(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)
(page 39) La politique municipale en Belgique ne s'est jamais réduite à la pure discussion des questions d'administration interne. Dans les grandes villes, foyers des idées libérales, les conseils communaux ont toujours participé. directement ou indirectement, aux mouvements politiques qui agitaient la nation. La vie locale a dans nos provinces, depuis des siècles, une intensité où l'on s'accorde à reconnaître un trait caractéristique et ancestral de nos mœurs. Aux périodes critiques de nos luttes de partis, les conseils communaux ont souvent joué un rôle décisif, donnant l'impulsion aux organes centraux ou la recevant d'eux et la rendant multipliée.
En 1836, le vote de la loi communale avait amené le renouvellement de toutes les assemblées municipales. Partout la question politique avait dominé le choix des électeurs, et dans la plupart des villes, la majorité avait été conquise par les libéraux.
A Liége, quand Frère entra au conseil, les catholiques n'y avaient plus qu'un représentant isolé. M. de Longrée. Il y trouva un théâtre de dimensions restreintes, mais où vibrait l'écho des agitations du dehors et où il pourrait non seulement s'initier aux besognes pratiques du gouvernement de la cité, mais encore s'essayer à la discussion des problèmes de (page 39) plus haute porte, qui, posés ce moment devant l'opinion, enfiévraient le monde politique.
Un ministère libéral venait d'arriver au pouvoir. Le cabinet de Theux, mixte et unioniste. mais où l'élément catholique prédominait, était tombé, à la suite d'un vote de blâme motivé par mesure de faveur prise à l’égard d'un général compromis, au lendemain de la Révolution, dans un complot orangiste
Lebeau, Rogier. Leclercq, Liedts étaient les personnalités marquantes du gouvernement nouveau. Pour la première depuis 1830. les partis se dessinaient, accusaient leur personnalité, affichaient leur nom. L'union d'où la Révolution était sortie, avait vécu et faisait place à la compétition de deux groupements se caractérisant par des aspirations et des tendances opposées, sinon déjà par des programmes positifs et concrets. Il importe de fixer leur situation respective et de résumer l'origine et les phases principales du mouvement des partis en Belgique, au moment où Frère-Orban parcourt le premier stade de sa carrière politique.
L’union de 1830 s'était prolongée pendant la période décennale qui l'avait suivie. l'empire des nécessités de la défense nationale et de l’organisation intérieure. Dès que les bases de celles-ci furent posées, qu’une vie normale fut instituée, que la paix fut faite et les périls du dehors et du dedans conjurés, la nature reprit ses droits. Les opinions, retenues jusque-là dans les liens d’une entente patriotique, s’affirmèrent. Le nom de catholique et de libéraux apparut. A dire, (page 40) les idées auxquelles ces dénominations correspondent n'étaient pas neuves. On en trouve la trace cinquante ans plus tôt, dans les divisions qui firent avorter la Révolution brabançonne, puis à l'époque de la réunion de la Belgique à la Hollande et dans les délibérations des Etats généraux, dans la Révolution elle-même et dans ses causes, enfin au Congrès national.
Le conflit des principes avait éclaté dès 1814, lorsque l'Europe, réglant les conditions de l'union des Pays-Bas du Nord et du Midi, imposa au nouvel Etat le respect de la liberté des cultes et l'égalité des croyances religieuses. Avant même de connaître la volonté des puissances, le haut clergé belge leur avait adressé un mémoire où il formulait ses prétentions. Il y réclamait « le maintien inviolable de la religion catholique. apostolique et romaine, et l'ensemble de tous les droits et privilèges dont elle avait constamment joui avant l'invasion des Français. » Il demandait des garanties pour l'Eglise. C'étaient l'interdiction de l'exercice du culte protestant ailleurs que dans le palais du souverain, à qui l'on daignait permettre de suivre sa religion ; la composition exclusivement catholique du Conseil d'Etat, celui-ci étant appelé à traiter les affaires mixtes ; le rétablissement de la dîme, « fonds inaliénable et sacré » afin que la dotation du clergé fût irrévocablement fixée et indépendante de l'autorité civile ; la restitution à l'Université de Louvain de ses anciens privilèges. Il fallait effacer la Révolution, remonter d'un quart de siècle en arrière, refaire à reculons la prodigieuse étape accomplie.
Quand la Loi fondamentale fut soumise aux notables, le clergé fit un effort suprême pour les déterminer la rejeter. Le vicaire général de l'évêché de Gand, dans un Avis aux notables, leur dénonça l'égale garantie accordée à tous les cultes comme une invention moderne dérive de « cet atroce philosophisme qui (page 41) a été, pour toute l'Europe, pendant plus de vingt ans, une source intarissable de calamités publiques. » Protéger également toutes les sectes, c’est supposer qu'elles sont toutes également bonnes ; or, il n'est pas permis de protéger l'erreur contre la vérité ; supposer toutes les religions également bonnes, c’est la Belgique dans cet effroyable abîme creusé par la philosophie du XVIIIème siècle, l'indifférentisme.
Une autre brochure anonyme, distribuée tous le notables, réclame le rétablissement du clergé au rang d'ordre dans l'Etat.
Enfin. l'épiscopat adresse solennellement au Trône ses « Représentations respectueuses » et élève une suprême protestation contre l'article constitutionnel décrétant la liberté des cultes.
L'évêque de Gand, Mgr de Broglie. inspirateur de la campagne. fait lire au prône dans toutes les église de son diocèse une instruction pastorale défendant aux notables de voter le projet de Constitution. L'évêque de Tournai, l'évêque de Namur, le vicaire général de l'archevêque de Malines imitent cet exemple.
La liberté des cultes, proclament les évêques, est « un principe funeste, entièrement opposé à l'esprit de la religion catholique ». L’admission de tous les citoyens sans distinction de croyances religieuses aux offices et emplois entraînera « des maux irrémédiables pour la sainte religion. » L'application d'un tel régime serait incompatible avec les droits et les libertés de l’Eglise, avec le libre et entier exercice des fonctions ecclésiastiques.
La voix du clergé fut entendue. Les notables, assemblés à Bruxelles, repoussèrent la Loi fondamentale. Par un subterfuge, le gouvernement du roi Guillaume la déclara adoptée. Les fonctionnaires de tous grades furent invités à jurer fidélité à la Constitution nouvelle.
(page 42) Les évêques, au nom de l'Eglise belgique, interviennent encore et, dans le « Jugement doctrinal » resté légendaire, interdisent aux fidèles, « sous peine de se rendre coupables d'un grand crime », de prêter le serment constitutionnel. Car jurer de maintenir la liberté des opinions religieuses, ‘qu'est-ce autre chose que jurer de maintenir, de protéger l'erreur contre la vérité ? » Jurer de maintenir l'observation d'une loi qui rend tous les sujets du royaume habiles à exercer les emplois publics, c'est « coopérer à l'asservissement de l'Eglise catholique ».
Le Jugement doctrinal reçut l'approbation du Souverain Pontife.
La sanction des prohibitions épiscopales fut le refus d'absolution, la privation des sacrements.
Un juge du tribunal de Mons, qui décéda le 3 avril 1817, s’était vu obligé. pour obtenir les secours de la religion, de signer à son lit de mort une rétractation formelle du serment prêté par lui à la Loi fondamentale et de promettre qu'en cas de guérison, il se soumettrait à tout ce que l'Eglise, à qui il devait fidélité et soumission, exigerait de lui.
Ainsi, au seuil d'un régime qui s'annonce comme paisible, libéral et progressif, l'Eglise s'insurge contre le principe de la liberté des opinions et de l'égalité civile, fondements du monde moderne. Elle répudie, comme une abdication de la conscience. la tolérance, qu'elle flétrit du nom d'indifférentisme. Elle revendique la suprématie dans l'ordre temporel, corollaire de la suprématie dans l'ordre spirituel. Etant la Vérité, tout ce qui est hors de l'Eglise est erreur et mensonge. L'erreur qu'elle condamne, l'Etat doit la proscrire comme telle.
C’est l'insurrection des siècles écoulés contre le siècle qui commence.
Pendant dix années cependant le régime de l'union (page 43) entre la Hollande et la Belgique se poursuivit, sans infliger de griefs aux catholiques. Les revendications théoriques, les doctrines formulées par le haut clergé au début n'étaient pas satisfaites. Mais les droits de croyants, la liberté religieuse. la liberté d'enseignement étaient respectés. En 1825 le gouvernement du roi Guillaume prit une autre direction. Des mesures furent décrétées contre les œuvres scolaires des congrégations, les séminaires épiscopaux furent supprimés et la formation du clergé au Collège philosophique de Louvain soumise la surveillance de l'Etat.
Tandis que les catholiques se voyaient atteints dans ce qu'ils avaient de plus cher, leurs écoles et leurs séminaires, les libéraux érigeaient contre le gouvernement hollandais des griefs nombreux et graves ; pas de responsabilité ministérielle. un budget décennat rendant illusoire le contrôle de la gestion financière, pas de jury. l'impôt sur la mouture et sur l'abattage qui pesait lourdement sur l'alimentation populaire, les ordonnances proscrivant l'usage de la langue française devant la justice et dans la confection des actes publics, l'accaparement des fonctions par l'élément hollandais, d'injustes poursuites contre la presse, aboutissant à des condamnations scandaleuses, tels étaient leurs motifs de plainte.
C'est l’époque où se répandent les idées prêchées en France par Lamennais, la liberté des culte, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, bientôt développées dans l’Avenir et magnifiées par Montalembert et Lacordaire. Ces prédications eurent un incroyable retentissement en Belgique et dans les Flandres surtout ; des ecclésiastiques en grand nombre devinrent les apôtres des dogmes nouveaux. L'entraînement fut-il au sein du clergé ? Il serait difficile de l’affirmer ; mais il n'y eut point de protestation des (page 44) évêques, et ceux-ci laissèrent libre carrière à une propagande qui rejetait dans l'ombre les maximes enseignées en 1815.
Sous l'empire de ces divers facteurs. un rapprochement se fit entre les catholiques et les libéraux, au cri de ralliement : « Liberté en tout et pour tous ! »
De là sortirent l'union de 1830, la Révolution, la Constitution.
Au Congrès national, les solutions les plus libérales prévalurent dans toutes les questions. « Jamais, écrit Frère Orban (Introduction d’un livre projeté sous le titre la politique et les partis en Belgique), assemblée plus éclairée, plus digne, plus patriotique, n'a honoré un peuple. Elle organisa tous les pouvoirs, depuis celui du Roi jusqu'à ceux des Chambres, des provinces et des communes ; elle les fit émaner de la nation et non du droit divin ; elle décréta une Constitution qui prononce la séparation de l'Eglise et de l'Etat, sauf quant aux traitements qu'elle garantit aux ministres des divers cultes ; qui supprime dans l'Etat toute distinction d'ordres ; proclame l'égalité des Belges devant la loi, garantit la liberté individuelle et la propriété, la liberté des cultes, celle de leur exercice public, en même temps et au même titre que la liberté des opinions ; déclare (page 45) que personne ne peut être contraint d'une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d'un culte ni d'en observer les jours de repos ; qui décrète enfin la liberté d'enseignement. la liberté de la presse, le droit de réunion, sauf que les rassemblements en plein air restent entièrement soumis aux lois de police ; le droit de s'associer, qui ne peut être aucune mesure préventive. Tous ces principes, si souvent contestés jusque là, furent consacre d'un accord unanime. »
Cependant. dans l'élaboration même du pacte constitutionnel. dans les scrutins principaux, se manifesta, à diverses reprises, l'antagonisme des catholiques et des libéraux. Mais l'élan patriotique. les raisons supérieures qui imposaient silence aux contradictions trop vives, maintinrent le faisceau et dictèrent aux orateurs la modération, à l’assemblée la concorde.
Une discussion, à certains moments très vive, surgit au sujet de la disposition qui prescrit l'antériorité du mariage civil sur le mariage religieux ; une autre. plus caractéristique encore, au sujet des congrégations religieuses, pour lesquelles les catholiques s'efforcèrent d'obtenir les prérogatives de personnification civile. Ils n'y réussirent point et les textes adoptés, comme les débats qu'ils suscitèrent, attestent, malgré les affirmations contraires des historiens catholiques, l'existence au Congrès d'une majorité libérale.
Dès l'origine de la Révolution. d'ailleurs, la prédominance des libéraux s'était affirmée. Ils étaient les plus nombreux au gouvernement provisoire. Quand le Congrès se réunit, il élut à la présidence un libéral, le baron Surlet de Chokier ; il appela au secrétariat trois libéraux et un catholique ; c’est à Surlet de Chokier que plus tard il conféra la Régence, et les deux premiers ministères du Régent (page 46) furent exclusivement libéraux. Les catholiques s'en plaignaient et réclamaient leur part.
En mettant le pied sur le sol belge en qualité de Roi, Léopold entendit leurs murmures C'était assez pour éveiller dans son esprit les souvenirs de Joseph II et de Guillaume Ier. Beaucoup, d'autre part, craignaient les conséquences de la rupture de l'union, au milieu de circonstances critiques qui rendaient instable la situation du nouvel Etat et menaçaient l'avenir. Les libéraux se montrèrent favorables à un système de conciliation. Telle fut l'origine des cabinets mixtes.
Dans les Chambres les hommes politiques appartenant à l'opinion libérale, tout en défendant à l'occasion leurs principes, firent des concessions à l'opinion adverse. Dans le pays cependant la lutte s'établit dès l'origine entre catholiques et libéraux, à côté desquels se plaçaient dans beaucoup de localités, des esprits réfractaires au régime nouveau, les orangistes, se recrutant en partie dans la noblesse, en Wallonie surtout, ou bien ailleurs, à Gand, à Anvers, dans les rangs des industriels et des commerçants Aux élections communales et provinciales de 1836, les opinions en présence cherchèrent à se compter et la rencontre tourna à l'avantage des libéraux.
Le traité de 1839, la fin des périls dans l'atmosphère desquels on avait vécu depuis la Révolution de septembre, devaient clore cette période préliminaire, où les partis avaient désarmé. D'autres raisons d'ailleurs expliquent le déchirement de la trêve qu'ils avaient respectée jusque-là.
Si après la signature du traité de paix, le ministère (page 47) de Theux, qui l'avait fait adopter par les Chambres, subit l'inévitable contre-coup de l'humiliation qu'en avait ressentie l'amour-propre belge, il dut en réalité sa chute à des causes profondes d'affaiblissement politique. Il dura six de 1834 à 1840, sous l'étiquette unioniste, les catholiques y avaient exercé la prépondérance. Leur action s'était accentuée ; l’attitude du clergé, les doctrines affichées à la tribune parlementaire, trahissaient un esprit nouveau, exclusif et conquérant.
Sans doute inclinerait-on donner pour cause ce réveil agressif l'Encyclique de 1832 qui, frappant les doctrines des réformistes de l’Avenir, foudroyait dans son essence la Constitution. ses textes, les libertés qu'elle consacrait et les ultérieures Encycliques pontificale. qui confirmèrent ces condamnations. permettent d'y voir l'authentique substance de la (page 48) pensée catholique. Mais il est juste de dire que l'impression ne fut pas sensible dans le pays, en apparence tout au moins. De rares catholiques firent acte de soumission, et l'on ne cite guère que le seul cas d'un personnage investi d'un mandat électif, qui y renonça, pour se dispenser de jurer fidélité à la Constitution. (d’après Frère-Orban, Introduction à l’histoire des partis)
C'est dans le domaine de l'enseignement que la politique cléricale se manifesta d'abord et le plus hardiment. Déjà sur ce terrain s'étaient engagées les plus vives controverses pendant les dernières années du royaume des Pays-Bas. L'article 226 de la Loi fondamentale portait : « L'instruction publique est un objet constant des soins du gouvernement. »
Le principe d'un enseignement public organisé par l'Etat n'était alors pas mis en doute. Même concédait-on au pouvoir un droit « de surveillance et de curatelle » sur l'enseignement libre. On ne combattait que le monopole. « Certes, disait M. de Gerlache aux Etats généraux, le 13 décembre 1825, personne ne saurait contester au gouvernement le droit de s'occuper de l'instruction publique ; c'est une de ses plus belles prérogatives, c'est un de ses plus grands bienfaits, c'est un de ses premiers devoirs. Mais peut-il transformer ce droit ou ce devoir en droit exclusif ? Voilà toute la question. Sans doute il donne et dirige à son gré l'instruction dans les écoles qu'il trouve bon d'instituer. Mais a-t-il autre chose qu'un droit de surveillance, de haute curatelle sur celles que chaque individu est libre d'établir en vertu des lois générales qui le permettent à tous, par cela seul qu'elles ne le défendent à personne? » Cette prérogative que M. de Gerlache réclamait pour tous et que n'interdisait aucune loi, la Révolution la consacra. Le gouvernement (page 49) provisoire abrogea, par le décret du 1er octobre 1830 les arrêtés qui avaient mis des entraves la liberté de l’enseignement, et le Congrès national garantit formellement celle-ci, dans un article constitutionnel qui énonçait en outre la disposition suivante : « L'instruction publique donnée aux frais de l'Etat est réglée par la loi. » Le sens de ce texte ne pouvait donner lieu à aucune équivoque. Un enseignement public devait être et serait organisé par la loi. Le Congrès fut même sur le point de soumettre l'enseignement privé à la surveillance de l'autorité. La proposition qui en fut faite ne fut écartée qu'à une infime majorité, par 76 voix contre 71, grâce à des libéraux, Van Meenen. Lebeau. Rogier, Devaux, d'autres encore qui voulaient assurément, ce que personne d'ailleurs ne contesta, un enseignement public donné aux frais de l'Etat.
Du jour cependant où la liberté régna sans limites, commença la lutte du clergé pour la conquête de la haute direction de l'éducation nationale.
Le gouvernement hollandais avait en matière d'enseignement fait œuvre utile et considérable. Dès 1816 il avait organisé dans les provinces méridionales trois universités, où il invita à professer des hommes de grand mérite, dont quelques-uns appelés d'Allemagne, et qui furent florissantes, de nombreux collèges où les études étaient fortes et sérieuses. Les écoles primaires, au nombre de plus de quatre mille, dirigées presque toutes par des instituteurs d'élite, se trouvèrent en peu d'années, en plein exercice. « Bien qu'élevée sous le régime de la séparation absolue de l'enseignement religieux et de l'enseignement « littéraire » qui existait en Hollande depuis 1806 et qui fut appliqué dans les provinces du Sud, la jeunesse belge de cette époque ne fut jamais taxée d'immoralité ni d'impiété ; la génération qui entra en 1830 dans la vie (page 50) publique fut, au contraire, l'une des plus remarquables que la Belgique ait produites. (Frère-Orban, Introduction à l’histoire des partis.)
Le lendemain de la Révolution, une violente réaction se déclara. Beaucoup de communes, livrées à elles-mêmes, supprimèrent leurs écoles, d'autres les désorganisèrent en congédiant sans motifs les maîtres qui avaient fait leurs preuves. Des écoles privées en assez grand nombre, mais sous la direction d'un personnel qui n'offrait aucune garantie de capacité ou de moralité (Note de bas de page : Frère-Orban, op. cit., E. Banning, L’Episcopat et l’instruction publique en Belgique de 1830 à 1879, paru en 1880).
Les congrégations enseignantes, spécialement les frères de la Doctrine chrétienne, déployèrent une grande activité. Les évêques leur apportèrent leur concours et créèrent des écoles normales.
Le gouvernement assista inactif, par impuissance ou complaisance, à cette entreprise qui aboutit au monopole de la formation des instituteurs : en 1842 l'épiscopat possédait sept écoles normales, et la dernière école normale de l'Etat, celle de Lierre, avait disparu dès 1840. En même temps dans les Chambres, l'hostilité des catholiques contre l'enseignement public s'exprimait sans ménagements. En 1833 un orateur catholique qualifiait les écoles communales « d'écoles de débauche » , un autre appelait les universités de l'Etat « des écoles d'athéisme et d'immoralité. » (page 51) « L'enseignement doit se développer par la liberté et non par le pouvoir, » disait Dumortier ; la droite cherchait à réduire l'intervention financière de l'Etat en faveur des établissements officiels et le budget de l'instruction publique à tous les degrés n'excédait pas, en 1833, 1 million de francs. Rogier tenta deux fois de légiférer. Deux projets organique furent préparés, l'un en 1832, l'autre en 1834. Il ne parvint point à obtenir qu'il y fût donné suite. Les catholiques ne voulaient pas de loi sur l’enseignement : ils ne voulaient pas de l'action de l'Etat.
En 1835 cependant ils consentirent ce que l'on touchât à l'enseignement supérieur. Ce fut pour supprimer une des trois universités de l'Etat, celle de Louvain, dans les locaux de laquelle aussitôt après les évêques installèrent l'université catholique qu'en 1834 ils venaient de créer à Malines, et qui se rendit maîtresse des collections, des fondations, des bourse de l'institution déchue.
Ce fut aussi l'occasion pour l’un des chef. de la droite. M. Ad. Dechamps. rapporteur du projet, de formuler, sans réticences, la pure thèse catholique. Son parti ne la professa pas toujours ostensiblement, mais ne cessa jamais de s'en inspirer ; c'est la thése de l'incompétence de l'Etat, réduit à n’intervenir que « pour combler le vide que pourrait laisser la liberté », en attendant la naissance de grandes institutions libres « que la confiance publique pourrait entourer de telle façon que les universités de l'Etat, par exemple, deviendraient à peu prés désertes. » M. Dechamps proclamait l'Etat incapable « de diriger lui-même une instruction publique sans renier les principes de son existence’, coupable, s'il le tentait, « d'anéantir de (page 52) fait la liberté constitutionnelle par la concurrence gouvernementale. »
Ainsi, quatre après la promulgation de la Constitution, s'esquissait une politique manifestement contraire à la pensée de ses auteurs, tendant à la dépossession de la puissance publique et à l'institution, par son aide et son abdication, d'une haute tutelle ecclésiastique.
Des phénomènes analogues se succédaient dans la sphère de l'enseignement moyen. Les communes s'effacent devant le clergé, cédant leurs collèges aux congrégations, renonçant à toute intervention dans leur direction ou se contentant d'un partage d'autorité. qui aboutissait presque toujours à l'absorption. Par convention avec les administrations communales. les évêques se font accorder le droit de régler la discipline et de nommer les professeurs, qu'ils choisissent de préférence parmi les gens de robe. Aux grandes villes, qui, après 1830, avaient maintenu leurs collèges et s'adressaient à l'autorité diocésaine pour assurer l'enseignement religieux, ils retirent peu à peu leur concours. Parallèlement les corporations, et particulièrement les jésuites, multiplient leurs institutions, créent le grand collège de Brugelette, établissent les bases du collège de la Paix, à Namur.
Telle était la position prise par le clergé au bout de (page 53) quelques années. Ses plans, qu'il ne dissimulait inquiétaient les libéraux, dont les impatiences s'aigrirent à mesure qu'ils en purent mieux percevoir le but. L'épiscopat cependant ne borna pas là son action et ses exigences. Il réclama du cabinet de Theux des crédits pour l'érection d'un petit séminaire à Saint-Trond, une augmentation de traitement pour l’évêque de Malines. M. de Theux dut céder. Verhaegen ouvrit ce sujet un débat, où la vigueur de l'attaque. la véhémence de la riposte, à peine voilées par la forme académique en usage dans les Chambres de l’époque, accusent l'éveil des passions politiques. Une intervention directe de l'évêque de Liége dans l'élection législative qui confia à Delfosse son premier mandat parlementaire, en fit monter encore le diapason.
D'irritantes discussions provoquées par ces incidents marquèrent la session de 1839 à 1840, dernière phase du cabinet de 1834. L'attitude des libéraux rait alors plus militante et plus agressive. On renonce (page 54) aux atténuations de langage. On fait face à l'adversaire. La presse libérale appuie l'effort. La situation d'un cabinet mixte devenait difficile, impossible au milieu de conflits acrimonieux et répétés. Paul Devaux, dans la Revue nationale, fondée en 1839, faisait ressortir la fragilité d'une combinaison ministérielle, qui ne répondait plus aux nécessités et dont l'état de l'opinion rendait la prolongation illogique. « Nos partis parlementaires se transforment », écrivait Devaux. « A la politique du passé, doit succéder une politique plus actuelle. » Il dénonçait l'archaïsme et l'hypocrisie de l'enseigne unioniste, qu'affichait un cabinet réputé catholique et dont les membres libéraux, loin de représenter leur parti au pouvoir, étaient regardés plutôt comme « ayant abandonné leur cause et facilité le triomphe d'une autre opinion. » Il montrait le libéralisme apte à gouverner, reprochait au ministère de Theux de n'avoir « pas de politique commune, pas de vues ni de principes arrêtés d'avance » et tenait pour « praticable un ministère libéral sagement composé ». « L'avenir, disait-il. appartient au libéralisme. »
Quand le cabinet de Theux se retira. vaincu par une coalition, dont Dumortier avait donné le signal, à propos d'un fait incidentel qui ne touchait aucun principe de la politique générale, c'est à des libéraux que sa succession fut dévolue. Le ministère Lebeau-Rogier-Leclercq ne s'annonça pas cependant comme un ministère de combat. C’était plus exactement, selon la qualification de Discailles, un ministère centre-gauche.
Le programme du cabinet de 1840 ne fut ni subversif ni comminatoire : « Nos principes conviennent à toutes les opinions modérées et franchement constitutionnelles. » Il n'était fait ni pour inquiéter les conservateurs, ni pour décourager les (page 55) libéraux : « Nos institutions sont assez libérales pour que le rôle des conservateurs puisse être hautement avoué. Toutefois l’esprit de conservation n'est pas l'esprit d'immobilité. Nous sommes donc amis du progrès. Mais nous croyons que tout doit avoir l'ordre pour base et qu'avant de se réaliser, il doit légitimer et se faire comprendre. » Mais ce programme renfermait une phrase, où gisait un germe de mort. Il annonçait une loi sur l'enseignement primaire et sur l'enseignement moyen. Il le faisait dans les termes les plus modérés et les plus rassurants : « Nous considérons une telle loi comme parfaitement d'accord avec l'esprit de nos institutions et nous déclarons formellement vouloir concilier avec cette loi la plus entière liberté d'enseignement ; nous déclarons en outre que la loi doit donner aux pères de famille qui useront des écoles entretenues par les communes, les provinces ou l'Etat, la plus complète garantie d'une éducation et religieuse. » Qu'importait ? Le danger pour les catholiques était Quelle serait la portion d’autorité réservée à l’Eglise dans la direction des écoles ? De son étendue dépendait la paix ou la guerre. « A l'Eglise la principale mission de l'école », disait l’évêque de Liége, Mgr Van Bommel. qui réclamait l'association directe du pouvoir spirituel au pouvoir civil dans l'organisation scolaire.
L'opposition au ministère libéral fut sourde et timide d’accord, se manifestant par des critiques tracassières, des coups d'épingle, un dénigrement mesquin et systématique, bientôt portée sur le terrain politique et dès lors ouverte et violente. On reproche au cabinet d’être un gouvernement d’irritation, d’appartenir tout entier au libéralisme, doctrine anti-sociale, exclusive et fatale au pays, d’être condamné se laisser dominer par les éléments extrêmes. On l’accuse de préférer l’enseignement de l’Etat à (page 56) l’enseignement libre, de vouloir exclure l'instruction religieuse des programmes scolaires ; on vante les ministères mixtes, on condamne les ministères homogènes (séance des 26 et 27 janvier, 1er et 2 mars 1841).
Rien n'étonne davantage, quand on met en regard de l'attaque le langage des ministres. Le cabinet croit à la nécessité d'une administration unitaire mais se défend d'être exclusif et s'affirme impartial. Il déplore les procès de tendance qu'on dirige contre lui, sans preuves ni griefs. Il demande qu'on le juge sur ses actes, non sur les intentions qu'on lui attribue de parti-pris. Jamais ministère, uniquement libéral par ses éléments, n'eut attitude plus conciliante et plus inoffensive.
On ne lui pardonna pas cependant l'audace de s'être constitué, le défi que sa naissance seule portait aux prétentions du parti catholique.
Malgré l'ardeur querelleuse des orateurs de la droite, le budget des travaux publics, à l'occasion duquel elle s'était déchaînée, fut adopté par 49 voix contre 39 et 3 abstentions. Le ministère avait donc une majorité dans la Chambre. Mais le Sénat veillait. C'est là que se trama le complot qui devait l'abattre. Le débat politique y recommença avec plus d'intensité et de passion. M. de Briey alla jusqu'à demander aux ministres le sacrifice spontané de leurs portefeuilles pour assurer « le repos et le bien de l'Etat. »
Rogier et Lebeau relevèrent le gant. Leurs réponses furent fermes et fières. C'est alors qu'un groupe de sénateurs imagina de proposer le vote d'une Adresse au Roi, signalant au chef de l'Etat les dangers que faisaient courir aux pays les « divisions déplorables » qui déchiraient le parlement. La (page 57) nationalité belge avait été fondée par le rapprochement d'opinions divergentes. Le maintien de cette entente pouvait seul, disait-on, assurer son développement.
L'Adresse fut votée le 17 mars et portée au Roi. Le cabinet se retira et fit place une combinaison Nothomb-de Muelenaere, modelée l'image des anciens ministères unionistes, mixte par la présence de quelques libéraux, catholique par la majorité. et s'intitulant neutre, sans pouvoir l'être.
On avait cru, en renversant par un procédé inusité le cabinet homogène de 1840, le libéralisme dans l'œuf. Ce fut une illusion. On lui donnait la vie.
Les événements parlementaires suscitèrent dans le paye une animation politique qu'on n'avait pas vue depuis la Révolution. Les séances des Chambres attiraient dans les tribunes du Palais une foule fiévreuse qui, à maintes reprises. salua d'applaudissements les discours des ministres et des orateurs de la gauche.
On avait voulu rapprocher les partis. On avait consommé leur séparation et décrété la guerre.
L’entrée de Frère-Orban dans la vie publique coïncide avec cette période de crise, dont nous avons cru nécessaire de retracer les causes et les péripéties ; l'homme, l'homme politique surtout, ne peut être isolé de l'ambiance des idées et des événements. Ils l’expliquent, éclairent sa physionomie et ses actes.
L'une des premières initiatives de Frère fut provoquée par le dépôt la Chambre d'un projet de loi, émanant de deux représentants de la droite. MM. Brabant (page 58) et Dubus, et qui tendait à conférer la personnification civile à l'Université de Louvain. Ce projet vit le jour le 10 février 1841, peu avant le grand débat qui mit le cabinet de 1840 aux prises avec la droite. Dû aux instigations de l'épiscopat, il tendait à créer à l'une de nos deux universités libres, l'université catholique, une situation privilégiée et répondait non aux intérêts du haut enseignement, mais exclusivement à des préoccupations politiques. C'était un brandon de discorde jeté dans le Parlement, afin d'allumer les passions. On cherchait à provoquer une rencontre des groupes sur un terrain brûlant, et à les entraîner en d'ardentes disputes, au milieu desquelles l'existence du ministère ne pourrait se prolonger. Une opposition énergique s'organisa au dehors (Note de bas de page : Le Pape, alarmé, insista vivement auprès de ‘archevêque de Malines pour qu’il fît usage de tout son crédit auprès des évêques, afin de les déterminer à engager les auteurs du projet à le retirer. L’épiscopat résista longtemps. La proposition ne fut retirée que le 15 février 1842). On signala, dans la proposition, une tentative audacieuse de reconstituer la mainmorte légale.
Frère invita le conseil communal de Liége à envoyer, sous forme d'adresse, une protestation aux Chambres (séance du conseil communal du 17 février 1841). Le rédacteur en chef du Journal de Liège, M. Muller dont l'action à cette époque dans la politique liégeoise fut importante et souvent décisive, l'avait mis au courant de la situation parlementaire et lui avait suggéré cette initiative. Frère qui, à partir de ce moment, noua avec Delfosse, retenu le (page 59) plus souvent à Bruxelles par ses devoirs parlementaires, une correspondance suivie et intime, lui rendit compte, dès le lendemain, de l'incident. Il lui écrivait le 28 février :
« Muller m'a entretenu vendredi de ce qui se passe à Bruxelles en ce moment, des dispositions du ministère et de la nécessité de lui prêter appui. Il nous a paru qu'une protestation par le conseil communal contre le projet Brabant-Dubus servirait bien nos desseins. Le soir même (vendredi) j'ai sondé le terrain... J'ai pu me convaincre que la proposition aurait chance de succès. Samedi matin je me suis hâté de rédiger un projet d'adresse ; il se ressent naturellement un peu de la précipitation ; mais l'important était que cela fût fait. Nous avons annoncé alors par la voie du journal, tu l'auras vu, que cette proposition serait faite le soir même au conseil. Il était au grand complet et en grande tenue. Le public était nombreux. L'urgence a été déclarée à 1'unanimité moins M. de Longrée (l'unique conseiller catholique). L'adresse a été aussi votée l'unanimité, malgré la même opposition A cette occasion, le Journal de Liége paraîtra aujourd’hui dimanche. Cela ne fait qu'attirer davantage l'attention publique sur cet objet. Tu me diras, à ton premier loisir, si tu approuves cette marche, et le fond et la forme de l'adresse. Tiens-nous au courant de ce qui passe à Bruxelles. »
On voit par cette lettre la position acquise par le jeune conseiller communal, moins d'un an après sa première élection, dans le groupe dirigeant de la politique libérale liégeoise. Il est l’ami, le confident de chef qu'entourent déjà le respect et la popularité ; de Muller, qui dirige le principal organe du parti ; il a de l'autorité sur ses collègues, une décision rapide ; la plume prompte, comme la parole. Il suit de près les événements, comme impatient d'y intervenir.
(page 60) Ceux-ci se pressent : le Sénat s'insurge contre le cabinet et demande au Roi de revenir au système de l'union et des administrations mixtes ; Lebeau et ses collègues se retirent ; le ministère Nothomb leur succède ; il présente son projet de loi sur l'enseignement primaire ; il fait voter ses « lois réactionnaires » (toutes deux portent la date du 30 juin 1842), celle qui permit au gouvernement de choisir les bourgmestres hors des conseils communaux. sans prendre l'avis des députations permanentes, celle qui fractionna les villes en sections électorales, dans le but d'extirper l'esprit politique des élections communales et de réduire celles-ci, selon l'expression d'un historien, à de simples querelles de ménage : l'abbé de Foere entreprend, par l'établissement des droits différentiels, de soumettre le commerce extérieur à un système de taxations onéreuses et de formalités vexatoires.
Le conseil communal de Liége chaque fois élève la voix, et chaque fois, inspire ou interprète sa pensée. Il propose, avec ses collègues Wasseige et Colette, une adresse au Roi en faveur du maintien du cabinet libéral et. éventuellement, d'une consultation du pays (séance du 22 mars 1841) ; il est rapporteur de la commission chargée de rédiger l'adresse contre le projet relatif à la nomination des bourgmestres (séance du 18 février 1842). C'est de lui qu'émane la proposition de pétitionner contre le projet des droits différentiels, qu'il déclare funeste à l'industrie et au commerce, et particulièrement aux pays de Meuse (séance du 3 février 1843).
(page 61) Enfin, au témoignage d'un homme qui n’ignore rien des détails de la politique liégeoise et qui connut Frère intimement, M. Charles de Thier, c'est lui encore qui serait l'auteur de l'adresse de protestation contre la loi de 1842 sur l'enseignement primaire Son nom ne paraît pas. La motion fut faite par MM. Wasseige et Lion, le 5 août 1842, Il vota le projet arrêté par la commission de l'instruction et ne parla point. Mais il en aurait rédigé le texte. Et le détail a de l'intérêt, car l'adresse ne se bornait pas à condamner les dispositions essentielles de la loi : l'abandon au clergé de l'enseignement de la morale. comme de la religion, et du droit de choisir, en collaboration avec le gouvernement. les livres destinés à l'instruction des élèves, - « concession aussi exorbitante que déplorable « , aboutissant au « rétablissement de la censure ecclésiastique », « abdication de la suprématie inaliénable de l'autorité civile. » Elle exprimait en outre un vœu non déguisé en faveur de l'instruction obligatoire : « Le projet de loi, disait-elle, ne contient guère, selon nous, qu'un principe satisfaisant, c’est celui qui veut que chaque commune ait une école. Encore ce principe sera-t-il insuffisant pour assurer les bienfaits de l'instruction primaire si la fréquentation des écoles n'est pas rendue obligatoire. »
Frère marquait ainsi les débuts de sa vie par un vœu dont il ne devait tenter la réalisation qu'aux derniers jours de sa carrière après avoir dans l'intervalle écarté l'ide d'une telle réforme comme impraticable et inopportune.
(page 62) L’adresse du conseil communal de Liége fit sensation. Delfosse la signala à la Chambre et en obtint l'insertion au Moniteur. Lui-même fut parmi les trois opposants qui votèrent contre la loi.
L'acte le plus important par lequel Frère-Orban signala son passage à l'administration de la Ville, celui qu'on a le plus souvent rappelé, c'est la défense qu'elle le chargea de présenter pour elle, dans un conflit retentissant avec l'évêque van Bommel, farouche protagoniste des prérogatives de l'Eglise, à propos de l’enseignement religieux au collège communal.
On sait l'immense effort accompli par le clergé pour reconquérir la primauté dans l'enseignement moyen ; on a vu, dans le bref tableau que nous en avons tracé que, pour nuire aux collèges maintenus par les villes, les évêques leur avaient peu à peu retiré le concours qu'on leur demandait pour le service de l'enseignement de la religion. Au cours du débat engagé à la Chambre à propos de la politique du cabinet de 1840, le 27 février 1841, un incident parlementaire porta l'attention sur cette tactique. M. Dechamps ayant affirmé que dans plusieurs collèges établis par les régences, l'instruction religieuse n'était pas comprise dans les matières du programme, M. Hubert Dolez le défia de citer un fait prouvant l'hostilité des pouvoirs publics envers l’enseignement religieux dans les établissements séculiers ; si cet enseignement y faisait défaut, ces pouvoirs n'en étaient pas responsables. Il en était ainsi à Anvers où les magistrats communaux s'étaient vainement adressés à l'épiscopat pour obtenir l'adjonction d'un ecclésiastique au corps professoral. Celle-ci avait été refusée (page 63) parce que la ville contestait l'autorité le droit de participer à la nomination des autres professeurs. « J'entends à mes côtés, ajouta M. Dolez, d honorables collègues dire qu’on a éprouvé les mêmes refus à Liége, à Audenarde, dans d'autres villes encore. »
L'évêque de Liége aussitôt entra en lice et publia sous le titre : « Réponse à un membre de la Chambre sur un fait particulier relatif à l’enseignement religieux dans les collèges », un opuscule où il s’attachait à la fois à justifier sa conduite en incriminant l'administration liégeoise, et à développer les revendications de l'Eglise, dans la question de l'organisation scolaire.
Le conseil communal s'émut et nomma une commission chargée de présenter un rapport où la vérité serait rétablie. Frère-Orban reçut mandat de le rédiger. C’est une réfutation précise et détaillée de la version donne par le prélat ; les faits sont relatés dans l'ordre chronologique et discutés successivement, de la manière qui restera celle du polémiste et du brochurier, dans un langage sans recherche d'ornementation. non dépourvu d'une certaine emphase qui lui donne du relief, et empruntant de la vie à la marche logique et compacte de l'argumentation. L'écrivain serre l'adversaire de près, le cite pour mieux le saisir, aligne les documents. Il porte fortement les coups, sans préoccupation de littérature ou d'esprit.
Les données étaient simples. Le collège de Liége n'avait cessé de prospérer. En 1831 l'administration avait prié l'évêque de désigner un prêtre pour y donner l’enseignement religieux. Deux ecclésiastiques furent désigna en 1832. Un an après, le 9 octobre 1833, ils donnaient leur démission. sous prétexte qu'ils ne pouvaient « réaliser le bien » qu'on attendait d'eux, « à défaut d’améliorations (page 64) sollicitées et vainement attendues jusqu'à ce jour. »
Le rapporteur prouva que ces améliorations portaient sur des points de détail tels que la présence des élèves aux leçons, le placement d'emblèmes religieux dans les classes, la faculté de disposer de certains moyens d'encouragement, et que satisfaction avait été donnée aux principales demandes formulées, tandis que les autres étaient soumises à une étude sincère et attentive. Il montrait, d'autre part, la démission inopinée des deux prêtres, l'étrange corrélation de leur retraite avec celle, qui suivit presque immédiatement, de l'aumônier du pensionnat annexé au collège. L'aumônier avait été remplacé plus tard. Mais son poste resta vacant à partir de 1839. Depuis 1839. pour les internes, depuis 1833, pour les externes, le cours de religion avait donc cessé, par le fait de l'autorité ecclésiastique.
Cet exposé se terminait par une péroraison de tournure oratoire qui vengeait le conseil communal de l'accusation de s'être laissé dicter ses actes par les loges : « Il serait au-dessous de notre dignité de combattre de tels moyens et de telles insinuations. Si l'on croit faire appel à de vieux préjugés morts depuis longtemps et affaiblir l'autorité de nos décisions en balbutiant qu'elles émanent des loges, on se trompe ; la raison publique a fait assez de progrès, grâces au ciel, pour qu'il ne soit plus aussi facile de l'égarer ! »
Il débutait par une attaque directe et véhémente dirigée contre les doctrines développées par l'évêque van Bommel au sujet du rôle de l'Eglise et de l'Etat dans le système scolaire. Rappelant les faits cités à la Chambre par M. Dolez, Frère disait :
« M. l'évêque van Bommel, sous prétexte de rectifier celui de ces faits qui le touchait plus spécialement, a saisi cette occasion d’exposer des doctrines étranges en matière d'enseignement, et (page 65) qui ont profondément affligé tout ceux qui se préoccupent de l’avenir du pays. Il a déclaré que les évêques de Belgique avaient adopté cette règle invariable : « Point de coopération à un collège communal ou à tout établissement quelconque, à moins qu’ils n’aient la garantie que cette coopération sera utile » ; et pour qu’elle soit utile, « il faut ; le mot est impérieux ! - il faut (au clergé) une part dans le choix ou la nomination de tous les professeurs et maîtres des écoles et des collèges...
« De l’application vraie ou fausse de ces principes dans une loi va dépendre, a-t-il dit, une partie des devoirs de l’épiscopat et de tout le clergé belge dans ses rapports avec l’autorité civile ; de là, par conséquent, harmonie ou conflit.
« Deux fois, avons-nous dit et répété dans de récentes publications, deux fois la question de l’instruction, mal comprise par le gouvernement, a été mal résolue, et deux fois cette erreur a compromis la paix à l’intérieur du pays, deux fois l’existence de ces gouvernements mal avisés a été elle-même compromise.
« Voudrait-on une troisième fois commencer la même faute ? »
« Le pays est donc averti ! Les hauts prélats, à qui il faut procéder un riche salaire prélevé sur l’impôt, ont arrêté, en fait d’enseignement, un système invariable dont ils ne se départiront pas ; si les Chambres, si le gouvernement du roi ne peuvent y souscrire, si la majorité légale du pays le repousse, s’il n’est pas consacré par une loi, les devoirs de l’épiscopat, dans ses rapports avec l’autorité civile, obligeront à agir ; il y aura conflit ! La paix à l’intérieur sera en danger ; l’existence même du gouvernement sera compromise !
« Ainsi parle le chef du diocèse, le ministre d’un Dieu de paix ; et afin que l’on ne doute pas de la hardiesse de ses déterminations, il se hâte d’annoncer que ce qu’il proclame aujourd’hui en écrivain au courant de l’état des choses, il est prêt à le faire en une autre qualité et d’une autre manière, si les circonstances viennent à lui en faire une obligation grave.
« Le bon sens du public, son amour de l’ordre et de la paix, premier et indispensable élément de tout progrès moral et matériel, feront justice de ces prétentions et de ces menaces.
« Nous ne pouvions les passer sous silence, messieurs, car la commission chargée par vous de vous éclairer sur les faits relatifs au collège de Liége, signalés par l’écrivain, a été frappée de l’aveu naïf de M. l’évêque, qui se défend, d’une part, d’avoir (page 66) refusé de charger un ecclésiastique de l’enseignement religieux au collège, et qui déclare, d’autre part, que si demande était faite. il ne l'accueillerait point, ou plutôt, il ne consentirait à y accéder qu'à des conditions que le vœu des électeurs. votre mandat. votre honneur et la loi vous feraient également un devoir de repousser.
« Vous pourrez vous convaincre dans un instant, messieurs, de la sincérité du langage de M. l'évêque. dans les accusations qu'il a lancées contre vos prédécesseurs ; vous verrez s'ils n'ont pas essuyé, par le fait, un refus de concours de la part du chef du diocèse ; vous verrez s'il avait, en 1831 et 1832, les prétentions qu'il vient d'annoncer ; s'il ne faut pas, au contraire, placer le temps où elles ont pris naissance à une époque postérieure, et si ce n'est pas dès ce moment qu'ont paru les premiers actes d’une hostilité manifeste, contre un établissement qui inspire toute confiance aux pères de famille. dont la prospérité excite l’envie et pour lequel la ville ne cesse de faire d’immenses sacrifices. »
Frère-Orban rattachait ainsi l'affaire du collège communal de Liége à la campagne politique entreprise par le clergé et indiquait le but secret de la tactique des évêques, ne refusant leur concours pour l'enseignement de la religion qu'afin de discréditer les établissements soustraits à leur intendance et d'en provoquer la désertion au profit des institutions catholiques. Il mettait en lumière les maximes que l'épiscopat prétendait faire prévaloir dans la législation scolaire en élaboration et qui ne tendaient à rien moins qu'à faire participer l'autorité religieuse au choix ou à la nomination des maîtres. Il protestait contre ces exigences audacieuses qui mettaient en péril la souveraineté de la puissance civile.
Son rapport, lu en séance publique, fut, pendant une heure et demie, écouté avec une attention soutenue, dans un silence religieux ; l'auditoire l'applaudit ; l'assemblée en ordonna l'impression (27 mars 1841, in-8°, 48 p. , imprimé à Liége chez Riga, sous le titre : Rapport fait au conseil communal de Liége sur les imputations dirigées contre cette autorité, dans la brochure que M. L’évêque Van Bommel vient de publier sous le titre : Réponse à un honorable membre de la Chambre sur un fait particulier relatif à l’enseignement religieux dans les collèges).
(page 67) C’était son vrai début Il lui assigna immédiatement une place considérable dans le conseil et porta son nom au dehors.
De toutes les questions qui relevaient de la juridiction communale. les questions d'enseignement le passionnaient le plus. Examinant, dans la séance du 12 janvier 1844, la situation financière de la ville, il constatait avec fierté que le budget de l'instruction publique, pour lequel on ne sacrifiait en 1825 que 33.000 francs, en 1835 que 61,000 francs, s'était élevé à plus de 123,000 francs. « Là, disait-il, est le siège (page 68) des majorations des dépenses de la commune ; et, malgré toutes les déclarations et tous les cris de nos adversaires, là doivent continuer à se porter tout notre zèle et toute notre vigilance. » Il jugeait illégitimes les frais somptuaires, quand un intérêt supérieur exigeait des sacrifices auxquels, par esprit d'économie, on préférait se soustraire. Combattant un crédit de 8.000 francs sollicité pour l'organisation d'un banquet auquel le Roi serait invité, à l'occasion de l'inauguration de la statue de Grétry et du chemin de fer. il s'écriait : « Comment ! vous voulez pour un dîner imposer à la commune un surcroit de dépenses de plusieurs milliers de francs, tandis que tout récemment vous avez déclaré que votre situation financière (page 69) ne vous permettait pas d'accorder un franc par jour à une sous-maîtresse d'une école communale, dont les titres à cette indemnité sont incontestables. » (séance du 10 juin 1842).
La ville de Liège, à cette époque, se préoccupait de l'organisation d'un enseignement normal. La loi de 1842 avait entraîné la disparition de l'école qu'elle avait entretenue jusque-là. Et le gouvernement lui avait suggéré l'Idée de créer une école primaire à laquelle seraient annexés des cours normaux La commission de l'instruction proposa de négocier avec l'autorité supérieure en vue d'instituer un établissement de cette nature. Frère combattit ce projet.
Il jugeait les écoles primaires existantes. communales et privées, suffisantes pour les besoins et estimait qu'il n'y avait dans l'organisation pédagogique de la ville qu'une lacune à combler, l'absence de cours normaux propres à former des instituteurs pour les écoles communales du degré inférieur. Il soutint un système différent de celui de la commission. Il aurait voulu qu'une école normale laïque fût fondée par l'initiative de libéraux dévoués à la cause de l'enseignement. et que la ville la subsidiât. Il soutenait que la commune aurait le droit d'allouer des subsides un établissement libre normal. si celui-ci se soumettait au régime d’inspection établi par la loi nouvelle. « C’était, disait-il, une question. qui touchait à la liberté d'enseignement, car il s’agissait de savoir si ce qui était licite pour l'Etat au profit des écoles du clergé. était illégal pour les communes, en faveur des établissements laïques. » Le conseil communal repoussa les motions diverses dont il était saisi, et les scrutins auxquelles elles donnèrent lieu provoquèrent un vif incident entre Frère-Orban et un (page 70) de ses collègues, M. Bayet, qui appartenait à la fraction avancée du libéralisme.
Frère ayant voté contre la proposition tendant à l'institution d'une école primaire supérieure, M. Bayet lui lança cette apostrophe : « Lorsque le gouvernement pose un commencement d'organisation de l'enseignement public, je ne comprends pas que. dans le conseil, des hommes qui se disent libéraux combattent des mesures utiles à l'instruction. » Quelques applaudissements dans l'auditoire ponctuèrent ces paroles. Frère, indigné, se leva et traita l'accusation de calomnie. « M. Bayet ne sait donc pas, s’écria-t-il, tout ce qu'a fait le conseil. et à l'unanimité depuis tant d'années. en faveur de l'instruction publique !... » Et il rappela ses actes personnels. (Séance des 19 janvier 1844 et 17 décembre 1845.)
L'affaire fit quelque bruit. Le Libéral liégeois, auquel collaborait M. Bayet, fit écho à ses attaques. « M. Frère, dit-il. a rappelé au conseil et appris à la galerie ses opinions, ses luttes. ses convictions anciennes avec une emphase que ne désavouerait pas un homme politique de premier ordre qui aurait plusieurs fois sauvé la patrie. » Le Journal de Liége releva ces aigres critiques et rendit hommage aux « services incontestables rendus par Frère à la cause libérale par son talent et par la fermeté de ses principes. »
L'incident montra l'hostilité, latente toujours, souvent publique et non dissimulée, de l'élément radical à l'égard de Frère-Orban. Il y fut exposé depuis les origines jusqu'à la fin de sa carrière. (Note de bas de page : Frère donna suite à ses projets relatifs à l’enseignement normal. Dans la séance du 13 février 1846, il donna au conseil l’assurance qu’une école normale qui adopterait le régime d’inspection établi par la loi serait bientôt constituée à Liége et proposa de porter au budget un crédit de 6,000 francs pour être réparti en subsides ou bourses en faveur des élèves instituteurs qui la fréquenteraient. Le 25 mars, le conseil décida de ne pas allouer de subsides, bien que Frère-Orban persistât à croire que ce mode d’intervention fût légal et de créer des bourses. Frèe constata l’inaction du gouvernement l « Cela s’explique sans peine : le gouvernement, qui est en tutelle, a voulu laisser prospérer à l’aise les écoles normales créées par le clergé en éloignant d’elles toute concurrence... » Au vote sur l’ensemble, la proposition entière fut rejetée par 14 voix contre 8. Et la question de l’organisation d’un enseignement normal à Liége fut abandonnée. On ne la reprit que beaucoup plus tard. Voir le rapport de l’échevin Henaux (Bulletin communal, 1861, pp. 129 et suivantes.)
Le 17 décembre 1845 Frère saisit le conseil d'une (page 71) proposition tendant à supprimer l’abus des quêtes et collectes à domicile ou dans les églises, au profit d’œuvres et d’institutions de toute nature, dépourvues d’existence juridique, et dont le but était moins de soulager la misère que de favoriser des entreprises de propagande politique ou religieuse. Il y voyait une exploitation illicite de la charité, un détournement du denier des pauvres et, pour y remédier, réclamait une stricte application de l'arrêté du 22 septembre 1823. D'après lui, cet arrêté ne permettait à domicile et dans les églises que les collectes organisées par les institutions de piété ou de bienfaisance reconnues et subordonnait toutes autres à l'autorisation de l'administration communale. Il demandait en outre que le collège invitât le bureau de bienfaisance à user du droit que lui conférait l'article 75 du décret du 30 décembre 1809, en organisant des quêtes en faveur des pauvres dans les églises. Après avoir, séance tenante, caractérisé ses propositions, il les développa devant le conseil le 27 décembre suivant et les fit adopter à l'unanimité.
Il publia ensuite en brochure l'exposé des mesures qu'il avait préconisées, leur justification juridique et politique, et la réfutation des critiques de la Gazette de Liége ? organe clérical, et du Libéral liégeois, organe avancé, coalisés contre lui, en cette occasion comme (page 72) en bien d'autres Il déterminait en ces termes le mal auquel il voulait mettre fin :
« Depuis quelques années, on a considérablement multiplié les collectes. On quête partout, dans le pays, pour une foule de gens et pour une foule de choses, sans contrôle de la part de l'autorité publique. L'autorité ne sait, ni si les besoins allégués réels, ni si le but avoué n'est pas un prétexte qui sert à égarer la bienfaisance des citoyens.
« Ce n'est pas assez de réorganiser les ordres mendiants, afin d'augmenter, sans doute, le nombre de ceux qui vivent sans rien faire aux dépens de ceux qui travaillent ; il faut encore quêter soit à l’église, soit à domicile, pour des institutions qui n'ont aucune existence légale, pour des établissements ou des individus étrangers. et toutes ces œuvres plus ou moins pies que l'on invente comme à plaisir.
« Il y a des collectes qui sont maintenant à l'état d'impôt. Ainsi que l'impôt. elles sont permanentes et régulières ; elles sont recouvrées par des receveurs particuliers qui existent dans chaque commune, remises aux receveurs généraux résidant dans chaque canton. et versées enfin dans la caisse centrale. l'évêché. II n'est guère plus facile, dans les campagnes surtout, de se fournir son contingent dans les collectes, que d'échapper au paiement de l'impôt.
« Comment y réussirait-on ? Le caractère dont est revêtu celui qui est chargé de le percevoir, l’influence qu'il exerce sur la famille, ne permettraient qu'à un bien petit nombre de résister ses sollicitations...
« C’est de la sorte que l’on tarit les sources de la charité ; car, après le prélèvement de tant de contributions, que reste-t-il pour les pauvres ? Aussi les quêtes pour les indigents sont-elles peu productives.
« D’un autre côté, ces quêtes ne sont généralement faites par des personnes ayant reçu mission du bureau de bienfaisance, et l'emploi n’en est pas toujours régulièrement constaté. »
Frère critiquait ensuite le caractère illicite de collectes ou quêtes organisées sans autorisation (page 73) et le droit pour la commune de les soumettre un contrôle. jusqu'à l'intérieur même des églises :
« La pensée qui domine la loi du 7 frimaire an V, l’arrêté de prairial an XI, les décrets de 1806 e de 1809, en vertu desquels le droit exclusif de recueillir et de distribuer les dons faits aux pauvres, a été successivement maintenu aux bureaux de bienfaisance, est éminemment libérale. Si ce droit avait été remis aux ministres du culte, on pouvait craindre quelque partialité en faveur des coreligionnaires, et des atteintes plus ou moins directes à la liberté de conscience. L’autorité civile ne demande pas et n’est pas tentée de demander : Es-tu juif, protestant, calviniste ou catholique ? Vas-tu à la messe ou à confesse ? Elle ne fait qu’une seule question : Es-tu malheureux ? Elle n’offre pas l’aumône au prix d’une conversion.
« Ce n’est pas certes, que les ministres du culte soient ou doivent être exclus de la participation à la distribution des aumônes. Comprenant leur mission de paix et de charité, ils seront d’utiles auxiliaires des bureaux de bienfaisance ; ils en obtiendront des délégations ; ils recevront et ils donneront ; mais ils rendront compte ; ils agiront sous l’œil de l’autorité. Ce rôle est en harmonie avec le caractère dont ils sont revêtus ; c’est celui qu’ils remplissent depuis longtemps. »
L’argument capital qu’opposait la Gazette de Liége était fondé sur la liberté d’association, dont la liberté de la charité ne serait qu’une expression et un instrument de réalisation. Frère répondit :
« Comment ! dit-elle (numéros des 8, 10 et 11 janvier 1846), la Constitution proclamerait la liberté d’association, et il dépendrait d’une autorité municipale, de la rendre illusoire ? Je serais libre de former une association de bienfaisance, et je ne pourrais solliciter le libre concours de ceux qui pensent comme moi ? La charité me permettrait la fin, et le pouvoir communal m’interdirait le moyen !
« Comment ! la Constitution proclamerait la liberté religieuse la plus entière, et la charité, qui n’est que la religion se manifestant par des bienfaits, ne serait pas libre !
« La Constitution a prononcé la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et le pouvoir communal pénétrerait dans le temps pour (page 74) dire : telle collecte aura lieu, je l'ordonne ; telle autre ne se fera pas. je le défends. »
« Ce sont là de pures déclamations. Si l'Etat pas le droit d'intervenir dans la nomination ou l’installation des ministres du culte, si les cultes sont libres, s'il y a séparation de l'Eglise et de I'Etat, est-ce à dire que l'on pourra impunément commettre dans le temple un crime ou un délit ? L'autorité n’osera-t-elle en franchir le seuil pour y constater les contraventions aux lois ? Les églises sont-elles soumises à un régime différent de celui des autres lieux publics, relativement la surveillance de la police ? Assurément non.
« Elles ne jouissent plus du privilège de l'inviolabilité ni du droit d’asile ; elles n'échappent pas à l'action de la police ordinaire, qui embrasse tout ce qui concerne la salubrité publique, la sûreté, les bonnes mœurs et, en général. l'exécution des lois d'ordre public. L'autorité spirituelle ne peut, par elle-même ou par ses préposés intervenir dans l'exécution des lois et des règlements de police, même dans les églises (TIELEMANS, Répertoire de l’administration et du droit administratif, v. Eglise) Si le fait de quêter sans autorisation constitue un délit, l'autorité civile à dès lors le droit incontestable de le faire rechercher dans les églises comme partout ailleurs.
« Mais quoi ! la charité ne serait pas libre en Belgique ! Eh ! mon Dieu, la charité est parfaitement libre ; chacun peut donner tant qu'il veut et comme il veut ; personne n'arrête la main qui va répandre l’aumône ; seulement le législateur prémunit la bienfaisance contre les abus dont elle peut être victime, et il ne confond pas la charité avec la mendicité.
« Mais vous rendez illusoire la liberté d'association ! Vraiment ! Les négociants ne pourront plus s'associer parce qu’il sera défendu de collecter... les capucins surtout ne pourront plus s’associer... Cela n'est pas sérieux : ils ne pourront plus se procurer des ressources par des voies illégitimes et que la loi condamne ; voilà tout ; libre à eux de réclamer, suivant tel mode qui n'est pas prohibé par la loi pénale, le concours de ceux qui pensent comme eux. Eh ! qui veut la fin veut les moyens... Sans doute ; mais des moyens licites : la donation. Soit ! mais pas la captation ; les dons volontaires et non les dons arrachés par l’importunité ; car la fin ne sanctifie les moyens et ne change (page 75) pas en œuvre pie ce qui est condamné par la loi. Or, la loi réprouve les collectes non autorisées. Aurait-on le droit ; par hasard, sous prétexte des libertés de culte, d’enseignement ou d’association, de faire des loteries ? Je parle du droit et non du fait, car, en réalité, l’article 410 du code pénal, qui défend d’établir des loteries, n’est pas mieux respecté que l’arrêté de 1823. Il y a une loterie organisée au profit des frères des bonnes œuvres de Renaix, et récemment on a publié l’annonce d’une loterie pour bâtir une église et pour l'orner. SI l'on tolère de pareils actes, dès qu'ils sont relatifs à un culte ou faits sous le prétexte de procurer de l'argent à des ministres d’un culte ; s’ils sont légitimes, comme conséquence des libertés proclamées par le pacte fondamental, - et ce qui est vrai des collectes doit l’être également des loteries - la loi devra se taire en face de toutes les exigences que l'on pourra formuler au nom des cultes. Cela est absurde ; ce n'est pas autre chose que l'abdication de l’autorité civile, et l’oubli de ce principe rappelé par la Constitution que, si les libertés sont garanties, il y a lieu à la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés.
« La loi civile, la loi commune domine nécessairement les règlements des sociétés privées et ceux des autres cultes. »
Enfin, voici la conclusion du thème, fondée sur les principes de l'ordre constitutionnel :
« Chez les peuples qui ont établi une religion d’Etat, la législation civile subit les influences des croyances religieuses ; les préceptes religieux sa transforment en commandements législatifs. Le pouvoir sait ce qui constitue le culte ; il le défend. Il le protège. Le culte est défini : il a ses règles que l’autorité sanctionne, en totalité ou en certaines limites. Mais dans un pays qui admet tous les cultes, qui proclame à cet égard la plus entière liberté, il est par là mène interdit à tous les pouvoirs, parlementaire, gouvernemental ou judiciaire, de s’immiscer dans les affaires religieuses, sous peine de porter atteinte à la liberté des cultes. L’autorité ne peut sanctionner les principes de tel ou tel culte et les rendre obligatoires, car elle blesserait la liberté de conscience.
« L’article 15 de la Constitution ne fait qu’exprimer une application de ces principes lorsqu’il statue « que nul ne peut être contraint de concourir, d’une manière quelconque, aux actes et aux cérémonies d’un culte, ni d’en observer les jours de repos. » C’est la conséquence forcée de la liberté des cultes.
(page 76) « La puissance publique n'a pas à se préoccuper des différents cultes ; à plus forte raison, les cultes ne peuvent le dominer, il y aurait anarchie ; à plus forte raison les prescriptions d'un culte ne peuvent être des lois et des lois devant lesquelles tomberaient les lois civiles ; car tout individu créant un culte serait un législateur. Dans l'ordre civil. il n'y a donc pour règle que la loi civile. Lorsqu'elle a qualifié un fait crime ou délit, on le droit de le commettre sans encourir la peine que la loi prononce, prouvât-on même que cet acte est la fin ou le moyen d’un enseignement, d’une association ou d'un culte.
« Je m’arrête : les propositions que je défends me semblent si évidentes et si conformes aux idées libérales qui découlent des principes consacre par la Constitution que je crois inutile de les développer avant qu'elles aient été sérieusement attaquées. »
Dans les propositions de 1845 et dans leurs développements apparaissent les thèses sécularisatrices que Frère devait défendre plus tard en matière de bienfaisance publique dans son livre sur la mainmorte et la charité et devant les Chambres. La conclusion synthétise la doctrine qui demeurera la base de sa conception des relations de l'Etat et de l'Eglise : la séparation et la suprématie dans l'ordre temporel du pouvoir civil. Elle était dès lors solidement fixée dans son esprit.
Vers la même époque Orban fut amené, à l'occasion d'un procès dont il fut chargé et qui fit grand bruit, à traiter, sous un autre aspect, des rapports de l'Etat avec l'Eglise. Des démêlés d'ordre (page 77) disciplinaire s'étaient élevés entre l'évêché de Liége et un vicaire de Visé, M Van Moorsel, appelé à desservir la succursale de la Xhavée, à Wandre. Celui-ci fut, après diverses péripéties, frappé de révocation par l'évêque, le 22 août 1845. Il protesta, forma appel de cette décision à Rome et pria le nonce d'envoyer les pièces de l'affaire au Vatican ; le nonce ayant refusé. il s’adressa au ministère des affaires étrangères, qui excipa de l'incapacité du gouvernement belge de s'immiscer dans les actes de juridiction religieuse. Il persista dans son attitude protestataire. soutenant que les desservants de succursales bénéficiaient, aux termes de la loi canonique, du privilège de l'inamovibilité, au même titre que les curés proprement dits. Il se résolut enfin à porter le débat devant les tribunaux civils et assigna l’Etat en paiement de son traitement. qu'il prétendait lui rester dû en qualité de curé de la paroisse de la Xhavée.
Le tribunal de Liège, par jugement du 14 août 1846, se déclara incompétent à raison des principes constitutionnels qui défendent à l'Etat d'intervenir dans la nomination ou l’installation des ministres d'un culte quelconque, qui séparent l’autorité spirituelle de l'autorité temporelle et établissent leur indépendance réciproque, sauf le payement par l'Etat des traitements du clergé. M. van Moorsel se pourvut alors devant la cour de Liége et forma « appel comme d'abus » contre l'évêque de Lieége, demandant que la révocation prononcée contre lui fût jugée nulle et non advenue et que son nom fût réinscrit sur l’état des curés du diocèse.
Sa défense fut présentée dan. un long mémoire signé de ses trois avocats, maîtres Forgeur, Robert (de Tilleur) et Frère, et qui porte en maints passages trace de la griffe de celui-ci. Le débat portait sur des (page 78) points délicats de droit ecclésiastique et de droit public, et tout d'abord sur l'existence même de l' « appel comme d'abus » et sur l'autorité qui, le cas échéant, en devrait connaître.
Cette question faisait depuis que temps l'objet de vives controverses. M. le procureur général de Bavay, dans une mercuriale de 1846, avait soutenu devant la cour d'appel de Bruxelles la constitutionnalité de l'appel comme d'abus. Une polémique s'en était suivie entre ce haut magistrat et un professeur de l'Université de Louvain, M. Verhoeven. La cour de Liége, appelée à trancher le litige, décida, dans la cause de Van Moorsel, que le système de l'appel comme d'abus établi par les articles organiques du Concordat n'était plus en harmonie avec l'ordre politique belge ; que la Constitution avait rendu aux cultes et à leurs ministres pleine et entière liberté, que les actes de discipline ecclésiastique n'étaient pas du ressort de l'autorité civile, et, en conséquence, elle se déclara incompétente
Le système plaidé pour Van Moorsel soulevait une autre question, celle de l'assimilation aux curés des succursalistes ou desservants de succursales, au point de vue de l'inamovibilité. Aux termes de l'un des articles organiques du Concordat. l'article 31, les desservants sont révocables par l'évêque. Cette disposition était-elle en vigueur ? Avait-elle un fondement dans le droit canonique? Les succursalistes, le petit clergé, étaient-ils donc abandonnés à l'arbitraire épiscopal ? Et pouvait-il dépendre d'une sentence souveraine de l'autorité religieuse que le traitement fourni par l'Etat leur fût retiré ? Le mémoire présenté par les avocats de Van Moorsel marquait en traits vigoureux l'importance de la question pour le clergé belge :
« La sécurité, l’indépendance, la dignité, l'honneur de tous les (page 79) prêtres sont intéressés dans ce débat. Il s’agit de savoir si, en Belgique, sous un régime de liberté pour tous, le prêtre seul est soumis à un despotisme illimité ; si aucun recours ne lui est ouvert contre les actes arbitraires de son évêque ; si, pour lui, le droit n’est qu’un mot, la justice un rêve, les tribunal un sanctuaire profane dont l’accès lui est interdit.
« Les prêtres sont-ils des parias ? Doivent-ils, comme des esclaves, se courber sous le joug sans murmurer ? La plainte devient-elle. dans leur bouche, un crime qui les expose à mourir de faim ? Peut-on, pour tout dissentiment avec leur évêque, les placer dans la nécessité d'apostasier on d'étouffer le cri de leur conscience ? En face d'une délation. ou d’une accusation sans preuves, seront-ils désarmés ? Ne pourront-ils obtenir des juges ? Des milliers d’hommes sont-ils à la merci de quelques hommes ? Quatre ou cinq évêques sont-ils investis, depuis 1830, d’un pouvoir discrétionnaire sur tous les prêtres de la Belgique ? Est-ce là ce qu’il faut appeler, par une emphatique et cruelle dérision, l’affranchissement du clergé ?
« Que l’on y prenne garde : des actes nombreux ont déjà fait sentir l’oppression. Le clergé commence s'en émouvoir. Il attend. Il espère encore. Mais s'il est irrévocablement constaté qu’il n'y a point de garanties pour lui ; que, dans l'ordre spirituel, le recours à Rome est Illusoire ou ne peut être exercé ; que, dans l'ordre civil. l'État est sourd à ses réclamations, et que les tribunaux lui sont impitoyablement fermés, la résistance, isolée aujourd’hui du moins en apparence, deviendra alors ostensible, forte, puissance, unanime, invincible.
« La discussion à laquelle nous allons nous livrer ne doit donc pas être accueillie avec dédain ou seulement avec indifférence. Elle provoque, sur un point de droit très grave, les méditations des hommes d’Etat, des magistrats, des jurisconsultes, de tous ceux enfin qui sont convaincus qu’un pays ne pourrait pas être déclaré vraiment libre, s’il y existait une classe entière de citoyens placée, de fait et de droit, hors de la protection des lois. »
L'affaire de la Xhavée. ainsi caractérisée, cessait d'être un cas particulier de droit, une discussion d'ordre purement contentieux. Elle prenait un caractère politique. Elle faisait surgir, à l'occasion d'un fait incidentel. tout le problème de la police des cultes. Depuis quelque temps déjà, l'attention avait été attirée sur la position du clergé inférieur.
(page 80) A propos d'un livre publié en France par MM. Allignol frères, prêtres desservants. sur « l'état actuel du clergé en France et en particulier des curés ruraux appelés desservants », le Journal de Liége avait consacré plusieurs articles à l'examen de la question. La révocation de Van Moorsel apporta au débat de nouveaux éléments. On montrait les prêtres ruraux courbés sous le despotisme des évêques, obligés comme une milice de se plier à une discipline inexorable, condamnés, par ordre de l'autorité supérieure, à se transformer en agents politiques. sous peine de révocation. et ne se mêlant qu'à regret aux luttes électorales. On signalait l'impuissance où ils étaient de se faire rendre justice. On avait l'espoir qu'en affranchissant le bas clergé, sorti du peuple et opprimé par une aristocratie d'église, on désarmerait l'épiscopat. on enlèverait son action politique un instrument puissant.
Le problème, au point de vue du droit public, n'offrait pas moins d'intérêt. Pouvait-on admettre que l'épiscopat disposât sans contrôle des ressources de l'Etat et dictât sa loi au pouvoir qui dispense les traitements, comme aux prêtres appelés à en bénéficier ? Suffirait-il d'une simple déclaration d'un évêque pour que l'Etat accordât ou supprimât le salaire ? L'Etat était-il serf ? Telle était la matière du débat. Il eut des échos au Parlement, M. de Bonne porta les faits à la tribune et défendit le principe de l'inamovibilité des curés succursalistes. « Ce sera, dit-il, rendre un grand service à l'épiscopat belge que de faire disparaitre toutes les traces de la prétention qu'on pourrait lui attribuer, de faire peser sur le clergé secondaire et séculier un joug d'autant plus odieux qu'il ne peut s'allier avec le (page 81) caractère, les préceptes et les principes d'une religion toute d'amour et de charité. » Verhaegen l’appuya. Mais, en réalité, on discutait dans le vide : le gouvernement ne pouvait rien ; il lui était interdit constitutionnellement d’intervenir dans la nomination ou la révocation des ministres des cultes ; aucun lien légal ne rattachait la discipline de l'Eglise à la police de l'Etat. C'est ce que répondit deux ans plus tard. sous le cabinet libéral de 1847. M. de Haussy. ministre de justice, à M de Bonne qui était revenu la charge et se rangea à son avis. Il indiqua le seul moyen de mettre un terme aux difficultés ; c'était de remanier les lois organiques du culte, d'accord avec le Saint Siège. Le mot de « concordat » ne fut pas prononcé. Et Rogier, chef du cabinet, intervint pour en repousser l’idée, et spécifier qu'il ne pouvait s'agir que d'obtenir du Vatican des déclarations qui serviraient de base à une législation et satisferaient les prétentions raisonnable du clergé inférieur.
La question de l'inamovibilité des desservants resta sans solution ; des négociations entamées à Rome n'eurent pas de résultat. (VAN DE WEYER, Histoire des relations extérieures depuis 1830, dans Patria Belgica, tome II pp. 345 et 346.)
Mais l'affaire de la Xhavée l'avait fixé dans les préoccupations du libéralisme et celui-ci continua à s’inquiéter du sort du clergé inférieur, qui donna lieu au congre libéral de 1846 à l'adoption d'un vœu, adjoint au programme du parti.