les bases solides de la monarchie constitutionnelle, de cette monarchie qui nous donnera bientôt un nouvel et heureux gage de stabilité, les grandes libertés qui nous sont garantie, ouvrent la voie à tout progrès pacifique et permettent de réaliser toutes les améliorations que peut successivement le développement de la civilisation.
« Et pourtant, nous ne le savons que trop, sous l’influence des calamités qui ont affligé l’Europe, des hommes, que l’on dirait aveuglés, se tournant cers le passé – ce passé qui, toutefois, (page 435) ne fut exempt ni de troubles ni de périls - voudraient faire accroire que le régime de la liberté est la source de tous les maux dont la société est tourmentée. D'autres, assaillis par le doute, ont senti leur confiance s’affaiblir ; relevons leur courage. Ne nous laissons troubler ni par de vains rêves, ni par de vaines terreurs, ni par des orages passagers.
« Déjà semble s’effacer l’influence des événements extérieurs qui avaient jeté au milieu de nous quelque inquiétude et quelque hésitation. Secondons le réveil de l'esprit public. Point de faiblesse, point de découragement, point de défaillance. Saluons avec foi nos communes espérances et, sous le ciel assombri, sourions à l’avenir !... »
Ces dernières paroles provoquèrent une explosion d'enthousiasme. Il serait difficile, rapporte le Journal de Liége, de rendre à ce moment la physionomie de l'assemblée. L'effet fut immense.
Frère rentrait en Belgique sous un arc triomphal. Une année de repos avait retrempé ses forces. Une année d'éloignement avait fait sentir à son parti, à ses adversaires le vide de l'absence.
Il allait reprendre sa tache et préparer la victoire de 1857.