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Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Chapitre III. L’organisation du parti libéral - Le Congrès libéral de 1846 - Les élections de 1847

(page 82) Tandis qu'au conseil communal de Liége Frère touchait d'une main déjà affermie et sûre d'elle-même aux choses de l'administration et de la politique générale et qu'il esquissait successivement les idées dominantes de son action future, il se mêlait intimement au travail de constitution interne du libéralisme, qui s'élaborait péniblement, non sans confusion ni tiraillements.


L'expulsion du cabinet de 1840 avait stimulé l'ardeur des libéraux et leur avait fait apparaître la nécessité de s'organiser. A Bruxelles une société politique, recrutée d'abord parmi les affiliés de la franc-maçonnerie, se fonda en 1841, sous la présidence du grand maître de cette association. Defacqz, ancien membre du Congrès et magistrat éminent. Elle se donna le nom de l'Alliance, admit en 1842 des membres étrangers à la maçonnerie et compta bientôt un millier d'adhérents.

(page 83) A Liége une association se créa en avril 1842. Elle s'appela lUnion libérale.

Les fondateurs avaient leur tête Jamme, l’ancien bourgmestre, Delfosse, Dereux, Frère. Celui-ci, dans la séance inaugurale du 11 avril, donna lecture du règlement. au nom du comité provisoire, et fut désigné pour faire partie du comité central, dont il devint secrétaire.

Les débuts furent difficiles. Les catholiques dénonçaient les associations constituées par les libéraux comme des clubs dangereux pour la paix publique et évoquaient le spectre des jacobins. Certains libéraux timides hésitaient à y entrer, redoutant leur permanence et habitués jusque-là à ne se réunir qu'à la veille des élections, dans des assemblées journalières et occasionnelles, convoquées par des comités provisoires, en vue de dresser et de soutenir des listes de candidatures.

Les résultats, cependant, furent fructueux. L’association liégeoise prépara les élections législatives de 1843, qui aboutirent à une victoire libérale. MM. Raikem et de Behr, le président et l'un des vice-présidents de la Chambre furent éliminés et remplacés par MM Lesoinne et de Tornaco, qui passèrent à 500 voix de majorité. Ce succès n'était pas isolé. M. d'Elhoungne était élu à Gand ; M. Dubus succombait à Tournai, où M. Castiau prenait sa place.

Le mouvement libéral se prononçait. Aux élections de 1845 il s'accentua. Rogier fut élu deux fois. Bruxelles et Anvers, suivant l'exemple qu'avaient donné deux auparavant, Liége. Tournai et Verviers, nommèrent des libéral. Le gain total de (page 84) l'opposition fut de six sièges, et Nothomb, se sentant frappé, quitta le pouvoir.

Le triomphe définitif s'annonçait prochain. Ce n'était pas l'heure de rompre l'unité de l'effort. On la choisit cependant pour se diviser.

Au sein des associations libérales, récemment organisées, des groupes se formèrent où prédominait la jeunesse et dont les aspirations, dédaigneuses des nécessités contingentes, des besognes pratiques et immédiates, ne tendaient rien moins qu'à une transformation radicale de la société. C'étaient des idéalistes, atteints, par contagion, de la fièvre humanitaire qui remua l'âme française pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe et qui devait faire explosion en 1848. Leur sensibilité s'était abreuvée aux utopies fouriéristes ; Louis Blanc leur avait livré la clef de la question sociale en leur fournissant une formule, « l'organisation du travail ». Dans la formule, ils croyaient trouver un système.

Les « vieux libéraux », d'esprit plus positif, portaient leurs préoccupations sur la situation politique du pays. La tâche du moment, celle qui leur semblait urgente, possible, indispensable, c'était de mettre les libertés publiques à l'abri des entreprises de réaction, de sauvegarder l'autonomie individuelle, d'organiser l'éducation nationale, de dégager l'Etat de la tutelle religieuse ; en un mot, d'assurer d'abord l'indépendance du pouvoir civil. Au surplus, les revendications sociales de l'époque étaient prématurées et nébuleuses. Enveloppées de phraséologie, elles contenaient des mots, non des solutions. Elles étaient nourries de sentimentalisme, non de science. Elles devançaient leur temps, effrayaient les uns par les menaces qu'ils y voyaient poindre, provoquaient l'ironie des autres ; l'opinion bourgeoise, plus portée aux réalités qu'aux aventures. y restait réfractaire.

(page 85) La scission avait éclaté à Liége en avril 1845, à propos d'une question de discipline intérieure, qui dissimulait un antagonisme de tendances et de personnes. Les « jeunes libéraux », ambitieux d'imposer leurs idées, voulaient une place dans la direction de l'Union.

L'incident débuta par un échange de mémoires explicatifs. La seconde phase fut, aux élections pour le renouvellement du comité, l'élimination de M. Capitaine par les avancés, et la démission, qui en fut la conséquence, des collègues de celui ci. La troisième se déroula dans une assemblée du 28 avril 1845, convoquée pour statuer sur une proposition des « jeunes » tendant à modifier le règlement, en vue de leur assurer une représentation dans le comité. Frère, assisté par Forgeur, la combattit énergiquement et, à en croire la relation de la séance qu'il fit le lendemain à Delfosse, la lutte fut orageuse : « Jamais, écrivait Frère au député de Liége, le 29 avril, club révolutionnaire ne présenta un aspect aussi animé, aussi violent, aussi plein de tempêtes que la réunion d'hier..... Un amendement en quatre points avait été préparé. Il fut développé par le jeune Macors. (Note de bas de page : M. J-G Macors était avocat, très hostile à Frère, qu’il railla dans un petit poème satirique, fort méchant, qu’il fit circuler parmi ses amis.) Il exposa que dans un avenir plus ou moins prochain de graves questions surgiraient ; qu'il faudrait bien s'occuper enfin des intérêts humanitaires, de réformes sociales, d’organisation du travail (il y a par le monde une foule d'oisifs qui rêvent l'organisation du travail). Il ajouta que, dans cette prévision, il fallait trouver un mode qui permît à ces penseurs de pénétrer au pouvoir, c'est-à-dire au comité. »

Le scrutin qui suivit la discussion envenima les esprits. Un premier vote attesta que les réformistes étaient minorité. Un (page 86) second les fit majorité. Plusieurs membres s'étaient retirés. Quelques-uns étaient aux portes de la salle. On ferma le scrutin sans les prévenir et on refusa de les admettre à voter, quand ils se présentèrent. De là de vives récriminations, des accusations de mauvaise foi. « Il fut impossible, écrit Frère, d'obtenir justice de cette brutalité. Le parti était pris de nous faire violence. Alors un cri unanime se fit entendre parmi nos amis : Retirons-nous !... »

Frère annonçait la résolution de se séparer de ces « éternels brouillons » : « Qu'ils se constituent entre eux, qu'ils mettent la paix dans leur ménage et fassent ensuite in petto des réformes sociales, qu'ils fassent leur petit progrès en bichonnant le progrès humanitaire et qu'ils soient un peu moins paresseux avant de penser à l’organisation du travail. »

Delfosse, Frère et leurs amis constituèrent alors l'Association libérale, à laquelle adhérèrent le bourgmestre de Liége Piercot, le sénateur Hennequin, les députés Fleussu et de Tornaco. De leur côté, les « jeunes libéraux » se cantonnèrent à l'Union libérale, que présida Lesoinne, et où entrèrent notamment Dereux, chez qui Frère avait fait son stage d'avocat, Collette, de Sélys. L'Association tint sa première séance le 3 juin 1845. Delfosse présida et prononça le discours inaugural, où il retraça la situation et ses origines. L'Union se reconstitua le 14 juillet. Fn même temps parut un journal nouveau, le Libéral liégeois, qui fut son organe.

Bientôt le Libéral et le Journal de Liége entrèrent en campagne. Celui-ci invoquait la nécessité primordiale de poursuivre sans répit la lutte contre la domination catholique, montrait l'étendue de la tâche qu'avait encore à accomplir le « vieux libéralisme », tant décrié, avant de céder la place aux radicaux. Celui-là soutenait que le « vieux libéralisme » avait fait son temps, (page 87) le qualifiait de « coterie aristocratico-métallique », accusait de despotisme Delfosse, Frère et Muller.

L'approche des élections communales du 28 octobre 1845 ne fit qu'exciter les colères. Les deux groupes ne parvinrent pas à s'entendre. et si l'Association obtint l'avantage, en faisant élire huit de ses candidats sur treize, cependant elle perdit un siège, et l'Union de même, au profit des cléricaux.

Ce double revers, conséquence inévitable de la division, ouvrit les yeux. L'Alliance de Bruxelles songea à s'interposer dans une pensée conciliatrice. (Note de bas de page : Correspondance bruxelloise du Journal de Liége du 2 novembre 1845. Le correspondant bruxellois du Journal était alors M. De Jonghe, ami intime de Rogier, le père de Me Charles De Jonghe, avocat distingué et ancien bâtonnier du barreau de Bruxelles.)

La nécessité de mettre fin aux dissidences qui menaçaient l'action libérale, d'imprimer à celle-ci une direction d'ensemble, de donner au libéralisme une organisation matérielle et politique qui lui permît de marcher avec discipline au combat et de se trouver prêt à exercer le pouvoir, après la bataille, firent naitre l'idée de convoquer un congrès où tous les groupes locaux enverraient leurs délégués et qui rédigerait la charte du parti.

L'initiative fut prise par l'Alliance, en assemblée générale du 6 avril 1846. Les deux Associations liégeoises furent invitées à se faire représenter au congrès et chacune désigna ses mandataires.

Le moment était propice pour un puissant effort. Le libéralisme, depuis quelques années, prenait possession de lui-même. Les élections de 1843, celles de 1845 l'avaient renforcé au Parlement, en même temps qu'au dehors elles donnaient confiance et stimulaient la propagande. La vie politique s'intensifiait.

L'annonce du congrès l'échauffa encore. L'Alliance (page 88) provoqua des réunions, des conférences, la création de sociétés libérales. On voyait partout les signes précurseurs d'un grand élan. (Note de bas de page : Les élections provinciales de mai 1846 procurèrent une nouvelle victoire aux libéraux. A Liége, il n'y eut qu'une élection partielle, Le candidat de l’Association battit celui de l'Union, pour qui, au dire du Journal de Liége, votèrent beaucoup de catholiques.)

Enfin les incidents parlementaires entretenaient une vive émotion dans les Chambres et dans le pays Le 31 mars 1846 le pouvoir avait passé aux mains d'un cabinet exclusivement catholique, présidé par M. de Theux.

Cette brusque prise de possession parut une usurpation. Les élections de 1843 et de 1845, qui avaient témoigné de la croissance continue des idées libérales, ne l'expliquaient pas. Les circonstances au milieu desquelles la combinaison avait pris naissance ne la justifiaient pas davantage.


Il faut, pour se rendre compte de la portée de l'événement, remonter jusqu'à la retraite du cabinet Lebeau en 1841 et rappeler sommairement les expériences ministérielles qui la suivirent. Nothomb, appelé à remplacer Lebeau, avait tenté de restaurer l'union de 1830 et voulu revenir au système des gouvernements mixtes Il avait prétendu se dégager de l'atmosphère des partis. L'épreuve ne fut ni longue ni (page 89) heureuse. Le ministère Nothomb, il est vrai, se signala dans notre histoire politique par un acte mémorable, notre première loi sur l'instruction primaire. Et il serait injuste de ne lui en point tenir compte.

Certes, la loi du 23 septembre 1842 conférait au clergé une part illégitime d'autorité dans l’école, mais quelque imparfaite qu'elle fût au point de vue des principes, encore eut-elle ce mérite de créer une organisation, une règle, un contrôle, là où il n'y en avait point, de mettre fin un état anarchique qui se prolongeait depuis douze ans et où l'Eglise trouvait, pour l'expansion sans frein de sa puissance d'absorption, un terrain libre et vierge. Sans doute, l'épiscopat obtenait des satisfactions, mais elles restaient bien en dessous de ses prétentions. Et si l'on envisage les difficultés qui jusque-là avaient fait avorter toute entreprise législative, la résistance des catholiques à l'action de l'Etat dans le domaine scolaire, l'ardent désir des libéraux de donner à l'éducation populaire des fondements stables et légaux, - si l'on se place, d'autre part, au niveau des idées moyennes du temps, on ne contestera pas que la loi du 23 septembre 1842 fut un progrès, et, dans son ensemble, une transaction honorable et utile. Appliquée avec sagesse, dans un esprit loyal et conciliant, elle n'aurait point suscité les récriminations et les griefs que presque aussitôt légitimèrent les revendications nouvelles de l'épiscopat et les complaisances qu'il arracha en 1846 au cabinet de Theux. Ainsi se perdit la valeur transactionnelle de l'œuvre. D'un pacte acceptable à l'origine, le parti catholique fit, son profit, une convention léonine.

(page 90) Pour le reste, le cabinet Nothomb se vit sans cesse paralysé, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Il irrita violemment les libéraux par ses lois sur le fractionnement des collèges électoraux et sur la nomination des bourgmestres, aussitôt baptisées « lois réactionnaires » ; il froissa les catholiques par ses propositions de modification des jurys d'examens universitaires, qu'un de ses propres membres. M. Dechamps, quittant le banc ministériel, alla combattre au nom de la droite. Il mécontenta tout le monde, ne satisfit personne, fut atteint deux fois par le verdict électoral, et, au second coup, capitula.

Le système des majorités mixtes semblait bien, cette fois, irrémédiablement condamné. « M. Nothomb, a dit justement un historien, avait voulu se placer entre les partis ; un parti le renversait, tandis qu'il était à peu près abandonné par l'autre. » (Louis HYMANS, Histoire populaire de Léopold Ier.)

Cherchant l'équilibre, il avait été contraint de demander l'appui de la droite plutôt que celui de la gauche. Et les satisfactions qu'il avait données la première n'avaient pas suffi à dissiper les défiances de ceux qui ne soutenaient un cabinet mixte que par peur d'un cabinet libéral. sans cesser de souhaiter secrètement un cabinet catholique.

Malgré tout, après des pourparlers indirects avec Rogier. c'est un renouvellement de l'expérience que se résolut le Roi. Il rappela de Londres notre ambassadeur. Sylvain Van de Weyer, et lui confia la mission de recruter une administration nouvelle, sur le modèle de l'ancienne.

Le ministère Van de Weyer eut médiocre et courte vie. Il rêvait de répéter, en matière d'enseignement moyen, l'entreprise transactionnelle que le ministère (page 91) Nothomb avait menée à bonne fin en matière d'instruction primaire. L'accord ne put même s'établir au sein du cabinet. Celui-ci, né le 30 juillet 1845, mourut de faiblesse le 7 mars 1846.

Rogier fut appelé par le Roi. Il avait un programme : l'indépendance respective du pouvoir civil et de l'autorité religieuse, et l'application de ce principe dans la loi sur l'enseignement moyen ; la réforme du jury universitaire, dont la nomination par le gouvernement et les Chambres était une source d'abus et d'injustices ; le retrait des « lois réactionnaires ». Il avait pour l'exécuter avec lui des collaborateurs d'élite, Delfosse, Henri De Brouckere, le général Chazal. Il se croyait sûr d'une majorité, sûr de l'appui de l'opinion publique. mais il avait besoin d'armes défensives ; il pouvait se heurter une hostilité systématique de la haute administration, qui comptait beaucoup d'adversaires du libéralisme, et il ne convenait pas que le gouvernement fût à la merci de ses propres agents ; il pouvait rencontrer dans les Chambres une opposition tracassière ou se voir menacé par une manœuvre, renouvelée de celle qu'avait, avec un si étrange succès, tentée le Sénat contre le cabinet de 1840. Il fallait qu'il lui fût permis, en cas de besoin, de dissoudre les Chambres et de faire appel au pays.

Le Roi refusa. « Il était impossible de s'y tromper. Un ministère libéral était redouté. Toutes les influences catholiques s'employaient à le faire écarter ; leur opposition paraissait toujours un danger... S'il fallait subir les libéraux, on voulait un ministère faible et désarmé. » (FRERE-ORBAN, Introduction à l’histoire des partis.)

De cette crise sortit le cabinet catholique homogène du 31 mars 1846. C'était le ministère des « six Malous » (page 92) qu'avait condamné comme fatal au pays, moins d'un an auparavant, Malou lui-même ; celui-ci n'en tenta pas moins l'aventure. avec d'Anethan et Dechamps, faisant escorte à de Theux. Une contradiction saisissante s'établissait entre le pouvoir et l'opinion.

Le 20 avril s'ouvrit à la Chambre un grand débat sur la crise et la constitution du ministère. L'enceinte parlementaire a rarement retenti d'accents plus passionnés et plus éloquents. La droite puisa le thème de sa défense dans les conditions que Rogier avait soumises au Roi et que celui-ci n'avait pas agréées. On avait voulu confisquer la prérogative royale, en stipulant anticipativement le droit de dissolution, telle était l'explication qu'on donnait de l'appel fait par le chef de l'Etat aux hommes du parti catholique. La Couronne était ainsi mise en cause. Intervertissant les rôles. on accusait le libéralisme de rêver une domination qui eût absorbé jusqu’au pouvoir royal. Rogier accepta le combat sur ce terrain et, faisant face à l'adversaire, il répondit, aux applaudissements des tribunes, que si la royauté était compromise, le péril ne venait pas du parti libéral qui, par sa seule présence aux affaires, l'aurait émancipée du joug qu'elle subissait.

Le nouveau député libéral de Gand. M. d'Elhoungne, tout jeune encore et dont la parole séduisante, excitée par les circonstances et la fièvre du débat, atteignit les sommets, marqua la situation d'un trait puissant. Ce qui écartait le parti libéral du pouvoir, ce n'était pas un différend sur les prérogatives constitutionnelles de l'exécutif. c'était l'influence occulte qui pesait sur la Couronne. qui l'obsédait et qui, « s'étayant des souvenirs de deux révolutions, menaçait encore... » Là gisait le mal dont découlaient l'avilissement du pouvoir, la discorde et l'irritation (page 93) dans le pays ; là était l'écueil qu'il fallait signaler au pilote, « si haut qu'il fût placé. » Castiau, dans une philippique enflammée, mit en accusation la politique catholique. Lebeau, dans une harangue du modèle classique. nourrie d'évocations historiques. glorifia le libéralisme. Verhaegen et Dolez soutinrent l'attaque. Ce fut une mémorable discussion, tant par le talent qu'on y déploya que par la répercussion qu'elle eut au dehors. Les chefs de la droite, de Theux, d'Anethan, Dechamps, Malou. supportèrent le choc et manœuvrèrent habilement. Mais leur position était fausse. La gauche soutenait une cause populaire ; elle le fit avec éclat. Rogier, dans cette grande joute, se multiplia. Jamais il ne montra plus d'énergie et de verve, plus de bon sens et de feu. Le ministère eut un vote de confiance. non sans recevoir au dernier moment, de la main d'un catholique éminent, une blessure cruelle. De Decker, s'abstenant et jugeant d'une phrase aigue le cabinet nouveau, laissa le choix entre ces deux qualificatifs : « anachronisme ou défi. »


Tandis que se déroulaient les péripéties de ce grand combat parlementaire, suivies par un public nombreux, qui remplissait les tribunes et interrompait d'applaudissements les discours des principaux orateurs de la gauche, les préparatifs du congrès libéral se poursuivaient.

Quel que fût l'entraînement des esprits, on était loin, dans le parti libéral, de l'union dont tous sentaient la nécessité.

(page 94) Malgré l'aigreur des divisions, cependant, l'impulsion dans le pays était si prononcée que les élections provinciales de mai procurèrent à l'opinion libérale un succès nouveau. « On pouvait gaspiller ses forces sur le champ de bataille, et néanmoins triompher de l'ennemi », écrivait, le 31 mai, le correspondant bruxellois du Journal de Liége.

Bruxelles et Liége étaient le foyer des discordes libérales. Nous avons vu à Liége vieux et jeunes libéraux se séparer et batailler entre eux. A Bruxelles, bien que l'Alliance maintînt son unité, celle-ci était plus apparente que réelle. Là aussi s'étaient formés des groupes rivaux, l’un, celui des avancés, qu'on appelait familièrement « le Trou », l'autre, qu'on appelait « la Loge. »

Les organes des avancés étaient, dans la capitale, Le Débat social, à Anvers, Le journal du commerce, dans le Hainaut, Le Journal de Charleroi, à Liége, le Libéral, L'Observateur, Le Précurseur, Le Journal de Liége soutenaient la politique du libéralisme gouvernemental, qui reconnaissait pour chefs les Rogier, les Lebeau, les Delfosse, les Devaux.

Le Débat social joua dans ces luttes internes un rôle irritant. Fondé en 1844 par les frères Delhasse, Bartels et quelques radicaux bruxellois, il s'était donné pour programme la défense de la démocratie, destinée à assurer « le plus grand bien du plus grand nombre, au moins possible de frais et de charges pour tous et pour chacun. »

Les prédications socialistes qui enthousiasmaient la jeunesse de France avaient franchi la frontière. Les idées phalanstériennes avaient conquis de ferventes adhésions dans un milieu assez restreint, il est vrai, mais où bouillonnaient les curiosités intellectuelles, les ardeurs et les inquiétudes de la pensée. Un des apôtres du fouriérisme, Considérant, en avait, (page 95) pendant l'hiver de 1845, développé les souriantes visions, dans une série de conférences Bruxelles, au local de la Philharmonie. Des avocats, des lettrés, des artistes, des hommes d'affaires suivirent ces pittoresques leçons, dont Le Débat social publia de longs comptes rendus, et qui se terminèrent par un banquet, offert au conférencier, et où, dans l'effusion des toasts, un orateur inspiré annonça que la Belgique allait « se lever pour marcher avec la France à la conquête de l'harmonie sociale. » (DISCAILLES, Le Socialiste français Victor Considérant en Belgique. Lecture à la séance publique de la classe des lettres de l’Académie royale de Belgique, 8 mai 1895.) Une école se constituait ainsi, d'hommes de bonne foi voués l'œuvre du bonheur universel. Le Débat social fut son drapeau.

En 1846 il développa son format et accentua sa politique. (Note de bas de page : Barthels cessa dès lors d’y collaborer.) A côté de réformes acceptables qui firent leur chemin et dont plusieurs étaient communes au programme du vieux libéralisme et furent plus tard réalisées par celui-ci, telles que l'abaissement du cens électoral à la limite constitutionnelle et la révision du régime douanier, il réclamait des réformes sociales, faisait retentir chaque ligne le mot : « démocratie », prônait l' »organisation du travail » (Numéro du 5 avril 1846). Ce langage heurtait l'oreille du public, qui y percevait une origine étrangère, des sonorités révolutionnaires et s'inquiétait de voir, parmi cette rhétorique, s'effacer le problème politique du moment, celui de la prépondérance du parti catholique. La question cléricale préoccupait peu le journal avancé. L'indépendance du pouvoir civil était l'objet de ses railleries, « vieil axiome, disait-il, rabâché depuis trente ans » (31 mai 1846.)

(page 96) Il accusait d'impuissance le « parti Rogier » (26 avril 1846). Il voulait orienter le libéralisme dans des voies nouvelles.

On méconnaissait ainsi l'état de l'opinion, les exigences de la situati0n. On sacrifiait les faits aux mots ; le culte de la chimère détournait des plus évidentes réalités.

Les réformes utiles n'étaient possibles que par la conquête du pouvoir ; le pouvoir ne s'obtiendrait pas au moyen de déclamations et de formules de réorganisation sociale, qui témoignaient certes de sentiments généreux. mais n'exprimaient que des aspirations indécises, sans objectif tangible : leur moindre défaut était d'inquiéter le public et de fournir aux adversaires du libéralisme matière aux plus sinistres prédictions.

Aux tacticiens maladroits. L'Indépendance répondait : « On entend beaucoup parler depuis quelque temps de la nécessité d'un programme libéral. Nous sommes aussi d'avis qu'il faut un programme ; mais ce programme est tout fait ; un mot l'indique : c'est, dans l'ordre politique, la prédominance de l'opinion libérale sur l'opinion cléricale, la prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir ecclésiastique, nous ne concevons pas qu'on cherche autre chose. Sans doute, l'opinion libérale a d'autres buts en vue, mais elle ne peut les atteindre qu'après avoir conquis cette prédominance ; sur ce point toutes les fractions qui la composent sont d'accord » (25 mai 1846). Elle insistait sur la nécessité de l'union, que paralyserait la discussion de questions sans intérêt immédiat et dès lors d'ordre secondaire, destinées à la fois à diviser les libéraux et à alimenter la polémique de la presse cléricale.

A Liége la dispute était semblable. Là aussi (page 97) se heurtaient l’esprit pratique et l’utopie. (Note de bas de page : Le Journal de Liége du 4 juin 1846 cite ce piquant exemple de la logomachie alors en usage dans les cercles réformistes : « Le Libéral liégeois nous disait au mois de novembre dernier : « Le jeune libéralisme consent à s’incliner en passant devant la borne sociale, mais son culte est celui de la spirale indéfinie qu’il considère comme la loi primordiale et nécessaire de l'humanité. » Une aussi ébouriffante distinction établie entre le jeune et le vieux libéralisme méritait bien de faire fortune. » Fin de la note de bas de page.) Mais le dissentiment se concentrait sur une question politique, celle de la réforme électorale. L'électorat, cette époque. était réglé par la loi du 3 mars 1831. Celle-ci avait établi un régime différentiel qui assurait la prépondérance des campagnes sur les villes. Le cens atteignait jusqu'à 80 florins à Bruxelles, Gand. Anvers ; à Liége il était 70 florins ; dans les arrondissements ruraux il était beaucoup inférieur et descendait, pour d'entre eux, jusqu’à 20 florins, c'est-à-dire au minimum constitutionnel.

Tout le monde était d'accord, dans le parti libéral, sur la légitimité d’une révision de ce régime qui privilégiait les campagnes et prêtait aux idées conservatrices et cléricales, dont elles étaient l'abri principal, un renfort artificiel. Mais on se divisait sur la mesure dans laquelle il convenait d'élargir l'électorat.

Les extrêmes s'attaquaient au cens lui-même, le qualifiaient d'absurde et immoral, soutenaient que le corps électoral était doué de moins de capacité politique que les classes écartées des urnes.

Mais l'abolition du principe censitaire restait à l'arrière-plan, à l'état de revendication purement théorique. C'est sur le taux du cens que le différend portait surtout. Les uns en voulaient l'abaissement uniforme, pour les villes et les campagnes, à la limite constitutionnelle de 20 florins. Les autres se (page 98) refusaient à descendre d'emblée au minimum des conditions fixées par la Constitution. Ils se bornaient à admettre, pour un avenir prochain, la réduction graduelle du cens des villes au niveau de celui des campagnes et tenaient pour dangereux même d'agiter actuellement la question, de peur de susciter « des débats stériles et orageux » (Journal de Liége des 6 et 7 juin 1846). Il était cependant impossible de la tenir sous le boisseau.

Et les représentants de l'Association libérale liégeoise au congrès s'en rendirent si clairement compte qu'ils y prirent eux-mêmes l'initiative d'une proposition fixant sur ce point la politique du parti.


Le vent de discorde fit rage jusqu'à la veille du congrès. Il tomba dés que les délégués prirent contact. Un souffle d'union, sorti des masses profondes du libéralisme, passa sur l'assemblée. Tous sentaient que la destinée des idées libérales en Belgique dépendait de ce qui allait se faire. Le pays était attentif, les catholiques inquiets, impatients d'exploiter les querelles, l'intransigeance des uns, les imprudences des autres, qu'ils escomptaient déjà. On sut plus tard que Louis-Philippe, se prévalant de sa « vieille expérience », avait cherché à alarmer son gendre, le roi Léopold, en lui représentant l'assemblée des libéraux belges comme une « Convention nationale révolutionnairement constituée », incompatible avec « l'existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. » (Lettre de Louis-Philippe à Léopold Ier, du 14 mai 1846, publiée après les événements de février 1848 dans la Revue rétrospective, de TASCHEREAU, p. 402.)

Le congrès se réunit à l'Hôtel de ville de Bruxelles le 14 juin 1846. II comptait 384 délégués dont presque tous étaient présents. On y voyait pour Bruxelles Bartels. Defacqz, Verhaegen ; pour Bruges, Paul Devaux ; pour Mons, Dolez ; pour Huy, Godin ; pour Anvers, Charles Pécher ; pour Ypres, Alph. Vandenpeereboom ; pour Soignies, Wincqz; pour Gand, Delehaye, qui devait faire défection en 1852 ; pour Waremme, de Sélys-Longchamps; pour Charleroi, Charles Lebeau. (Note de bas de page : On n’y voit ni Rogier, ni Joseph Lebeau, ni Delfosse.)

Liége était représenté par l'avocat Bayet, l'industriel Behr, le juge Colette, l'avocat De Lezaak, de Looz-Corswarem. l'avocat Dereux, de Robaulx et Forgeur, qui avaient siégé au Congrès ; les avocats Hennequin, Lamaye et Macors ; Muller et Robert, conseillers provinciaux ; le Dr Wasseige, le bourgmestre Piercot et Frère-Orban, conseiller communal. (Note de bas de page : Il y avait un délégué par canton de 7.000 âmes, nommé par les associations électorales existantes, en des réunions formées dans ce but. Quarante villes et autant de cantons furent représentés.)

Tels étaient les hommes qu'on accusait dans les milieux réactionnaires de préparer une œuvre de désordre et d'anarchie. Defacqz présida l'assemblée et ouvrit la séance par un discours imprégné d'une haute raison politique. dans lequel il indiquait avec sagacité le mal dont souffrait le pays, le but à atteindre, le point de ralliement : « Des hommes chargés d'un ministère révéré, dotés par nos institutions nouvelles d'une indépendance qu'ils n'avaient jamais connue dans les (page 100) temps mêmes qu'ils feignent de regretter, se sont dit entre eux : la liberté n'est faite que pour nous, et notre seule volonté doit être obéie sur la terre... » L'épiscopat devient « le dépositaire effectif » du pouvoir. « L'usurpation occupe toutes les avenues de l'autorité. » L'avenir du pays lui est livré. Le gouvernement n'a pu se soustraire à l'assujettissement. Le remède est dans la Constitution. « De la composition de la représentation nationale dépendent les destinées du pays… » La conquête de la majorité parlementaire, voilà le but immédiat ; « à ce prix seulement est le progrès et jusque-là les plus sages améliorations, les plus beaux programmes, la réforme électorale, le premier des besoins, ne seront que de vaines utopies. qu'une lettre morte. » - Il faut donc s'unir, que chacun modifie son allure, que les uns renoncent à une « précipitation irréfléchie », les autres à une « méticuleuse lenteur ». Le mot d'ordre est le même pour tous : « La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ! »

Ces paroles dictaient au congrès une marche prudente, des sentiments conciliants, une direction strictement constitutionnelle. Elles furent accueillies avec enthousiasme.

L'assemblée vota, sans que des divergences sérieuses se manifestassent, les statuts de la Confédération générale du libéralisme en Belgique que l’Alliance avait préparés et qui réglaient l'organisation du parti. Puis elle aborda l'examen du programme politique.

Les délégués de l'Association libérale de Liége entrèrent les premiers en scène et proposèrent un projet, en cinq articles. Piercot en esquissa la portée générale. Frère ensuite en donna lecture.

Il était ainsi conçu :

1° L'indépendance réelle du pouvoir civil ;

(page 101) 2° La réforme électorale - par l'adjonction, dans les limites de la Constitution, des citoyens exerçant une profession pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi - et par l'abaissement successif du cens actuel des villes, avec toutes les garanties de lumières, d'indépendance et d'ordre ;

3° L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant à celle-ci tous les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence contre les établissements privés, et en repoussant l'intervention des ministres des cultes A TITRE D'AUTORITÉ dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil ;

4° Le retrait des lois réactionnaires ;

5° L'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs, à raison d'un représentant par 40,000 âmes et d'un sénateur par 80.000 âmes.

Dès que cette lecture eut été faite, Forgeur fit cette déclaration : « Nous ajouterons, pour qu'il n'y ait pas d'équivoque, que le congrès libéral déclare dès maintenant que le pays est assez mûr pour subir une partie de la réforme électorale. »

Le projet de programme était l'œuvre de Frère-Orban et l'on verra qu'il fut accepté dans ses parties essentielles par le congrès. Frère en revendiqua hautement la paternité, quelques années plus tard.

Dans la séance du 4 mai 1850. répondant à des allusions de Dumortier, relatives au programme du congrès libéral : « Oui, s'écria-t-il, ce programme, c'est moi qui l'ai rédigé et proposé... Je m'honore de cet acte à un double titre : je m'honore de cet acte, d'abord parce que j'ai participé à l'une des plus belles et des plus grandes manifestations qui aient eu lieu dans le pays, manifestation sage, légale, constitutionnelle, qui a prouvé, dès ce moment, toute la force et toute l'union de l'opinion libérale ; je m'honore surtout de (page 102) cet acte, parce que pas un article de ce programme que j'ai proposé et signé n'est resté inexécuté. » (Annales parlementaires, Chambre des représentants, 1849-1850, p. 1385.)

La genèse du projet n'est ni longue ni compliquée. Nous la tenons de lui-même (note de bas de page : Il nous conta ces détails peu avant la réunion du congrès libéral de 1894, qui suivit la révision constitutionnelle). Il était préoccupé, nous dit-il, des dangers d'une discussion flottante, qui, à défaut d'une base précise et fermement posée dès le début, pourrait se perdre dans la confusion ou conduire à des exagérations et des discordes. Il fit part de ses inquiétudes à ses collègues de la délégation de l'Association libérale, discuta avec eux pendant le voyage de Liége à Bruxelles les termes approximatifs d'un plan sur lequel on se mit d'accord. et les rédigea, dès l'arrivée, sur une table de café.

En quelques traits. le jeune conseiller communal liégeois burinait ainsi la charte du parti, le programme du prochain cabinet libéral, dont devait être, et à qui serait réservée la tâche de traduire les paroles en actes et les vœux en réformes.

Le seul article du projet soumis par Frère au congrès, qui suscita la contradiction et donna quelque passion au débat, fut celui qui visait la réforme électorale. Piercot, en interprétant la pensée, avait dit : « Toujours nous avons voulu la réforme électorale avec mesure, de manière à la concilier avec l'état des esprits. avec l'état des institutions... Nous proposons de déclarer comme premier manifeste du libéralisme belge que la réforme électorale, par l'adjonction des capacités et par l'abaissement successif du cens électoral jusqu'à la limite que nous voulons respecter tous, la Constitution, est le vœu du libéralisme belge. Mais (page 103) même temps nous demandons que le libéralisme belge, qui veut procéder avec ordre. déclare que la réforme électorale se fera suivant le temps, avec les garanties de capacité, d'indépendance et d'ordre que la société a le droit d'exiger de tous ceux qui aspirent à diriger les affaires du pays. »

Bartels applaudit au programme liégeois et y vit un principe de réconciliation générale. Mais il proposa de faire un pas de plus, en réclamant d'abord le nivellement du cens des villes et des campagnes, puis l'abaissement graduel de celui-ci jusqu'au minimum constitutionnel, et comme mesure d'application immédiate, l'adjonction de certaines catégories de personnes qui, réunissant des conditions de capacité supérieure (diplômes de professions libérales et listes du jury d'assises), payaient en outre le minimum du cens.

La capacité proprement dite devait donc se combiner avec la condition fiscale. Il n'était pas question d'en faire une base distincte du droit de vote, ce qui eût impliqué la révision de l'article 47 de la Constitution. L'adjonction d'électeurs capacitaires n'était, de part et d'autre. préconisée que dans les bornes fixées par cet article. Piercot l'avait dit au nom de ses amis de l'Association libérale liégeoise ; Dereux le confirma au nom de l'Union. « Nous sommes d'accord, expliqua-t-il, sur l'adjonction des capacités dans les limites tracées par la Constitution, sur l'abaissement successif du cens des villes jusqu'au niveau du cens des campagnes, et sur l’abaissement du cens général jusqu'au minimum de 20 florins, lorsque l'égalité aura été atteinte. »

Mais le dissentiment apparut sur les réserves d'opportunité que contenait la rédaction de Frère ; celle-ci ne prévoyait l'abaissement du cens qu'avec « toutes les garanties de lumières, d'indépendance et d'ordre. » Dereux demanda des explications et combattit la (page 104) formule, à son sens si vague, si élastique et pouvant prêter à tant d'interprétations diverses.

Cette dissidence, relevée avec vivacité par Forgeur, amena Frère à prendre la parole. Son langage fut caractéristique. Il exprima, en quelques mots, la pensée qui régit en tout temps sa conception de l'électorat. Il se prononça d'abord contre l'unification immédiate du cens des villes et des campagnes, à raison du système d'impôts en vigueur et demanda qu'on maintînt à cet égard toute liberté d'examen.

Venant ensuite au point litigieux, il s'exprima ainsi : « Le programme que nous discutons est le programme du présent et non pas le programme de l'avenir. Je n'ai donc pas voulu demander l'abaissement du cens jusqu'au minimum fixé par la Constitution, mesure qui, de l'aveu de tous, ne peut pas être prise dès à présent, qui, dans les circonstances actuelles, serait même mauvaise (Non ! non !), inopportune, dangereuse (Non ! non ! Oui ! oui !) La réforme électorale n'est pas un but, c'est un moyen ; c'est un moyen d'obtenir de bonnes lois dans dix ans, dans vingt ans, dans un siècle peut-être... »

Ici de vives interruptions éclatent, témoignant de l'impatience qu'excitent chez les plus ardents de si lointaines perspectives. L'orateur s'arrête, puis domine l'orage et s'explique :

« On veut que je précise les dangers. Ces dangers me semblent manifestes ; c'est que dans l'état actuel des choses, beaucoup d'électeurs à 20 florins ne présenteront pas de garanties suffisantes d'ordre, de lumières et d'indépendance ; vous aurez, à 20 florins, non pas des électeurs, mais des serviteurs, des gens soumis à la domination d'autrui, des hommes qui n'auront ni assez de lumières, ni assez d'indépendance pour résister aux influences dont ils seraient entourés ; voilà où est le danger. (Très bien ! très bien !)

(page 105) Frère-Orban conclut que ce danger, fût-il contesté, n'était pas moins reconnu par beaucoup de libéraux, et qu'on ne pouvait les violenter, sous peine de rendre l'union impossible.

« Rédigez le programme, dit-il en terminant, de manière qu'il puisse être adopté, sinon à l'unanimité, du moins à une immense majorité. Laissez quelque chose à l'avenir. »

Des explications qui suivirent, il résulta que personne ne demandait, à titre de mesure immédiate, soit le nivellement du cens, soit son abaissement au minimum constitutionnel, qu'on se bornait à formuler un principe général, susceptible seulement d'applications futures. C'est alors que, sur l'adjuration émouvante de Roussel, délégué de Bruxelles, les deux fractions du libéralisme liégeois se réconcilièrent et se confondirent.

« Liégeois, s'écria pathétiquement Roussel, je vois en vous un grand talent, un ardent amour de la patrie ; je ne vois pas en vous de cause réelle de désunion. Vous êtes enfants d'une même mère, d'une mère glorieuse, vous suivez tous la même bannière ; la liberté n'a qu'une seule couleur, votre drapeau n'en a qu'une… » (Ici les applaudissements éclatent de toutes parts ; les délégués de Liége s'abstiennent seuls de participer cette manifestation. Tous les membres de rassemblée se lèvent et invitent par leurs acclamations incessantes les deux députations de Liége à se réconcilier. Après une certaine hésitation, quelques membres isolés des deux sociétés liégeoises s'approchent et s'embrassent et les applaudissements redoublent.)

Forgeur, alors, se leva et affirma qu'il maintenait son opinion; mais, ajouta-t-il, « si je puis conserver mon indépendance, alors je souscris de tout cœur à la réconciliation, qui est le plus cher de mes vœux, et je me jette dans les bras de nos frères. »

(page 106) Le compte rendu officiel du congrès relate ainsi les manifestations que suscita cette déclaration : « pendant que l'orateur prononçait ces dernières paroles, tous les délégués de Liége se lèvent au milieu des plus vives acclamations de l'assemblée entière, les membres des deux députations liégeoises se confondent, se serrent la main, s'embrassent et se donnent tous les témoignages d'une réconciliation cordiale.

« M. Roussel (Bruxelles). - Je propose à l’assemblée de saluer par trois salves d'applaudissements, la réconciliation de nos frères liégeois, désormais réunis. (Applaudissements unanimes trois fois répétés.)

« M. Jacobs (Anvers). - Je crois exprimer l'opinion de l’assemblée entière, en disant que si notre réunion d'aujourd'hui ne devait avoir d'autre résultat que la réconciliation dont nous venons d'être les témoins, ce jour serait encore un jour de bonheur pour tous les libéraux belges. (Nouveaux applaudissements.)

« M. le président. - C’est un bon augure pour l'avenir du programme. »

Ce rapprochement décida du succès du congrès. La question de la réforme électorale fut résolue, sur la proposition de Roussel, par la formule suivante, que les 320 membres présents adoptèrent unanimement :

« Comme principe général :

« La réforme électorale par l’abaissement successif du cens jusqu'aux limites fixées par la Constitution.

« Et comme mesures d'application immédiate :

« 1° L'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés en la liste du jury ; 2° un certain abaissement dans le cens actuel des villes. »

(page 107) Les restrictions suggérées par Frère relativement aux « garanties de lumières, d'indépendance et d'ordre » disparaissaient ; la rédaction nouvelle, dans l'affirmation du principe, ne faisait pas de distinction entre les villes et les campagnes ; mais elle réservait les mesures d'application pour l'avenir, et l'idée de Frère-Orban, en somme, se retrouvait intacte dans le texte adopté.

L'obstacle à l'union étant ainsi franchi, l'intérêt diminua. Le congrès adopta les autres articles du projet de programme et y inscrivit une disposition nouvelle, proposée par Funck et votée sans opposition : « les améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrières et indigentes. » Ainsi se marquait la tendance démocratique qui, dès l'origine. imprégna l'opinion libérale. (Note de bas de page : Finck proposait, en outre, comme moyen d’application : « La réforme du système d’impôts et d’octrois communaux, de manière à effectuer la répartition des charges avec autant d’équité que possible et à affranchir la classe ouvrière d’une partie du fardeau qui pèse sur elle. » On écarta provisoirement cette partie de la proposition. Le vœu qu’elle contenait relativement aux octrois communaux devait être réalisé heureusement par Frère-Orban en 1860. »

Enfin le sort du bas clergé donna lieu à une motion de Forgeur ainsi conçue : « Le congrès libéral forme des vœux pour l'affranchissement par tous les moyens légaux du clergé inférieur. qui vit sous le coup d'une menace incessante de révocation et dont la constitution civile est impunément violée. » C'était une réminiscence de l'affaire van Moorsel qui avait occupé les tribunaux et la presse et mis en présence les pouvoirs disciplinaires de l'Église et les droits de l'Etat. (Voir supra, chapitre II, pp. 76 et suivantes.) Bartels et Verhaegen appuyèrent la proposition. D'autres soulevèrent une exception d'incompétence. Frère-Orban la combattit. « Il ne s'agissait pas, dit-il, (page 108) d'intervenir dans les affaires intérieures d'un culte. mais de savoir si l'Etat, qui intervient forcément pour payer les traitements des officiants, doit se soumettre aveuglément aux décisions de l'évêque ; si, lorsque l'évêque destitue un prêtre, l'Etat ne doit pas examiner si la destitution est régulière, si elle a eu lieu conf0rmément aux lois canoniques. » - « On dit que la politique n'a que faire dans cette question ; c'est une erreur, car il s'agit d'une classe de citoyens qui se trouve opprimée. Nous voulons que cette oppression cesse et nous disons que le gouvernement doit user des moyens légaux pour assurer l'indépendance et la liberté des membres du clergé inférieur. C'est là une œuvre politique. c'est une œuvre légale. »

Le vœu fut admis. Il avait été certes inspiré par Frère-Orban, dont on sait le rôle dans le conflit entre l'évêque van Bommel et le succursaliste de la Xhavée. Dans la suite de sa carrière Frère ne toucha plus à cette question, où il avait apporté cependant tant de décision et de chaleur.

Pour le reste, les formules qu'il avait proposées furent consacrées par le congrès et lui-même y resta constamment fidèle. Celle qui visait l'organisation civile de l'enseignement passa tout entière dans la charte libérale. Celle qui visait la réforme électorale subit quelques retouches qui l’élargirent, sans en altérer l'essence. Sur ces deux points, la pensée de 1846 resta celle de sa vie : il a pu subir la pression des événements, mais le principe est demeuré invariablement le même.

Ainsi se termina cette assemblée historique, qui avait excité tant d'alarmes. tant d'espérances. Les unes étaient sans cause. Les dernières se réalisèrent dès l'année qui suivit.

Le congrès libéral du 14 juin 1846 fut le prélude des élections libérales de juin 1847.


(page 109)

Le programme arrêté par le congrès recueillit, avec les railleries de la presse cléricale, l'approbation unanime de la presse libérale.

Il semblait donc que, après l'assemblée du 14 juin 1846. les votes qu'elle avait émis, les manifestations unionistes qu'elle avait acclamées, la concorde fut définitivement rétablie dans les rangs libéraux.

Quelques semaines ne s'écoulèrent point sans que les démarcations qu'on croyait effacées ne redevinssent visibles.

A Liége l’Association et l’Union ne fusionnèrent pas. La question de l'admission des non-électeurs fut l'obstacle, l'Association exigeant pour condition d'accès le paiement du minimum du cens constitutionnel. La persistance de la séparation avait d'autres causes plus générales : les répugnances de certains membres à une fusion, les dissentiments politiques, les aversions personnelles (Journal de Liége, numéro du 22 juillet 1846). Les catholiques en tirèrent parti, et la droite. dans la discussion de l'Adresse, en novembre 1846, y voulut voir un signe de l'impuissance du libéralisme. Delfosse et Lesoinne, qui représentaient les deux nuances, furent amenés à donner devant la Chambre des explications sur la situation à Liège. Ils le firent avec une sensible modération. Delfosse attribua la scission à l'irritation créée par l'avènement du cabinet catholique. qui avait fait l'effet d'un défi ; des esprits ardents en étaient venus accuser les (page 110) anciens libéraux de tiédeur et de mollesse. Mais le mouvement libéral était si prononcé que l'Association, à elle seule, comptait autant de membres qu'avant la séparation, alors que les deux groupes étaient confondus. Lesoinne, qui présidait l'Union, expliqua, de son côté, le fractionnement par un dissentiment sur la question électorale, l'Union poursuivant l'extension du droit de vote, afin que les Chambres devinssent l'expression plus exacte et plus complète de la volonté nationale. Et Lebeau constata que la division du libéralisme liégeois, loin de trahir sa faiblesse, provenait de l'excès de sécurité que lui donnaient des victoires répétées dans les scrutins législatifs et locaux (séances du 18 et du 20 novembre 1846). Les choses en restèrent là et, pendant plusieurs mois, aucune tentative ne fut faite de part ni d'autre pour les modifier. Mais l’approche des élections fit comprendre au début de 1847 la nécessité d'une entente.

A Bruxelles, où jusqu'alors l'unité s'était maintenue, officiellement tout au moins, les événements prirent une tournure plus inquiétante.

Dès le mois d'août un groupe de l'Alliance imagina de convoquer pour novembre une deuxième session du congrès, qui s'était ajourné sans se dissoudre ; le motif ostensible était de compléter l'organisation du parti et d'aviser aux moyens de lui procurer des ressources financières. De l'autre côté, on jugeait, après le succès de la réunion du juin, une nouvelle convocation inopportune et dangereuse ; on redoutait que les solutions acquises ne fussent remises en question, que des initiatives inattendues ne provoquassent des complications. On y voyait une manœuvre de l'élément avancé de l'Alliance, que le programme du (page 111) congrès n'avait pas satisfait. Le Débat social, qui parlait en son nom, se plaignait de ce qu'on eût fait le silence sur la réforme des impôts et des octrois, sur l'abolition des droits sur les céréales, de ce que la note démocratique n'eût été plus accentuée. Il s'en prenait aux chefs du « vieux libéralisme », à Rogier, à Delfosse, à Verhaegen, aux journaux qui, tels que L’Observateur, défendaient leur politique ; il agitait la question sociale, flétrissait la bourgeoisie, moins préoccupée de réformes que d'écus.

Les hostilités commencèrent à la séance que tint l'Alliance le 8 août. pour discuter le projet de convocation d'un nouveau congrès. La réunion fut nombreuse et animée. Verhaegen y fit une déclaration de guerre aux radicaux, signifiant qu'il n'irait pas au delà du programme du 14 juin, attaquant vivement les théories du Débat social et s'affirmant strictement constitutionnel. Il entendait se distinguer ainsi des éléments extrêmes, auxquels on attribuait des opinions républicaines. L’Observateur approuva son attitude. « Nous défendons notre programme, dit-il, à la fois contre le parti clérical et contre ceux qui voudraient le déchirer pour mettre à la place des rêveries creuses. des utopies perturbatrices de l'ordre social... Nous sommes prêts marcher sous ce drapeau commun, avec n'importe quelle fraction du libéralisme ; sinon non. Celles qui veulent plus ou celles qui veulent moins n'auront pas notre concours. » (Numéro du 10 août 1846.)

Ce n'était encore qu'une escarmouche. Mais les expressions employées, la vivacité du ton annonçaient des dissentiments profonds.

Des causes diverses à ce moment frappaient le Roi d'impopularité. On lui prêtait des sentiments d'antipathie pour le libéralisme.

(page 112) A l'imitation de ce qui se passait en France à l'égard de Louis-Philippe, des attaques de tout genre se produisaient contre Léopold Ier. Des libelles, de grossières caricatures tendaient à discréditer et à ridiculiser la personne royale. Les idées républicaines et socialistes se faisaient jour. Une fermentation malsaine agitait certains milieux. On répandait le bruit. qui ne reposa jamais sur aucun fondement, de l'abdication prochaine du Roi. (Note de bas de page : D’après un « sommaire » rédigé par Frère-Orban pour l’Introduction à l’histoire des partis.)

Le parti libéral devait, dans l'intérêt de son avenir et de ses doctrines, pour son honneur, se dégager de toutes attaches avec ce mouvement. De là, la campagne qui s'ouvrit à l'Alliance.

L'élément non électeur y avait pris une grande influence. Il était le plus remuant, le plus ardent dans les discussions, souvent, par suite du relâchement des modérés, le plus puissant dans les scrutins.

Il se composait en grande partie de jeunes gens, que grisaient les effluves du romantisme social, alors en fleur à Paris. Il y avait péril à ce qu'une minorité, dont la mentalité était en désaccord flagrant avec celle du pays légal, dictât ses ordres au parti. Les représentants libéraux de Bruxelles : Anspach père, De Bonne, de Brouckere, Cans, Lebeau, Orts père, Rogier, Devaux. Verhaegen, saisirent l'Alliance d'une proposition de modification du règlement, qui tendait à diviser les membres en deux catégories : les effectifs, payant le cens électoral ou joignant des conditions de capacité au paiement du cens minimum fixé par la Constitution, et les honoraires, - les effectifs ayant seuls voix délibérative. Ils demandaient aussi que le vote fût secret et que le scrutin restât ouvert pendant trois jours, afin de garantir la liberté de l'électeur et (page 113) d'éviter que le choix des candidats ne fût le résultat de surprises et n'émanât point de la majorité réelle de l'association, Ces modifications, explique L'Observateur, étaient réclamées pour rendre à l'élément électoral dans l'Alliance sa part d'influence légitime, son droit, en un mot sa propriété. » (numéros des 16-17 août 1846). Elles avaient en outre une portée politique que les auteurs de la proposition caractérisaient nettement : il s'agissait d'attester que l'Alliance voulait « la Constitution et rien au delà de ses limites », qu'elle professait « avec l'immense majorité du pays » l'attachement à la monarchie constitutionnelle, à la dynastie, à l'indépendance nationale, « sans lesquels il n'y a pas de Belge, donc pas de libéral possible » (Voir DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, pp. 142-147.)

Une violente polémique s'ensuivit et mit aux prises L'Observateur et Le Débat social, qui traita la propositi0n des mandataires d'insurrection et de complot. Defacqz protesta de son loyalisme, dans une lettre que publia Le Débat social et où il disait notamment : « J'appartiens tout entier au libéralisme, mais à ce libéralisme essentiellement belge, qui a pour loi suprême Nationalité et Constitution... Je veux la monarchie constitutionnelle, héréditaire dans la dynastie que le pays s'est donnée. » (Débat social, 20 septembre 1846). Les auteurs de la proposition signifièrent qu'une franche séparation serait préférable à une lutte intestine et à une situation équivoque. mais consentirent à renoncer à la rétroactivité des mesures qu'ils avaient soumises afin de respecter les droits acquis. L'assemblée se réunit le 28 octobre, Rogier y parla. Verhaegen, comme lui, soutint les propositions et précisa catégoriquement l'objet du débat, qui portait sur la politique beaucoup (page 114) plus que sur le règlement : « La question principale, dit-il, la seule sur laquelle toutes les nuances du libéralisme pussent être d'accord, semble rayée de l'ordre du jour. On y a substitué des questions sociales et humanitaires. »

« Nous ne ferons, déclara-t-il, aucune concession sur les principes. » Le vote lui fut défavorable. L'assemblée se prononça pour l'ajournement, Ce fut le signal de la scission. Rogier, Verhaegen et leurs amis démissionnèrent.

Le comité lança une circulaire pour protester contre l'imputation qui lui était adressée d'imprimer à la politique de l’Alliance une direction radicale ou républicaine, par complaisance ou complicité. Mais le 10 novembreL'Observateur répondit par la reproduction d'un document dont il avait été donné lecture quelques jours auparavant, à la cour d'assises, dans les débats d'une poursuite criminelle dirigée contre les auteurs de pamphlets révolutionnaires. Le parquet, instruisant à charge d'obscurs agitateurs, affiliés des sociétés populaires de propagande républicaine, avait été amené à pratiquer des perquisitions, au cours desquelles fut saisie une lettre adressée à un démocrate louvaniste par l'un des membres les plus actifs du groupe avancé de l'Alliance, Félix Delhasse. Dans cette lettre, datée du 28 mai 1845. Delhasse, rapportant à son correspondant les incidents de la désignation des candidats de l'Alliance pour la prochaine élection législative et l'échec de son beau-frère, M. d'Hauregard, formulait de dures appréciations sur la liste adoptée : « La liste actuelle de l'Alliance, disait-il, ne porte aucun nom vraiment libéral, aussi le résultat des élections m'importe fort peu. » Les noms qui y figuraient étaient ceux Lebeau. Rogier, Verhaegen. Anspach père, Orts père et De Bonne.

La publication de ce document fit grande (page 115) impression et accentua le mouvement démissionnaire. (Note de bas de page : Parmi les notabilités qui abandonnèrent l’Alliance après ces incidents, citons M. Fontainas qui devait succéder un jour à Charles de Brouckere à la tête de l’administration communale de Bruxelles. Quant à Delhasse, il se retira du comité, pour ôter aux adversaires un prétexte d’attaques contre l’Alliance.)

Les scissionnaires fondèrent l'Associati0n libérale, qui se réunit pour le première fois le 9 novembre 1846, sous la présidence de Verhaegen.

L'Association se déclara unioniste, amie du progrès, résolue à poursuivre la réalisation du programme du congrès libéral. (Note de bas de page : Verhaegen, au cours de la discussion de l’Adresse à la Chambre, insista sur ce point, dans les explications qu’il donna sur la scission bruxelloise, comme Delfosse et Lesoinne l’avaient fait pour les incidents de Liége.) Elle voulait la Constitution, « sans changement aucun, entière, ni plus ni moins. » « - C'est la bourgeoisie, proclamèrent ses promoteurs, dont nous nous déclarons les représentants, sans toutefois négliger les intérêts du peuple, au sein duquel la bourgeoisie se recrute incessamment... •

« Les premières questions l'ordre du jour et sur lesquelles il ne doit pas y avoir d'hésitation, ce sont celles qui se rattachent à l'indépendance du pouvoir civil et l'amélioration des classes nécessiteuses de la société ; nous convions ici ceux qui se disent les jeunes marcher d'accord avec nous dans la voie que nous nous sommes tracée depuis longtemps... »

Au commencement de janvier 1847, la nouvelle association adressa à tous les groupements libéraux du pays une circulaire exposant sa raison d'être et son origine. (Note de bas de page : Elle comptait déjà alors plus de trois cents membres.) Elle y traitait sévèrement les hommes de l'Alliance : elle comparait les uns aux girondins, les autres aux montagnards, les débordant et aspirant à les anéantir, et se déclarait elle-même toujours (page 116) prête à la lutte contre l'ennemi commun sous le drapeau du congrès libéral.

Des occasions de se compter s'offrirent bientôt aux sociétés rivales, une élection sénatoriale, puis des élections communales. L'Association se rallia pour le Sénat la candidature de M. Dindal. Vice-président de l’Alliance, voulant donner ainsi la mesure des sentiments conciliants qui ranimeraient chaque fois que les principes ne seraient pas en jeu. Mais elle lutta sans profit et sans gloire aux élections communales. Les candidatures qu'elle contesta, celles de Charles de Brouckere et de Van Meenen, l'emportèrent. Elle avait été mal inspirée en combattant par amour-propre des hommes éminents, libéraux éprouvés et qui ne représentaient pas, dans l'Alliance, les tendances à raison desquelles elle s'était séparée de celle-ci.

Une détente cependant se produisit bientôt. L'Association consentit à envoyer des délégués la seconde session du congrès. qui fut fixée au 28 mars 1847. et, à cette occasion, des paroles de courtoisie furent échangées. Le deuxième congrès libéral fut d'ailleurs Sans couleur et sans vie. Les Associations de Liège, de Bruges. d'Ypres et de Gand ne s'y firent pas représenter. La principale mesure qu'il vota fut la création d'une « rente libérale » qui resta infructueuse. Il s'efforça, en général, de centraliser l'organisation du parti, et cette orientation, qui déplut à beaucoup de libéraux et menaçait de porter atteinte à l'indépendance des groupes locaux, ne fut pas suivie.

Le libéralisme, toutefois, sortit intact du congrès de 1847. qui ne fit rien d'utile. mais au moins n'envenima pas les querelles pendantes et même contribua plutôt à mettre en relief les idées d'union. Celles-ci gagnaient du terrain mesure qu'on approchait du terme décisif. les élections de juin. Des négociations (page 117) s'engagèrent au mois d'avril entre l'Associati0n et l'Alliance. Deux solutions se présentaient : la fusion ou la coalition. L'Alliance voulut faire prévaloir la première, l'Association la seconde.

Les pourparlers se prolongeant, l'Alliance passa outre et, sans attendre leur issue, désigna le 14 mai ses candidats. C'étaient, pour la Chambre, MM. Eenens et Tielemans. Le choix était habile, dicté par la sagesse ; MM. Eenens et Tielemans avaient droit à la confiance des libéraux. Leur nom, leur caractère, leurs opinions ne pouvaient effrayer personne. L'Association fit, de son côté, preuve d'esprit politique en les adoptant pour ses propres candidats. L'unité se trouvait ainsi, momentanément tout au moins, réalisée dans les faits. sinon dans les cœurs. Elle décida les cléricaux à s'abstenir. Mais, après la victoire. la discorde devait se déchaîner plus âprement que jamais. Le 9 août 1847, au lendemain des élections, Verhaegen, expliquant, en séance de l'Association, l'attitude respective des deux groupes libéraux bruxellois, rendit hommage à « la prudence et la modération » qui avaient inspiré le choix de l'Alliance. Mais il ajouta cet avertissement : « Si un jour, avec ou sans nous, elle voulait franchir les limites que lui assignent cette modération et cette prudence. elle se verrait bientôt abandonnée. Qu'elle essaye, si elle l’ose, d'arborer dans une élection quelconque le drapeau des hommes de sa minorité, et nous lui prédisons une éclatante défaite ! »

Cette prédiction se vérifia. L'Alliance devait bientôt se laisser entraîner et compromettre par son aile gauche. Ce fut sa perte (Voir infra au chapitre V).

Tandis que les libéraux bruxellois, jusqu'au moment même de la bataille électorale, restaient cantonnés (page 118) en associations hostiles et jalouses, et que l'entente se faisait fortuitement, à l'heure suprême, les Liégeois montraient plus de sens politique et l'union s'y concluait par un pacte formel, que suivit, dès les élections faites, une concorde intime et sans réserves.

Liége, qui avait donné l'exemple de la division, donna aussi celui de la réconciliation. C'est en avril 1847 que les négociations, interrompues depuis plusieurs mois, jurent renouées. L'Association prit l'initiative. Elle proposa le 10 avril à l’Union d'élaborer une liste commune de candidatures, sur laquelle seraient portés les trois députés sortants, MM. Delfosse, Lesoinne et de Tornaco, et deux candidats nouveaux . l'un, pour l'Union - ce fut M. Destriveaux, professeur à l'Université et vice-président du conseil provincial ; l'autre, pour l'Association - ce fut Frère-Orban.

Ces propositions furent bien accueillies par le comité de l’Union, mais suscitèrent la colère du Libéral liégeois, doublure provinciale du Débat social, et qui, à son image, faisait la guerre aux bourgeois « sans cœur et sans intelligence », aux libéraux « à écus. ». Il ouvrit le feu contre l'Association. Delfosse et Frère surtout lui servirent de cible. « En eux. disait-il, se résumaient l'esprit de domination le plus despotique et la plus insupportable morgue des parvenus. » (Note de bas de page : La Tribune répondit : « Oui, ce sont des parvenus ; tous deux, en effet, sont parvenus par leurs talents et leurs travaux à conquérir une position sociale très honorable ; tous deux sont parvenus par leur talents et leurs travaux à s’élever au-dessus des tentations, d’une vie besogneuse, assiégée de mauvaises passions qui ne puisent leur aliment que dans le trouble et le désordre ; tous deux sont parvenus par leurs talents et leurs travaux à se faire un nom estimé dans la carrière qu’ils ont embrassée. »)

La tactique employée pour faire avorter la coalition fut identique à celle qu'à Bruxelles l'Alliance opposa aux tentatives de l'Association libérale. Elle consista à (page 119) y substituer la fusion, dont on savait que la négociation serait infiniment plus ardue, plus délicate et rencontrerait de bien plus puissants obstacles. (Note de bas de page : Le Journal de Liége du 23 avril appréciait ainsi cette manœuvre : « Des hommes qui vivent de la discorde, qui ne seraient rien sans la discorde, ont soufflé l’idée de substituer un projet de fusion à un projet de coalition. C’est mettre en question le succès de l’élection. Il est aussi difficile de s’entendre actuellement sur les bases d’une fusion qu’il est facile de composer une liste commune de candidats. »). Mais l'élément dirigeant de l'Union ne se laissa pas conduire dans cette voie et, nonobstant les résistances du Libéral, l’Union adopta le 10 mai, par 112 voix contre 9, le projet de coalition, basé sur le programme du congrès libéral et sur le mode de répartition des candidatures qu'avait proposé l'Association. (Note de bas de page : Des lettres de Frère à Delfosse montrent que les pourparlers furent cependant assez orageux. Il y eut de sourdes résistances à l’Union. Les délégués chargés par elle de négocier manifestèrent des hésitations qui irritèrent vivement Frère. Pendant ce temps, la polémique faisait rage entre Le Libéral et Le Journal de Liége. Au Journal, c’est Frère qui tenait la plume. Il écrivait le 6 mai à Delfosse : « Tu assistes en spectateur au combat acharné que je livre au Libéral. Je l’ai houspillé à outrance et sans miséricorde. » Fin de la note de bas de page.) Celle ci l'approuva à son tour à l'unanimité, quelques jours après et désigna Frère comme candidat nouveau. 176 bulletins furent déposés au scrutin. Tous portaient son nom,

Les alliés s'adressèrent aussitôt au corps électoral. Le 1er juin parut la circulaire de l'Union libérale, où « les talents » de Frère, sa « grande expérience des affaires publiques », « les services signalés » qu'il avait rendus au libéralisme, étaient mis en relief. « Toujours, y disait-on, il s'est montré l'adversaire décidé des empiètements du parti clérical. » L'hommage de l'Association ne fut pas naturellement moins élogieux. Mais celui de l'Union, émanant d'anciens antagonistes, avait plus de prix.

(page 120) Le Libéral cependant, obstiné dans ses rancunes, ne faisait pas grâce à celui qui, dès 1840, avait, à l'aurore de sa vie publique, rencontré l'hostilité des radicaux. Il rendait à Frère la justice de reconnaitre en lui « l'ennemi le plus décidé, le plus vigilant » que le cléricalisme eût trouvé au conseil communal, mais persistait à lui reprocher « la morgue du parvenu », et n'hésitait pas à contester sa valeur et son caractère. Le morceau, exemple remarquable d'aveugle dénigrement. vaut qu'on le relise et le confronte avec les témoignages de l'histoire :

« … M. Frère a des capacités ; mais ces capacités manquent d'équilibre ; M. Frère a un talent réel, mais un talent auquel la moralité politique fait défaut. M. Frère n'a pas de convictions : il n'en a jamais eu et n'en aura jamais ; M. Frère en politique ne voit que le fait, il ne tend qu'au succès et pour l'atteindre tous les moyens lui sont bons ; et pourquoi nous considérerions comme funeste pour le libéralisme et pour le pays l'arrivée de M. Frère aux affaires publiques. » (numéro du 3 juin 1847.)

Frère répondit de bonne encre cette prophétie, dans une lettre que publia le Journal de Liège :

… Vous aviez cru, dit-il, trouver une injure dans l'épithète de parvenu vous n'avez réussi qu'à rappeler un titre qui nous honore...

« Je ne suis pas né d'hier à la vie publique. ajoutait-il. Depuis quinze ans, j'ai défendu invariablement, dans les assemblées, dans la presse, la même foi politique depuis onze années, je suis investi de fonctions électives et gratuites ; depuis sept ans, combattu par vous, deux fois honoré, malgré vous, des suffrages des électeurs, je siège au conseil de la commune. Durant cet espace de temps, j’ai posé une série d'actes que (page 121) chacun a le droit d'apprécier. Faites donc connaître quels sont ceux de ces actes qui justifient vos malveillantes imputations ?

« On ne vous croira pas sur parole. On se souviendra qu'en 1840, lorsque vous dirigiez L'Espoir, vous attaquiez avec violence ma candidature pour le conseil communal comme vous attaquez aujourd'hui ma candidature pour la Chambre. Alors, comme aujourd'hui, mon élection devait être funeste au libéralisme, et cependant vous me permettrez de penser que vos prédictions ne se sont pas encore réalisées. » (4 juin 1846).

Aux attaques du Libéral liégeois succéda, à la dernière heure, une manœuvre déloyale. Quelque faussaire exhuma la lettre qu'en juin 1839 Frère avait écrite pour affirmer son intention de rester étranger à la politique afin de se consacrer exclusivement à sa famille et ses affaires. (Note de bas de page : Nous avons reproduit cette lettre, supra, p. 35.)

On l'imprima, après en avoir supprimé la date. On répandit ce papier profusion pour faire croire que Frère renonçait sa candidature. Ce faux, qu'on attribua un ami du candidat catholique, fut aussitôt dénoncé et n'eut pas l'effet qu'on en attendait. (Note de bas de page : Le Journal de Liége désigna l’auteur nomiativement.)

L'élection liégeoise fut pour les libéraux unis une éclatante victoire. Le 8 juin 1847 MM. Lesoinne, Delfosse, Frère-Orban, Destriveaux et de Tornaco recueillirent respectivement 1,309, 1,274, 1,178, 1,172 et 1,107 suffrages, et furent proclamés élus.

Le candidat catholique, M. de Behr, premier président de la cour d'appel, n'en eut que 703 ; quant au candidat radical, M. de Robaulx, l'ancien membre du Congrès, que Le Libéral avait indirectement soutenu, il n'obtint que 492 voix ; Le journal de Liège accusa (page 122) ses amis de s'être coalisés avec les catholiques et signala le fait que 400 bulletins portaient son nom accolé à celui de M. de Behr (9 juin 1847).

L'entente libérale, ratifiée par le corps électoral, détermina une alliance plus étroite. Dès le 16 juin les délégués de l'Association et de l'Union arrêtèrent les bases d'une conjonction définitive. Le 24 elles se réunirent séparément pour ratifier chacune l'accord concerté. Puis elles s'assemblèrent en commun sous la présidence de leur doyen d'âge, M. Delexhy. qui proclama leur fusion sous le nom d’Association de l’Union libérale de Liége. « Puissiez-vous, dit-il, en profitant de l'expérience du passé, rester toujours unis. » Jusqu'en 1894 l'union devait perdurer. Elle assura au parti libéral liégeois un règne glorieux. On a pu l'appeler, pendant près d'un demi-siècle, le boulevard du libéralisme belge.

Les élections générales du 8 juin firent la gauche majorité dans les deux Chambres.

Le gain pour les libéraux fut de onze sièges au Sénat, de quinze à la Chambre, et, parmi les élus, d’un homme marqué pour devenir un chef.

Frère a trente-cinq ans, âge où la maturité se colore encore du feu de la jeunesse. Il est aguerri aux luttes civiles, aux combats de la parole, la pratique des affaires. Ses convictions sont faites. Elles sont fortes et impérieuses. Elles ont à leur service des moyens puissants d'action.

La carrière est ouverte. Il va donner sa mesure.