(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)
(page 300) La crise financière, que détermina, en 1848, la crise politique, avait révélé l'insuffisance de l'organisation du crédit et de la circulation fiduciaire, la fragilité des institutions investies de ces lourdes fonctions, la nécessité de mettre fin à une situation instable et aléatoire. L'heure des expédients et des mesures empiriques était passée. La vie économique réclamait un régime rationnel et durable qui lui fit une membrure résistante et facilitât l'expansion des facultés commerciales et industrielles du pays. Le monde des affaires avait besoin d'instruments de crédit, le monde ouvrier d'instruments de prévoyance. Tout était, dans ce domaine à trouver et à faire. Frère-Orban y révéla la capacité créatrice, qui marque les vrais hommes d'Etat.
Il fonda la Banque Nationale, proposa un plan d'organisation du crédit foncier, institua la caisse de retraite, à laquelle, quinze ans plus tard, la loi de 1865 devait, en l'appuyant sur la Caisse d'épargne, assurer un plus ample développement, collabora à notre première loi sur la mutualité. Ces mesures forment un ensemble, sont issues de pensées étroitement apparentées, datent de la même époque. Les projets instituant la Banque Nationale et la Caisse de retraite sont de 1849 ; le projet organisant les sociétés de secours mutuels, de 1851. Seul, le projet sur le crédit foncier n'atteignit pas le port.
(page 302) « L'institution de la Banque Nationale, dit Banning, est une des maitresses œuvres de Frère-Orban. Elle a été conçue et réalisée, au milieu des difficultés exceptionnelles léguées par la crise de 1848, avec une sûreté de méthode, une précision de vue, une prévoyance rares. Frère-Orban mérite le nom de fondateur du crédit commercial de la Belgique. Il l'a établi sur des bases qui n'ont pas été ébranlées et dont l'expérience a démontré l'ampleur et la solidité » (BANNING, Notes pour la biographie académique de Frère-Orban)
Ce jugement, antérieur à la loi de 1900 qui, pour un troisième terme, a assuré l'existence de la Banque, est vérifié par les faits. Les origines de l'œuvre, la promptitude avec laquelle l'idée prit corps et trouva des formules législatives, la brièveté des débats parlementaires de 1850, les votes quasi unanimes qui en furent la conclusion, tout atteste la maturité de la conception, la perfection des moyens d'exécution.
Les deux principaux établissements de crédit étaient, avant la loi organique de la Banque Nationale, la Société générale pour favoriser l'industrie nationale, fondée en 1822, et la Banque de Belgique, fondée en 1835. Elles avaient toutes deux le droit d'émettre des billets au porteur pour une somme égale à leur capital. La durée de la Société Générale, qui faisait office de caissier de l'Etat, avait été prorogée en 1843 jusqu'en 1855, sous condition des (page 303) changements que le gouvernement ferait connaître la direction avant le 31 décembre 1849. La loi sur la comptabilité de l'Etat du 15 mai 1846 imposait au gouvernement le devoir d'organiser le service de caissier de l'Etat avant le 1er janvier 1850. La durée de la Banque de Belgique n'expirait qu'en 1860.
Ces deux établissements étaient affectés d'un vice identique. A la fois banques d'émission et d'escompte et banques de commandite industrielle, elles immobilisaient de vastes capitaux dans des entreprises à longue échéance. De là, dans les moments où le crédit se resserre, où l'inquiétude pousse le public à réclamer la conversion des billets en monnaie sonnante, des périls pour la circulation et l'escompte, entraînant une perturbation générale des affaires et réclamant l'intervention de l'Etat. Dès 1838, le gouvernement dut venir au secours de la Banque de Belgique et mettre 4 millions sa disposition. En 1848 il fallut donner cours forcé aux billets des deux établissements et assumer la responsabilité des remboursements. La garantie du gouvernement fut engagée à concurrence de 54 millions.
C'est ce régime d'anarchie et d'aventures que Frère-Orban voulut mettre fin. « Le but qu'il s'agissait d'atteindre avant tout, dit l'exposé des motifs, c'était de séparer des affaires industrielles, l'escompte et l’émission, c'était ensuite d'établir l'unité dans la circulation des billets de banque et d'arriver le plus possible à la convertibilité de ces billets. »
Mais il y avait des droits acquis, des privilèges en cours. Il fallait négocier, et, tout en sauvegardant les intérêts de l'Etat, tenir compte des intérêts considérables qui se rattachaient aux institutions existantes. En avril 1849 Frère ouvrit les pourparlers. En décembre, il signa avec la Société Générale et la Banque de Belgique deux conventions aux termes desquelles elles (page 304) constitueraient le capital d'une banque nouvelle unique et cesseraient d'opérer comme banques d'émission. La banque nouvelle retirerait de la circulation les billets à cours forcé. La Banque Belgique lui rembourserait les siens ; l'Etat, ceux émis pour les besoins du Trésor ; la Société Générale, les billets excédant 20 millions. La banque nouvelle ferait le service de caissier de l'Etat et recevrait pour tous frais de ce chef une indemnité annuelle de 200,000 francs.
Telles étaient en substance les conditions stipulées. Elles n'imposaient aucun sacrifice au pays. Bien au contraire, l'Etat, engagé à concurrence de 54 millions, était libéré de lourdes obligations. Le cours forcé prenait fin. La Société Générale et la Banque de Belgique subsistaient comme établissements industriels ; un établissement entièrement dégagé du passé leur était substitué pour les affaires d'escompte et d'émission, Ainsi serait opérée définitivement la séparation de l'élément industriel et de l'élément financier
Les conventions avec la Banque de Belgique et la Société Générale furent signées le 15 et le 18 décembre. Quelques jours après, le 26 décembre 1849, le Parlement fut saisi du projet de loi instituant la « Banque Nationale ». Six semaines plus tard, le rapport de la section centrale était déposé par M. Tesch. Le 26 février 1850 le débat s'ouvrit la Chambre. Il ne dura que huit séances. Le Sénat se dispensa de toute discussion générale, tant les principes posés par le projet semblaient clairs et justifiés aux yeux de tous, et se borna examiner les articles. Deux séances suffirent. Le vote fut unanime, sauf une abstention au Sénat et (page 305) deux à la Chambre. Le 5 mai, la loi fut promulguée.
Le travail législatif n'avait pas duré trois mois. Le projet était sorti intact de l'épreuve parlementaire ; quelques retouches y avaient été faites, sur des points de détail. Aucune modification sensible n'avait altéré les textes primitifs; il n'y avait de corrections à faire ni au fond ni la forme. Et la proposition devint loi, telle que son auteur l'avait voulue et arrêtée. (Note de bas de page : Il n’y a guère que deux amendements à citer, que la Chambre adopte. Le premier frappa d’incompatibilité parlementaire les fonctions de gouverneur de la Banque ; l’autre substitua la publication mensuelle à la publication trimestrielle de la situationn de la Banque.) Exemple bien fait pour susciter les réflexions et les comparaisons. et qui atteste assurément la clairvoyance du Parlement de l'époque, mais bien plus encore la valeur de la conception du ministre, la détermination rigoureuse des principes, le choix judicieux des moyens pratiques, la forte unité de l'ensemble. La bonne confection des lois dépend autant de la puissance d'initiative du gouvernement que des saines méthodes délibératives et de la sagesse des Chambres.
La loi organique de 1850 est concise. Elle est contenue en vingt-huit articles, d'une rédaction lapidaire. Tout ce qui est essentiel y est dit avec sobriété et netteté. La Banque. dénommée Nationale, parce que, fonctionnant dans toutes les parties du royaume, elle est « chargée exclusivement d'opérations utiles au pays », créera des comptoirs ou succursales, durera vingt-cinq ans, aura un capital de 25 millions, mais commencera son office dès que trois cinquièmes de chaque action, soit 15 millions, auront été versés.
Deux articles déterminent le champ d'opérations de la Banque. C'est ici qu'est l'âme de l'institution, la (page 306) source de sa vitalité, la garantie de son avenir. Elle ne peut faire que des opérations sûres et à courte échéance, de nature à ne compromettre et n'immobiliser point ses capitaux, c'est-à-dire l'escompte, des traites et des bons du Trésor, le recouvrement d'effets, le commerce des matières d'or et d'argent, les dépôts de sommes ou de titres, les avances en compte courant ou à court terme sur dépôt d'effets publics nationaux ou d'autres valeurs garanties par l'Etat. Elle ne peut ni emprunter, ni prêter sur hypothèque ou dépôt de titres industriels, ni faire du commerce ou de l'industrie, ni acheter d'autres immeubles que ceux nécessaires ses services.
La Banque émet des billets au porteur, payables à vue, dont le montant est représenté par des valeurs facilement réalisables et que l'Etat est autorisé à recevoir en payement dans les caisses publiques ; aucune autre banque de circulation par actions ne pourra être créée qu'en vertu de la loi.
En échange du droit d'émission, la Banque doit à l'Etat un sixième des bénéfices annuels excédant 6 p. c. du capital social, Elle fait le service de caissier de l'Etat, qu'organise une loi simultanée du 10 mai 1850, et ne reçoit pour cet office qu'une indemnité ne pouvant dépasser 200.000 francs. Elle s'engage à assumer le service de la Caisse d'épargne, si la loi en institue une. Le fonds de réserve doit être employé en fonds publics et l'acquisition de ceux-ci est soumise à l'autorisation du ministre des finances. Le Roi nomme le gouverneur de la Banque. Un commissaire de l'Etat surveille les opérations et notamment l'escompte et l'émission. L'administration de la Banque dresse mensuellement un état présentant la situation de l'établissement et qui reçoit la publicité du Moniteur. Les statuts sont soumis à l'approbation du Roi. Arrêtés le 4 septembre ils imposèrent à la (page 307) Banque l'obligation de maintenir son encaisse métallique à la hauteur du tiers au moins du capital des billets en circulation et des sommes déposées, et n'admirent à l'escompte, dont le taux serait fixé chaque mois, que des effets à ordre ayant cause réelle, garantis par trois signatures solvables et à échéance de cent jours au plus.
Les questions essentielles que la loi de 1850 résolut furent discutées par Frère-Orban dans l'exposé des motifs, qu'il avait rédigé de sa main, et au cours du débat parlementaire, sans contradiction sérieuse ; il y mit autant de logique naturelle que de science acquise.
La première était celle du capital nécessaire, la seconde, celle des opérations de la Banque, la troisième, celle de l'émission. Toutes trois étaient liées et interdépendantes.
Le capital ne devait pas être considérable ; 25 millions suffisaient. A quoi le capital sert-il en effet ? Il protège le public contre les pertes éventuelles et doit être donc proportionné aux risques. Et ceux-ci sont proportionnés eux-mêmes à la nature des opérations de la Banque. La solidité d’une banque dépend plus de la nature de ses opérations. de la prudence de l'administration, de la surveillance à laquelle elle est assujettie que de l'importance de son capital. Or, la Banque ne peut ni prêter à long terme ni emprunter. Son activité est contrôlée et rendue publique, Elle émet des billets payables vue contre des effets de commerce à courte échéance, parfaitement garantis. Un établissement de crédit ainsi constitué est à l'abri des sinistres. Ce serait une fausse appréciation de mesurer le crédit au capital. L'encaissement des valeurs que la Banque possède répond toujours du payement de la dette exigible, représentée par les billets en circulation. La Banque n'opère pas avec son capital, elle opère avec son crédit.
(page 308) La Banque est uniquement une banque de dépôt, d'escompte et de circulation. Que fait-elle? Distribue-t-elle son capital à ceux qui viennent lui présenter des billets à escompter ? Non, elle donne ses propres billets, son crédit. Elle échange du papier contre du papier. Si à l'échéance le billet escompté est payé, la Banque sera en mesure d'acquitter elle-même son propre billet (sénat, 16 avril 1850). L'émission ne sera pas couverte par le capital de la Banque, mais par les valeurs que la Banque aura en portefeuille.
Ainsi, ne faisant que des opérations sûres, pouvant toujours satisfaire à ses engagements, la Banque sera en quelque sorte « infaillible ». Elle sera impartiale, et se posera « comme intermédiaire entre le capitaliste et le producteur pour distribuer les capitaux avec justice, avec libéralité, dans toutes les parties du corps social. »
La solidité inébranlable que lui assurent la limitation de son activité, la détermination précise de son rôle et le contrôle de son fonctionnement justifient la faculté que la loi lui confère d'émettre des billets que l'Etat recevra dans ses caisses. Cette faculté ne pourra être étendue d'autres établissements similaires que par la volonté du législateur. En fait, à moins de circonstances évidentes d'utilité publique, elle restera réservée à la Banque Nationale. Le principe de l'unité d'émission est à la base du système de Frère-Orban. « Certes, dit l'exposé des motifs, le gouvernement est ennemi de tout privilège, de tout monopole ; mais si la concurrence en matière de commerce et d'industrie est utile ; si c'est là un droit en quelque sorte inhérent à la nature de l'homme, auquel on ne peut toucher sans contrevenir à l'esprit de nos institutions, et sans soulever, par conséquent, contre (page 309) soi l'esprit public ; si, en ces matières comme en bien d'autres, il faut s'en rapporter aux libres efforts de l'activité individuelle, et que le meilleur moyen de prévenir les abus ou les écarts réside dans les mœurs publiques et l'instruction ; si, enfin, comme l'a dit un professeur et un économiste distingué, la libre concurrence en commerce et en industrie est un stimulant énergique dont l'intervention est nécessaire pour susciter l'aisance, doit-on en dire autant du commerce des banques? La faculté d'émettre des billets qui viennent, en partie, remplacer le numéraire métallique et augmenter la circulation, peut-elle être assimilée à une industrie ordinaire ? N’importe-t-il pas à la société, à l'intérêt général, que ce droit, dont la concession est considérée par les meilleurs esprits comme un attribut du pouvoir souverain, soit non seulement réglementé, surveillé, mais régi, comme la circulation monétaire, d'après le principe d'unité. ? »
L'unité d'émission n'a plus été contestée par la suite. Déjà la plupart des économistes l'admettaient. Comme l'avait, des lors, écrit Léon Faucher, « la multiplicité des signes monétaires s'oppose à leur universalité... L'unité, c'est l'ordre dans la circulation. La circulation demande être gouvernée comme la politique, et qui dit gouvernement dit unité de direction. »
Le débat que soulevèrent ces problèmes ne fut qu'un dialogue continu, où Frère-Orban, qui défendit seul le projet, tint le rôle principal et ne recueillit guère que des hommages. Dès la première séance, un orateur souvent en désaccord avec lui, M. de Pouhon. s'exprime ainsi : « Je ne puis m'empêcher d'adresser (page 310) mes félicitations à M. le ministre des finances. J'apprécie trop l'importance du fait pour que je ne dise pas que son auteur a bien mérité du pays. »
La combinaison, en effet, était simple et puissante. Elle n'infligeait aucune charge au Trésor ; au contraire, elle facilitait au gouvernement l'accomplissement de ses fonctions financières et libérait le pays du cours forcé. Elle mettait en mouvement l'esprit d'initiative et laissait à la Banque une large sphère d'autonomie ; elle maintenait d'autre part les prérogatives supérieures de l'Etat. Elle réalisait l'alliance de l'intérêt privé et de l'intérêt public, sans établir des liens trop étroits entre la Banque et le pouvoir. Le crédit de l'Etat ne se confondait pas avec le crédit de la Banque, et les opérations de la Banque, circonscrites par la loi, ne dépendaient pas de l'arbitraire gouvernemental.
Dans le monde financier cependant de vives méfiances s'étaient manifestées dés le début de l'entreprise, et persistèrent pendant la période d'exécution qui suivit le vote de la loi. Plus de vingt ans après, Frère lui-même en témoigna devant la Chambre. La Société Générale avait hésité beaucoup à participer à la formation du capital de la Banque. Sur 25 millions de capital à souscrire, elle n'avait pris que pour 10 millions d'actions et ne les avait pas gardées. Dès 1854, elle n'en possédait plus une seule. Malou, qui collaborait cette époque à l'administration de la Société Générale, confirma le fait et l'expliqua par le motif que celle-ci, se relevant à peine de la crise de 1848 et ayant consacré la partie la plus liquide de son avoir à sa souscription au capital de la Banque, fut obligée de réaliser ses titres pour reconstituer son fonds de roulement, Frère, montra par un autre exemple combien l'on manquait de foi dans l'œuvre en élaboration. « L'incrédulité. dit il, était si grande et si (page 311) générale, à l'exception d'un certain nombre de personnes qui partageaient ma conviction, cette incrédulité était telle que j'ai eu les plus grandes peines du monde à constituer l'administration de la Banque. On croyait me rendre un service personnel en acceptant les fonctions d'administrateur ; beaucoup ont refusé. » Et Malou ajouta qu'à l'époque de la création de la Banque, « personne, absolument personne ne prévoyait le succès qu'elle eut. Les plus hardis croyaient que l'émission pouvait atteindre 60 ou 70 millions, dans un avenir éloigné et que l'on n'osait pas préciser » (Chambre des représentants, séance du 2 et du 7 mai 1872).
Une expérience victorieuse élargit vite ces perspectives étroites et fit s'évanouir ces pessimistes prévisions. L'escompte et la circulation, appuyés l'un sur l'autre, se développèrent avec ampleur. En 1872 l'émission atteignit le chiffre de 237 millions ; en vingt ans. de 1851 1871, la Banque avait escompté plus de 16 milliards de valeurs. Le crédit commercial avait reçu une énorme impulsion, la circulation fiduciaire et monétaire avait satisfait à tous les besoins. Le service de la Caisse d'épargne, fondée en 1865. fut assuré sans frais pour elle. Enfin l'Etat dont, à partir de 1870, la Banque, renonçant à l'indemnité stipulée par la loi du 10 mai 1850, fit gratuitement le service de caisse, se trouva, au bout de vingt ans, avoir touché, pour sa part dans les bénéfices, une somme de 7.218,000 francs.
Telle était la situation quand le premier terme d'existence de la Banque Nationale toucha à sa fin. La loi organique du 5 mai 1850 avait assigné à l’institution une durée de vingt-cinq ans. Trois ans avant l'expiration de ce délai, le gouvernement proposa de le proroger de trente ans. Les catholiques occupaient le ministère. M. Jules Malou détenait le portefeuille (page 312) des finances. C'est à lui qu'incombait la tâche de maintenir et de consolider l'œuvre de son antagoniste politique. (Note de bas de page. D'après M. le baron DE TRANNOY, Malou aurait été dès 1847 partisan de la création d'une banque nationale. Il en aurait soumis l'idée au Roi dans une note du décembre de cette année. Mais sa conception différait totalement de celle de Frère-Orban. La banque nouvelle, tout en étant indépendante de la Société Générale quant à la partie industrielle, devait constituer avec celle-ci une entité unique, en ce sens qu'elle eût obéi à une seule et même direction. C'eût été une sorte de régime d'union personnelle. L'intervention de l'État se serait manifestée simplement par la garantie éventuelle d'un crédit, dont il n'aurait pu être fait usage qu'en cas de nécessité et en vertu du consentement du gouvernement. » (Jules Malou – 1810 à 1870, pp. 197 et 198. Bruxelles, Dewit, 1905) Fin de la note.) Il le fit sans arrière-pensée, sans marchander au créateur de la Banque l'approbation et les louanges, qui jaillissaient des faits. Dans son exposé des motifs du 27 février 1872, il maintient les principes de l'institution et les justifie par les résultats. « Il ne s'agit donc pas, conclut-il, de détruire et de reconstruire, mais de conserver en améliorant. » Quelques modifications furent adoptées, mais qui ne dénaturaient pas les bases demeurées intactes. (Note de bas de page : Aucune entente n’intervint entre le gouvernement et le fondateur de la Banque Nationale.)
Le capital de la Banque fut porté de 25 à 50 millions. Ce n'est point que Malou attribuât plus d'importance que Frère au volume du capital. Dans le mécanisme d'une banque d'émission, dit-il, le rôle du capital social est secondaire. Les opérations reposent essentiellement sur le crédit et sur la circulation fiduciaire qui en est l'expression. Le capital n'est pas la cargaison du navire ; il en est plutôt le lest (exposé général, pp. 5 et 6). Mais l'augmentation proposée avait pour but d'inspirer à l'opinion une confiance plus grande, de proportionner les assises de la Banque à l'extension de (page 313) ses affaires. Une partie de la réserve qui atteignait 17 millions fut capitalisée, et les actions nouvelles furent réparties entre les actionnaires. La retenue pour la constitution de la réserve fut diminuée.
D'autre part, une série de dispositions développèrent les services imposés à la Banque à l'égard de l'Etat et les profits du Trésor.
L'Etat recevrait dorénavant un quart au lieu d'un sixième des bénéfices excédant 6 p. c. du capital, et de plus, 1,4 p. c., par semestre, sur l'excédent de la circulation moyenne des billets au delà de 275 millions de francs.
La loi du 5 mai 1865 sur la liberté du taux de l'intérêt avait déjà attribué à l'Etat le produit de l'escompte au delà de ce taux réduit à 5 p. c.
La loi du 10 mai 1850 réglant le service du caissier de l'Etat recevait, en outre. des modifications à l'avantage du Trésor. Depuis 1870 la Banque faisait gratuitement ce service ; désormais, elle interviendrait dans les frais de la Trésorerie à concurrence d'une somme annuelle de 175,000 francs. Enfin l'emploi des fonds disponibles du Trésor se ferait par la Banque, au profit de celui-ci, en escompte de valeurs commerciales.
Tel fut le champ restreint des réformes, dont la plupart tendaient à accroître les avantages que l'Etat retirait de l'institution de 1850.
Le rapport de la section centrale de la Chambre fut rédigé par M. Eudore Pirmez. M. Nyssens, dans le livre où il a retracé la physionomie et la carrière de cet homme d'Etat, à qui la franchise des opinions. une tolérance spirituelle, une culture étendue et diverse, des dons charmants de clarté oratoire et de séduction personnelle font dans notre galerie parlementaire une place d'exception, a loué comme il fallait ce « rapport lumineux, véritable traité sur la matière. »
(page 314) Pirmez n'eut pas de dissidences à constater et il put enregistrer ce rare et précieux phénomène, l’accord des partis se renouvelant pour assurer la prolongation d'une grande institution d'intérêt public, fondée de leur commun assentiment, vingt-cinq ans auparavant. « La Banque Nationale, dit-il, n'est attaquée dans aucun des principes de son existence ; les sections, en se livrant à l'examen du projet, n'en ont mis aucun en question ; elles se sont bornées à des observations de détail ; au dehors la même unanimité semble régner... Les partis, quelque vivaces que soient leurs dissentiments, ont eu la sagesse aujourd'hui, comme en 1850, de faire taire leurs divisions dans une matière qui ne les comporte pas ; et nous verrons sans doute une institution, créée sur la proposition d'un des chefs d'une de nos grandes opinions politiques, recevoir une nouvelle existence sur la proposition d'un des chefs de l'autre, accord qui honore également et celui qui a eu l'initiative de l'œuvre, et celui qui ne cherche qu'à la rendre meilleure. »
Les votes répondirent à l'attente du rapporteur. Le projet de prorogation fut adopté la Chambre le 10 mai 1872 par 87 voix contre 6 et 3 abstentions, et, au Sénat, l'unanimité moins 1 abstention, Ce ne fut point cependant sans débat. La Chambre consacra onze séances à cette délibération.
Frère fut amené intervenir pour répondre à certaines considérations formulées par quelques membres de la gauche au sujet du rôle et de l'avenir de la Banque, et qui lui fournirent l'occasion de faire une nouvelle et magistrale exposition des principes en matière de circulation, des origines de l'institution, des services qu’elle rendait à la communauté et des commencements difficiles de son existence. Il parla le 1er mai, l'après-midi et le soir, et termina le 2 mai.
Il ne se sépara de Malou que sur un point. D'après (page 315) lui, l'augmentation du capital était inutile. Il ne l'eût pas proposée. L'institution de 1850 a été créée pour fabriquer et émettre de la monnaie de banque, pour réunir et faire fructifier les réserves métalliques du pays ; pour remplir cette fonction, elle doit se limiter à des opérations d'une constante sécurité. Les risques, dès lors, sont réduits à une proportion infinitésimale ; le capital ne doit point les dépasser ; il est une garantie, non une ressource. L'institution est d'autant plus parfaite qu'elle a un moindre capital. Elle est faite pour se passer de capital et opérer avec son seul crédit.
La démonstration de cette thèse fut abondante et forte ; elle amena l'orateur à examiner le rapport de l'encaisse métallique au montant de l'émission, rapport qu'il estima pouvoir descendre au tiers, même au quart, sans d'ailleurs poser de règles fixes à cet égard, des circonstances multiples et variables dictant la solution du problème.
L'idée de la pluralité des banques d'émission, bien que condamnée par l'expérience et par la science financière, retrouva chez quelques-uns des sympathies. M. Couvreur la défendit. D'autre part, on critiquait la puissance que donnait la Banque ce qu'on appelait le privilège de l'émission, et les avantages qu'en retiraient les actionnaires ; on dénonçait les périls d'un antagonisme entre les intérêts des actionnaires et ceux du public. On cherchait des combinaisons pour y mettre fin. On croyait pouvoir en trouver dans le développement et l'entente des Unions du crédit, qui dataient de 1848 et paraissaient appelées à un grand avenir. Dans ces institutions, disait M. Adolphe Demeur, l'intérêt des actionnaires se confond merveilleusement avec l'intérêt des clients, l'actionnaire est client lui-même. Elles ont pour but de faire l'escompte aux commerçants associés, qui versent une partie du capital social. garantissent le reste et nomment (page 316) l'administration. « Dans ma pensée, ajoutait-il, l'avenir en matière de banques, quelles qu'elles soient, appartient à ce genre d'institutions, et je vois le jour où les Unions du crédit s'étant développées en Belgique, leur fédération pourra former le capital de la Banque et sinon former son administration, du moins y intervenir. » L'idée reparut vingt-huit ans plus tard, dans le groupe socialiste, quand le Parlement fut appelé à proroger pour une seconde fois la durée de la Banque Nationale.
Frère-Orban s'attacha à dissiper ces illusions et remettre les appréciations au point. Il se déclara sympathique aux Unions du crédit, mais fit ressortir les risques auxquels elles se heurteraient dès qu'elles sortiraient de leurs attributions normales. Leur personnel est mobile, leur garantie variable, d'un contrôle incertain pour les tiers. Les associés, admis au gré du comité, en sortent quand ils veulent, et ne sont tenus que dans la limite du crédit que la société leur fait. L'existence de la société dépend de la prudence et de la compétence de son conseil d'administration. Les Unions du crédit vivent d'ailleurs grâce à une institution qui, placée au-dessus d'elles, réescompte leur papier. Sans la Banque Nationale, elles ne subsisteraient pas. En temps de crise, réduites à elles-mêmes, que feraient-elles ? Ne mettons pas devant leurs yeux, conclut Frère-Orban, des mirages trompeurs. Qu'elles évitent de se charger de dépôts. Qu'elles se restreignent leur fonction naturelle, le crédit mutuel, c'est par là qu'avec le concours de la Banque, elles établiront leur sécurité et leur fortune.
Le reproche fait la loi de 1850 d'avoir investi la Banque d'un privilège en matière d'émission fut l'objet d'une longue et assez vive réfutation. Si la Banque jouissait de ce qu'on appelle, dans le langage (page 317) usuel, un monopole de fait, cependant au point de vue juridique, l'emploi du mot « monopole » serait un non-sens. Certes, depuis la loi de 1850, la Banque avait été l'unique fabricant de monnaie fiduciaire. Mais la concurrence restait possible. La loi même la prévoit. Elle dit qu'aucune banque de circulation ne peut être constituée par actions que sous la forme de société anonyme et par la volonté du législateur. Le pouvoir législatif est donc armé pour organiser la concurrence, si l'intérêt public l'exige. Et sans intervention de la loi, les particuliers, les sociétés en nom collectif conservent le droit d'émettre de la monnaie de banque. (Note de bas de page. A l'époque où Frère tenait ce langage, un exemple fortifiait son argumentation : la Banque Liégeoise émettait des billets et en avait pour plus de 5 millions en circulation. Frère insista sur le fait que le mot “privilège” inscrit dans le projet de loi organique, en avait disparu, sur la demande de M. Henri de Brouckere. (Séance du 2 mars 1850.) Il n'avait pas combattu cette suppression, ayant fait remarquer que s'il y avait privilège, il n'y avait pas privilège exclusif, comme dans le système de la Banque de France.) Fin de la note.) Le législateur peut donc à toute heure, si la Banque cesse de répondre à l'intérêt public, lui ravir les avantages précaires et révocables dont elle jouit et les transférer, sans la moindre perturbation, à une institution nouvelle fondée à ses côtés. C'est, concluait Frère sur ce point, ce qui constitue l'originalité du système belge, unique dans le monde, jusqu'à ce qu'en 1863 la Hollande l'eût adopté.
On critiquait aussi les bénéfices démesurés réalisés par l'institution et qui atteignaient jusque 14 p. c. Or, disait-on, c'est le travail national qui a fourni à la Banque ses moyens financiers, par la circulation gratuite qu'il a assurée aux billets. Frère proclamait le raisonnement erroné. Ce n'est pas au travail national, disait-il, que la Banque doit la confiance qu'inspirent ses billets ; c'est sa solvabilité, son crédit. (page 318) L'émission, c'est le crédit même de la Banque mobilisé et jeté dans la circulation.
Quant au taux des bénéfices, il ne dépassait pas le montant des profits réalisés par maintes banques privées et, au surplus. le reproche qu'on en déduisait manquait de base. On calculait les profits d'après le prix originaire des actions. Or, la plupart des titres avaient passé des mains des fondateurs en celles de détenteurs nouveaux qui les avaient payés ou reçus en partage, au taux de la Bourse. Et Frère répondait aux détracteurs : « Ah ! je crains bien que lorsqu'on nous parle ainsi, on n'arrive son insu, malgré soi, à éveiller des sentiments qui ne sont que trop vivaces au fond des cœurs. On est toujours sûr de l'approbation d'un certain public avide, quand on dénonce ceux qui prospèrent. ceux qui s'enrichissent. Je crois, en effet, qu'il y a bien peu d'hommes qui, en pareil cas, disent avec Virgile, non invideo, sed miror (je n'envie pas. mais j'admire). C’est le sentiment de l'envie que l'on inspire, que l'on flatte, et que l'on ferait mieux de comprimer. »
Fallait-il donc ébranler l'institution, parce qu'elle avait réussi ? Ce n'eût été ni juste ni utile. Les bénéfices de la Banque sont légitimes. dés que la Banque continue à servir l'intérêt public. C'est à garantir l'intérêt public qu'il faut s'attacher. Et on le satisfait, si l'Etat de son côté reçoit des services et perçoit une part des profits. C’est une question de proportion et d'équilibre.
Mais qu'on se garde, pour sauvegarder les droits de l'Etat, d'exagérer l'ingérence gouvernementale dans l'administration de la Banque. (Note de bas de page : Un amendement tendait à confier partiellement à la Chambre la nomination des censeurs de la Banque. Frère-Orban le combattit, afin d’empêcher la politique de se mêler à l’administration de l’établissement.) On pourrait à la (page 319) rigueur concevoir une banque fondée par l'Etat, gérée par lui. Mais elle serait entourée de dangers formidables. « A toute crise, au milieu de toute pénurie d'argent, une telle pression serait exercée sur le gouvernement pour qu'il mît des fonds à la disposition de l'intérêt privé, qu'il serait incessamment exposé à soulever contre lui les plus violentes hostilités et à compromettre le pays... Pour éviter cet inconvénient, on a cherché à concilier les deux intérêts, l'intérêt privé et le contrôle, dans l'intérêt de l'Etat, dans l'intérêt public, sur ceux qui sont appelés gérer tout à la fois, dans l'intérêt public et dans l'intérêt privé. » Frère réfutait ainsi d'avance et en quelques mots le système de la Banque d'Etat, que, lors des propositions de prorogation nouvelle qui suivirent de peu de temps sa mort, le parti socialiste opposa à l'institution de 1850.
En terminant le 2 mai 1872, le discours si lucide et d'une si vaste portée qu'il avait commencé la veille, le fondateur de la Banque Nationale affirma sa foi dans l'avenir de son œuvre, pour le développement de laquelle une prorogation trentenaire lui semblait juste et nécessaire.
La loi de 1850 avait organisé le crédit commercial. Les banques privées suffisaient au crédit industriel ; la commandite de l'industrie n'était pas l'affaire d'une banque d'émission. Deux lacunes subsistaient dans notre régime financier : on n'avait rien fait pour le crédit foncier et pour le crédit agricole. Du crédit foncier Frère ne dit qu'un mot, qui ne témoigne pas d'un grand espoir. Lui-même avait essayé de donner une solution au problème, mais sans aboutir, comme on le verra plus loin. Depuis, il n'en avait plus été question. Quant au crédit agricole, il y avait quelque chose à faire que la chute du gouvernement libéral, en 1870, ne lui avait pas permis de tenter. « Je l'avouerai, dit-il, (page 320) avant de rentrer dans l'obscurité et d'aller m'asseoir aux premières loges en simple spectateur, disposé à applaudir cordialement à tout ce qui se fera de bien dans l'intérêt du pays, j'avais rêvé d'organiser le crédit agricole. » Il esquissa alors les grandes lignes d'un système destiné à assurer le crédit agricole personnel, à faciliter les transactions ayant pour objet, non l'acquisition de la terre, mais l'achat et la vente des matières premières et des produits fabriqués ; les organismes distributeurs seraient des comités régionaux, composés de propriétaires offrant des garanties, connaissant la population, éclairés sur les besoins, l'honorabilité et la solvabilité des cultivateurs ; ils feraient fonction de comptoirs et les effets couverts de leur aval arriveraient comme ceux des négociants et des fabricants dans le portefeuille de la Banque. Cependant il ne fallait pas se dissimuler qu'il y aurait des habitudes nouvelles à créer, des préjugés à vaincre, la routine à combattre. « Pour réussir, pour faire l'éducation économique des campagnes, il faudra du temps, une patience inébranlable, une prudence consommée, une volonté énergique et persévérante. »
Ce programme ne fut pas réalisé. Frère ne revint au pouvoir qu'en 1878 et prit le portefeuille des affaires étrangères. La gestion des finances fut confiée à M. Graux, qui rechercha d'un autre côté la solution du problème. Une loi du 15 avril 1884, due à son initiative, autorisa la Caisse d'épargne à employer une partie de ses fonds disponibles en prêts, faits aux agriculteurs, par l'intervention de comptoirs locaux, soit en escompte de traites ou promesses, soit moyennant garantie d'un privilège. (Note de bas de page. La loi ne produisit pas les résultats espérés : au 31 décembre 1893 le montant des prêts ne dépassait guère 2 millions et le nombre des comptoirs était réduit à trois. M. de Smet de Naeyer chercha à élargir le système en autorisant les ^prêts de la Caisse d’épargne aux sociétés coopératives de crédit agricole. Ce fut le but de la loi du 21 juin 1894. Fin de la note.)
(page 321) Quant à la Banque Nationale, elle a poursuivi ses progrès. En 1897, à la veille de la deuxième prorogation de sa durée, l'émission atteignait 513.268,950 francs. La même année, la Banque escompta 3,419.580 effets sur la Belgique, montant à plus de 2 milliards 163 millions de francs. En 1898 le mouvement général des accréditifs s'éleva à 2 milliards et demi. Un nouveau service avait été institué, celui des dépôts à découvert, et avait immédiatement donné d'excellents résultats. Sur quinze cents dépôts, deux cents étaient de moins de 1,000 francs, cinq cents de moins de 3,000 francs, six cent soixante-quatorze de moins de 5.000 francs. ce qui indique les facilités offertes à la conservati0n de la petite épargne. Le taux de l'escompte, fixé depuis 1872. toutes les semaines, avait oscillé autour d'une moyenne de 3,296 p. c. Il était resté généralement inférieur à celui des Banques de France et d'Angleterre, et accusait une tendance à la stabilité. L'importance des fonctions gratuites de caissier de l'Etat avait notablement augmenté, le mouvement général des fonds ayant atteint environ 4 milliards, quatre fois autant qu'en 1872. Enfin l'Etat avait retiré des opérations de la Banque des bénéfices directs considérables. De 1873 à 1897 1'attribution au Trésor du quart des bénéfices excédant 6 % avait rapporté 28.500,000 francs, soit plus de 1 million par an ; celle de 1/4 p. c. par semestre sur l'excédent de la circulation moyenne au delà de 275 millions, avait produit 10,500,000 francs ; le bénéfice provenant de la différence entre l'intérêt de 5 p. c. et le taux d'intérêt perçu par la Banque se chiffrait par plus de 2 millions. Enfin (page 322) le placement en valeurs commerciales des fonds disponibles du Trésor avait procuré à celui-ci une recette de prés de 18 millions de francs. Au total, y compris l'intervention de la Banque dans les frais de Trésorerie, l'Etat avait reçu en vingt-cinq ans environ 63 millions (exposé des motifs du projet de loi prorogeant la durée de la Banque Nationale, présenté à la Chambre le 22 décembre 1898).
La Banque avait donc subi une épreuve d'un demi-siècle ; jamais son crédit n'avait été mis en doute ; elle avait assuré une circulation abondante, livré au commerce d'immenses capitaux bon marché, fourni à l'Etat des services et des bénéfices croissants. En 1898 le cabinet catholique proposa de proroger sa durée pour une nouvelle période trentenaire, moyennant des modifications qui n'altéraient point le système de 1850 et se bornaient à le mettre en harmonie avec la situation présente.
Frère n'assista pas à cette consécration de son œuvre. Il avait disparu depuis 1896. Jusqu'à la fin de sa carrière il ne cessa de s'intéresser au sort de la Banque. Il se plaisait à reconnaître en elle l'honneur de ses débuts au gouvernement et aimait à constater la vitalité de l'institution qu'il avait conçue et la pleine réalisation de ses espérances, si peu partagées dans les origines.
Il vit, dans ses dernières années, s'esquisser en faveur du système de la Banque d’Etat une campagne qui devait se déployer en 1900 dans les discussions soulevées par le projet de prorogation.
Le congrès progressiste du 24 mars 1894 avait inscrit à son programme un article portant : « Organisation démocratique du crédit industriel et commercial ; organisation d'une Banque d'Etat en remplacement (page 323) de la Banque dite Nationale. » Rien n'irritait davantage le vieil homme d'Etat que les formules sommaires. dépourvues d'explications pratiques et de plan d'exécution. Il y découvrait autant de vanité que d'impuissance. A quatre-vingt-deux ans il prit la plume pour défendre une dernière fois les principes qu'il avait fait admettre en 1850 et dont l'expérience avait vérifié la valeur. Il consacra plusieurs articles dans la Liberté, à l'examen du programme du congrès progressiste de 1894 et spécialement de sa partie financière. Il y déploya une juvénile ardeur de polémiste et cette verve ironique, qui fut de tout temps l'une de ses armes préférées. Le parti libéral était divisé. On était au lendemain des orages suscités par la révision de l'article 47 de la Constitution et par l'adoption du vote plural. Modérés et avancés s'étaient trouvés aux prises ; et les deux groupes, après de vaines tentatives de rapprochement, avaient décidé de délibérer sur la situation politique en des congrès séparés. Frère ne ménagea donc pas le programme progressiste. « A quand la Banque d'Etat. Demandait-il, et d'abord qu'est-ce qu'une Banque d'Etat, pourvoyant aux besoins démocratiques de l'industrie et du commerce ?... Ce sera sans doute une banque gérée par des fonctionnaires publics, chargés de faire l'escompte (page 324) et des ouvertures de crédit, au gré des amateurs qui seraient nombreux, aux frais et risques du Trésor public !... »
Puis il résumait les principes de la science financière en matière de banque, marquait les traits essentiels du système nouveau, original, créé en 1850 et résumait les circonstances critiques au milieu desquelles celui-ci avait pris naissance. Il s'attachait à ramener à son exacte valeur la portée du mot « privilège » dont on se servait pour qualifier le droit d'émission de la Banque ; il fixait le juste critère d'appréciation : « En fondant la Banque Nationale, on a voulu qu'elle fût constamment soumise à l'action du législateur. Remplit-elle sa mission ? Sert-elle, comme on l'a voulu, l'intérêt public ?... Elle a réussi, elle a suscité l'envie, c'est ordinaire. Mais si elle a réussi, c'est à elle-même, c'est à son organisation qu'elle le doit. Elle a trompé les croyances et les prédictions de prophètes que l'on croyait pourtant autorisés. » Enfin. il caractérisait en ces termes le problème qui devait, quelques années après, à l'expiration de la durée de la Banque, reparaître devant la Législature : « Abstraction faite des sentiments d'envie et de jalousie et des prétentions individuelles qui pourront toujours se produire sous couleur de l'intérêt général, la question qui se posera aux hommes exclusivement préoccupés du bien public, sera de savoir si, depuis un demi-siècle, la Banque a failli un seul jour à ses devoirs. si le but qui l'avait fait instituer n'a pas été complètement atteint, si nous ne jouissons pas, pour le plus grand bien de la nation, d'une circulation fiduciaire irréprochable, et, en cette matière délicate entre toutes, quels sont les griefs auxquels il faudrait faire droit ? »
Le gouvernement et la majorité des Chambres estimèrent, à l'exemple du législateur de 1872, que la Banque avait pleinement satisfait aux besoins d'utilité (page 325) publique, en vue desquels elle avait été créée. Le triple but poursuivi : doter le pays d'une circulation sûre, procurer au commerce un escompte facile, abondant et à bon marché, assurer le service financier de l'Etat, était pleinement atteint. Le problème qui s'était dressé devant nos prédécesseurs de 1850, dit l'Exposé des motifs du projet de prorogation, signé par M. de Smet de Naeyer, a été résolu avec une indépendance d'esprit, une pénétration, une science des affaires auxquelles on ne saurait trop rendre hommage. C'est l'honneur des fondateurs de la Banque Nationale d'avoir su dégager, au milieu des doctrines opposées qui divisaient, alors comme aujourd'hui, les économistes et les hommes de finances, une solution tellement adéquate à notre esprit national, à nos mœurs, à nos besoins, qu'un demi-siècle a pu passer sur elle sans en amoindrir le mérite. »
La loi du 26 mars 1900 prolongea d'une nouvelle période trentenaire l'existence de la Banque, qui reçut le nom de Banque Nationale de Belgique. Le capital ne fut pas augmenté ; la retenue pour la réserve, déjà réduite en 1872, fut diminuée encore, et le dividende de 6 p. c., à concurrence duquel la réserve devait servir à suppléer les bénéfices annuels, fut abaissé 4 p. c. La base des redevances dues à l'Etat fut élargie. A l'origine, il était attribué à l'Etat un sixième des bénéfices excédant 6 p. c. Cette part fut désormais de un quart au delà de 4 p. c. La loi nouvelle abaissa de 5 à 3 1/2 p. c. le taux à partir duquel le produit de l'escompte reviendrait à l'Etat. L'intervention de la Banque dans les frais de la Trésorerie fut portée de 175,000 230,000 francs. Enfin la Banque s'engagea à verser au Trésor public la valeur des billets émis antérieurement à 1869 et non remboursés jusque-là. Et de ce chef, l'Etat encaissa 1 million.
La discussion à laquelle la loi donna lieu à la (page 326) Chambre fut ardente et confuse. Le principe même de l'institution fut contesté. La gauche socialiste proposa une vaste enquête sur les résultats de la loi de 1872 et les progrès à réaliser dans l'organisation d'une banque centrale d'émission (Déjà, en 1872, M. Couvreur avait suggéré l’idée d’une enquête que Frère-Orban avait repoussée (Chambre des représentants, 2 mai.)
Ses principaux orateurs dénoncèrent le caractère capitaliste de la Banque, taxèrent d'excessifs le taux de l'escompte et les bénéfices des actionnaires. Ils réclamèrent le crédit au prix de revient et ébauchèrent un système de Banque d'Etat, auquel ils ne parvinrent pas, dans leurs amendements, à donner une forme concrète et pratique.
Au milieu de l'ouragan de critiques qui se déchaîna, retentit cependant un hommage à l'œuvre de Frère. Orban. M. Hector Denis n'hésita pas à reconnaître qu'elle avait marqué une grande époque dans l'évolution du crédit.
De divers côtés, on préconisa l'utilisation des capitaux de la Banque au profit d'une organisation du crédit foncier et agricole. Mais la question du crédit foncier, depuis les propositions de Frère, de 1850, était restée sans solution. Et, quant au crédit agricole, on s'était orienté dans d'autres voies ; on avait cherché à lui donner pour pivot la Caisse d'épargne (lois du 15 avril 1884 et du 21 juin 1894. Voir infra notre exposé de la question du crédit foncier.) On s'efforça cependant de faire concourir la Banque à son développement, en permettant à celle-ci d'escompter désormais au même titre que les valeurs commerciales, les effets ayant pour objet les achats et ventes faites aux agriculteurs ou par eux, de bétail, engrais, semences, matériel et denrées se rapportant à leur industrie.
(page 327) La loi de 1900 maintint intégralement la conception de Frère-Orban. Il n'en pouvait être autrement. Quel homme d'Etat aurait assumé la responsabilité de bouleverser le régime qui, pendant un demi-siècle, avait procuré au pays l'inébranlable sécurité et la croissante abondance de la circulation ?
Dans un domaine où les moindres fautes peuvent conduire aux pires désastres, comment tenter des improvisations, se risquer, au lendemain même du rejet du système de la Banque d'Etat par la France et par la Suisse, dans des entreprises aléatoires où le crédit de l'Etat serait engagé et compromis ?
La Banque Nationale, telle que l'a instituée la loi du 5 mai 1850, confirmée par les lois de 1872 et de 1900, demeure un facteur essentiel du crédit public et de la prospérité générale. C'est un arc-boutant de la structure économique du pays.
Lorsque, quatre ans après la mort de Frère, ses amis, ses admirateurs, les représentants de la nation et du gouvernement s'assemblèrent, pour honorer sa mémoire, au pied de sa statue, M. de Smet de Naeyer, chef du cabinet catholique, et M. Graux, qui avait collaboré au cabinet libéral de 1878, se rencontrèrent pour signaler la fondation de la Banque comme un titre la reconnaissance nationale. (Note de bas de page : La création de la Banque Nationale, dit M. de Smet de Naeyer, est peut-être l’œuvre personnelle la plus remarquable de la carrière de Frère-Orban (21 juillet 1900).)
(page 328) Dans la pensée initiale de Frère-Orban, la Banque Nationale ne devait pas rester une institution isolée. C'était l'âme d'un vaste mécanisme financier, dont il avait dès lors tracé le plan, aux branches duquel devaient se relier d'autres organes destinés à pourvoir au placement de l'épargne populaire et au crédit immobilier. L'exposé des motifs de la loi du 5 mai 1850 se terminait par un aperçu des prolongements de l'œuvre :
« D'autres services, comme la Caisse d'épargne. le crédit foncier, qui doit être régi par d'autres principes que le crédit commercial, viendront se rattacher en partie à la Banque, sans toutefois jamais se confondre avec les opérations de banque proprement dites. La Caisse d’épargne et le crédit foncier formeront des institutions indépendantes, dirigées par des administrations distinctes, mais qui se prêteront un appui mutuel, et auxquelles la direction de la banque accordera un concours utile et bienveillant.
« Créées en vue de procurer des moyens de placement aux petits capitaux, aux économies des classes peu aisées de la société, et d’encourager les habitudes d’ordre et de prévoyance, les Caisses d'épargne ont souvent occasionné des embarras sérieux à cause des difficultés de concilier le principes des remboursements, pour ainsi dire instantanés, des dépôts, avec la possibilité de leur assurer un emploi productif. Les combinaisons auxquelles se prêtera la nouvelle organisation permettront, sinon d’arriver à la solution d’un problème qui jusqu’ici a été considéré comme insoluble. au moins d’atténuer considérablement les difficultés.
« L'institution du crédit foncier, qui offrira un placement sûr pour les dépôts des Caisses d’épargne, doit procurer à la propriété, à des conditions favorables, des capitaux destinés à féconder la terre. En diminuant le taux de l'intérêt des emprunts sur hypothèque, en accordant des sécurités plus grandes aux (page 329) prêteurs, et aux débiteurs les moyens de se libérer là l’aide d’un amortissement à long terme, l’institution du crédit foncier développera de nouvelles sources de bien-être pour le pays. »
Ce n'est qu'en 1859 que Frère, écarté du pouvoir de 1852 à 1857, put arrêter les lignes définitives du projet de création de la Caisse d'épargne, dont le discours royal inaugurant la session 1849-1850 avait annoncé dix ans auparavant le dépôt prochain.
Les propositions relatives au crédit foncier furent soumises à la Chambre dès le 8 mai 1850, trois jours après la promulgation de la loi organique de la Banque Nationale.
La dette hypothécaire était en 1848 évaluée à 798 millions, dort 358 millions affectant les propriétés bâties et 440 millions les propriétés non bâties. On estimait la valeur des premières à 1,658 millions, la valeur des secondes à 6,649 millions. Les propriétés bâties étaient donc grevées d'un peu moins que le cinquième de leur valeur, et les propriétés non bâties d'un quinzième.
Les conditions des emprunts hypothécaires étaient onéreuses, L'offre et la demande des capitaux ne se rencontraient pas directement et exigeaient l'emploi d'intermédiaires disséminés, agissant sans lien entre eux et chacun dans le cercle étroit d'une clientèle. Les capitaux cherchant un placement étaient inégalement répartis, abondants ici, rares ailleurs ; le taux de l'intérêt des prêts variait selon leur importance et la localité. Le loyer des petits capitaux était plus cher que celui des capitaux d'une certaine importance. La situation du prêteur n'était pas meilleure que celle de l'emprunteur. Le gage hypothécaire offre certes une grande sécurité, mais son appréciation exige une attention exercée ; et si l’hypothèque garantit remboursement du capital et des intérêts, elle n'assure pas la régularité dans l'accomplissement des (page 330) obligations de l'emprunteur. Enfin si le prêteur a besoin de son capital avant l'échéance du terme, il trouve difficilement un cessionnaire. Cette sorte d'indisponibilité dont est frappée la créance hypothécaire détourne une foule de capitaux. Il s'ensuit aussi une tendance à restreindre la durée des prêts. De là une extrême difficulté pour l'industrie agricole de reformer le capital emprunté : immobilisés, participant de la nature du sol qui les a absorbés pour les rendre par un surcroît de produit, ces capitaux ne peuvent être reconstitués qu'au bout d'une longue série d'années. Enfin à quoi servent entre les mains des emprunteurs les épargnes réalisées successivement à l'aide d'un surplus de production, si elles doivent s'y accumuler jusqu'à la reconstitution du capital ? Elles ne peuvent être immobilisées à leur tour. Elles restent dés lors improductives et gênantes, et combien de force morale ne faut-il pas pour échapper à la tentation de les détourner de leur destination ?
L'exposé des motifs du projet de loi instituant une « Caisse du crédit foncier » décrivait, avec des statistiques abondantes et précises, ces obstacles à l'affluence et l'appel des capitaux. « Le gouvernement pense, concluait Frère-Orban, son auteur, que le moment est venu de prendre des mesures pour que le crédit territorial, au lieu d'aggraver la condition des propriétaires qui y ont recours, puisse devenir pour eux et pour le pays, à l'égal du crédit mobilier et personnel, une source de prospérité. »
La question était l'ordre du jour en France, comme en Belgique. L'attention y avait été attirée par d'importants travaux de Wolowski et par un rapport de M. Royer, chargé par le gouvernement français d'étudier en Prusse, en Pologne et en Galicie les institutions de crédit rural qui y fonctionnaient et y avaient pris un développement rapide.
(page 331) Frère-Orban suivit de près, comme en témoigne l'exposé des motifs qu'il signa, ce mouvement scientifique. Son projet s'en inspira, avec la marque personnelle que ce « puissant constructeur » - l'expression est de M. Hector Denis - imprima à tout ce qu'il toucha.
La Caisse du crédit foncier sera à la fois un établissement public et une sorte d'association entre les propriétaires, qui emprunteront au moyen de lettres de gage. Cependant ils n'interviendront ni directement ni indirectement dans l'administration. Un conseil d'administration, dont les membres seront choisis par le gouvernement, et une commission de surveillance à la formation de laquelle prendront part les trois branches du pouvoir législatif, offriront à tous les intéressés des garanties que l'on ne pourrait attendre meilleures, en cette matière, de nulle autre combinaison.
Les agents du Trésor, les conservateurs des hypothèques, les receveurs de l'enregistrement devaient être les auxiliaires de la Caisse pour constater l'état civil et la valeur de la propriété immobilière. Le crédit foncier deviendrait ainsi une sorte de complément du système hypothécaire qui était alors en cours de révision législative.
La valeur du gage ne pouvait être inférieure à 1,000 francs. L'emprunt en lettres de gage ne pouvait excéder : pour les propriétés bâties et pour les bois et forêts, un quart de leur valeur ; la moitié, pour les autres immeubles. Il serait garanti par une hypothèque de premier rang. Contre remise du contrat hypothécaire, des lettres de gage seraient remises à l'emprunteur. Ces lettres, nominatives ou au porteur et de l'import de 100, 200, 500 et 1,000 francs, porteraient un intérêt fixe de 4 p. c. Elles seraient transmissibles et négociables.
(page 332) Les emprunteurs seraient tenus de verser à la Caisse 42 annuités, payables en deux termes semestriels, représentant chacune 5 1/4 p. c. du capital, dont 4 p. c. pour intérêts de l'emprunt, 1 p. c. pour l'amortissement, 1,8% au Trésor pour droits d'enregistrement et de transcription, et 1/8 p. c. à la Caisse pour frais d'administration et de recouvrement. Deux fois par an, la Caisse rembourserait des lettres de gage, par tirage au sort, jusqu'à concurrence des sommes disponibles à cet effet. Elle serait autorisée à faire opérer ses recouvrements par les agents du ministère des finances et, pour l'emploi des sommes recouvrées, à confier le service de caissier à la Banque Nationale. Toutes ses opérations seraient soumises au contrôle de la cour des comptes.
Le système assurait, par un amortissement régulier et à long terme, la libération des débiteurs ; permettait à beaucoup de propriétaires endettés de rembourser leurs créanciers par la cession des lettres de gage ; substituait au taux variable de l'intérêt, qui montait en certaines régions et pour certaines sommes jusqu'à 5 et 6 p. c. un intérêt fixe de 4 p. c. M. Ad. Demeur. dans une brochure contemporaine, en résumait ainsi l'économie :
« Il consiste, d'une part, dans la centralisation des opérations diverses qui constituent les relations entre les préteurs et les emprunteurs, entre les capitalistes et les propriétaires, entre les porteurs et les souscripteurs des billets de crédit foncier, c'est-à-dire dans la création d'un agent central servant d'intermédiaire entre les contractants, chargé de délivrer sur hypothèque les lettres de gage, de recouvrer les annuités, de servir les intérêts des sommes prêtées, d'amener la libération des débiteurs par l'amortissement des capitaux, de poursuivre la saisie immobilière en cas de besoin ; (page 333) d'autre part, à établir entre les propriétaires qui s'adressent volontairement à l'agent intermédiaire une sorte d'association, un lien de solidarité qui, engageant la responsabilité de chacun pour tous, porte jusqu'à l'absolu la garantie du préteur, sans cependant entraîner réellement la responsabilité des emprunteurs au delà de leur créance personnelle. »
La Caisse, banque sans capital, n'emprunte ni ne prête d'argent, ne réclame aucune garantie du gouvernement et ne lui impose aucune responsabilité. Elle se borne à émettre des obligations négociables, sûres, ne faisant naître ni difficultés, ni procès, ne nécessitant ni frais considérables, ni personnel nombreux.
Elle obtient le concours des agents de l'Etat, mais elle reste indépendante de celui-ci. Elle constitue un établissement distinct, et isolé de l'action politique du gouvernement. On retrouve ici la même pensée directrice que dans l'organisation antérieure de la Banque Nationale et dans la constitution future de la Caisse d'épargne.
La discussion du projet, ouverte le 26 mars 1851, se prolongea jusqu'au 1er mai, Elle prit seize séances et aboutit à un vote d'adoption, par 54 voix contre 19 et 6 abstentions.
Frère-Orban prononça trois grands discours, le 29 mars, le 2 et le 5 avril 1851.
Il n'eut pas seulement à expliquer la portée et les détails d'application du système. Il lui fallut se défendre contre une campagne où le dénigrement, la haine du neuf, la crainte de l'interventionnisme, la méfiance du crédit, inspiraient à l'opposition des critiques et des accusations excessives. On cherchait, parfois dans un même discours, à représenter l'instituti0n proposée tout ensemble comme une innovation téméraire, menaçant d'ébranler le sol. et comme une insignifiante combinaison, destinée à rester stérile et (page 334) devant aggraver plutôt que soulager la condition des emprunteurs. La contradiction n'effraya jamais le parti pris.
Les trois discours de Frère sont assurément parmi les meilleurs de cette période de sa carrière. Il est maître du sujet : la base scientifique et expérimentale sur laquelle il appuie son argumentation est faite de matériaux éprouvés. Il discute tour à tour en théoricien et en homme d'affaires, use d'ironie autant que de bon sens ; suivant son habituelle méthode. il ennoblit le débat, en remontant aux principes et l'histoire.
Il définit d'abord le crédit et son dans les sociétés modernes.
« L'antiquité n'a pas connu cette puissance qui a enfanté les merveilles de l'industrie et du commerce. Le crédit est né au sein des industrieuses cités du moyen âge, et son premier bienfait a été de leur procurer le moyen d'acheter ou de conquérir leur liberté.
« Le crédit, messieurs, implique des idées de l'ordre moral le plus élevé : le crédit tend non seulement à créer, mais ce qui est mieux encore, à établir la diffusion des richesses.
« Le crédit unit, le crédit rapproche les hommes : le crédit met en présence celui qui, par le travail et l'épargne, est arrivé à constituer un capital et celui qui, par le travail, par l'ordre et la probité cherche aussi à améliorer sa position dans le monde. Le crédit c'est l'assistance, mais l'assistance intéressée, l'assistance qui procure à la fois une récompense à celui qui donne et à celui qui reçoit. C'est pour avoir exagéré ce côté magnifique du crédit, c'est pour avoir voulu l'assimiler à la charité, que l'Eglise, tombant dans une fatale erreur économique, qu'elle a d'ailleurs depuis longtemps abandonnée, avait érigé en loi la gratuité du crédit.
« Lorsque, dans le moyen âge, le crédit voulut faire des efforts pour se développer, il rencontra de toutes parts des lois préparées comme pour l'étouffer.
« Le crédit se dégagea des liens dont on voulait le charger. Le commerce réclama bientôt des lois entièrement différentes de celles qui régissaient alors la propriété : à des lois faites en haine du créancier, entourant le débiteur de faveurs injustes, de protections désastreuses, de garanties mortelles pour lui-même, le (page 335) commerce substitua des lois plus raisonnables et plus justes. A ce dédale de procédures qui arrêtaient le créancier à chaque pas qu'il voulait faire pour obtenir ce qui lui était dû, le commerce substitua des lois promptes, efficaces qui assuraient l'accomplissement des engagements contractés.
« Je me permets encore un instant, messieurs, d'insister ici sur le côté moral du crédit. Quelles habitudes d'ordre et d'économie n'a-t-il pas introduites ! quelles réformes n'a-t-il pas amenées dans les mœurs ! quels efforts n'a-t-il pas imposés à l'homme pour justifier la confiance qu'un autre homme avait placée en lui ! Le respect des engagements contractés a été érigé en point d'honneur ; ne pas acquitter ses engagements à l'échéance, a été considéré comme une tache infâmante pour un négociant. Que de labeurs, que de sacrifices pour conserver son crédit ! Mais dans cette lutte, l'homme n'a fait que grandir à ses propres yeux, car tout sacrifice ennoblit.
« Et cependant, tandis que le crédit personnel et mobilier se constituait ainsi, tandis qu'il allait s'élargissant, se développant, transformant des marchands en rois, le crédit réel, le crédit foncier conservait toutes les empreintes du passé : c'est que les lois romaines étaient hostiles au crédit ; c'est que plus tard les lois féodales, considérant la propriété du sol comme moyen de gouvernement, attachant à cette propriété des privilèges civils ou politiques, ont voulu la soustraire, autant que possible, au libre développement de l'activité de l'homme.
« … Quelle était, à l'origine, la situation du crédit foncier ? Le premier dont l'enclos fut dévasté par un ouragan et qui perdit ainsi le fruit de son travail, eut besoin d'emprunter. Ne trouvant personne qui consentit à suivre sa foi, obligé de procurer des garanties, que pouvait-il faire ? Donner son bien en gage. Mais, quelle douleur ! abandonner la possession de son champ ; laisser à un autre le droit d'agir en maître dans son domaine ! Cet état de choses était à la fois funeste pour le débiteur qui ne pouvait plus cultiver son fonds ni l'améliorer, pour le créancier qui devait éprouver de la gêne et de la répugnance à cultiver le bien d'autrui, à y donner les soins qu'il apportait à ses propres biens.
« Un jour, à Athènes ou à Sparte, quelqu'un, le Buring de l'époque, s'en vint proposer au gouvernement d'alors un moyen meilleur de garantir le prêt : « Plaçons une colonne, dit-il, sous la surveillance de l'autorité publique, devant le champ qui doit servir de gage, et indiquons sur cette colonne la dette du (page 336) propriétaire. L'hypothèque aura un caractère de publicité propre à prévenir les surprises faites à la bonne foi des créanciers et des tiers acquéreurs. » Les hommes qui, dans ce temps-là, représentaient les idées d'opposition, les idées de MM. de Liedekerke, Pirmez, Julliot, ces hommes firent remarquer qu'il y avait là un grand péril, qu'il était très dangereux de faire intervenir ainsi l'autorité publique dans la surveillance des bornes placées devant le fonds hypothéqué, pour indiquer aux tiers qu'il y avait des créanciers pouvant prétendre quelque droit à la chose.
« Ces hommes, messieurs, Théophraste en parle quelque part ; ils terminaient fort souvent leurs discours par ces mots : Jadis, c'était bien mieux ! Pourtant l'assemblée des sages de ce temps-là ne s'arrêta pas à cette opposition : elle passa outre et fit cette première révolution dans le crédit foncier. »
On se méfiait sur certains bancs de la droite du crédit foncier. Malou, dans la suite de la discussion, traça une démarcation entre le crédit personnel. stimulant de l'activité humaine, et le crédit territorial, qu'il tenait presque pour illogique, puisqu'il repose sur la chose même qu'on médite de prendre en cas de non-paiement de la dette (Chambre des représentants, séance du 1er avril 1851. Voir aussi sur ce point les commentaires de M. le baron DE TRANNOY, dans son intéressant ouvrage ; Jules Malou, p. 204.) M. de Liedekerke, l'un des premiers orateurs que la Chambre entendit, avait été plus loin et n'avait pas hésité à soutenir qu'il est mauvais, dangereux de donner aux petits propriétaires, en leur facilitant le crédit, le moyen de s'abandonner à la passion qui les entraîne vers des acquisitions irréfléchies, trop lourdes pour leur capacité.
Frère rétorqua l'argument, dans un fier et émouvant langage, qui déchaîna à droite une tempête :
« Il y donc. selon quelques-uns, un véritable danger à étendre le crédit foncier, à le perfectionner, car les particuliers, les paysans, les manants, ont la fatale manie d'acheter ; ils font monter les lopins de terre à des prix fabuleux. et ce sera pis (page 337) encore si le campagnard ne continue pas, comme cela existe aujourd'hui, à rencontrer des difficultés parfois insurmontables à se procurer de l'argent.
« Messieurs, il y a quelque chose d'injuste, quelque chose d'attentatoire à la liberté de l'homme dans de pareilles pensées, dans de pareilles doctrines. »
Ici éclatent de vives interruptions de MM. Dumortier et de Liedekerke. Frère riposte :
« J'avais le droit, Messieurs. de protester. Il s'agissait d’un sentiment moral contre lequel on s'élevait, que l'on trouvait trop libre dans ses manifestations, un des sentiments les plus profonds et les plus vivaces qu’il y ait au cœur de l'homme. Dieu a mis au cœur de l'homme une passion ardente pour la propriété de la terre ; de toutes propriétés c'est celle-là qui donne les plus ineffables jouissances. Pauvre ou riche, l’homme ne peut se détacher ou du champ qu'il a cultivé ou du domaine qu’il a embelli, de l’arbre qu’il a planté, des sites qui ont eu ses premiers regards et son premier sourire. Voilà le sentiment que l’homme cherche à satisfaire lorsqu'il veut acquérir la propriété, et voilà le sentiment que, par aveuglement, car c'est peut-être dans l'avenir le gage de salut de la société, voilà le sentiment qui était si injustement attaqué. »
L'effort principal des adversaires du projet porta contre le caractère étatiste du système. M. de Liedekerke eut la palme, dans ce concours de prophéties sinistres, où le pessimisme le disputait à la pusillanimité. L'Etat allait tout absorber, - par la Caisse d'épargne et la Caisse de retraite, l'économie des pauvres, par la Caisse du crédit foncier, la propriété immobilière. En cas de crise, l'Etat devrait procéder à l'expropriation universelle ; il succomberait sous le poids de ses obligations. On veut substituer le gouvernement à la Providence. On marche au socialisme, au « communisme légal. » M. Félix de Mérode, M. Pirmez, appuyaient. Dumortier proclamait que le projet « outrageait l'humanité, la morale, la liberté. » M. de Theux, rappelant la formule socialiste du droit au (page 338) travail, s'écriait qu'on allait organiser le » droit au crédit » !
Frère accueillit l'épithète de socialiste avec dédain. « Je ne la prends plus au sérieux, s'écria-t-il, on nous l'a adressée trop souvent. » Mais il la retourna avec prestesse et vigueur contre ceux mêmes de qui elle venait. C'étaient des protectionnistes, partisans de combinaisons douanières destinées à fixer artificiellement le prix des marchandises et des denrées. Frère les harcèle. N'est-ce point eux qui veulent que l'Etat règle le prix des choses, procure des bénéfices aux fabricants, aux producteurs, favorise le travail national, la vente des produits nationaux, en établissant des barrières douanières, des tarifs « artistement arrangés » tout un « dédale » de mesures restrictives ? (29 mars 1851 ). Quelle différence perçoit-on, demande-t-il, invoquant un écrit de Michel Chevalier, entre l'ouvrier qui réclame du gouvernement la fixation de son salaire et l'industriel qui lui demande celle de son profit. La doctrine du « minimum de salaire » et la doctrine du « prix rémunérateur » sont une seule et même chose (5 avril 1851). Le protectionnisme, a-t-on dit depuis, c'est le socialisme des riches.
En fait, d'ailleurs, quoi se réduisait l'intervention de l'Etat, qu'on dénonçait avec tant d'horreur ? Est-ce que la législation régnante n'instituait pas l'office des notaires, un service des hypothèques, un service de l'enregistrement ? « Eh bien, aujourd'hui, qu'est-ce que l'on propose ? De quoi s'agit-il, en réalité ? De mieux utiliser l'instrument qu'on a sous la main, de faire faire au notaire cc qu'il fait aujourd'hui, de faire faire au receveur de l'enregistrement ce qu'il fait aujourd'hui, de faire faire au conservateur des hypothèques ce (page 339) qu'il fait aujourd'hui, mais d'y ajouter quelque chose afin de rendre de plus grands services.
« Ces agents qui ont dans les mains, à l'aide du cadastre, tous les éléments nécessaires pour apprécier les propriétés, qui mieux que personne sont à même d'en connaître les titres et la valeur, ces agents détermineront la valeur de l'immeuble offert en gage, d'après des règles certaines, fixes, en général ; exceptionnellement l'évaluation se fera par voie d'expertise ; et, cette valeur constatée, une hypothèque sera prise dans les formes déterminées par la loi, au profit des tiers porteurs des obligations, des lettres de gage, que l'institution émettra. Voilà tout le système. » Il n'y avait nul empiétement de l'Etat, nulle atteinte à la liberté.
Des critiques d'ordre financier et pratique venaient à la rescousse des grosses attaques d'ensemble. Que seraient, disait-on, les lettres de gage ? Du papier-monnaie voué au discrédit et dont on serait contraint de décréter le cours forcé. Je ne conçois pas, répondait Frère, comment un gouvernement pourrait songer à donner cours forcé à du papier portant intérêt. L'idée. de monnaie implique l'idée de circulation. La monnaie sert à payer comptant. L'intérêt suppose, au contraire, le payement à terme ; c'est le prix du terme. Les lettres de gage ne seraient pas plus du papier-monnaie et ne pourraient pas davantage recevoir cours forcé que les titres de la dette publique ou les bons du Trésor. Loin de redouter leur dépréciation, Frère prévoyait au contraire, s'inspirant de l'expérience faite en Allemagne, qu'elles échapperaient aux fluctuations des cours et aux crises qui déterminent la chute de la rente et des valeurs industrielles, et que, se maintenant un taux stable et élevé, elles deviendraient l'un des principaux placements de la Caisse d'épargne dont il élaborait alors le plan.
(page 340) Quels bénéfices, demandaient enfin les détracteurs, attendre de cette Caisse sans fonds, dont la fonction principale sera d'éditer des titres ? Malou ironiquement disait : Ce ne sera pas la Caisse du crédit foncier, ce sera l'Imprimerie du crédit foncier. On oublie, repartait Frère, que les propriétaires fonciers empruntent 54 millions chaque année ; que les prêts hypothécaires plus de 4 p. c. représentent dans ce total une somme énorme ; qu'il faut ajouter à l'intérêt, généralement supérieur à 4 p. c., la charge des frais ; que les capitaux sont empruntés à terme limité ; qu'à l'expiration du terme, il faut renouveler le contrat et payer des frais nouveaux ; qu'ainsi l'intérêt de l'argent. appliqué la terre excède 6 p. c. Or, disait-il, cela est excessif et ruineux. Une somme moindre peut suffire à payer l'intérêt et amortir le capital. L'efficacité de la réforme se mesurait à un seul chiffre. En ne tenant compte que de la dette existante à 4 p. c. , sa conversion procurerait aux propriétaires débiteurs un dégrèvement de 4,500,000 francs, soit le tiers du principal de l'impôt foncier.
L'argumentation du ministre éclairait toutes les faces du système. Celui-ci avait été mûrement étudié, établi avec hardiesse et sûreté. Sa valeur s'augmentait de ce qu'il s'incorporait à un programme partiellement exécuté et dont une initiative annoncée comme prochaine devait assurer la réalisation intégrale. C'était l'un des volets d'un triptyque dont la Caisse d'épargne serait l'autre, et dont la Banque Nationale formait le panneau central.
Frère en déroula l'esquisse devant la Chambre, dans la séance du 5 avril. « Il y a la pensée du gouvernement, dit-il, un ensemble de lois à formuler. Nous avons dû nous occuper d'abord de la constitution du crédit commercial et industriel. Vous y avez pourvu par la création de la Banque Nationale. (page 341) que vous avez fondé cette Banque, vous n'avez pas hésité sous prétexte d'intervention de l'Etat ou de l'octroi de certains privilèges... Vous avez tous voté la loi; elle a été votée à l'unanimité. Et pourquoi? parce que vous avez reconnu qu'en agissant ainsi, vous fondiez un établissement d'utilité publique, et vous avez fait dés lors tout ce qui vous paraissait commandé par l'intérêt public. Après avoir pourvu aux besoins du crédit industriel et commercial, après avoir pris les mesures nécessaires pour abaisser, en faveur de l'industrie et du commerce, le taux de l'intérêt de l'argent, nous avons recherché ce qu'il convenait de faire dans le même but en faveur du crédit foncier. Cette institution créée, nous en avons annoncé une autre, qui fait partie d'un même ensemble, c'est la Caisse d'épargne... Pourquoi entrait-il dans la pensée du gouvernement d'organiser également la Caisse d'épargne, projet qu'il réalisera, qu'il soumettra la Chambre ? C'est qu'il entend la rattacher au système du crédit foncier... Les caisses de dépôt, les Caisses d'épargne sont destinées à procurer des fonds pour les lettres de gage. C'est précisément ce qui rend inutile un fonds de roulement pour l'institution que nous voulons créer. Il se trouve ainsi constitué. C'est là que les lettres de gage pourront se placer et se négocier, selon toute probabilité, au pair.»
Frère concluait en insistant sur l'avenir du système qu'il demandait la Chambre de consacrer. Il n'en attendait pas une révolution immédiate dans les conditions du prêt foncier ; il faudrait dix ans, vingt ans peut-être pour familiariser le public avec le mécanisme mis sa disposition. Mais il protestait contre le refus de faire pour la terre ce que l'on avait trouvé bon pour l'industrie et le commerce et blâmait l'incompréhensible répugnance qui se manifestait dans certains milieux l'égard de toute innovation, de (page 342) toute expérimentation dans le domaine du crédit territorial.
La Chambre lui donna raison, comme on sait, en votant le projet le 1er mai 1851. Mais au Sénat la réforme rencontra une résistance passive. La force d'inertie réussit là où avait échoué la passion politique. Quand le ministère de 1847 tomba, en 1852, la procédure parlementaire n'avait pas fait un pas.
Le 14 mars 1853 Lebeau demanda au gouvernement nouveau de reprendre la question au Sénat. Liedts, devenu ministre des finances, se déroba. Le rapport ne fut déposé que le 30 décembre 1853. Le 20 décembre 1854 Liedts donna lecture d'un arrêté royal qui ordonnait le retrait du projet. Le rapport au Roi, motivant cette mesure, ne désavouait pas le système proposé « qui ou tard triompherait en Belgique », mais invoquait les difficultés que rencontrait en France l'organisation du crédit foncier préparée par un décret du 28 février 1852. Le gouvernement craignait que l'institution ne se heurtât un double écueil, la fixité de l'intérêt, arrêté par la loi au taux de 4 p. c., et la dépréciation probable des lettres de gage qui, à ce taux, ne lui paraissaient négociables qu'à 80 ou 82 p. c.. Il pensait aussi qu'après la révision de la loi hypothécaire et le vote de la loi sur l'expropriation forcée, la mesure n'avait plus le même degré d'importance. (Note de bas de page. La loi remplaçant le titre XVIII du Code Napoléon sur les privilèges et hypothèques fut promulguée le 16 décembre 1851, la veille de promulgation de la loi sur l’impôt successoral. Le projet avait été présenté par M ? de Haussy, ministre de la justice, le 7 novembre 188. Tesch, successeur de M, de Haussy, mena la discussion et contresigna la loi. Le projet de Frère-Orban sur le crédit foncier fut présenté et discuté après le projet de révision du régime hypothécaire. Il semble difficile d'admettre que celui-ci dispensât de celui-là. La loi sur l'expropriation forcée est du 15 août 1854. Fin de la note.)
Personne ne releva ces observations ; la question tomba en sommeil et Frère ne la réveilla plus ; il n'expliqua jamais les motif' de cet abandon.
En 1862, au cours de la discussion du projet instituant la Caisse d'épargne, Auguste Orts, répondant à Dumortier, qui avait été l'un des adversaires les plus ardents de la Caisse du crédit foncier, dit du projet de 1850 : « Après avoir traversé cette Chambre, non sans peine, il alla échouer au Sénat, sous prétexte de socialisme. Je ne pense pas que le mot et ses résultats aient été bien heureux pour le pays » (14 juin 1862).
L'accusation de socialisme, de communisme avait été l'arme favorite et la plus dangereuse de l'opposition, dans la campagne qu'elle avait menée contre le projet. Les grandes influences terriennes prévalaient au Sénat. La haute assemblée avait étouffé dans le silence l'initiative de Frère-Orban. Celle-ci, sans doute, si elle avait abouti, aurait atténué la crise agricole, dont on ne cesse de se plaindre, et empêché le recul de la liberté commerciale.
Frère avait vu dans une organisation rationnelle et dans le développement du crédit foncier le remède le plus efficace à la situation de l'agriculture. Il poursuivait la rupture des lisières du protectionnisme, aspirait à la libre entrée et au bas prix des denrées alimentaires, et cherchait à donner aux cultivateurs, en compensation, le puissant instrument du crédit. Ici, comme dans toutes ses conceptions de l'époque, apparait l'idée essentielle du libéralisme économique, le souci de l'intérêt du consommateur, des petits, de la masse. Comme le pain et la viande, il voulait le capital bon marché.
Les charges hypothécaires pesant sur la propriété agricole, dont Frère-Orban poursuivait en 1850 le juin (page 344) dégrèvement, n'ont pas cessé de s'alourdir. Elles étaient estimées, pour 1848, à un quinzième de la valeur des terres. M. Hector Denis portait en 1897 la proportion de la dette hypothécaire à la valeur du sol, au taux de 12,4 p. c., ou environ un huitième. Cette proportion aurait donc doublé en un demi-siècle. Frère proposait en 1850 de fixer à 4 p. c. l'intérêt du prêt hypothécaire. D'après l'enquête agricole de 1886-1887, l'intérêt atteignait, quarante ans après, jusque 5 ou 6 p. c. (VLIEBERGH, Le Crédit foncier, 1899).
Le crédit foncier rural reste donc à organiser. Les formules légales n'ont pas été arrêtées jusqu'ici. Des tentatives ont été faites, mais n'ont pas abouti. La Caisse d'épargne a été autorisée, par la loi du 15 avril 1884, à faire des prêts aux agriculteurs, à l'intervention de comptoirs responsables vis-à-vis d'elle du remboursement des avances. Mais ces prêts n'avaient d'autre destination que de développer ou d'améliorer l'exploitation ; et leur chiffre est resté médiocre. Une loi du 21 juin 1864 permit, il est vrai, à la Caisse d'avancer des capitaux aux sociétés coopératives de crédit agricole, et, ainsi, d'aider indirectement les opérations de crédit foncier proprement dit, entreprises par ces sociétés. En fait cependant les capitaux qu'elle avança sous le régime de cette loi ont été appliqués surtout à assurer un meilleur rendement de la terre, non à faciliter son acquisition.
En 1896 M. de Smet de Naeyer, ministre des finances, s'efforça de faire organiser par la Caisse d'épargne le service du crédit foncier rural sous la forme de prêts hypothécaires remboursables par annuités, dans un délai maximum de trente ans. Il déposa le 19 novembre des propositions dans ce but (Doc. parl. Chambre, session 1896-1897, n°11. Voir aussi: VARLEZ, Les Associations rurales en Belgique, 1900).
(page 345) Le projet mourut, à peine avait-il vu le jour. M. Hector Denis, ultérieurement, usa à deux reprises de l'initiative parlementaire, pour ressusciter la question. Il n'y parvint pas. Son dernier projet, qui date du 27 mai 1903, n'a pas été discuté. Il emprunte au système de 1850 quelques-uns de ses traits caractéristiques.
(Note de bas de page : Hors du Parlement, l'esprit d'entreprise en matière de crédit agricole s'est déployé, sous l'inspiration de l'esprit politique et dans un but de propagande religieuse. Les catholiques, parmi les diverses associations d'intérêt matériel où ils cherchent à grouper et à retenir les populations rurales, ont créé de nombreuses caisses Raiffeisen, reliées par des caisses centrales. On en comptait 33 avec 1,100 membres, en 1895 ; il y en avait 366 en 1903. Mais elles fonctionnent comme institutions d'épargne beaucoup plutôt que comme institutions de crédit. Le montant des prêts consentis par elles ne forme qu'une minime fraction des dépôts opérés par les membres. Au 31 décembre 1903, 107 caisses Raiffeisen avaient obtenu de la Caisse d'épargne des ouvertures de crédit pour 441, 383 francs ; 43 sociétés seulement s'y étaient servies à concurrence de 107,844 fr. 53 c. Par contre, les dépôts effectués par les caisses centrales et les sociétés locales s'élevaient à 7 millions et demi. Les opérations de crédit foncier rural sont peu pratiquées par ces associations. (Musée social, mai 1905. — VERMEERSCH, Manuel social, p. 614. — Bulletin de l'agriculture, 1904, pp. 1272 et suivantes.)
Les principes sur lesquels Frère avait, il y a plus d'un demi-siècle, édifié sa conception, n'ont pas vieilli, Les réformateurs d'aujourd'hui les reprennent. La science économique y ramène. Et ce retour, hommage posthume, n'est pas le moindre de ceux reçus la mémoire de Frère-Orban.
La politique sociale du cabinet de 1847 se manifeste par deux mesures tendant à l'organisation et au développement des institutions de prévoyance, une loi (page 346) du 8 mai 1850 créant une Caisse générale de retraite et une loi du 3 avril 1851 sur les sociétés de secours mutuels. Le but était, d'une part, de « mettre à la disposition de la classe ouvrière les moyens de se préparer une réserve pour la vieillesse, d'autre part, d'encourager les efforts que feraient les travailleurs, pendant l'âge mûr, pour se prémunir contre l'épreuve des maladies et des infirmités temporaires. » (Exposé des motifs, Annales parlementaires, chambre des représentants, session 1850-1851, p. 27).
Les deux projets furent préparés par une commission spéciale, nommée par arrêté royal du 16 avril 1849, et où figurèrent les compétences les plus notoires. Charles de Brouckere en fut le président ; l'illustre Quetelet, le vice-président. MM. Visschers, Bisschoffsheim, Cans, Ducpétiaux, Romberg les entouraient.
Le projet instituant la Caisse de retraite (il la dénomma originairement : « Caisse générale d’assurances sur la vie »), contresigné par les ministres de l'intérieur et de finances, Rogier et Frère-Orban, fut présenté le 29 juin 1849. L'exposé des motifs est sommaire. Les propositions de la commission ont paru mériter d'être ratifiées en tous points. La loi ne vise qu'une forme de l'assurance, la rente viagère, mais le gouvernement ne renonce pas à d'autres combinaisons plus larges. Le but est ainsi défini : « Tous ceux qui ont étudié l'état moral et matériel des classes ouvrières ont signalé, comme une des mesures les plus efficaces pour l'améliorer, l'établissement d'une institution qui offrirait à ceux qui vivent du produit de leur travail le moyen de se ménager une vieillesse à l'abri du besoin. Indépendamment de la sollicitude que méritent ces classes, la société est directement intéressée à les rallier aux idées d'économie et de prévoyance qui sont à la fois (page 347) une source de moralisation et de bien-être individuel et une garantie pour l'ordre public » (Annales parlementaires, chambre des représentants, 1849-1850, p. 34).
Le système témoigne de l'état embryonnaire où s'arrête encore la science des assurances. Il ne prévoit que l'acquisition de rentes viagères différées, dont le minimum était fixé 24 francs, tandis que les rentes accumulées ne pouvaient dépasser 1,200 francs. La Caisse recevait tous versements de 5 francs au moins ; ceux-ci restaient improductifs d'intérêts jusqu'à ce que le total des sommes versées correspondît au capital nécessaire pour la constitution d'une rente. L'entrée en jouissance était fixée à cinquante, cinquante-cinq ou soixante ans, mais serait immédiate en cas d'invalidité, provenant d'un accident professionnel. et rendant l'assuré incapable de pourvoir à sa subsistance. La rente est personnelle, incessible et insaisissable. Toute personne âgée de dix-huit ans au moins peut faire des versements. La femme mariée peut, avec l'autorisation de son mari, acquérir une rente ; en cas de refus du mari, elle peut se faire autoriser par justice. Les capitaux étaient irrévocablement acquis à la Caisse, sauf certaines exception. En cas d'indigence, la Caisse pourvoirait aux funérailles des assurés.
L'acquisition des rentes devait précéder de dix ans l'époque de l'entrée en jouissance, Les tarifs étaient établis en prenant pour base un intérêt de 5 p. c. (Note de bas de page. Au cours de la discussion, cette disposition fut modifiée. La loi laissa au gouvernement le soin de fixer par arrêté royal l’intérêt servant de base au calcul des rentes. L’arrêté du 5 décembre 1850 en fixa le taux à 4 1/2 p. c. ) Ils furent calculés d'après la nouvelle table de mortalité construite par Quetelet. La Caisse devait se suffire à elle-même et, étrangère à tout esprit de lucre, ne devait ni perdre ni gagner.
(page 348) La Caisse serait administrée par une commission de cinq membres nommés par le Roi. Les recettes seraient versées au Trésor public et les fonds disponibles appliqués à l'achat d'inscriptions au grand-livre de la dette publique.
La Caisse était investie de la garantie de l'Etat. Cette garantie était illimitée et non sans risques pour lui, une baisse de l'intérêt des fonds publics pouvant suffire à créer un découvert important. On estimait que si le cinquième de la population se faisait assurer, si la moyenne des rentes s'élevait à 200 francs et si l'entrée en jouissance moyenne avait lieu à soixante ans, la Caisse finirait par desservir 77,000 pensions de l'import de 15,400,000 francs. Mais ce n'étaient là que prévisions pour un lointain avenir, qu'on ne devait pas atteindre.
La section centrale approuva le projet. Le rapport fut rédigé par M. t'Kint de Nayer. Il contient la réfutation des deux critiques principales dirigées contre le projet. On disait que le gouvernement ne devait pas se faire assureur et engager le Trésor dans des opérations aléatoires. On reprochait à l'institution proposée de confisquer le capital de l'ouvrier au détriment de sa famille et de ses héritiers, et l'on taxait d'immoralité les assurances à fonds perdu, La section centrale répondait notamment à cette dernière objection qu'un placement qui a pour but de décharger plias ou moins l'enfant de l'obligation de soutenir ses parents n'est pas réellement un placement à fonds perdu.
Elle suggéra cependant quelques modifications au projet du gouvernement. Celui-ci fixait 1,200 francs le maximum des rentes accumulées; elle proposa de le réduire 900 francs dans la pensée que la Caisse était destinée surtout aux classes laborieuses et devait avoir pour but d'assurer contre la vieillesse ceux qui (page 349) vivent d'un travail journalier. Ce fut l'objet du principal amendement de la section centrale.
La Chambre adopta le chiffre de 900 francs. Mais le Sénat l'abaissa à 600 francs. Quand le projet revint à la Chambre, on le fixa transactionnellement à 720 francs. Et l'accord des deux branches du Parlement se fit sur cette base.
Le débat à la Chambre fut long et minutieux. (Note de bas de page. Il ne le fut pas mois au Sénat. M. d’Anethan notamment fit au projet une vice opposition. Les accusation de socialisme apparaissent dans le langage de la droite, comme à propos de l’impôt sur les successions en ligne directe et de l’impôt foncier.) Il commença le 11 décembre 1850 pour ne finir que le 21. Dans la discussion générale, On vit s'accentuer la tendance à l'intervention de l'Etat sur le terrain social. C'était le penchant de Rogier qui n'hésitait pas à engager l'action gouvernementale pour soulager les misères privées. Rogier admettait sans restriction la garantie financière de l'Etat. pourvoyant aux insuffisances de la Caisse.
Frère-Orban n'intervint que dans la discussion des articles, mais fréquemment, soit pour marquer les principes essentiels du système, soit pour défendre les mesures d'application et élucider leurs effets juridiques.
Le 14 décembre 1849 il répondit à M. Félix de Mérode, qui avait reproché à l'institution d'engager imprudemment l'Etat en vinculant la charité privée. Il souligna le rôle qui incombait au gouvernement. « Le gouvernement n'est pas un aveugle. Il doit conseiller à tous la prévoyance, faire en sorte que la situation morale et intellectuelle des classes pauvres soit améliorée. Deux moyens se présentent pour y arriver : ou bien faire une large dotation à la bienfaisance publique, telle qu'elle est organisée aujourd'hui, (page 350) c’est-à-dire étendre et perpétuer l'aumône, ou bien faire en sorte qu'à l'aide des plus minimes épargnes, on puisse, dans un avenir assez éloigné, assurer le sort des individus voués au travail. C'est le deuxième moyen auquel s'arrête le gouvernement. » Frère préfère à l'aumône, qui favorise trop d'abus et démoralise souvent, l'organisation de la prévoyance. Il n'entend pas restreindre le champ de la charité privée, qui est illimitée, qu'il veut plutôt développer, surexciter. Mais il distingue entre la charité individuelle et libre, et la charité légale, qu'exercent des institutions publiques, et il s'élève contre la confusion, que prétendent établir les catholiques, de la charité libre avec la constitution de personnes civiles, par la volonté d'un testateur ou d'un donateur. De ce système, contraire à notre droit public et civil, le gouvernement ne veut pas. Cette allusion à la question de la bienfaisance, qui excitait déjà les passions et devait aboutir la crise de 1857, provoqua un vif incident. Le public des tribunes applaudit l'orateur, tandis que la droite protestait.
Sur l'étendue de l'intervention gouvernementale, Frère ne fut pas moins affirmatif que ne l'avait été Rogier. Il ne redoutait pas les conséquences de la garantie de l'Etat. Si des mécomptes se produisaient, on y remédierait pour l'avenir, en modifiant les tarifs. Mais l'Etat ne peut se dérober, il doit « l'exemple de l'honnêteté, de la moralité ; il doit remplir ses engagements ; il ne doit les trahir ni vis-à-vis des pauvres ni vis-à-vis des riches. » (Sénat, 11 février 1850. Frère présenta devant la haute assemblée un justification complète du projet. Il reprit la parole au Sénat le 13 février pour répondre à de nouvelles et incisives attaques de MM. Cogels et d’Anethan.)
La question de limite maxima des rentes (page 351) accumulées amena Frère à exprimer la pensée d'ensemble qu'il se faisait du rôle de la Caisse de retraite. Il combattit toute réduction en deçà de 900 francs. Il voulait, en effet, que la petite bourgeoisie profitât de l'institution. Elle devait donner l'exemple, entraîner après elle les ouvriers, dont le concours ne s'obtiendrait que plus tard. La lumière vient d'en haut, dit-il. C'est à l’aide des classes moyennes décembre que l'on fera fructifier la Caisse au profit des classes inférieures (Chambre des représentants, 17 décembre 1849). Il ne s'agissait donc pas d'isoler les catégories sociales, mais d'unir leurs efforts, de confondre leurs ressources, pour aider les plus pauvres.
Enfin, dans une phrase qui vaut d'être retenue, Frère fit lumineusement apparaître l'âme du système proposé : C'est, dit-il, la loi de solidarité. La Caisse est une »association constituée par l'Etat dans l'intérêt de tous. » La même idée reparut le lendemain, dans un autre discours, à propos de la disposition du projet qui permettait l'entrée en jouissance anticipée des rentes, en cas d'invalidité professionnelle. Ce n'est point là, disait Frère, l'exercice du droit à l'assistance. La Caisse, en ce cas, fait l’avance, en vertu du principe de solidarité qui lie les associés entre eux. Il lui donnait ainsi le caractère d'une association mutuelliste, fondée sous le patronage de l'Etat, la direction du gouvernement et la garantie du Trésor public. Combien d'idées, qui se sont épanouies de nos jours, ne découvre-t-on point en germe dans cette conception qui s'élabore !
On voit par le langage de Frère-Orban, en complète harmonie avec celui de Rogier, combien les événements de 1848 avaient orienté les plus fermes esprits dans le sens de ce qu'on appellerait aujourd’hui le socialisme d'Etat. La seule distinction (page 352) caractéristique, mais elle est essentielle, c'est qu'au point de départ est l'initiative privée, la libre démarche de l'individu s'engageant lui-même, au lieu de l'obligation qui forme la base du système moderne des assurances ouvrières. A cela près, la puissance publique allait très loin. On attendait le succès de l'évolution des mœurs, de l'éducation, de l'esprit de prévoyance. Et certes, celui-ci, après de lents débuts, a fait merveille. Cependant, l'expérience a montré que l'initiative individuelle, abandonnée à elle-même, est restée insuffisante, Tous n'ont point l'instinct de la prévoyance. Beaucoup, ne regardant pas au delà du présent, n'en sentent pas le besoin. Beaucoup, qui l'éprouvent, n'ont point le moyen d'y satisfaire.
L'œuvre, dont la pensée initiale était hardie et généreuse, déçut ses fondateurs. Elle avait des défauts de structure que le fonctionnement fit découvrir. On avait espéré constituer des pensions ouvrières, sous forme de rentes viagères. acquises par l'épargne et gérées par l' Etat, et habituer les classes laborieuses à la pratique de l'assurance. L'idée était séduisante et ne justifiait certes point les résistances aveugles qu'elle rencontra dans le parlement, mais elle ne trouva pas au dehors, dans la population même, les dispositions morales nécessaires pour la faire fructifier
On ne négligea cependant, pour réussir, aucune mesure de propagande. On fit appel aux industriels et aux commerçants. Quelques chefs d'industrie y répondirent, MM. Fortamps, Godin, Van Hoegaerden notamment. Ils affilièrent leurs ouvriers à la Caisse de retraite. promirent le versement de primes égales aux retenues que les ouvriers consentiraient à subir sur leurs salaires. Plusieurs administrations communales distribuèrent des livrets de retraite comme prix aux élèves de leurs écoles. Quelques sociétés(page 353) de secours mutuels organisèrent l'affiliation de leurs membres (Rapport de M. PEOLMAN sur les caisses de retraite. Section belge de l’Exposition universelle de Paris de 1889. Groupe de l’économie sociale).
Ces efforts ne furent guère productifs. Tandis qu'en 1852, les versements avaient atteint 96,572 francs, ils tombèrent, par un déclin continu, à 27,411 francs en 1856. Comme on l'a fait observer avec raison, cette diminution rapide ne pouvait pas être la conséquence du discrédit de la Caisse, puisque la situation financière de celle-ci était excellente et que les dépôts étaient placés en fonds de l'Etat belge donnant un intérêt supérieur à 4,75 p. c. La vérité est que la grande masse de la classe laborieuse restait éloignée de l'assurance. La majorité des livrets n'avaient été créés que par l'intermédiaire de quelques administrations publiques et de certains chefs d'industrie (Rapport de M. PEOLMAN sur les caisses de retraite. Section belge de l’Exposition universelle de Paris de 1889. Groupe de l’économie sociale). Ces résultats provoquèrent une recherche attentive des moyens à mettre en œuvre pour développer le champ d'action de la Caisse. M. Auguste Visschers rédigea pour la commission administrative un mémoire concluant à diverses réformes, dont les principales étaient l'adoption, comme base des tarifs et unité, du versement de 5 francs, la faculté pour le déposant de réserver le capital versé, après son décès, à ses héritiers, la réduction de l'âge fixé pour l'entrée en jouissance de la rente, enfin la création d'une Caisse d'épargne nationale, dont le service pourrait s'allier à celui de la Caisse de retraite.
Ce rapport, qui parut en 1856, fut suivi de propositions nouvelles formulées par la commission administrative en 1858. Celle-ci insista sur la nécessité d'une Caisse d'épargne nationale, à laquelle la Caisse (page 354) de retraite serait rattachée, sollicita l'emploi de dispositions pour faciliter les versements collectifs et pour la constitution de fonds spéciaux de retraite dans les sociétés de secours mutuels, et demanda que la loi permît l'établissement de rentes différées ou immédiates, soit à capital réservé, soit à capital abandonné.
Frère, revenu au ministère des finances en 1857, après un interrègne de cinq ans, et soucieux de remettre à flot le navire qui menaçait de s'enliser, accueillit ces propositions d'autant plus favorablement que l'institution de la Caisse d'épargne depuis longtemps était son rêve. Il l'avait étudiée, annoncée en même temps qu'il créait la Banque Nationale et proposait de créer la Caisse du crédit foncier. Déjà dans la discussion du projet de 1849 il avait dit au Sénat que l'organisation de la prévoyance comportait ses yeux trois facteurs, se soutenant et se complétant, la Caisse de retraite, la Caisse d'épargne, les associations de secours mutuels. Le moment était venu de corriger les défauts de l'édifice et de lui donner son couronnement. Le 23 mai 1859 Frère-Orban présenta la Chambre la loi constitutive de la Caisse d'épargne et de retraite. Elle ne fut votée qu'en 1864. Promulguée quelques mois plus tard, elle porta la date du 16 mars 1865. Nous en ferons, de près, l'objet d'un examen ultérieur. Elle dota la Belgique d'une institution admirable, dont les bienfaits, sans cesse croissants, ne sont pas épuisés, La Caisse de retraite ne se développa point cependant en proportion de sa sœur et tutrice, la Caisse d'épargne, Pendant longtemps elle végéta ses côtés. Dans ces dernières années, par suite d'encouragements directs alloués par l'Etat (loi du 10 mai 1900 sur les pensions de vieillesse, due à M. de Smet de Naeyer) d'une propagande intense et des progrès (page 355) de l'éducation populaire, les affiliations se sont multipliées et la vitalité de l'organisme des retraites ouvrières s'est sensiblement accentué. (Note de bas de page : Le nombre approximatif des affiliés qui n’était que de 20,000 en 1893 a atteint le chiffre de 636,000 en 1903. Dans le même temps le fonds des rentes a monté de 11,500,000 francs à 50,500,000 francs.)
Il nous reste, pour achever l'exposé de la politique de prévoyance sociale du gouvernement de 1847, à dire quelques mots de la loi du 3 avril 1851 relative aux sociétés de secours mutuels, qui fut le complément de la loi du 8 mai 1850 sur la Caisse de retraite. Elle fut préparée par la même commission, dont les conclusions et le rapport servirent de base au projet (Annales parlementaires, Chambre des représentants, 1850-1851, pp. 27 et suivantes.). Celui-ci, présenté par Rogier et son collègue du département de la justice, M. de Haussy, est bref. Il détermine la fonction des mutualités et les conditions de leur reconnaissance par l'Etat. Les sociétés de secours mutuels qui pourvoient aux besoins résultant de maladies, blessures ou infirmités temporaires, et aux frais funéraires de leurs membres doivent, pour être reconnues, soumettre leurs statuts et leurs comptes à l'approbation du gouvernement, qui déterminera par arrêté royal les garanties requises. Il leur est interdit de promettre des rentes viagères. La reconnaissance leur vaut la personnification civile limitée au droit d'ester en justice et de recevoir des dons et legs d'objets mobiliers, avec autorisation du gouvernement. Elles jouissent pour leurs actes de l'exemption des droits de timbre et d'enregistrement.
La loi fut votée à l'unanimité des deux Chambres. Et Rogier n'eut pas à la défendre. Il se borna à constater l'assentiment général qu'elle rencontrait et appuyer sur les principes qui dirigeaient dans le domaine social la politique du cabinet.
(page 356) « La loi, dit-il, a pour objet d'améliorer la situation morale et matérielle des travailleurs. Ce n'est pas une loi de parti ; c'est une loi qui a un caractère social. Ce ne sera pas la dernière. » Ayant constaté les progrès déjà accomplis, il ajouta : « Ce n'est pas à dire que tout soit fait. Sans doute il reste beaucoup à faire pour nous et pour nos successeurs. C'est une œuvre longue et laborieuse... Il peut y avoir de mauvais esprits, des écrivains dangereux, de bonne foi comme de mauvaise foi ; mais ce n'est pas un motif qui doive empêcher les hommes sérieux, les hommes politiques, les législateurs, les gouvernants de rechercher, d'appliquer tout ce qu’il y a de bon et d'applicable dans les théories nouvelles qui se produisent... Nous avons d'autres lois à présenter. Mais nous le déclarons, nous ne voulons en saisir les Chambres qu'après une étude approfondie. Il y aurait de graves inconvénients à précipiter les essais d'améliorations. De même que par les exagérations de certains hommes politiques, de certains écrivains, on a fait beaucoup de mal aux classes inférieures, de même par trop de précipitation, en voulant improviser les améliorations, on pourrait en compromettre longtemps le succès. Nous préférons procéder sagement, progressivement dans cette voie comme dans toutes les autres » (Chambre des représentants, 17 février 1851). Rogier parlait en homme d'Etat, d'esprit ouvert, accessible à toutes les suggestions raisonnables, à toutes les idées pratiques, et prêt agir hardiment au moment opportun, sans se laisser ni intimider par la peur du neuf, ni entraîner par les exhortations aventureuses. Son langage synthétise avec netteté, pour aujourd'hui comme pour autrefois, les méthodes du libéralisme dans la politique sociale.
La loi sur les mutualités ne fut pas représentée par (page 357) ses auteurs comme une panacée. Ils ne s'imaginaient point et ne feignaient pas de croire qu'elle transformerait immédiatement en classes prévoyantes les classes de la société auxquelles jusque-là la prévoyance avait généralement manqué. Il y avait dès lors deux cents sociétés de secours mutuels comptant soixante mille membres. On voulait stimuler ce mouvement, exciter en haut l'esprit de charité et associer ainsi les classes dans une œuvre de pacification sociale.
La loi de 1851, à l'application de laquelle veilla une commission permanente, instituée peu après sa promulgation (arrêté du 12 mai 1851), a régi les mutualités pendant quarante-trois ans. En 1894 le gouvernement catholique la modifia et l'élargit pour l'accommoder aux nécessités nouvelles, mais les principes établis en 1851 subsistèrent à la base du régime nouveau. (Note de bas de page. L’année précédente, au 31 décembre 1893, il y avait 535 sociétés reconnues, avec un avoir total d’environ 2,400,000 francs et des recettes annuelles de près de 1,200,000 francs.)
La loi du 23 juin 1894 fut une œuvre d'adaptation, non une œuvre de création.
L'honneur de l'initiative et de la fondation appartient au gouvernement libéral de 1847. Et, sans faire injure à ceux qui ont élargi et haussé le monument, on mettra au premier rang les noms de ceux qui ont conçu le plan originaire et posé les assises. Ce n'est point pour décrier la réforme de 1894. Elle fut utile, louable, féconde. Le nombre des sociétés reconnues pendant les années qui suivirent, dénote une remarquable expansion du mouvement mutuelliste. Il atteignit en 1902 le chiffre saisissant de 6,239. Mais, dans toute évolution, le point de départ est le plus important ; il est plus aisé de poursuivre une tâche que de la commencer. Il faut plus d'énergie, de (page 358) clairvoyance, de génialité pour entreprendre que pour continuer.
Quand on envisage l'ensemble des entreprises du ministère libéral de 1847, dans le domaine du crédit et de la prévoyance, il est impossible, fût-on même prévenu contre lui par des préjugés de parti, de lui refuser un témoignage d'admiration.
Certaines d'entre elles, la loi sur les sociétés de secours mutuels, comme la Caisse de retraite, ne sont assurément que des essais, qui, vus du sommet où nous sommes, paraissent timides et incomplets. Ils avaient, pour leur temps, de l'audace et de la grandeur. Et l'esprit qui les inspira, les tendances dont ils émanèrent ont plus de prix peut-être que leur propre valeur efficiente.
D'autres apparaissent avec tous les caractères d'œuvres mûres et durables, dépassant le cadre de leur époque. Telles, l'organisation du crédit foncier, qu'on méconnut et qui manque encore, et la Banque Nationale, qui a défié les années et demeure l'une des garanties de sécurité et de stabilité de notre Etat commercial et industriel.