(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 91) Le 28 novembre, M. Delacroix exposa le programme de son gouvernement dans une déclaration qui s’écartait en certains points du discours du Trône. Tandis que celui-ci s'était prononcé nettement pour le vote des hommes 21 ans, la déclaration passait sous silence aussi bien le vote des femmes que la limite d'âge. Quant à la question linguistique, la déclaration promettait un enseignement supérieur en flamand, sans en préciser les modalités (Gand n'y était pas nommé) , et n'engageait le gouvernement à réaliser immédiatement que les réformes sur lesquelles tout le monde s'entendait ; quant aux autres, on allait « mettre à l'étude des solutions d 'apaisement. » M. Delacroix ne mentionna ni l'abrogation de l'article 310 du code pénal, ni la prohibition, mais. par contre, il fit une allusion voilée à la semaine de 48 heures, question que le discours du Trône n'avait pas traitée. Il ne parla pas de la neutralité'
Les Chambres chargèrent des commissions spéciales de rédiger des adresses en réponse au discours du Trône, dont les projets furent unanimement adoptés par les Chambres. L'étude comparée du discours, de la déclaration gouvernementale et des adresses établit que celles-ci ne concordent ni avec la déclaration. ni (page 92) avec le discours, ni entre elles. Alors que la Chambre se prononçait pour le vote des hommes âgés de 21 ans à l'élection de la Constituante qui, elle, aurait à résoudre la question du vote des femmes, le Sénat ne parlait ni du vote des femmes, ni de la limite d'âge, ni de I 'élection de la Constituante. Les deux adresses préconisaient l'établissement d'un enseignement supérieur en flamand, mais tandis que la Chambre n'en précisait pas les modalités, le Sénat protestait énergiquement contre la flamandisation de l'université de Gand. Pour ce qui est des réformes sociales, les deux adresses suivaient le discours du Trône. Les deux Chambres, comme le Roi, déclaraient la Belgique affranchie de la neutralité, mais le Sénat revendiquait en plus des garanties pour l'intégrité du pays, et exprimait le vœu de voir le Luxembourg et la Belgique réunis.
Les deux Chambres avaient pensé adopter les adresses sans débat. Il n'en fut rien, A la Chambre, M. Woeste, au nom des catholiques, se réserva aussi bien au sujet de la neutralité qu'à celui du S. U. tel que le discours du Trône l'avait promis, et qu'à celui de l'abrogation de l'article 310 du code pénal, les catholiques n'ayant pas obtenu de garanties suffisantes. Des catholiques flamands, par l'intermédiaire de M. van Cauwelaert. se déclarèrent peu satisfaits des promesses linguistiques trop vagues du discours du Trône, et se dirent non engagés par l'adresse ; M. van Cauwelaert revendiqua pour les Flamands l'autonomie culturelle (« cultureele zelfstandigheid »). Bon nombre de catholiques, par la voix de M. Van de Vyvere. firent savoir que l'adresse n'engageait pas leur liberté. Au Sénat, M. Magis, au nom des libéraux, fit une déclaration analogue. Certains catholiques, représentés par M. l.igy, firent la même réserve mais promirent un examen des problèmes « dans un large esprit de conciliation. » Le démocrate catholique Keesen revendiqua le droit de vote pour les femmes ; selon lui, seule la Constituante aurait compétence pour régler la question du suffrage. Enfin, M. Lekeu, chef du groupe socialiste, déclara que le P.O.B.. n'approuverait l'union (page 93) du Luxembourg et de la Belgique que s'il s'agissait « d'un rapprochement libre et spontané » de la part du Luxembourg.
Il est étrange que le gouvernement ait exposé son programme à la fois par un discours du trône et par une déclaration. Il est plus étrange encore que les documents ne s'accordent pas sur tous les points. Ces divergences ne sauraient s'expliquer par des questions de style ; indubitablement, la déclaration gouvernementale était plus prudente et plus vague. Ni les documents contemporains, ni les ouvrages politiques postérieurs ne traitant la déclaration gouvernementale, nous ne pouvons que poser le problème, sans le résoudre.
Au début de décembre 1918, la situation était équivoque. Devant des Chambres à majorité catholique, un gouvernement de coalition, au sein duquel les catholiques n'avaient que la moitié des portefeuilles, présentait un programme qui correspondait plutôt aux vœux de l'opposition de 1914, et qui ne pouvait donc pas être accepté sans réserves par les catholiques. Selon le gouvernement, le Parlement avait exprimé sa confiance en ce programme, mais cette confiance s'était, de fait, traduite par deux adresses divergentes qui, ni l'une ni l'autre, ne s'accordaient avec le discours du Trône, et au sujet desquelles on (surtout les catholiques) avait fait des réserves, dont certaines portaient sur tous les points.
Il est naturel de se demander pourquoi les Chambres adoptèrent ces adresses à l'unanimité. La réponse semble simple : tant au point de vue extérieur qu'intérieur, il était moralement impossible de manifester contre l'union nationale ; il est révélateur que, contrairement à la coutume, on ait voulu éviter le débat sur les adresses. Il ne restait donc qu'à permettre des réserves et un certain flottement qui, du moins, laissaient les questions (page 94) pendantes. Les débats étranglés, la façon de voter (un tiers des sénateurs ne prit pas part au vote. A la Chambre, on vota par assis et levés, chose rare dans un vote capital) et l'absence de documents contemporains font qu'il est impossible de se faire une idée complète et exacte des positions prises par les partis. Il semble certain que les socialistes soutinrent le gouvernement. Probablement, la grande majorité des libéraux en fit autant. C'est surtout du camp catholique que s'élevèrent les protestations, mais il n'est pas possible de préciser le nombre de ceux qui se rangèrent derrière MM. Woeste et Ligy, d'autant moins que leur nombre changeait selon les questions.
L'unanimité ne se faisait en réalité qu'autour de la nécessité d'avoir un gouvernement d'union nationale, et autour de quelques réformes d'ordre pratique, que nous n'avons pas traiter ici ; bref, lorsque les intérêts des partis n'étaient pas très nets. De fait, le Parlement n'avait pas, par les adresses. pris position au sujet des questions purement politiques, telles que celles du S. U., de l'université flamande et de l'article 310 du code pénal. Tout le monde reconnaissait qu'il fallait faire des réformes, mais sans pouvoir s'accorder sur leurs modalités. Les négociations de paix et la reconstruction du pays rendaient vraisemblable que l'on reporterait la discussion des questions politiques les plus épineuses à la session consécutive aux élections auxquelles on comptait procéder en juin. Mais c'était précisément les élections qui actualisaient la question du suffrage, source principale du conflit entre la grande majorité des catholiques et les partis de gauche. C'est, en effet, elle qui devait dominer la session.
Le 29 décembre. le gouvernement déposa son projet. Il fit bien remarquer qu'il ne prétendait pas anticiper sur la tâche de la Constituante (c’est-à-dire la révision de l'article 47 de la Constitution) et que son projet ne portait que sur l’élection de celle-ci. Il était impossible d'appliquer l'ancien système plural. De l’avis (page 95) du gouvernement, tout, entre autres le souci de « la paix intérieure et la tranquillité publique » parlait en faveur du S. U. pur et simple pour les hommes 21 ans.
Ce projet déclencha entre les partis une lutte parfois très violente qui dura 3 mois. Les catholiques, qui avaient eu le temps de se reprendre un peu, ne ménagèrent pas leurs attaques. Ils faisaient valoir que seule la Constituante, et non le Parlement, pouvait légalement modifier les conditions de vote. Cet argument d'ordre constitutionnel n'était naturellement pas décisif à leurs propres yeux. Ils craignaient que le projet gouvernemental ne profitât aux partis de gauche, et c'est pourquoi la majorité des catholiques revendiquait - certains à contre-cœur selon M. Woeste, - le vote des femmes comme contrepoids. Tout donne à croire que le parti catholique était prêt à une transaction, à savoir l'introduction immédiate (sans révision) du S. U. pur et simple pour les hommes et les femmes à 21 ans. Mais les partis de gauche étaient hostiles à tout compromis. Les libéraux s'opposaient par principe au vote des femmes qui, craignaient-ils, profiterait aux catholiques. Quant au P.O.B., le vote des femmes était depuis longtemps à son programme, mais, pour la même raison que le parti libéral. il voulait ajourner Cette réforme. Publiquement, il déclarait qu'il ne s'agissait que de tenir les promesses du discours du Trône, et que les femmes n'étaient pas encore mûres pour jouir des droits politiques.
Grâce à l'appui de quelques catholiques, dont le président de la Chambre, M. Poullet, les gauches rejetèrent aussi bien aux sections (par 70 voix contre 62 et 3 abstentions) qu'à la section centrale (par 4 voix contre 2) un amendement catholique sur le suffrage des femmes (janvier, respectivement février 1919). Le mécontentement des catholiques était grand ; ils attaquaient particulièrement M. Delacroix qui, selon eux, était à la remorque des (page 96) socialistes. L'opposition catholique constituait une véritable menace pour le gouvernement, qui avait ailleurs de grandes difficultés à vaincre. Quand, le 26 mars, le débat s'ouvrit à la Chambre, la situation était critique, Car ni la droite, ni les gauches ne semblaient prêtes à faire des concessions.
Le gouvernement exigea immédiatement la majorité des deux tiers pour son projet, soit la majorité requise pour la révision constitutionnelle, et posa la question de confiance. Les catholiques exprimèrent leur intention de poser la question préalable contre le projet pour des raisons d'ordre constitutionnel, mais ils concentrèrent leurs efforts pour imposer le vote féminin que les gauches combattirent énergiquement. Pendant deux semaines on s'efforça vainement de trouver une solution d'apaisement.
Le 9 avril, à la veille du vote, le Conseil général du P.O.B. fit savoir par un ordre du jour qu'en cas de crise gouvernementale le parti refuserait de participer à un nouveau gouvernement. Malgré cette double question de confiance, celle que posait le cabinet et celle que posait le P. O.B, les catholiques ne transigèrent pas. Quand la Chambre se réunit le 10 avril, la crise semblait inévitable. La séance fut ajournée, et, après des heures de négociations entre des représentants de tous les partis, on aboutit à une transaction. Les partis s'engagèrent à voter pour le S. U. pur et simple des hommes à 21 ans et pour l'extension du suffrage à certaines catégories de femmes particulièrement éprouvées par la guerre. Les socialistes, de leur côté, prirent l'engagement de voter pour le suffrage des femmes à la commune. Enfin, les partis se mirent d'accord sur l'introduction de l'apparentement. Malgré cet accord, certains catholiques posèrent la question préalable qui fut rejetée par 122 voix contre (page 97) 43 voix catholiques (et 3 abstentions). Sur quoi, le projet du gouvernement fut adopté à l'unanimité.
Sans aucun doute, c'est le parti catholique qui fit les frais de cet accord. Il abandonna aussi bien ses scrupules d'ordre constitutionnel que, ce qui était plus important, le suffrage féminin aux élections générales. Comme dédommagement, il eut une victoire de principe : le vote de quelques catégories de femmes, et un gain plus substantiel : le suffrage des femmes à la commune. Les libéraux durent faire une concession de principe, mais ils obtinrent l'apparentement qui, d'après leurs calculs, devait les favoriser. Les socialistes n'eurent pas à faire de grands sacrifices puisque le vote des femmes restait inscrit à leur programme, alors même que la majorité du parti trouvait sa réalisation inopportune.
Si l'on tient compte de la situation de novembre 1918, cette transaction fut une victoire catholique. Si l'on tient compte des principes du parti catholique, ce fut un échec. Il faut en chercher les causes à Lophem. Les ministres catholiques avaient souscrit au discours du Trône. Si le parti s'y opposait, il courrait un double risque : celui de désavouer plusieurs de ses chefs et celui d'entraîner la personne du Roi dans la lutte politique. Des catholiques ont aussi justifié leurs concessions en rappelant que les négociations de paix et la reconstruction nationale rendaient une crise gouvernementale extrêmement inopportune. Faisons toutefois remarquer qu'un autre facteur a dû jouer le rôle décisif : puisque le gouvernement avait posé la question de confiance, le parti catholique se serait trouvé obligé de constituer le nouveau gouvernement, à un moment où un cabinet catholique homogène était inconcevable et où aucune coalition n'aurait voulu adopter (page 98) le suffrage féminin. La chute du gouvernement n 'aurait donc fait qu'entraîner le discrédit - et peut-être la division - du parti catholique. L'espoir des catholiques fut sans doute que les gauches se résoudraient à une transaction si les catholiques restaient sur leurs positions, espoir que les événements justifièrent.
Le vote du projet électoral, confirmé le 6 mai par le Sénat, résolut la question dominante de la session. Celle-ci ne se termina qu'en octobre. Les Chambres eurent à s'occuper de questions fort importantes, telles que le traité de paix et la question linguistique ; on n'évita pas certains tiraillements entre les partis, mais la situation ne fut jamais critique. Sur un point, on put même constater un apaisement : les trois partis conclurent « la trêve religieuse », les gauches votant le système relatif aux subsides accordés aux écoles libres introduit par les catholiques à la veille de la guerre. La question fondamentale de la révision constitutionnelle. C’est-à-dire la désignation des articles sujets à révision, n 'éveilla que peu d'intérêt. Les partis attendaient le résultat des élections qui devaient avoir lieu en novembre. D'ailleurs. le gouvernement avait déclaré, dès l'été, qu'il démissionnerait à cette occasion.
Pour plusieurs raisons, la campagne électorale fut calme malgré l'importance des élections. Aucun des partis n'avait (page 99) encore pu se réorganiser complètement, ce qui diminuait sa combattivité. Les partis catholique et libéral souffraient tous les deux de luttes intestines. Au sein du parti catholique, les démocrates s'opposaient aux conservateurs, les flamingants au reste du parti. Des questions sociales et de principe divisaient les libéraux en conservateurs et radicaux, en anticléricaux farouches et partisans de la trêve scolaire. Enfin, dans le P.O.B. , une petite minorité communiste s'opposait à la majorité du parti. Mais le facteur principal est sans doute que tous les partis étaient conscients de la nécessité de former un nouveau gouvernement d'union nationale après les élections.
Tout le monde s'était attendu à un grand déplacement des mandats, mais la réalité dépassa les prévisions, Les catholiques ne rentrèrent qu'au nombre de 73 au lieu de 99, et les libéraux au nombre de 34 au lieu de 45. Le P.O.B. remporta une victoire éclatante : de 40 mandats il passa à 70. 9 mandats allèrent à de petits groupement : 5 aux « frontistes », 2 aux « Anciens combattants », 1 à la « Classe moyenne » et 1 à la « Renaissance nationale. »
Les élections du 16 novembre 1919 marquent donc la fin de l'époque où un seul parti avait la majorité à la Chambre. Au point de vue du fonctionnement du régime parlementaire, cela signifiait qu'il fallait substituer à un gouvernement majoritaire homogène, soit un gouvernement minoritaire, soit un gouvernement de coalition. La première alternative allait à l'encontre des traditions parlementaires belges. Quant à la seconde, (page 100) elle n'avait rien de nouveau. Au cours des premières années de l'Etat belge, l'union nationale avait régné et s'était manifestée par la collaboration des partis au ministère. Cette forme de gouvernement avait ses raisons historiques : la nécessité de s'unir contre les dangers extérieurs et intérieurs, et elle disparut avec elles. Il est courant de considérer que le cabinet Rogier en 1847 ou, plus exactement nous semble-t-il, le cabinet Rogier-Frère-Orban en 1857 ouvrit une nouvelle époque, celle où se succédèrent des gouvernements majoritaires homogènes. Le principe fondamental de ce régime parlementaire - à savoir que le gouvernement doit s'appuyer sur une majorité homogène au Parlement - ne fut naturellement pas modifié du fait que les catholiques se maintinrent au pouvoir de 1884 jusqu'à la guerre.
En 1916, on revint consciemment au gouvernement d'union nationale en présence des dangers extérieurs. Toutefois, le pacte gouvernemental insistait sur ce que les partis recouvreraient leur liberté à la fin de la guerre. Du point de vue qui nous occupe, il est permis de dire que Lophem ne fit que renouveler l'accord de 1916, en le complétant par la représentation à peu près proportionnelle des partis au gouvernement : les circonstances rendaient encore nécessaire un gouvernement d'union nationale, bien que les catholiques eussent la majorité absolue à la Chambre.
C'est cette majorité, nous l'avons dit, qu'ils perdirent aux élections de 1919, année qui devait faire époque : jamais plus aucun parti ne devait avoir la majorité absolue. Au point de vue des principes, le parlementarisme belge prit cette année-là une nouvelle forme : celle des gouvernements de coalition, non plus provoqués par des menaces extérieures mais basés sur la répartition des mandats au Parlement.
Grâce aux circonstances, cette modification se fit sans difficulté, ni discussion de principes. D'une part, la reconstruction du pays rendait souhaitable la collaboration de tous les partis. D'autre part, le nouveau Parlement devait procéder à la révision constitutionnelle. Celle-ci nécessitant la majorité des deux tiers, un apaisement de l'esprit partisan, une disposition aux (page 101) compromis s'imposaient, ce qui ne pouvait pas se traduire plus naturellement que par une nouvelle coalition à trois.
Bien entendu, d'autres solutions furent mises en avant. M. Woeste suggéra, mais sans insister, une coalition clérico-libérale ou un cabinet d'affaires, et M. Vandervelde aurait parlé d'une coalition socialiste-libérale. Ni l'un ni l'autre ne semble avoir cru à la réalisation de ces projets, et. à considérer les choses objectivement, à juste titre. Si un cabinet d'affaires n'avait pas été formé en 1918, il était bien peu probable qu'on pût en constituer un en 1919, alors que l'activité des partis s'était normalisée. De plus, ni une coalition catholico-libérale ni une coalition socialiste-libérale n'auraient disposé de la majorité nécessaire à la révision. Enfin, tout porte à croire que le parti libéral n'était enclin à se lier ni aux catholiques (à cause de la question religieuse) ni aux socialistes (Ie cartel de 1912 avait à une catastrophe). Il faut plutôt considérer les idées de MM. Woeste et Vandervelde du point de vue tactique : il est bien évident que catholiques et socialistes auraient eu avantage à s'assurer l'appui des libéraux avant d'ouvrir des négociations avec le troisième parti.
Une troisième coalition à deux aurait pu disposer de la majorité requise : celle des catholiques et des socialistes ; mais pareille alliance était, à ce moment-là, une impossibilité morale et politique, et personne ne songea à la proposer. Enfin, M, Destrée suggéra la constitution d'un cabinet « démocratique » c’est-à-dire une coalition du P.O.B. et des éléments démocratiques des deux autres partis qu'il estimait à 30 catholiques et 20 libéraux. Cette idée, basée sur la division des autres partis, ne suscita même pas de conversations sérieuses.
Si donc tout le monde trouvait un gouvernement d’union opportun, on s'entendait également pour reconnaître que la victoire électorale du P.O.B. devait lui donner l'un des portefeuilles des catholiques. et que le gouvernement devait se composer de 5 catholiques, 4 socialistes et libéraux. Le choix du Premier ministre ne fit pas de difficultés non plus. Au lendemain des (page 102) élections, le Roi avait fait entendre qu'il appellerait de nouveau M. Delacroix, dont la candidature avait l'appui des gauches, mais était discutée dans les milieux catholiques.
Le gouvernement avait offert sa démission le 17 novembre. Les consultations royales furent assez nombreuses et, le 23, M. Delacroix fut chargé de former le nouveau cabinet. Il voulait garder tous les ministres sauf MM. de Harmignie, Sa tâche se réduisait donc en réalité à les remplacer. Les Gauches avaient déjà demandé ; au cours des consultations, que le ministère des sciences et arts leur revînt. M. Delacroix céda et l'offrit, le 24, à M. Destrée, socialiste peu sectaire. Il proposa l’intérieur à M. Poullet, chef catholique flamingant et démocrate. Ainsi, la crise semblait résolue.
Mais M. Delacroix allait se heurter à des obstacles imprévus. Son ascendant sur son propre parti avait diminué de façon désastreuse depuis Lophem. Au cours d’une réunion des droites parlementaires, le 25. M. Woeste. chaleureusement applaudi, fit une attaque de front contre M. Delacroix et sa politique faite de concessions aux socialistes, et il le critiqua d'avoir offert les sciences et arts à un socialiste. L’atmosphère était telle que M. Delacroix déclara qu’il allait abandonner la partie. Cependant M. Poullet e persuada de ne pas céder.
Lorsque, le 27, M. Destrée accepta le portefeuille des sciences et arts. le formateur fit entendre au correspondant du Soir qu'il croyait « avoir abouti. » Mais une nouvelle difficulté surgit. I.es libéraux avaient dès le début de la crise réagi contre la nomination de M. Poullet qu'ils traitaient de « néo-activiste. » Devant la perspective de le voir à l’intérieur, ils prononcèrent l'exclusive contre cette nomination. C'est MM. Hymans, Masson et Franck qui firent savoir cette décision à M. Delacroix. De leur côté, les catholiques flamands soutenaient énergiquement la candidature de M. Poullet. Grâce à une intervention (page 103) des socialistes, ce conflit fut résolu : M. Poullet devint ministre, mais seulement ministre des chemins de fer, tandis que M. Renkin passait à l'intérieur. Les autres ministres restèrent en place, Le 30 novembre, le congrès du P. O.B. se prononça pour la participation du parti au gouvernement.
Le remaniement marqua un recul sensible pour les catholiques : ils durent céder aux socialistes un de leurs portefeuilles, un de ceux auxquels ils tenaient le plus.
Il semble que ces questions de personnes aient éclipsé les questions de programme. Les socialistes avaient, il est vrai. de bonne heure (le 26) posé leurs conditions dans une résolution du Conseil général : en plus des quatre portefeuilles, l'inscription dans la Constitution du S. U. pur et simple pour les hommes 21 ans, la réduction du temps de service militaire, la journée de huit heures, l'abrogation de l'article 310 du code pénal, l'impôt progressif sur le revenu et les successions, des assurances sociales etc. Les catholiques et les libéraux semblent avoir confié les questions de programme à leurs ministres ; c'est ce que suggère le fait que le gouvernement ne fit sa déclaration à la Chambre que le 16 décembre, c’est-à-dire deux semaines après la nomination des nouveaux ministres et une semaine après la date prévue.
La déclaration gouvernementale se distinguait surtout par sa prudence, ce qui laisse transparaître que les ministres n'avaient réussi à s'entendre qu'en écartant les sujets de discorde. Le gouvernement souhaitait que la trêve scolaire continuât, et il ne se prononça nettement que sur une seule question d'importance capitale en recommandant l'inscription à la Constitution du S. U. pur et simple des hommes à 21 ans. Il laissait au Parlement le soin de résoudre la question du suffrage féminin, seul point du problème électoral qui soulevât encore des difficultés, et voulait remettre à une commission parlementaire l'examen de la question (page 104) linguistique, Quant aux problèmes moins épineux, il recommanda l'abrogation de l'article 310 du code pénal et le vote d'une loi garantissant la liberté d'association (revendication catholique), et se prononça en faveur de la journée de 8 heures après accord international, des assurances sociales et de l'impôt progressif sur le revenu et les successions. Quant au problème militaire, le gouvernement désirait porter au maximum l'action défensive de la Belgique , tout en réduisant « au minimum » le temps de service. Les ministres avaient donc en grande partie accepté les conditions du P.O.B.
Dans un même débat, la Chambre discuta la déclaration gouvernementale et une interpellation de M. Devèze sur la politique du cabinet. Ce débat montra clairement que le gouvernement avait la confiance unanime des socialistes. M. Devèze, représentant les libéraux radicaux, le critiqua de n'avoir pas pris position dans la question du suffrage féminin et dans d'autres problèmes constitutionnels, et demanda des garanties pour la sauvegarde de l'université française de Gand. Le gouvernement trouva son principal avocat devant l'opinion libérale dans la personne du ministre libéral Hymans.
Les catholiques, eux, adoptèrent différentes attitudes. Au nom de l'extrême droite, M. Woeste fit un réquisitoire serré contre M. Delacroix et les ministres socialistes, exprimant le désir de ses amis de conserver leur indépendance à l'égard du cabinet. M. Carton de Wiart, au nom des conservateurs modérés, fit entendre une critique moins violente, mais réservait « expressément » toute la liberté de son groupe d’ « apprécier les actes du gouvernement » Il se rallia l'opinion de M. Devèze dans la question universitaire. M. van Cauwelaert, au nom des flamingants catholiques, se plaignit de ce que le gouvernement ne tînt pas compte des aspirations flamandes. On remarqua un discours relativement pro-gouvernemental que fit le nouveau représentant démocrate catholique, M. Heyman. qui exposa te programme de son groupe et affirma la volonté de celui-ci de collaborer dans les questions d'ordre pratique avec le P. O.B. Le gouvernement ne fut pleinement défendu que par M. Livie qui attaqua vivement (page 105) M. Woeste.
Le Premier ministre, secondé par M. Hymans, se chargea de défendre le gouvernement. Il fit preuve d'une grande souplesse, demanda la confiance des Chambres, mais non pas une confiance aveugle dans les ministres, n'exigeant pas que la Chambre « se lie d'avance à « soutenir le gouvernement « systématiquement. »
Malgré ces vives critiques et grâce, avant tout, au discours de Lévie et à une seconde intervention de M. Delacroix, la Chambre vota par 129 voix contre 6 (et 19 abstentions) un ordre du jour, présenté par un catholique, un libéral et un socialiste, qui exprimait sa confiance dans la volonté du gouvernement « de résoudre les problèmes de la reconstitution du pays et de la révision constitutionnelle en même temps que de suivre la réalisation du progrès social, dans l'ordre et la paix publique. »
La position du gouvernement n’était pas aussi forte que les chiffres semblent l'indiquer à première vue. Alors que tous les socialistes et libéraux présents (98 sur 104) avaient voté pour le gouvernement, 1 catholique vota contre et 19 flamingants. suivant M. Helleputte. s'abstinrent ; 22 furent absents. Parmi les 31 catholiques ayant voté pour, plusieurs. dont M. Woeste, avaient critiqué violemment le cabinet. La véritable majorité gouvernementale se recrutait donc dans les partis de gauche - avec quelques hésitations libérales - et dans une minorité peu sûre du parti catholique.
L'union nationale ne pouvait donc pas cacher de graves désaccords entre les partis, si graves que le cabinet, aussi bien au cours de la session que dans sa déclaration, dut se contenter de rester dans l'expectative. La faiblesse relative du cabinet aurait dû renforcer les possibilités d'action du Parlement, mais la réserve des ministres et l'incompatibilité des positions prises par les partis ralentirent le travail parlementaire. Pour forcer le rythme des réformes, le congrès de Piques du P.O.B. trouva (page 106) nécessaire de menacer les autres partis de la démission des ministres socialistes.
Dès le début de la session, chaque question de quelque importance divisait profondément les partis. Les flamingants et les francophiles se combattaient. Des questions d'ordre moral opposaient les catholiques aux gauches. La politique financière, économique et sociale du gouvernement et de la majorité de la Chambre se heurtait à une opposition conservatrice catholique et libérale. A propos d'un projet de loi introduisant l’impôt sur les bénéfices exceptionnels, un certain nombre de catholiques se sépara du gouvernement bien que celui-ci eût posé la question de confiance. A l’occasion de la discussion du budget des affaires étrangères, plusieurs chefs catholiques critiquèrent la politique de M. Hymans.
Les dissensions entre les partis et au sein du gouvernement se manifestèrent de façon éclatante lorsque le ministre de l'Intérieur, dans un discours retentissant, le 30 mai, s'attaqua à la politique, tant extérieure que politico-sociale de ses collègues. Les ministres visés, plus particulièrement MM. Hymans et Poullet et les socialistes, exigèrent la démission de M. Renkin. M. Delacroix s'exécuta et le remplaça par M. Jaspar qui, aux affaires économiques, fut remplacé par M. Wouters, ami (page 107) politique de M. Poullet, ce qui mécontenta vivement les conservateurs catholiques mais ne provoqua pas de crise générale.
La question la plus importante de la session fut de nouveau celle du S.U. qui opposa encore une fois les catholiques aux gauches. Ceuxlà ne pouvaient pas combattre la formule de 1919 mais ils tâchèrent d'y ajouter le suffrage féminin. Après d'interminables débats, le gouvernement intervint. Rappelant qu'il s'était engagé à mener à bonne fin la révision constitutionnelle, il menaça de démissionner si les Chambres ne sortaient pas de cette impasse. Soulignons que le cabinet ne se prononçait pas sur le fond du problème.
Devant celte étrange question de confiance, moyennant l'engagement que prit M. Delacroix de défendre le point de vue catholique dans la question de l'article 310 du code pénal, et certaines promesses aux Flamands, les catholiques se résignèrent à un compromis : l'inscription à la constitution du S. U. des hommes à 21 ans, et de la possibilité d'introduire le vote féminin par une loi ordinaire (donc, sans révision) ayant réuni les deux tiers des suffrages. Cette petite concession de la part des gauches n'avait pas en réalité grand intérêt, car les catholiques ne pouvaient obtenir cette majorité qu'avec leur concours.
Avant la fin de la session, la solidité de la majorité gouvernementale fut soumise à une rude épreuve. Pour remplir ses engagements vis-à-vis des Flamands, le Premier ministre et plusieurs de ses collègues appuyèrent personnellement une proposition flamande relative à l'emploi des langues dans l'administration. La proposition fut adoptée par 95 voix contre 43 (et 9 abstentions) à la suite de débats animés. La plupart des libéraux votèrent contre.
(page 108) La faiblesse constitutive du cabinet, la lutte entre les partis, le mécontentement croissant des catholiques, le prestige toujours plus faible de M. Delacroix auprès de son parti, et l'irritation des libéraux, tout concourait à miner la position du gouvernement, lorsque les Chambres se séparèrent.
En août 1920, le gouvernement français sollicita le droit de transiter des munitions à la Pologne. En l'absence de M. Hymans, les ministres décidèrent de ne pas l'accorder. Après son retour, M. Hymans voulut que le gouvernement revînt sur sa décision. Ses collègues restèrent néanmoins sur leur position et, au vote, le 23 août, M. Janson fut seul à voter pour M. Hymans. Celui-ci offrit aussitôt sa démission qui fut acceptée, M. Delacroix se chargeant ad interim des affaires étrangères. M. Janson voulait se solidariser avec M. Hymans, mais celui-ci le persuada de rester jusqu'à nouvel ordre, entre autres pour mener à bonne fin les négociations relatives à un accord défensif avec la France. La gauche libérale de la Chambre félicita MM. Hymans et Janson de leur attitude.
L'action des ministres libéraux avait rompu l'union nationale, et on fit savoir officieusement, le 25 août, que le cabinet allait se retirer. Le Roi étant sur le point de partir en visite officielle pour le Brésil, la démission ne serait offerte officiellement qu'au retour du Souverain. Mais, de fait, une crise gouvernementale était ouverte.
Elle n'était pas pour déplaire aux ministres libéraux, Une fraction de leur parti désapprouvait depuis un certain temps la participation au gouvernement, et il y avait lieu de croire qu'elle allait exprimer cette opinion très clairement au congrès d'octobre du parti, en exigeant la démission des ministres. Il est donc (page 109) probable que M. Hymans fût heureux de saisir cette excellente occasion de se retirer.
La crise avait été provoquée par les ministres socialistes qui, semble-t-il, songeant aux menées des communistes, avaient trouvé opportun de s'opposer à l'entreprise que la France « réactionnaire » dirigeait contre la Russie « révolutionnaire. » D'ailleurs, certains socialistes visaient, derrière la personne de M. Hymans, la France : ils désapprouvaient l'accord franco-belge. Il est permis de voir aussi dans l'attitude du P.O.B. une invite aux catholiques flamands qui combattaient énergiquement cet accord. Les ministres catholiques non-flamands avaient cédé à la double pression socialiste et flamande.
Pendant le voyage du Roi, les libéraux et les socialistes précisèrent leur attitude à l'égard du problème gouvernemental. Le congrès libéral (16-18 octobre) se prononça pour une nouvelle tripartite sous certaines conditions ; mentionnons certains vœux libéraux relatifs à l'enseignement, le maintien d'une forte défense nationale, la sauvegarde de l'université française de Gand, une loi garantissant la liberté syndicale et enfin cette déclaration : « l'adhésion définitive de mandataires libéraux à un cabinet en formation sera subordonnée à la ratification préalable par le congrès libéral des bases politique, économique et sociale sur lesquelles le ministère entendra se constituer. »
Par 424.000 voix contre 147.000, le congrès du P.O.B. (30-31 octobre) se prononça pour la participation à un nouveau gouvernement à trois, moyennant la réalisation des réformes déjà promises, la lutte contre la vie chère, l'introduction de la journée de 8 heures telle que la Chambre l'avait votée, la réduction de l'encasernement à 6 mois et l'achèvement de la révision constitutionnelle dans un esprit démocratique ; un congrès restreint prendrait en temps voulu les décisions définitives.
(page 110) Malgré les divergences d'opinion qui s'accusaient entre les partis, la situation générale était favorable à la constitution d'un gouvernement tripartite, car il ne pouvait être question que d'un « cabinet de liquidation » dont la tâche serait de résoudre les questions pendantes : réforme du Sénat, journée de 8 heures. abrogation de l'article 310 du code pénal, durée du service militaire, certains problèmes linguistiques.
Dès son retour, le Roi reçut la lettre de démission du cabinet. Il engagea le 3 novembre des consultations qui durèrent jusqu'au 7. Il semble bien que ses interlocuteurs lui aient tous conseillé la formation d'un nouveau gouvernement d'union nationale, à programme limité et précis. Quant au choix du formateur, le Roi avait dès avant son départ signifié à M. Delacroix qu'il ne pouvait être question de lui. Le 8, il fit appel à M. Segers qui déclina l'offre, puis à M. Carton de Wiart qui, par l'étendue de ses relations politiques et par de remarquables dons de négociateur, était particulièrement propre à cette tâche. Celui-ci accepta. Chaleureusement encouragé par M. Woeste mais combattu par certains Flamands, il commença par s'assurer l'appui de son parti, puis, le 9, ouvrit des négociations avec les deux autres partis.
Il inaugura une nouvelle méthode qui se distinguait nettement de celle de M. Delacroix. Celui-ci avait cherché à s'accorder avec ses collègues sur un programme. M. Carton de Wiart, lui, s'adressa aux porte-paroles autorisés des groupes parlementaires. Les négociations se firent en partie à rideau ouvert, car les groupes publiaient des ordres du jour au cours de la crise, et certains négociateurs, en particulier M. Devèze, dévoilaient à la presse ce qui se passait. Cette façon de procéder semble avoir eu deux causes : d'une part, la méthode Delacroix avait provoqué des difficultés, les partis ne se considérant pas engagés par les ministres, d'autre part, la tâche de M. Carton de Wiart était moins de former un cabinet que de trouver la solution d'un (page 111) nombre de questions précises. S'il voulait éviter les impasses qui avaient caractérisé la session 1919-1920, il lui fallait donc obliger les groupes à s'engager d'avance. Par la méthode Carton de Wiart, les groupes parlementaires se substituaient en quelque sorte au Parlement.
Les pourparlers du formateur portèrent avant tout sur le programme, Les libéraux et les socialistes avaient, à leurs congrès, présenté leurs revendications respectives. Au cours des négociations, les catholiques flamands firent connaitre leurs desiderata : que deux portefeuilles leur revinssent, que M. Ruzette restât son poste, que le gouvernement défendît le projet relatif à l'emploi des langues en matière administrative tel que la Chambre l'avait voté, et que la question de l'université flamande fût mise à l'ordre du jour. Il semble que bien des questions de programme n'aient pas soulevé de grosses difficultés. Mais deux d'entre elles se révélèrent épineuses. Les libéraux s'opposèrent énergiquement au projet socialiste relatif au temps de service, et aux exigences linguistiques des Flamands. La première question trouva sa solution dans un compromis, qui fut inscrit à la déclaration gouvernementale. L'autre provoqua de plus longues discussions, les libéraux ayant présenté, eux aussi. des revendications ;que le gouvernement garantît la sauvegarde de l'université française et qu'il ne prît pas position au sujet de l'emploi des langues en matière administrative. Comme le montrent la déclaration gouvernementale et le débat qui la suivit, les négociations n'aboutirent pas à un accord précis sur ces points. Toujours est-il que, le 17 novembre, les négociations au sujet du programme étaient assez avancées pour permettre au congrès restreint du P.O.B. de se prononcer pour la participation au gouvernement.
La distribution des portefeuilles ne se fit pas sans peine. M. Carton de Wiart avait pensé s'attribuer les affaires étrangères, mais les catholiques flamands lancèrent une exclusive contre lui (page 112) à cause de sa francophilie notoire. Contre le candidat des Flamands, M. Jaspar, les libéraux jetèrent l'exclusive en souvenir du rôle qu'il avait joué au moment de la chute de M. Hymans. M. Carton de Wiart passa outre et confia le portefeuille à M. Jaspar. Les catholiques flamands eurent deux portefeuilles : M. Ruzette garda le sien et M. Van de Vyvere, « hyper-flamingant », entra au gouvernement, Pour contrebalancer cette influence, les libéraux réussirent à imposer M. Neujean, « wallingant. » L'attribution de la défense nationale ne se fit que difficilement, M. Carton de Wiart voulait la confier à un général, ce qui se heurta à la vive opposition des libéraux. Finalement, M. Devèze l'accepta. Les finances allèrent à M. Theunis, technicien, soit en raison de ses qualités personnelles, soit parce qu'il était difficile de trouver un candidat politique qui plût à la fois aux conservateurs et aux socialistes. Le 19 novembre, M. Carton de Wiart fit connaître la composition du cabinet : M. Carton de Wiart Premier ministre et à l'intérieur, M. Jaspar aux affaires étrangères, M. Vandervelde à la justice, M. Destrée aux sciences et arts, M. Anseele aux travaux publics, M. J. Wauters à l'industrie, au travail et au ravitaillement. M. Franck aux colonies, M. Ruzette à l'agriculture, M. Devèze à la défense nationale, M. Neujean aux chemins de fer, M. Van de Vyvere aux affaires économiques et M. Theunis aux Finances.
Dés le 23 novembre, le gouvernement se présenta aux Chambres. Son programme se limitait expressément aux questions qui avaient « un caractère de réelle actualité » et, dans le temps, à l'achèvement de la révision constitutionnelle. Quant à la réforme du Sénat, le cabinet recommandait que la différenciation des Chambres se fît, non par la composition du corps électoral, mais par l'âge d'éligibilité, par l'introduction de (page 113) catégories d'éligibles et par la cooptation (compromis entre les demandes des conservateurs et celles des socialistes).
Il proposait le renvoi à une « commission mixte » des problèmes de la défense nationale ; jusqu'à nouvel ordre, le temps de service serait de 10 mois (transaction qui ajournait la question principale). Le gouvernement allait défendre la loi sur la journée de 8 heures telle que la Chambre l'avait votée. Il lierait à l'abrogation de l'article 310 du code pénal un projet de loi protégeant la liberté d'association (transaction entre les revendications conservatrices et socialistes).
Enfin, le cabinet faisait des déclarations assez vagues en faveur des Flamands, s'engageait à défendre devant le Sénat le projet relatif à l'emploi des langues dans l'administration, et à présenter un projet sur la création des assises d'une université à Gand (concessions aux Flamands, cette dernière peu précisée).
Le débat sur la déclaration montra que la majorité était divisée sur presque toutes les questions de quelque importance. Cela ne comportait pas de graves risques pour le gouvernement, tout le monde comprenant qu'il était le seul possible. Il fit preuve d'une grande prudence. Interrogé sur la composition du Sénat, il ne se montra pas intransigeant. Lorsque les Flamands lui demandèrent de poser la question de confiance à l'occasion du projet de loi sur l'emploi des langues dans l'administration, M. Carton de Wiart répondit que le gouvernement allait défendre ce projet dans l'espoir que le Sénat le voterait, mais il ne s'engagea pas à poser la question de confiance.
La Chambre accueillit le cabinet avec une bienveillance tempérée. Les catholiques ne cachaient pas qu'ils le préféraient de beaucoup à son prédécesseur. Avec une majorité très forte : 123 voix contre 3 (et 6 abstentions), la Chambre fit savoir qu'elle avait confiance « dans le gouvernement pour hâter la révision constitutionnelle, (page 114) poursuivre la restauration du pays, et réaliser une politique d'unité nationale et d'action démocratique ».
Le nouveau cabinet se composait de 4 catholiques, 4 socialistes, 3 libéraux et un technicien, ce qui marquait un recul catholique puisque, auparavant, ils avaient détenu 5 portefeuilles. Remarquons toutefois que M. Theunis était de sympathie catholique et qu'il représentait la bourgeoisie : la proportion entre socialistes et non-socialistes restait la même que dans le second cabinet Delacroix. De plus, c'était un avantage pour les catholiques que M. Delacroix fût remplacé par M. Carton de Wiart qui, lui, avait depuis des dizaines d'années toute la confiance du parti.
Le débat sur la déclaration ministérielle montra que les ministres catholiques allaient pouvoir compter sur l'appui des leurs d'une toute autre façon que pendant la session précédente. Quant aux libéraux, nombre d'entre eux ne s'étaient pas prononcés pour la participation au cabinet sans hésitations ; leur adhésion s'explique, du moins en partie, par l'entrée de M. Devèze au gouvernement ; de plus, le premier ministre partageait les idées des libéraux au sujet de l'université de Gand. Les socialistes gardèrent leurs hommes de confiance au gouvernement sans protestation de la part des autres partis, et leur position ne changea que dans la mesure où les éléments catholique et libéral devinrent plus représentatifs. Quant au programme, le gouvernement fit preuve de plus d'initiative que son prédécesseur et chercha à satisfaire tous les partis. et non plus surtout le P.O.B. , comme l'avaient fait les gouvernements Delacroix.
Si donc le cabinet avait une position plus forte vis-à-vis des Chambres, il était d’autre part évident que la session se caractériserait surtout par la nécessité d'arriver à des compromis entre les partis et, dans une certaine mesure, entre les Chambres, et que le gouvernement aurait le rôle ingrat de médiateur. Il n'y avait pas lieu de s'attendre à des crises menaçant l'existence même du cabinet, mais on pouvait prévoir que celui-ci ne pourrait guère garder une attitude ferme en face des problèmes à résoudre.
(page 115) La tâche primordiale du Parlement était d'achever la révision constitutionnelle. La question du futur Sénat provoqua de graves dissensions. Alors que les socialistes voulaient rendre les Chambres aussi semblables que possible, en d'autres termes, affaiblir le Sénat, les conservateurs, en particulier les catholiques du Sénat, désiraient faire du Sénat un contrepoids conservateur à la Chambre en accusant les différences. Les catholiques lièrent cette question à celle du vote des femmes : ils n'acceptaient de faire des concessions que moyennant l'introduction du vote des femmes à la province, les conseils provinciaux ayant à élire un certain nombre de sénateurs.
Un conflit prolongé entre les Chambres s'ensuivit. Ce n'est qu'à l'automne 1921, du 1 au 14 octobre, que les catholiques, menaçant de faire obstructions, imposèrent une transaction, basée sur les suggestions du Premier ministre : mêmes conditions électorales qu'à la Chambre, éligibilité à 40 ans, catégories d'éligibles pour les sénateurs élus directement, indemnité, même durée de mandat qu'à la Chambre et cooptation. Cette solution prévalut grâce à l'engagement que prirent M. Vandervelde et 27 autres socialistes de voter pour le suffrage féminin à la province, pas immédiatement, mais avant les élections de 1925. Cette transaction était assez satisfaisante pour les catholiques.
Nous n'allons ici suivre le travail de la session que sur quelques points qui offrent des situations constitutionnelles intéressantes.
Les catholiques demandèrent par un amendement que la loi abrogeant l'article 310 du code pénal n'entrât en vigueur qu'après le vote d'une loi garantissant la liberté d'association ; mais le (page 116) gouvernement, ministres catholiques compris, fit rejeter cet amendement avec l'appui des socialistes et des libéraux, malgré l'opposition des catholiques. Cet incident ne semble pas avoir troublé les bons rapports entre les ministres catholiques et leur parti.
La commission linguistique du Sénat avait soumis le projet de la Chambre sur l'emploi des langues dans l'administration à un examen approfondi, d'où sortit un projet tout nouveau qui ne pouvait pas satisfaire les Flamands. D'accord avec les Flamands de la Chambre, le sénateur Braun présenta une série d'amendements pour arriver à un compromis. La commission les rejeta, et élabora un nouveau projet qui, tout en acceptant le principe fondamental du projet de la Chambre, introduisait des exceptions essentielles.
Au cours d'un long débat - du 23 mars au 17 mai ! - le Sénat discuta tous les projets. La tâche du cabinet était ardue et sa position, étrange, si l'on se rappelle la déclaration gouvernementale. Après avoir défendu le projet de la Chambre, le Premier ministre déclara que le gouvernement s'était rallié aux amendements de M. Braun et consorts ; mais il ne posa pas la question de confiance. Lorsqu'un sénateur fit remarquer que le Premier ministre ne pouvait pas parler au nom du gouvernement, puisque au moins deux ministres avaient réservé leur liberté, et que le cabinet, en tant que tel, n'avait pas pris position au sujet des amendements de M. Braun, le Premier ministre ne nia pas ces faits, tout en se réservant le droit de parler au nom du gouvernement. Quand, en l'absence du Premier ministre, M. Ruzette dut parler au nom de celui-ci, il fit remarquer qu'il ne partageait pas les opinions de son chef. En fin de compte, le Sénat vota un projet qui était un compromis voisin de celui de la Chambre, mais qui s'en distinguait sur quelques points importants. La commission de la Chambre le ré-amenda. Au cours du débat, le Premier ministre exhorta la (page 117) Chambre à accepter le projet du Sénat tel quel, ce qu'elle fit par 75 voix contre 57 (et 14 abstentions).
Le projet sur la journée de huit heures provoqua aussi un conflit entre les Chambres. Le Sénat amenda certains articles du projet voté par la Chambre, malgré l'opposition énergique de M. Wauters qui parla au nom du gouvernement, sans poser pourtant la question de confiance. La Chambre rétablit presque unanimement l'ancien texte, mais le Sénat ne semblait pas vouloir céder, malgré les objurgations de M. Wauters. Alors celui-ci s'offrit à défendre devant la Chambre un des amendements du Sénat, à condition que le Sénat cédât sur un point, sur quoi le projet fut voté par les deux Chambres. Le conflit est intéressant en ce sens que le Sénat réussit sur un point à imposer sa volonté contre celles de la Chambre et du cabinet, et que celui-ci ne put pas tenir l'engagement de la déclaration gouvernementale.
A la fin de mai, le gouvernement déposa à la Chambre un projet de loi portant création de nouvelles ressources fiscales, notamment une taxe de transmission. Au début du débat, M. Hallet, socialiste, fit savoir que son groupe n'entendait voter ni cette taxe. ni le projet dont elle faisait partie. Le ministre des finances exigea alors le vote de la taxe de transmission et posa personnellement la question de confiance. Un membre ayant demandé si le gouvernement tout enlier se solidarisait avec M. Theunis, M. Vandervelde répondit, d'une part, que les ministres (page 118) socialistes avaient déjà au conseil fait les plus formelles réserves au sujet de la taxe de transmission et qu'en aucun cas ils ne la voteraient, d'autre part, que puisque M. Theunis posait la question de confiance, ils ne voteraient pas contre non plus, qu'ils s'abstiendraient, mais qu'ils voteraient ensuite l’ensemble. Puis le Premier ministre déclara qu'il pouvait admettre des réserves sur les modalités, mais que le gouvernement tout entier considérait le vote de l'ensemble comme « une question de vie ou de mort » pour le cabinet.
MM. Woeste et Hymans protestèrent avec la dernière énergie contre l'intention des ministres socialistes de rester au gouvernement en lui refusant les ressources dont il avait besoin. M. Vandervelde répondit que les ministres socialistes avaient mis leurs portefeuilles à la disposition du Premier ministre, que celui-ci avait décliné leur offre, mais pouvait toujours en disposer, et que « rien » ne les ferait voter la taxe de transmission ; par contre. ils allaient voter l'ensemble, ne voulant pas faire tomber le gouvernement. Les choses restèrent là. La taxe fut votée, catholiques et libéraux contre socialistes, cependant que l'ensemble était voté par les catholiques, les libéraux et les ministres socialistes, la moitié des socialistes s'abstenant et la plupart des autres étant absents.
Cet épisode, qu'il est permis de caractériser comme une monstruosité parlementaire, marque le comble des étrangetés de la session : un cabinet ne remplit pas les engagements de la déclaration gouvernementale, des ministres qui ne prennent pas part à un vote lorsque le Premier ministre a posé la question de confiance du gouvernement, des conflits entre le gouvernement et le Sénat, entre les Chambres, entre les partis de la majorité, entre certains ministres et leurs partis, le tout sans provoquer ni crise, ni dissolution.
Il faut en chercher les causes, non pas dans les parlementaires belges, mais dans les circonstances, plus précisément dans la question de la révision. La majorité des deux (page 119) tiers parlait en faveur du gouvernement tripartite. Si celui-ci tombait, il rentrerait, tout au plus remanié dans le choix des personnes : une crise gouvernementale sans dissolution n'avait donc pas de sens. Au cas d 'une crise gouvernementale suivie d'une dissolution avant l'achèvement de la révision, il aurait fallu élire le nouveau Sénat selon le vieux système censitaire, ce qui était absurde. Il est permis d'ajouter que de nouvelles élections n'auraient probablement pas modifié sensiblement la composition des Chambres, si bien que l'on se serait trouvé après les élections à peu près devant les mêmes difficultés qu’avant. Jusqu’à la transaction des 11-14 octobre, les partis étaient liés entre eux et au gouvernement. Il était pratiquement impossible de changer de ministère avant l'achèvement de la révision.
Mais celle-ci menée à bonne fin, le gouvernement d’union nationale n'avait plus de raison d'être et, quelques jours plus tard, il avait cessé d'exister. L'occasion de sa chute fut la question qui, tout le monde le savait, allait dominer la campagne électorale : celle de la défense nationale. Au cours d'un meeting socialiste à La Louvière, il y avait une manifestation devant laquelle le ministre Anseele. Au nombre des assistants, était resté passif, et que le ministre Devèze déclara antimilitariste. Le ministre de la défense nationale exigea auprès du Premier ministre la démission de M. Anseele ; si celui-ci refusait. M, Devèze démissionnerait lui-même. Au cours d’un conseil des ministres, le 19 octobre, M. Carton (le Wiart prit parti pour M, Devèze et réclama son portefeuille à M. Anseele. Les autres ministres socialistes se solidarisèrent avec M. Anseele : tous les quatre quittèrent immédiatement le gouvernement. Un débat à la Chambre (19 et 20 octobre 1921)montre sans équivoque que tous les partis voyaient dans « l'affaire de La Louvière » une excellente occasion de mettre fin à la collaboration des partis au moment des élections.
(page 120) Les ministres catholiques et libéraux décidèrent de rester en place jusqu'aux élections pour expédier les affaires courantes, mais il est naturel de considérer que le crise de La Louvière marque la fin du gouvernement Carton de Wiart.
Lophem était, nous l'avons déjà dit, une grande victoire pour les partis de gauche, et plus particulièrement pour le P.O.B. Les gouvernements Delacroix se caractérisèrent par une prépondérance socialiste nette. Les conditions intérieures des partis y étaient pour quelque chose. Le P.O.B. était remarquablement bien discipliné et avait ses chefs les plus écoutés au gouvernement. Ceux-ci pouvaient toujours compter sur l'appui de leur parti en cas de conflit avec leurs collègues bourgeois. C'était exactement le contraire chez les catholiques. Le parti était désorganisé et divisé, deux des ministres étaient des nouveaux venus, et il fallut un certain temps à M. Jaspar pour être tout à fait adopté par son parti. M. Delacroix n'y parvint jamais. Cela revient à dire que les ministres catholiques ne pouvaient pas compter sur leur parti comme leurs collègues socialistes. Le parti libéral, lui aussi, souffrait de faiblesses intérieures : dans les questions politiques, il se sentait des affinités plutôt avec le P.O.B., dans les questions économiques, financières et sociales plutôt avec les catholiques ; le plus en vue de ses nouveaux chefs, M. Devèze, resta longtemps adversaire de la participation du parti au gouvernement.
Dans ces conditions, la prédominance socialiste allait de soi. (page 121) Elle atteignit son comble au cours de l'été 1920 qui vit la chute de MM. Renkin et Hymans. Dès l'hiver, elle régressa. Le remplacement de M. Delacroix par M. Carton de Wiart, l'entrée de M. Devèze au gouvernement, l'irritation croissante de la bourgeoisie contre les exigences socialistes et, par là, une certaine détente entre catholiques et libéraux, tout cela ne pouvait que renforcer la position des représentants catholiques et libéraux au sein du cabinet ; simultanément, des luttes intestines affaiblissaient celle des socialistes : à mesure que le programme de 1918 se réalisait, le nombre des « anti-participationnistes » grandissait, ce qui devint évident au congrès d'octobre 1920. Le P. O. B. n'arriva pas à imposer de nouvelles réformes importantes en novembre 1920. Ce lent déplacement du centre de gravité dans la coalition trouva une expression symbolique dans la crise de La Louvière lorsque les ministres socialistes furent renvoyés.
Ce glissement rend difficile, pour ne pas dire impossible, de préciser la « véritable » majorité du gouvernement. M. Vandervelde l'a estimée à 70 socialistes et à une quarantaine de catholiques et de libéraux, ce qui, d'une façon générale, doit correspondre à la réalité sous les gouvernements Delacroix, en particulier quand il s'agissait de questions sociales. Mais il ne faudrait pas généraliser ; la majorité changeait sensiblement avec les questions : dans celle du S. U., le gouvernement s'appuya surtout sur les gauches, dans la question linguistique, surtout sur les catholiques et les socialistes. Le gouvernement Carton de Wiart vit se dessiner une nouvelle majorité : celle des catholiques et des libéraux.