Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Chapitre premier. La famille, l’enfance et l’éducation de Frère-Orban. Ses débuts dans les lettre, au barreau, dans la politique

I. Les origines

(page 1<) Frère-Orban naquit dans la médiocrité.

Ses parents étaient pauvres et d'humble origine. Son bisaïeul paternel était maître armurier ; son grand-père, artisan du même métier ; son père, petit employé des finances ; sa mère, fille d'un coutelier de Namur.

Walthére ou Wathieu. ou, en patois wallon. Wathy Frère, le bisaïeul, à qui les papiers de famille permettent de remonter, semble avoir donné quelque extension à son industrie, bien que son crédit restât limité, à en croire un acte de P. Dechesne. « notaire publicque immatriculé de Liége », en date du 14 juin 1736 : par cet acte. il donnait en garantie deux modiques rentes dont il jouissait. l'une de 14 florins, l'autre de 8, et en général tous ses biens meubles et immeubles, pour assurer le payement d'une rente (page 2) de 30 florins, rachetable au capital de 600 florins, qu'il s'engageait à servir à l'honorable Dieudonné Dumoulin, de qui il avait reçu en vente douze cents bois de fusil. Quelques années après. il s'expatria et alla s'établir à Maestricht. qu'occupaient alors les Français. Il y obtint droit de bourgeoisie et reconnaissance de sa maîtrise. Il ne parait guère y avoir prospéré ; son fils Hubert-Joseph, né en 1734, redescendit à la condition d'ouvrier.

Vers le milieu du XVIIIème siècle. Hubert-Joseph travaillait, comme compagnon équipeur, à la manufacture d'armes de Potsdam. Il la quitte en 1759. Il voyage ; en 1766 il est à Cologne, où il se fait délivrer par l'archevêque un passeport pour se rendre à Rome ; il renonce à ce projet, et se dirige sur Vienne, d'où, la même année, il repart pour (page 3) Cologne. De là il passe à Liège, où divers documents attestent sa présence en 1769. Mais son humeur vagabonde se réveille ; le 6 octobre 1769, Mathieu Dumoulin, bourgmestre de la Boverie (ancien faubourg de Liége). délivre un passeport à Hubert-Joseph Frère, natif de Fétinne, faubourg de Liège. « jeune homme de bonnes mœurs et très bon catholique, issu de bons parents », auquel il convient de se transporter « pour affaires » dans quelques pays voisins et étrangers. Nous ne savons ni où le jeune armurier porta ses pas, ni quels incidents marquèrent ses pérégrinations. Il revint finalement au pays. Sa femme, Catherine Gilman. mourut à Fétinne en 1780. Lui-même passa les dernières année de sa vie chez son fils Walthère, et s'éteignit auprès de lui le 9 octobre 1813, un an après la naissance de l'enfant qui devait illustrer son nom.

Walthère-Joseph, fils d'Hubert, né à Fétinne le 21 mai 1775, n'avait pas repris l'outil paternel. Sa vie s'écoula dans l'administration. Employé à la recette générale du département de l'Ourthe depuis le 1er juillet 1798, il épousa à Liège, le 6 juin 1810. Mlle Rosalie-Josèphe Boucher, « sans profession », dit l'acte de mariage.

La mariée était orpheline. Sa mère venait de mourir ; elle avait perdu son père peu après sa naissance. Son frère, enrôlé comme simple soldat. fit les grandes guerres de la République et de l'Empire (page 4) et conquit les galons d'officier sur le champ de bataille. Capitaine de dragons. il tomba aux mains des Russes. au passage de la Bérésina, et fut interné en Sibérie, d'où il revint en Belgique sain et sauf. Il voulut reprendre du service sous le gouvernement du roi Guillaume, mais ayant été désigné pour l'infanterie, donna sa démission.

Mlle Boucher n'apportait ni dot ni fortune à son mari. Elle était, comme le jeune employé auquel elle associait sa vie, d'une famille d'artisans. Son père avait exercé à Namur le métier de « maître coutelier » . Les témoins qui l'assistèrent devant l'officier de l'état civil étaient de la même condition sociale, ainsi que ceux de l'époux. Le ménage, ayant à sa charge Hubert Frère, vieillard de soixante-dix-sept ans, devenu invalide à la suite d'un accident, vécut du traitement du mari, 1,400 francs en tout, auquel s'ajoutèrent d'autres ressources provenant d'un emploi à la Loge maçonnique. Walthère-Joseph, affilié à l'association, y fut chargé de l’office de « frère zélé » ; il y avait logement, feu et lumière et touchait une indemnité de 200 francs par an. Frère s'établit donc avec sa femme au local de la Loge, vaste immeuble qui (page 5) occupait l’angle de la rue Fonds-Saint-Servais et de la petite rue des Ravets, et qui possédait alors une issue des deux côtés. C’est là que, en 1813. mourut son vieux père. C’est là que naquirent et grandirent les enfants. Hubert-Joseph-Walthère, le second d'entre eux. que l'on prit l'habitude Walthère. et qui devait plus tard allier à son nom celui de la famille Orban. y vint au monde le 24 avril 1812.

Ce fut, dès les premiers ans, un bel enfant, de riche complexion et de teint fleuri, et un enfant précoce.

D'où lui vinrent les fortes facultés qui en firent un écolier d'élite, un adolescent audacieux et brillant, d'ou lui vinrent le don de la parole. le goût et l'art du commandement, et cet étrange pouvoir de fascination, qui séduit et domine, et qui crée les meneurs d'hommes, les chefs de parti et de gouvernement ? Quelles mystérieuses influences ataviques charriait le sang plébéien qui coulait dans ses veines ? Et comment de cet enfant du peuple, de ce descendant d'une obscure ligne d’armuriers liégeois. qu'aucune circonstance (page 6) de naissance ou de milieu ne semblait prédestiner à un grand rôle, surgirait-il un exemplaire superbe d'humanité supérieure ? Le problème de l'hérédité reste ici sans réponse. Peut-être quelque chose du tempérament aventureux et entreprenant de l'aïeul Hubert, se retrouve-t-il dans la hardiesse du débutant de politique et de lettres. Le père ne se distinguait par aucun trait saillant. Nature sédentaire et dépourvue d'ambition. il avait les qualités qu'exigeaient ses devoirs administratifs, sans que rien le signalât pour un poste élevé. Devenu receveur des contributions directes et accises en 1836, à Wandre, puis à Grâce-Montegnée. il mourut en 1846. Son existence fut normale et terne, sans accidents ni passions. Il avait quelque instruction, s'intéressait aux choses de l'esprit, aimait à plaisanter et ne manquait pas de verve familière.

C’est par la psychologie maternelle souvent que s'expliquent les individualités célèbres. Des mères ignorées et modestes ont fait, par la transmission d'intimes et profondes vertus, des hommes transcendants. Rosalie Boucher, au témoignage de ceux qui (page 7) l’ont connue. était une femme de cœur et de mérite, douée de cette intelligence naturelle, qui, sans brillante culture et contenue dans l'étroit domaine de famille, se répand en grâce, raison et bonté, douce femme dont une étincelle suffit parfois à allumer autour d'elle des foyers d'ardente vitalité. Sans doute donna-t-elle la fleur de son être à son premier garçon. qui devait survivre et de si loin à tous frères et sœurs. Frère-Orban adora sa mère. Il eut le bonheur de la garder longtemps. Elle ne lui fut enlevée qu'en 1862. Devenu ministre et fixé à Bruxelles. il allait toutes les semaines la voir à Liége. Quand elle tomba malade. du mal qui l'emporta, il la soigna lui-même, ne quitta pas son chevet et lui ferma les yeux.

L’enfance et l’éducation

Quoi qu'il en soit, il semble bien que ce ne fut pas à l'action directe des siens et l'impulsion paternelle que Frère dut sa rapide éclosion et sa formation intellectuelle.

Il fréquenta d'abord une école tenue par Mlle Jamar, dans l'ancien couvent de Sainte-Claire, où s'élève (page 8) actuellement la nouvelle Académie des beaux-arts de Liége. C'était une école pour petits enfants des deux sexes, mi-gardienne, mi-primaire. « Vers 1820, dit M. Hock, qui a dépeint les mœurs liégeoises d'autrefois, Mlle Jamar comptait parmi ses élèves un petit chérubin à tête bouclée, aux joues roses et fraiches, Vif et espiègle comme un écureuil, qui tse faisait remarquer par l'attention qu'il prêtait aux leçons. ainsi que par sa grande mémoire, son intelligence, et sa petite tête mutine et arrêtée. Ni Rosalie, sa sœur aînée, ni les plus grands, ne pouvaient le faire changer quand il avait décidé un jeu plutôt qu'un autre. Et il conduisait les jeux mieux que tous les autres. Toutes les petites fillettes avaient pour lui une préférence marque et, dans les danses, elles aimaient à le tenir par la main. Il se nommait Walthère Frère. » « Nous pouvons ajouter, dit l'écrivain liégeois, qu'à l'âge de quatre ans le jeune Walthère Frère obtint le premier prix de catéchisme à l'église Saint-Servais, dont le curé était alors M. Van Berwaere. Il avait répondu à l'examen d'une façon si brillante qu'il fut porté en triomphe par le suisse de l'église C'est ce qui lui valut le privilège de servir plusieurs fois la messe à Saint-Servais. » L'anecdote est exacte. Elle est confirmée par les notes de M, Georges Frère-Orban, à qui son père l'avait contée.

De l'école de Mlle Jamar, l'enfant passa à l'établissement d'enseignement primaire mutuel que venait de fonder à Liége un Français. M. Lafouge. Des biographies tendancieuses de Frère-Orban, rédigées par des adversaires politiques, ont accrédité au sujet de Lafouge, de ses opinions, de son rôle dans l’éducation du jeune Frère, des récits et des appréciations qui, pour une forte part, tiennent de la légende et dérivent (page 9) d'ailleurs d’une source unique, En 1856, un écrivain distingué. M. Delhasse, démocrate de sentiment et d'opinion, âme ardente, esprit cultivé et chercheur, publia dans la Revue trimestrielle, fondée à Bruxelles par MM. Van Bemmel et E. Wacken, une « étude économique et sociale sur les doctrines, les actes, les antécédents et les origines de Frère-Orban. » Il avait fait des efforts consciencieux en vue de déterminer les circonstances et les influence au milieu desquelles se développa le caractère de (page 10) l'homme d'Etat et s'élaborèrent ses convictions, mais n'avait en somme recueilli qu'une documentation insuffisante et dépourvue d'authenticité.

Une relation inattendue et piquante en sortit ; erronée en beaucoup de points, elle avait une saveur romanesque qui séduisit l'imagination du public et, malgré les démentis. fut facilement acceptée par le plus grand nombre. Dans la suite, des reproductions nombreuses déformèrent encore la version originaire, qui s'enrichit de détails non moins inexacts.

(page 11) On ne peut oublier, d’ailleurs, que l'auteur de l’étude publiée par la Revue trimestrielle, étroitement mêlé au mouvement radical, avait collaboré activement à la campagne que la presse avancée dirigea, presque sans discontinuer, contre le cabinet libéral de 1847 à 1852, et que l'impartialité du biographe dût s'en ressentir. Il ne disputa point à l’orateur des talents que nul, sans mesquinerie ou parti pris, n'eût osé lui contester. Mais sans doute la curiosité du lettré, amateur des dessous de la gloire. S’ingénia-t-elle à discerner entre l'adolescent obscur et le ministre admiré et puissant des contrastes piquants, et à montrer l’homme mûr, porté par la (page 12) fortune, s'éloignant de l'idéal des jeunes années.

D'après M. Delhasse. Lafouge. sous la direction duquel Walthère Frère fit ses études classiques, était un réfugié français. « vieux républicain », « d'un dévouement fanatique à ses convictions. » Il aurait reçu mission de la Maçonnerie liégeoise de former à son image l'enfant précoce en qui l'on espérait déjà. L'élève, d'après le biographe, faisait honneur au maître, à ses opinions comme à son enseignement, et les exprimait de bonne heure avec une verve et une logique spontanées. Après les leçons du jour, il accompagnait le soir M. Lafouge dans son cercle intime, « sorte de petit club à huis clos » , où, bien que moins exalté que ses aînés en démocratie, parlant du passé, du présent, de l'avenir, de la sainte cause de la liberté, il laissait déjà pressentir en lui une certaine éloquence tribunitienne. Tel est, à grands traits. le récit de la Revue trimestrielle.

Les documents que nous avons à notre disposition nous permettent d'en extraire la dose de vérité qu'il contient et d'en éliminer la part d'erreur et d'exagération.

Lafouge n'était, affirme sa veuve, ni un réfugié, ni un vieux républicain. Né à Brignoles, dans le Var, il avait fait ses études à l'Ecole normale de paris et avait été appelé à Liége vers 1820, par quelques amis de l'instruction, dont Frédéric Rouveroy, pour y fonder « l'enseignement mutuel » . Il avait alors peine vingt-cinq ans ; il mourut à trente-neuf ans, en 1834.

(page 13) L'école primaire d'enseignement mutuel eut grand succès. Elle était établie dans la maison de M. de Sélys-Fanson. rue Hors-Château. autrefois couvent des Carmes et devenue dans la suite résidence Rédemptoristes. Walthère Frère. plein d'application et d'ardeur, s'y distingua et fut appelé bientôt au grade de moniteur. Quelques années après, Lafouge laissa à d'autres la direction de cet institut, et créa rue Agimont un collège d'études secondaires. Walthére l’y suivit et y fit ses humanités. Lafouge avait d'éminentes qualités pédagogiques. Il donna à ses élèves une solide éducation classique. L'usage de la langue latine était obligatoire dans l'école. Sur les murs des classes on lisait : Quicumque haud latine loquetur pecunia muletetur. Le maître s'attacha au jeune Frère, dont il perçut les dons exceptionnels et qui lui dut une forte instruction littéraire.

M. Delhasse laisse entendre dans sa notice que les études de Frère furent défrayées par la Loge. « Comme on l'avait pris en affection, comme il montrait un esprit précoce, vif, indéspendant, les francs-maçons le firent élever selon sa qualité intellectuelle. Soins et dépenses qui ne furent pas perdus. » Plus tard (18 et 19 septembre 1869), un chroniqueur de la Gazette de Liége insinua que (page 14) M. John Cockerill aurait subvenu aux charges de son éducation. La veuve et la fille de Lafouge démentirent successivement l'une et l'autre version dans des lettres rectificatives adressées à la Revue trimestrielle et à la feuille catholique liégeoise. La lettre de Lafouge (février 1856, Revue trimestrielle, t. II, in fine, p. 419) détruit la légende qui donne le professeur pour un apôtre républicain, moins préoccupé d'enseignement que de prosélytisme et exerçant, par délégation de la Maçonnerie liégeoise, une sorte de tutelle morale sur son élève préféré.

« Il ne reçut pas M. Frère, dit-elle, des mains des francs-maçons, mais des mains de son père qui fut, pendant plus de trente ans, employé du département des finances, qui est mort en 1846 receveur des contributions de l'Etat ; il pouvait ainsi, grâce à son travail, élever honorablement sa famille. C'est lui qui fit élever son fils, selon sa qualité intellectuelle, comme dit votre écrivain ; ses dépenses ne furent perdues sous aucun rapport ; le fils s'est montré pénétré de gratitude et de reconnaissance pour son père et lui en a donné des preuves jusqu'à sa dernière heure. » « Tous ceux qui ont connu mon mari, ajoute-t-elle, tous ceux dont il a fait l'éducation, et ils sont nombreux, et qui depuis ont brillé soit dans l'enseignement. soit dans les lettres, soit au barreau, diront ce qu'il y a de ridicule dans l'invention de cette « sorte de petit club à huis clos », où il aurait (page 15) appelé des enfants de quinze ans à discourir avec « une certaine éloquence tribunitienne sur le passé. le présent, l'avenir et la sainte cause de la liberté. » De pareilles histoires peuvent servir à colorer de teintes choisies l'origine et l'éducation d'un homme dont on veut dénigrer le caractère ; mais je ne puis les laisser passer sans protester, parce qu'elles portent atteinte à la mémoire de mon mari, qui a justifié par d'autres moyens l'estime et la confiance des familles. »

Mlle Lafouge, treize ans après, confirma le démenti de sa mère et dénia la fable. suivant laquelle M. John Cockerill aurait pris à sa charge l’éducation de Walthére Frère.

« Jamais. son père n'avait connu M. Cockerill et n'avait reçu un denier de lui . »

M Georges Frère-Orban corrobore ces témoignage. en disant dans ses notes que ses grands-parents pourvurent seuls aux frais des études de leur fils jusqu'à ce que celui-ci, devenu étudiant, y fit face par ses propres ressources, au moyen de leçons et de répétitions.

Certes Lafouge a dû exercer une action notable sur son élève d'élection. ses tendances et ses goûts. Mais les biographes qui ont prêté au jeune pédagogue français, d'opinion plutôt bonapartiste au dire de (page 16) M. Georges Frère-Orban, la physionomie d'un vieux proscrit républicain, et façonné le disciple d'après un modèle imaginaire, ont fait œuvre de polémique, non de critique ou d'histoire. Ils se complaisaient à piquer la curiosité publique en découvrant les recoins ignorés d'une vie illustre, et cherchaient à diminuer l'homme en lui reprochant l'oubli de ses débuts, à le faire passer un élève ingrat, un démocrate repenti, un défectionnaire, traître aux protecteurs de ses premiers pas. Ce n'étaient qu'hypothèses malveillantes, dépourvues de documentation et de preuves.

L'adolescence de Frère, et comment s'en étonnerait-on, n'a pas d'histoire. Elle fut studieuse et paisible, marquée seulement d'un beau zèle et riche d'espérances. La politique comme d'ordinaire n'y joua aucun rôle. Mais il en entendit beaucoup parler autour de lui, chez ses parents, chez Lafouge qui l'accueillait comme un des siens, et l'on peut se figurer le ton de ces entretiens qu'il écouta, auxquels peut-être, à mesure qu'il grandissait, il mêla ses juvéniles ardeurs, par la mentalité du milieu et de l'époque.

1789 était proche encore. L'ancien régime n'était pas loin, et on le revoyait poindre en France derrière la Restauration piétiste, nobiliaire et cléricale.

Liége était le refuge de plusieurs proscrits français, anciens conventionnels devenus serviteurs de l’Empire et bannis par les Bourbons. Frère, le père, en fréquentait quelques-uns, et, accompagné de son fils, allait le dimanche les rejoindre au Café littéraire, où ils se réunissaient habituellement, place aux Chevaux, au bas de la Haute-Sauvenière.

(page 17) Quelques grandes et simples idées, neuves alors, et parées de reflets héroïques, la liberté, les droits de l'homme. l'égalité devant la loi, la souveraineté populaire, leur consécration par un pacte inviolable, la tolérance, le respect de l'individu et de la conscience, la primauté du mérite substituée aux privilèges de naissance ou d'argent, formaient le fond de la philosophie politique où berçait la jeunesse de ce temps.

Ce fut un âge fécond, remué de souvenirs épique et de fiévreuses espérances, indemne de scepticisme ou de névrose, âge de bravoure et de chaleur d'âme, baigné d'un clair idéal, et d'où sortit une forte et saine génération.

Frère, né la veille du tragique épilogue de l’Empire et de la réaction de 1815, élevé dans un milieu maçonnique (note de bas de page : Né et élevé dans le local de la Loge, il fut admis à l’initiation maçonnique à dix-huit ans en 1830. Il fréquenta la Loge jusqu’en 1846), dirigé par un maître français. respira ces effluves ardents et s'en imprégna. On en sent passer le souffle dans maints discours de sa première époque. A peine député et ministre, il glorifia devant la Chambre la Révolution de 1789 ; il parla avec âme des ouvriers et des pauvres ; il se vanta, comme d'une noblesse, de humble origine ; il ne renia jamais les siens, les honora et les aima jusqu’à leur dernier soupir, et n'oublia pas son maître, mort sans fortune et dont la veuve lui dut son gagne-pain (note de bas de page : Mme veuve Lafouge obtint, grâce à Frère-Orban, la direction d’une école communale à Liége.)

De l'adolescence à l’âge de raison, la transition se fit, comme on le verra, logique et continue. Il eut ni coupure, ni contradiction. travail de maturation (page 18) se fit naturellement, mais vite, au milieu d'événements précipités, avec hardiesse et précocité.

Frère avait dix-huit ans et terminait ses humanités quand éclata la révolution de Juillet.

Lafouge aussitôt se décida à retourner en France, espérant sans doute trouver une situation dans l'enseignement, grâce l'appui de ses anciens camarades de l'Ecole normale. Il réussit, au bout d'un certain temps, à se faire nommer directeur de l'Ecole normale de Cahors ; il y mourut d'une fièvre cérébrale, au moment, dit sa veuve, où il jouissait pleinement et avec bonheur d'une position qui suffisait à sa modeste ambition.

Frère accompagna Lafouge à Paris, jugeant l'occasion propice pour aller suivre les cours des maîtres de la science et de l'éloquence françaises et approcher les figures illustres du monde littéraire et politique. sur qui l'attention de l'Europe et l'admiration de la jeunesse se fixaient.

(page 19) A peine installé. cependant, les événements le rappelèrent. A la nouvelle de la Révolution belge, il se décida sur-le-champ à rentrer à Liége. Il y revint précipitamment ; il a raconté lui-même à ses familiers qu'il trouva seul dans la diligence qui le ramenait. La garde urbaine venait de constituer. Bien que Frère n'eût pas atteint l'âge de l’incorporation, il se hâta de s'enrôler. Un appel ayant été fait aux membres de la garde, lorsqu'on se crut menacé d'une descente des Hollandais qui occupaient la citadelle, il fut l'un des premiers qui présentèrent pour pratiquer une reconnaissance dans le quartier qu'on jugeait en danger. Il faisait partie du détachement que commandait le brave major Florenville. Le jour du combat de Sainte Walburge. il était de faction avec d'autres à la porte de ce nom, où un canon était braqué. Il vit revenir en désordre de fuyards, qui se croyant poursuivis par les Hollandais, engagèrent le poste à se replier vers la rue Agimont. Frère et ses compagnons ne bougèrent pas. Mais ce n'était qu’une alerte et les Hollandais ne parurent point.

Après la commotion des événements de septembre, Frère repartit pour la France et y poussa vivement ses études de philosophie. puis de droit, qu'il mena en quelque sorte de front, et qu'il poursuivit en partie à Paris, en partie à Liége.

A Paris. pour se créer de minces revenus, il donna des leçons élémentaires à de petits enfants dans une école primaire que dirigeait le beau-frère de Lafouge. M. Layet, et qu’abritait une antique maison de la rue Marais-Saint-Germain, où Racine avait demeuré et qu'ornait une vieille datant, disait-on, de l’époque du grand tragique.

(page 20) Il noua des relations suivies avec Jules Janin. le critique du Journal des Débats, dont l'accueil lui fut bienveillant, et à qui Lafouge l'avait présenté, connut Sainte-Beuve et par lui fut introduit chez Victor Hugo, où il vit Mme Adèle Hugo, dont la beauté semble l'avoir plus frappé que les airs prophétiques et l'allure imposante du maître

A Liége, il donna des répétitions de droit et fit la rencontre, sur les bancs de l'Université, de son futur antagoniste, Jules Malou.

Il y conquit son diplôme de candidat ès lettres le 14 février 1832, puis, le 5 août, celui de candidat en droit, et la même année, le 29 octobre, subit en une épreuve, et d'une manière satisfaisante, l'examen de docteur en droit romain et moderne, devant la faculté de Louvain. Le 2 novembre suivant, il faisait viser son diplôme par le procureur général près la Cour de Liége ; le 6, il fut admis au barreau.

III. Les débuts littéraires et au barreau

Un épisode littéraire traversa ces laborieuses études. Frère, à vingt ans, écrivit une pièce de théâtre et son nom apparut pour la première fois au (page 21) public sur une affiche de spectacle. Le Journal de Liége du 15 avril 1832 annonçait pour ce jour même, la première représentation, au Théâtre Royal, de : Trois Jours ou une Coquette, comédie en trois actes et en prose de M. Walthére Frère, étudiant en droit à l’Université.

A en croire la presse, ce fut un succès d'estime, et l’auditoire se montra bienveillant pour le jeune concitoyen qui risquait cette aventure. Le critique du Journal de Liège (18 avril 1832) s'exprima d'ailleurs en termes assez dédaigneux :

« J'allais oublier de parler de la pièce nouvelle... Vraiment cet oubli nous irait assez bien ; car l'indulgence à laquelle nous sommes très disposé pour ces sortes de produits indigènes ne sera pas. croyons-nous, approuvée par les juges froids et impartiaux. A notre sens, ce coup d'essai ne présente ni grands défauts. ni grandes qualités. Tout n'y est que faible, indécis, timide même. Ce qui lui fait le plu. de tort, c'est le manque presque continuel d'intérêt et l'absence totale d'originalité dans les caractères.

« Les coquettes. les Anglais et les duels sont trop usés au théâtre pour oser les mettre en comédie, c'est déjà bien hardi de les mettre en opéra-comique ou en vaudeville. Qu'y a-t-il dans les deux premiers actes ? rien que des conversations insignifiantes. des déclarations d'amour à perte de vue : il y en a de toutes les couleurs, en anglais. en français. en vers, en prose ; c'est un vrai feu de file.

« Au troisième acte, l'intérêt se présente, mais sous une forme un trop mélodramatique. On ne s'attendait pas tant de brusquerie de la part de personnages aussi pacifiques.

« Bref. la pièce a, je crois, réuni. On a bien entendu quelques sifflets. mais nous pensons qu'ils étaient (page 22) adressés aux applaudissements maladroits qui partaient par-ci par-là à propos de rien. La pièce a été assez bien jouée, chacun a fait assez proprement son devoir. »

Ce jugement semble assez équitable. L'œuvre est insignifiante. C'est une comédie de salon, qui se déroule dans un milieu factice et d'une élégance qu'on sent n'avoir été ni vécue ni observée. Le langage en est gauche et l'intrigue puérile. Un billet en vers, adressé à la « coquette » qui donne son nom à la pièce, ne rehausse pas la fadeur de la prose. C’est en somme une erreur de jeunesse, que le biographe note au passage sans la retenir. Ni le style, ni le fond, en effet, ne révèlent une personnalité ; on n'y trouve ni reflet d'âme, ni trait de caractère, rien qui aide à découvrir sous le débutant de lettres l'homme qu'il sera bientôt et qui fasse pressentir son destin.

L'auteur ne mit pas longtemps à se rendre compte lui-même de la médiocrité de ce juvénile essai. Il écrivait, moins de dix ans après, le 14 octobre 1841, à un éditeur. M. Vanderauweraa. qui lui avait demandé, en vue d'une publication bibliographique, pensons-nous, de remplir un bulletin mentionnant ses titres littéraires, les lignes suivantes : « Par malheur ou par bonheur peut-être, je n'en ai pas à énumérer. A dix-huit ans tout échappé de collège fait son vaudeville ou sa tragédie au moins. J'ai fait comme les autres de méchants vers et de plus mauvaises pièces de théâtre, une comédie notamment, moitié applaudie, moitié sifflée. Depuis dix ans que cela s'est passé, j'ai fait pénitence, abstinence complète d'élégies et de madrigaux et j'ai tâché d'oublier et surtout de faire oublier ces vieux péchés. Veuillez, je vous prie, ne pas les rappeler au public de peur (page 23) qu'il ne se montre plus sévère aujourd'hui qu’autrefois. »

Une querelle littéraire. à laquelle Free fut d'ailleurs étranger, amena fortuitement. en 1834. une rencontre entre lui et l'auteur de l'appréciation qu'avait donnée de sa pièce le Journal de Liège, un Français nommé Ysabeau. dont le père avait siégé à la Convention. A propos de la réimpression en Belgique d'une nouvelle de Jules Janin, le Piédestal, une rencontre surgit entre le Journal de Liége et l'Industrie : Ysabeau, dans le Journal, maltraita vivement le livre et l'écrivain ; l'Industrie riposta sur le même ton ; Jules Janin, instruit de cette petite guerre locale dont sa littérature faisait les frais, s'en mêla son tour et se mit au diapason des belligérants. L'affaire faillit finir tragiquement. Ysabeau, personnellement pris partie, se rendit aux bureaux de l'Industrie pour demander réparation d'honneur à l'auteur, resté anonyme. des articles offensants dont il avait été victime. Celui-ci. un Français. M. Charles Perrin, ne s'y trouvait pas. Frère, très lié avec le principal rédacteur du journal. M. Renard-Collardin, y était et pria Ysabau de repasser le lendemain. Quand Ysabeau se représenta, on lui dit que l'auteur n'avait pas reparu. ce qui était vrai. demanda alors s’il n'y avait personne qui acceptât de prendre la responsabilité des articles dont il plaignait. Frère, qui avait gardé  (page 24) reconnaissance à Jules Janin de la bienveillance que celui-ci lui avait témoignée à Paris, déclara l'assumer tout entière. Un duel au pistolet fut décidé. Les témoins de Frère furent M. Félix Bayet, un journaliste liégeois, et M. Janson père. Frère tira le premier ; la balle troua la cravate de son adversaire, sans le blesser. Ysabeau tardant à faire feu, il lui cria : « Mais tirez donc ! » D'après certains biographes, Ysabeau n'aurait pas déchargé son arme, d'après d'autres il aurait tiré en l'air, et Frère cependant aurait refusé de se réconcilier avec lui sur le terrain, donnant ainsi la mesure d'un caractère aussi implacable qu'impétueux.

Il est difficile de préciser avec quelque garantie d'authenticité les péripéties de cette rencontre, restée heureusement sans résultats, tous documents certains faisant défaut. Les journaux de Liége restèrent muets. Plus tard, on exhuma l'incident oublié, on en rapporta des versions diverses. Mais leur impartialité reste douteuse. Un seul point parait pouvoir être fixé, c'est que les articles qui motivèrent la provocation d'Ysabeau n'étaient pas de Frère et que celui-ci, mû par un sentiment chevaleresque, se substitua à l'auteur responsable et prit pour lui fait et cause du 5 janvier. (Note de bas de page : Conf. la Gazette de Huy du 5 janvier 1896, dont le récit a été découpé par M. Georges Frère-Orban et joint à une note ainsi conçue : « Mon père m’a en effet raconté qu’il n’était pas l’auteur de l’article publié contre Ysabeau et qu’il s’était battu pour un autre, dans les circonstances rapportées par la Gazette de Huy. C’est d’après ce dernier journal que nous avons relaté cette affaire.)


(page 25) L'apprentissage de l'avocat se fit sous le patronat de Maître Dereux, que des affaires et une science consommée du droit avaient porté au premier rang du barreau liégeois. Des talents nombreux y faisaient alors figure. On y cultivait avec honneur l'art de la parole. De. avocats français y avaient donné de brillantes leçons d'éloquence. Teste notamment y avait fait école, celui-là même qui devait, rentré en France sous Louis-Philippe. parcourir une rapide carrière et, arrivé au faîte. s'en voir précipiter à la suite d'une retentissante affaire de corruption. Dans ce milieu, la vocation oratoire du jeune avocat put aisément s'épanouir.

Bien qu'admis au barreau le 6 novembre 1832, Frère ne préta le serment professionnel que deux ans plus tard. A l'époque où il termina ses études juridiques, la cour de Liége avait adopté l'usage de ne plus exiger le serment des jeunes docteurs en droit qui présentaient au stage. Par une délibération arrêtée en assemblée générale du 1er juin 1833, la cour décida de modifier sa jurisprudence et d'obliger désormais les avocats à la prestation du serment (page 26) prescrit par le décret du 14 décembre 1810. Un confit s'ensuivit entre la cour et le barreau. Des avocats, exerçant déjà la profession, se virent interdire de plaider. Frère, à la barre du tribunal, fut empêché de prendre la parole pour la défense des intérêts dont il était chargé. Il protesta, comme l'avaient déjà fait deux de ses confrères, invoquant les droits acquis et les prérogatives qu'il tenait de sa qualité d'avocat reconnue par la cour. L'incident prit d'assez sérieuses proportions. Le conseil de discipline intervint et prit fait et cause pour les membres de l'Ordre qui se jugeaient atteints dans leur indépendance. La question lut débattue en appel. Et ce n'est qu'après décision de la cour que les avocats liégeois consentirent à se soumettre à la formalité du serment. Frère, assisté de Maître Lesoinne, le prêta l'audience du 26 novembre 1834.

Déjà alors, après deux ans seulement de stage, la (page 27) chaleur de sa parole, sa voix claire et pleine, sa fougueuse dialectique, l'avaient fait distinguer par ses confrères. Il remporta son premier succès notable à la cour d'assises de Liége, en mars 1835, dans les débats d'une sensationnelle affaire de duel.

Les faits étaient simples et dramatiques. Un avoué honorable de Huy, M. Moreau. ayant pris un jugement par défaut contre un industriel de cette ville, M. Bodart-Duvivier, celui-ci attribua la rigueur des poursuites à une animosité et, pour s'en venger, souffleta l'avoué et lui cracha au visage. Moreau lui demanda réparation.

Bodart-Duvivier, loin de regretter l'agression qu'il avait commise, l'aggrava par des propos injurieux. Un duel s’ensuivit. Les témoins firent, sur le terrain, avant de commander le feu, de vaines tentatives pour obtenir de Bodart-Duvivier une parole d'excuse. On procéda alors aux préparatifs du combat. Un des témoins chargea le pistolet de Moreau, qui le prit et aussitôt, sans viser, pressa la détente. Le coup partit. Bodart tomba, frappé mortellement à la tempe.

Il n'existait pas cette époque de loi sur le duel, auquel, en cas de blessures ou de mort, n'étaient applicables que les dispositions de droit commun du Code pénal de 1810. Moreau fut poursuivi pour homicide.

(page 28) A l'audience, il affirma n'avoir jamais manié une arme, avant le jour fatal ; tous les témoignages attestèrent son honorabilité. L'avocat général prononça un réquisitoire de ton modéré. La défense fut présentée par Walthère Frère et par Forgeur, l'une des illustrations du barreau de Liége.

Frère prit la parole à l'audience du 5 mars 1835. C'était une belle cause à défendre. Il la soutint avec audace et bonheur. On ne perçoit dans sa plaidoirie, dont les journaux de l'époque publièrent le résumé, aucun des défauts communs aux débutants de la barre, la timidité du langage ou la prolixité, une argumentation confuse ou délayée, le flottement de la pensée, l'abus de la déclamation.

Le plan est ferme, les développements pleins de feu. C'est la thèse de la légitimité du duel que posa hardiment l'avocat, dès les premiers mots. Moreau était innocent, parce que Moreau devait se battre.

« Il le devait, non seulement parce que son honneur, mais la société elle-même lui en faisaient un devoir ; parce que, soit raison. soit préjugé, la société lui faisait subir la nécessité d'obtenir une réparation à l'outrage sanglant qu'il avait reçu et il y aurait une absurde injustice, une iniquité révoltante à réclamer au nom de la société un châtiment pour une action que la société absout ! Comment ne l'absoudrait-elle pas, puisqu'elle la commande ?

(page 29) « En cherchant par les armes une réparation à une offense est-on - ajoutait Maître Frère - comme on le répète vulgairement, dominé par un préjugé.

« De par le droit naturel. tout homme peut repousser l'outrage par l'outrage, la violence par la violence ; il peut tuer celui qui met sa vie en danger. En entrant dans la société. il se soumet un droit conventionnel ; il renonce, en faveur de l'ordre, en faveur de tous, à l'exercice d'un droit qui est inhérent à sa nature, au besoin de sa conservation et au sentiment qu'il a de sa dignité personnelle.

« Mais s’il consent dans l’intérêt de tous à n'être plus son propre vengeur et son juge, c'est à condition que la société lui garantisse au nom de tous la réparation et la réparation équitable des outrages qui lui seraient faits ; qu'elle prenne sous sa protection l’honneur et la vie de l'individu, mais surtout son honneur, qui lui est plus cher que sa vie. Or, si la société n'accomplit pas ses obligations, si elle n'accorde pas à l'homme la protection dont son honneur a besoin, il appartient à l'homme de ne point se laisser impunément déshonorer.

« Eh bien dans l'état actuel de nos lois, l'individu n’est pas protégé, il ne possède pas la sécurité qui lui est due. Si on vous injurie. mais qu'on ait pris soin de le faire ailleurs que dans un lieu public ; si, dans un salon, en présence de cent personnes, on vous jette à la face un mot qui souille votre honneur ; si l'on vous crache au visage, si l'on vous calomnie, non pas dans un écrit, imprimé ou non, mais lâchement, sourdement ; si l’on colporte contre vous l'injure et la calomnie, mais de manière à ne point encourir l’application des articles 367 et 375 du code pénal, votre repos n’en est pas moins troublé, la douleur s’assied au foyer domestique, votre avenir est compromis... (page 30) Cherchez dans la loi une disposition qui punisse un tel attentat... Il n'y en a pas.

« Et vous flétririez celui qui cherche une réparation, même par les armes. à un fait aussi grave. quand vous laissez impuni le calomniateur ! Ce n'est pas la législation sur le duel qui est faire ; c'est la législation sur les outrages... »

Après avoir réfuté le système plaidé par le ministère public sur l'applicabilité du code pénal de 1810 au fait reproché à Moreau, Maître Frère terminait en soutenant que l'accusé était dans le cas de légitime défense et que le fait qui l'amenait à la barre manquait du caractère constitutif de la criminalité ; que, par conséquent, l'accusé devait être déclaré non-coupable ; car son inexpérience à manier les armes, son émotion, son trouble, tout prouvait qu'il n'avait pas eu l'intention de donner la mort à son adversaire. (Note de bas de page : Extrait d’un article de la Meuse, des 11-12 janvier 1896, intitulé Les Débuts de Frère-Orban au barreau).

Forgeur ensuite, « dans une des belles improvisations qui lui fussent échappées. relata d'une manière rapide et chaleureuse les principaux faits de la cause ». Et le jury prononça un verdict d'acquittement que le public salua d'applaudissements frénétiques.

Rapportant l'impression produite par M. Frère, le Journal de Liège disait : « Le plaidoyer de ce jeune avocat plein de talent fit une sensation très grande sur l'auditoire. »

C'est la première fois que Frère s'essayait aux grandes joutes judiciaires ; l'épreuve fut une victoire. Il n'avait pas vingt-trois ans.

(page 31) Les luttes émouvantes de la cour le tentèrent encore. Il plaida devant le jury quelques affaires retentissantes. Mais il s’efforça surtout de se faire une clientèle de procès civils et y réussit assez rapidement. Les relations que lui créa son mariage l'y aidèrent.

Le 23 juillet 1835. il épousa Mlle Claire-Hélène Orban. fille d'un grand industriel liégeois, M. Henri-Joseph Orban. Cette union rencontra d'abord quelque opposition de la part de M. Orban.

Celui qui aspirait à la main de sa fille était peu connu de lui, n'avait que trois ans de barreau et vingt-quatre ans d'âge. Malgré son talent, sa situation était encore modeste. On conçoit les hésitations du père. Cependant l'affection réciproque des jeunes gens, leur volonté de s'unir, l'estime que Walthère Frère avait méritée déjà de ceux qui avaient assisté ses débuts, et la haute ide qu'on se faisait de sa carrière future eurent raison des résistances paternelles.

Mlle Orban était grande, élancée, d'esprit vif, de physionomie séduisante. Elle n'avait que dix-neuf ans. (page 32) Elle était destinée à recueillir un jour une belle fortune Au moment de ses noces cependant, elle n'avait qu'un revenu de 1,500 francs provenant des biens qu'elle avait hérités de sa mère, née de Xhéneumont. Le contrat de mariage lui assurait, en outre, une pension d'une somme égale.

L'époux, à défaut de richesse, apportait à la société conjugale son talent, son travail, son avenir. Pendant les premières années de leur union, constamment heureuse, ils occupèrent un simple appartement ; C'est ainsi que Frère ne paya pas d'abord de contributions directes ; il ne fut inscrit qu'en 1840 sur la liste des électeurs ; cette époque, la clientèle était venue, la réputation au barreau conquise ; en 1843, il put s'acheter une maison, boulevard de la (page 33) Sauvenière, 33. Lorsqu’il dépouilla la toge pour entrer au ministère, en août 1847, il était un des avocats les plus occupe de Liége et plaidait presque tout les jours.

IV. Les débuts politiques

Jusqu'en 1840, Frère resta étranger la politique ; non sans doute qu'elle lui fût indifférente ; il donnait des articles au Journal de Liége et vivait dans les milieux où se centralisait le mouvement libéral liégeois. (page 34) Mais il plaidait, étudiait, mûrissait ses idées et ses forces, préparation inconsciente en quelque sorte à la carrière d'homme public, vers laquelle il se sentait peut-être secrètement attiré, sans se l'avouer, et faisant profession, au contraire, d'un détachement volontaire et total. Il n'accepta d'autre mandat que celui de membre de la commission des hospices, dont il devint bientôt président, et se consacra avec (page 35) dévouement à cet office de bienfaisance. Ce fut, pendant plusieurs années, sa seule participation aux affaires d'intérêt général. Ni lors des élections communales, ni lors des élections provinciales de 1836, qui furent favorables aux libéraux. son nom n'apparait dans les comptes rendus des réunions préparatoires ou sur la listes de candidatures.

Trois ans plus tard, à des élections législatives, il ne parla que pour répudier toute velléité d'entrer dans la vie politique militante. Une feuille adverse ayant, sur un ton d'alarme, annoncé sa candidature à la Chambre. il écrivit au Journal de Liége (7 juin 1839) qu'il avait eu souvent l'occasion d’affirmer à ses amis son intention de n'accepter à aucune époque une candidature quelconque, si même on lui faisait l’honneur de lui en offrir une. « Je tiens beaucoup, dit-il, à calmer la frayeur de ces amis de l’ordre, du gouvernement et des lois, et j'espère qu'ils seront satisfaits ; mais ils ne pourront l'être autant que moi de la résolution que j'ai prise de me vouer exclusivement à ma famille, aux soins de mes affaires et de rester désormais étranger aux luttes des partis. »

Un an après cette déclaration catégorique. Frère. Orban était candidat au conseil communal. Comment, en si peu de temps, ses dispositions se modifièrent, il n'en donna pas d'explication. On ne lui en demanda point. Nul ne paraît s'en être étonné. Il était marqué pour le combat. du forum. Il ne put se soustraire au destin. Bien plus, une fois la campagne engagée, il la poussa avec ardeur, résolu d'aller jusqu’au bout. Le parti catholique ne lutta point dans cette élection partielle, nécessitée par la retraite de quatre conseillers communaux ; mais on pouvait redouter l'opposition de la fraction avancée, soutenue par son (page 36) organe, l’Espoir. Une réunion électorale fut annoncée pour le 15 novembre 1840. « Je crains assez qu'on ne m'y fasse échouer, écrivit Frère, la veille, à Delfosse ; je resterai cependant sur les rangs quel que soit le résultat, parce que, en réalité, c'est une coterie qui prononcera. » Puis il le sommait en quelque sorte de venir lui apporter sans délai le concours de son autorité déjà grande : « Il est indispensable que tu sois à Liége, lundi soir. Il le faut. Entends-tu bien. Je ne te pardonnerais pas de m'avoir fait défaut en cette circonstance. »

Aucun danger réel cependant ne le menaça. Le Journal de Liége avait engagé les électeurs à porter leurs préférences sur les noms de MM. Lesoinne, Desoer-Collard, Joiris et Frère-Orban, président du conseil des hospices. « De ces quatre citoyens, disait-il, tous sont indépendants par leur caractère et trois d'entre eux appartiennent au commerce et y occupent une position honorable. Quant à M. Frère, qui est le gendre d'un de nos premiers industriels, il a donné au sein de la commission des hospices des preuves de zèle et de capacité. Sa présence au conseil communal sera souvent utile pour y fournir des éclaircissements sur les affaires administratives et sur les intérêts du pauvre qui méritent d'éveiller toute la sollicitude de la ville. Quoiqu'il n'y ait pas d'incompatibilité prononcée par la loi entre les fonctions d'administrateur des hospices et de conseiller municipal, M. Frère y voit une incompatibilité morale ; il pense d'ailleurs que le mandat des électeurs est assez important pour réclamer tous les soins de ceux qui l'acceptent. On n'aura donc point à redouter de cumul de sa part. » Le poll auquel procéda l'assemblée du (page 37) 5 novembre ratifia le choix préconisé par le Journal de Liége et donna à Frère 87 suffrages sur 113. L'Espoir soutint, il est vrai, une candidature dissidente. mais sans succès. L'élection eut lieu le 17 novembre 1840, Les quatre candidats furent nommés. Frère obtint 312 voix (note de bas de page : sur 1,621 électeurs inscrits, dont 513 ont effectivement votés. Le parti catholique, « complètement découragé », dit le Journal de Liége, n’avait pas fait acte de présence au scrutin.).

Ce mode de scrutin lui ouvre les voies. Il a pris pied dans l'arène. Il est taillé pour la lutte, Il connaîtra le salubre enivrement de l'effort, la joie des triomphes. la saveur amère des défaites.

La politique a mis la main sur lui et ne relâchera plus son étreinte.

Elle ne sera pour lui ni un délassement d'amateur, ni une diversion à des labeurs essentiels. Et si les devoirs du bureau occupent encore, pendant quelques années. sa majeure activité, elle deviendra vite le souci qui demeure, l'aliment préféré de l'esprit, la matière dont vivra le foyer intime et qui le tiendra sous pression.

Elle s'accorde avec son tempérament. répond à sa vocation secrète que lui-même ignore peut-être encore. Peu à peu. elle prend possession de lui. Elle sera la discipline et la passion de sa vie.