(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 3) Depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la question linguistique occupe une place toujours plus grande dans l'histoire de la Belgique. Elle présente des aspects multiples, mais nous devons nous limiter, autant que possible, à n'exposer que sa position dans la vie politique proprement dite.
Un étranger ne pouvant naturellement pas voir la question flamande du dedans doit s'appuyer sur les études qui lui ont déjà été consacrées. Celles-ci, du reste nombreuses, se classent par leur nature même en deux groupes : les plaidoyers et les réquisitoires que la question flamande a suscités d'une part, et d'autre part les études historiques qui visent à l'objectivité.
(page 4) D'ailleurs, celles-ci mêmes n'échappent pas toujours à la partialité ; cette remarque ne s'applique pas moins à une partie de la littérature étrangère, en particulier aux ouvrages allemands. Mais, indépendamment de ces difficultés de documentation, la nature même de la question rend malaisé d'en saisir l'essence : on a affaire non pas à une conception politique dans le sens ordinaire du mot, mais à une question de foi et de tempérament où même les réformes d'ordre pratique sont considérées avant tout du de vue sentimental. Toute la discussion porte sur des concepts qui ne sont que rarement ou jamais définis avec précision - peuvent-ils l'être d'ailleurs ? - tels que « peuple », « nation », « race », « culture », « autonomie culturelle », et ccs derniers temps même ceux de « communautés populaires » et de « vlaamschvoelend » (à peu près correspondant à « qui pense et sent flamand » ou « participant intimement à l'élan flamand »). De plus, la question linguistique a été liée à tant d'autres intérêts - religieux, sociaux, politiques, électoraux, économiques - qu'il est difficile de l'étudier à l'état isolé. Les obstacles ne sont pas moindres quand il s'agit de saisir l'état d'esprit des masses flamandes, quoiqu'il s'agisse bien d'un mouvement de masse : le peuple ne s'exprime qu'aux élections, et, bien entendu, l'électeur n'obéit pas alors uniquement à des considérations d'ordre linguistique. Selon ses sympathies, l'observateur belge prétend que les programmes électoraux linguistiques, ou bien dépassent les vœux de la population, ou y correspondent, ou sont insuffisants. Pratiquement, il faut croire que les déclarations de principe faites par les chefs correspondent aux desiderata des électeurs ) même si les déclarations du même chef peuvent varier selon les circonstances.
Nous essayerons donc, en nous appuyant sur les déclarations des chefs des Flamands, sur celles de leurs adversaires et sur les observations de ceux qui ont étudié la question, de déceler les ressorts du mouvement flamand et d'en esquisser l'évolution historique et les réalisations. Puis, dans le chapitre suivant, nous examinerons l'attitude des divers partis en face des problêmes linguistiques.
Le mouvement flamand se base sur deux faits fondamentaux. Le premier, c'est que depuis le cinquième siècle une ligne qui va de Gemmenich, au nors-est de Liège, à un point près de Ploogsteert, au sud d'Ypres, en passant par Waterloo, divise le territoire belge actuel en deux parties : l'une, la Flandre (c’est-à-dire les provinces de Limbourg, d'Anvers, de Flandre orientale, de Flandre occidentale et l'arrondissement de Louvain) dont la population parle flamand, et l'autre, la Wallonie (c’est-à-dire les provinces de Liège, de Luxembourg, de Namur, de Hainaut et l'arrondissement de Nivelles) dont les habitants parlent français ou « walIon ». A travers toutes les vicissitudes de l'histoire des provinces belges, cette ligne est demeurée à peu près inchangée. En 1930, 37,6 p. c. des Belges ne parlaient que français, 42,9 p. c., que flamand (et 0,85 p. c. qu'allemand), c’est-à-dire que 81,3 p. c. étaient unilingues et 14,5 p. c. 96, bi- ou trilingues (le reste se composant d'enfants en bas âge). Si l'on ajoute aux unilingues le nombre des bi- et trilingues qui se servent le plus fréquemment d'une seule des langues, les chiffres deviennent respectivement 43,4 p. c. pour le français, 51,1 p. c. pour le flamand (et 1,2 p. c. pour l'allemand).
Le second (page 6) fait fondamental, c'est que depuis le moyen âge une minorité francophone vit en Flandre (particulièrement dans des villes telles qu'Anvers, Gand, Bruges, Courtrai et Ostende), minorité numériquement peu importante, mais qui constituait, jusqu'à l'entre deux guerres, la classe dirigeante.
Historiquement, c'est d'abord la position de cette minorité de « fransquillons » en Flandre qui fut le leitmotiv du mouvement flamand. A partir du moment où ce problème eut trouvé sa solution de principe, l'intérêt des Flamands se porta sur la coexistence de deux groupes linguistiques en Belgique et mit en question la structure politique même du pays tout entier.
Bien que l'emploi des langues en Belgique soit facultatif (d'après l'article 23 de la Constitution), ce fut de fait le français qui régna en 1830 ; et cela pour plusieurs raisons. D'une part, la langue flamande, après une belle floraison au moyen âge, s'était divisée en un grand nombre de dialectes locaux ; il est symptomatique qu'en 1867, le gouvernement ait imposé l'orthographe hollandaise pour normaliser le flamand (de fait, en langue législative on parle toujours de « langue néerlandaise » et pas de « langue flamande »). D'autre part, la situation favorisa singulièrement le français. La révolution de 1830 était dirigée, entre autres, contre l'encouragement que le roi Guillaume donnait au néerlandais dans les provinces belges, et ce furent avant tout les Wallons, aidés des Français, qui la firent. Mais pour des raisons religieuses, les Flamands se solidarisèrent avec les WalIons. De plus, la culture de la classe dirigeante, aussi bien en Flandre qu'en Wallonie, et aussi bien celle des catholiques que (page 7) celle des libéraux, était d'expression française. Et puisque cette bourgeoisie censitaire dominait le jeune Etat, toute la vie publique - administration, défense nationale, politique, justice, économie, vie culturelle et enseignement (sauf le primaire) - fonctionnait en français. Il semble bien que certains dirigeants aient à cette époque espéré pouvoir franciser toute la Belgique. Il n'y avait que la petite bourgeoisie et le peuple dans les provinces flamandes pour se servir du flamand. Tout Flamand qui voulait arriver devait se servir du français ; comme on l'a dit : pour devenir Belge, il fallait cesser d'être Flamand.
Mais bientôt, une réaction se dessina. Dès les années trente, P. Blommaert et J.-F. Willems réclamèrent une place au soleil pour le flamand. L'année 1840 vit une grande pétition à cet effet. En 1856, le gouvernement nomma une commission chargée d'enquêter sur la question flamande, et son rapport, publié en 1859, fit époque au point de vues des idées, A partir de 1870, la jeunesse universitaire en Flandre commença à être gagnée à la cause flamande, surtout grâce à A. Rodenbach. Vers la fin du siècle, la langue flamande avait un groupe important à son service. Il est caractéristique que le mouvement flamand soit parti d'en haut, de l'élite intellectuelle, et qu'il n'ait gagné que peu à peu les couches profondes du peuple flamand.
L'essence même du mouvement se trouve exprimée, dès 1836, par Willems : De taal is gans het Volk, c’est-à-dire : la langue, c'est le peuple. Beaucoup plus tard, M. Vermeylen, l'un des chefs culturels des Flamands, a développé ainsi cette conception : « Un homme peut quelquefois changer d'idiome, quand des circonstances toutes particulières facilitent la substitution : mais jamais un peuple ne renonce à sa langue, pour peu qu'il y ait quelques traditions qui la soutiennent. La langue n'est pas seulement un moyen de communication plus ou moins arbitraire, qu'on remplace à volonté, c'est quelque chose d'organique qui tient par mille racines à notre être le plus profond, à cette vie intime qui colore malgré nous toutes nos actions et fait notre personnalité. Et nous y tenons parce qu'elle est le symbole le plus net de notre personnalité. Cette langue, que des journalistes facétieux croient (page 8) déconsidérer en l'appelant la « moedertaal » nous est chère par là même ; notre mère nous la parlait quand nous étions tout petits ) est-ce vraiment là si peu de choses ? Cette langue - nous relie au morceau de terre où nous avons poussé. Cette langue, c'est nous-mêmes. Les mots les plus simples ne sont pas des termes abstraits, mais des images chargées de souvenirs ; traduits aussi littéralement que possible, ils n'ont pas le même contenu spirituel en français ou en flamand. - Le patriotisme n'est pas seulement l'amour du territoire démarqué par une frontière ; il est l'amour de tout ce qui fait l'être collectif ; - il peut être très fort en ne s'attachant qu'à des symboles extérieurs - mais jamais autant que lorsqu'il se base sur cette réalité foncière, dont fait partie la langue maternelle. Si l'on parle à un homme sa langue, on ne s'adresse pas seulement à son cerveau mais aussi à tout son être psychique, on atteint la source même de l'énergie. » (VERMEYLEN ? op. cit., p. 49 et suivantes.)
Cette conception - qui n'est naturellement pas spécifiquement flamande - a été reprise d'innombrables fois, de Willems jusqu'à nos jours, et constitue encore aujourd'hui un des arguments capitaux des Flamands en faveur de leurs revendications.
C'est cette idée des rapports intimes entre un peuple et sa langue, qui donna aux chefs du jeune mouvement flamand la volonté de rendre au peuple sa langue et, par là, de le relever de « sa déchéance intellectuelle ». Pour atteindre ce but, il fallait naturellement d'abord purifier et ennoblir la langue flamande, et la répandre. L'élite flamande accomplit à partir de 1840 une (page 9) œuvre très considérable et qui porta ses fruits. Elle encouragea de toutes les manières la littérature flamande, par des journaux, des revues, des associations et des fondations culturelles, telles que le Davidsfonds, catholique, et le Willemsfonds, libéral. Les Flamands avaient en Henri Conscience un écrivain de choix en leur langue, et, vers la fin du siècle, une riche littérature prouva que le flamand était devenu url instrument littéraire digne des maîtres : ne rappelons que Guido Gezelle.
Mais les Flamands s'en tinrent pas au domaine purement culturel. Dès le début (par la pétition de 1840 et, avec une plus grande précision, par le rapport de 1859), ils avaient demandé qu'on accordât une place plus grande au flamand dans la vie publique. A partir des années 1860, les dirigeants du « Vlaamsch Verbond » essayèrent d'intéresser les parlementaires à leurs désirs. Ils remportèrent quelques succès. En 1873, le flamand fut admis plus largement - sans léser les francophones - en justice, en 1878, dans l'administration et, en 1883, dans l'enseignement moyen, en Flandre. En 1898, il acquit sur un point important la qualité de langue officielle à l'égal du français : depuis lors les lois sont publiées dans les deux langues. D'une façon générale, l'évolution tendait, aussi bien au sein du mouvement flamand que dans la législation, au bilinguisme, c’est-à-dire à l'égalité des langues, en Flandre ; pour le reste du royaume, la question linguistique n'existait pas (à l'exception des textes de loi).
Au cours des dernières années du siècle, le mouvement changea de caractère : il devint facteur politique. Les causes principales de cette évolution étaient : les succès du Parti Ouvrier Belge(Le P.O.B.) dans la Wallonie (à partir du 1885), l'introduction du suffrage universel en 1893 et l'anticléricalisme de la Troisième République française.
Les deux premiers facteurs obligèrent le parti catholique, d'une part à combattre toute tendance socialiste en Flandre, d'autre part à tâcher de gagner la faveur des masses : une aile démocratique du parti se constitua en 1890-91. Ce mouvement chrétien social, en général appuyé, souvent dirigé par le (page 10) bas clergé, prit de l'envergure après qu'on eut découvert (1901) des gisements de houille dans le Limbourg, ce qui fit prévoir une industrialisation plus rapide de la Flandre jusqu'alors en bonne partie agricole. Il se servait naturellement de la langue du peuple. Le clergé accentua ce caractère flamand, espérant ainsi protéger les couches profondes de la population contre toute contamination par les idées anticléricales et radicales de la Troisième République française, qui, par l'intermédiaires de la langue française, se répandaient en Belgique. De façon naturelle, l'intérêt du parti catholique et celui de l'Eglise se trouvèrent liés à la cause flamande.
Mais la lutte entre catholiques et socialistes n'excluait pas une certaine communauté de vues. Le P. O. B. ne s'était pas officiellement engagé dans la lutte linguistique, mais les socialistes flamands avaient de fortes raisons pour le faire. Le prolétaire flamand se trouvait, surtout après la grande crise économique de 1845-47, à un niveau beaucoup plus bas que le wallon. Son ignorance le privait d'une instruction technique qui lui eût permis d'avoir un salaire plus élevé, cependant que cette ignorance donnait, selon les socialistes, à l'Eglise et donc au parti catholique, la mainmise absolue sur la Flandre. Pour relever le prolétariat il fallait donc répandre l'instruction dans la masse, ce qui ne pouvait se faire que par le flamand, Le parti catholique ne s'opposait pas à ce dessein, car grâce à sa réalisation les paysans, auxquels le parti s'intéressait particulièrement, seraient en mesure d'introduire des méthodes plus modernes dans l'agriculture. Dans cet état des choses, le clergé voulait naturellement que l'instruction ne se fît pas en français pour les raisons que nous avons déjà indiquées. Ainsi, tout le monde pouvait s'entendre sur l'opportunité de relever les Flamands à l'aide de leur propre langue.
Ce but ne pouvait toutefois être atteint que si les classes supérieures. et surtout l'élite intellectuelle, voulaient et pouvaient se faire comprendre du peuple, c’est-à-dire parler flamand. Mais l'élite, nous l'avons dit, était presque entièrement francisée, qu'elle fût d'origine flamande ou non. Elle éduquait ses enfants en (page 11) français et n'avait que mépris pour le parler du peuple. Elle apparaissait aux démocrates comme indifférente au sort de la masse, elle manquait à son devoir, elle était transfuge, « volksvervreemd » pour employer un terme mis à la mode à la veille de 1939. Il s'ensuivait que, d'une part, les fransquillons faisaient figure d'antidémocrates - dans la propagande, fransquillon, capitaliste, antidémocrate devinrent synonymes - les flamingants, de démocrates, et que, d'autre part, le seul moyen de relever le peuple flamand devenait, aux yeux des flamingants, de créer une nouvelle élite de langue flamande qui, elle, resterait en communion avec le peuple.
Il allait de soi que la création de cette nouvelle élite nécessitait un enseignement supérieur en flamand. Sans négliger d'autres réformes', les flamingants concentrèrent leurs efforts sur ce point : l'institution d'une université flamande. Trois solutions s'offraient : une université bilingue, une nouvelle université, flamande (par exemple à Anvers), ou la « flamandisation » de l'université de Gand, La jeune génération flamingante, représentée avant tout par MM. van Cauwelaert, catholique, Franck, libéral, Anseele et Huysmans, socialistes, réclamèrent la troisième solution, en invoquant non seulement l'égalité des langues (une université d'Etat française et une université d'Etat flamande) mais aussi, et surtout, l'aspect social : les deux premières solutions n'empêcheraient pas la jeunesse flamande de recevoir une instruction française ; c'est seulement en supprimant cette possibilité qu'on assurerait la formation d'une élite flamande.
C'est ensemble que les chefs flamands que nous venons de citer revendiquèrent la flamandisation de l'université de Gand dans les réunions publiques, c'est ensemble qu'ils organisèrent en 1910 une grande pétition en sa faveur. c'est ensemble qu'ils (page 12) déposèrent à la Chambre en 1911 une proposition à cet effet (doc. parl. Chambre, 1910-1911, n°122). Les chefs de la majorité catholique au Parlement ne manquaient pas de compréhension à l'égard des vœux flamands, mais étaient enclins à la modération, comme le montre une contre-proposition en faveur du dédoublement des cours à l'université de Gand (doc. parl. Chambre, 1910-1911, n°153).
En 1914, le parlement n'avait pas encore mis ces propositions à l'ordre du jour. Mais le chef du gouvernement, M. de Broqueville, promit publiquement de faire instituer des cours flamands à l'université de Gand (DE LICHTERVELDE, Avant l’orage, p. 135.)
Résumons : en même temps que le législateur commençait à réaliser certains vœux concernant l'emploi du flamand en Flandre, le mouvement flamand se transformait : d'une part, il devenait un mouvement populaire et prenait un caractère religieux et démocratique qu'il allait garder longtemps, d'autre part, une conscience nationale flamande s'éveillait qui présentait surtout sa face négative : la haine du fransquillon.
L'invasion allemande renvoya la question linguistique, comme tous les autres problèmes de politique intérieure, à l'arrière-plan. Tous les Belges, Flamands et Wallons, s'unirent contre l'envahisseur, qui, lui, commença par les traiter tous de la même façon. Mais, peu à peu, la situation se modifia, Certains flamingants extrémistes se demandèrent s'il ne fallait pas réaliser à l'aide des Allemands certaines réformes que l'Etat belge leur avait refusées. Ils furent baptisés « activistes » en opposition à l’immense majorité des Flamands, les « passivistes» qui voulaient garder et gardèrent une attitude passive dans la question linguistique pendant l' occupation.
A partir de 1915, les Allemands tâchèrent de dresser Wallons contre Flamands en encourageant les activistes, dont, sans doute, ils exagéraient l'importance. Le 24 octobre 1916, le gouverneur général von Bissinfginaugura une université entièrement flamande à Gand, (page 13) certains activistes n'ayant point refusé d'y professer. En février 1917, les activistes formèrent le « Raad van Vlaanderen » auquel l'occupant reconnut la qualité de porte-parole officiel des populations flamandes. D'accord avec le conseil - entre autres après une entrevue entre le chancelier allemand et des chefs activistes, dont un certain Dr Borms - les Allemands procédèrent en mars 1917 à la « séparation administrative » de la Belgique, la Flandre ayant Bruxelles pour capitale, et la Wallonie, Namur. Les fondations de deux administrations autonomes furent posées.
Ivres de leurs succès, les activistes proclamèrent, en décembre 1917, « l'autonomie » de la Flandre. Mais là, ils se heurtèrent à des obstacles. D'une part, ils n'arrivaient pas à décider s'il fallait créer une Flandre entièrement indépendante ou une Belgique fédérative. D'autre part, l'occupant n'était guère enclin à relâcher son emprise sur la Belgique en dotant les Flamands d'une véritable autonomie. En août le Raad van Vlaanderen démissionna. A l'approche de la défaite allemande, la plupart des activistes filèrent en Hollande ou en Allemagne. L'armistice annula automatiquement leur œuvre.
Sur le front belge,. il existait un mouvement analogue à l' «activisme ». Dans l'armée de l’Yser, 80 p. c. des soldats étaient flamands ; cela venait de ce que la mobilisation avait pu être plus complète en Flandre qu'en Wallonie, et aussi de ce que les ouvriers spécialisés travaillaient à l'arrière, en France, dans les usines de guerre. Les Flamands eurent l'impression qu'on les sacrifiait et qu’on ménageait les Wallons, ce qui s'accordait avec certaines rumeurs selon lesquelles le gouvernement allait procéder à une déflamandisation » après la guerre. Enfin, la grande des officiers ne parlait que français puisque la loi de 1913 n'avait pas eu le temps de porter ses fruits. Tout cela créait des frictions, faisait des mécontents. En 1916 et 1917, l’atmosphère dans certaines unités était chargée : les Flamands se trouvaient incompris et tracassés quand ils se comparaient aux Wallons. Il y eut même quelques débuts d’émeutes, vite étouffés. Mais un mouvement extrémiste, le « Frontpartij » continua en secret à attaquer la Belgique officielle (page 14) et à réclamer des réformes, non seulement la flamandisation de l'université de Gand, mais aussi la séparation administrative du pays.
L'activisme et le « frontisme » étaient des phénomènes de guerre qui disparurent à l'armistice. Cependant, ils eurent une double et profonde influence sur l'évolution de la question linguistique, d'une part en exerçant leur action sur le gouvernement du Havre, d'autre part en étant la source d'un important courant d'opinion après la guerre.
Bien entendu, ces mouvements factieux inquiétaient le gouvernement du Havre qui, à plusieurs reprises, promit publiquement à la population flamande la réalisation, après la guerre, de ses aspirations légitimes. Dans son discours du Trône, le 22 novembre 1918, le Roi Albert promit l'égalité de droit et de fait des deux langues nationales et plus particulièrement la réforme la plus ardemment souhaitée : la création des assises d'une université flamande à Gand. Il semble que les Flamands « passivistes » aient accueilli avec satisfaction et confiance cette déclaration (cf.infra, chapitre III).
Mais le moment n'était pas propice à la réalisation de la promesse royale. Sans aucun doute, il y avait des raisons pour l'ajourner : la reconstruction économique du pays, les réformes politique et les négociations de paix retenaient toute l'attention du gouvernement et du Parlement. Mais, de plus, les francophiles avec une violence extrême les plans - ou les prétendus plans - de flamandisation de l'université de Gand. Plus (page 15) encore, pour sauver l'université française, ils essayèrent de discréditer le mouvement flamand tout entier en lui faisant porter la responsabilité de la trahison de la clique activiste : ils créèrent le slogan de « flamboche » (ou de « flaboche » ), appliqué à tout Flamand qui rappelait la promesse du discours du Trône. En d'autres termes, ils mirent sur le même plan l'université promise avec celle de Bissing. D'une façon générale, les points de vue des Flamands loyaux rencontrèrent peu de sympathie au cours de l'année de 1919. Ce fut l'année de la chasse aux traîtres et aux suspects, culminant, au cours de l'été et de l'automne, dans les procès contre les activistes, dont les chefs furent condamnés à mort pour crime de haute trahison général in contumaciam. Le Dr Borms, resté en Belgique, vit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité, selon la coutume belge. Leurs créatures furent mises en prison ; des fonctionnaires furent révoqués.
Dans ces circonstances il était naturel que la promesse du discours du Trône ne se réalisât pas, ce qui créa une profonde amertume parmi les Flamands. Ils se trouvaient honteusement trompés, Leur déception s'exprima une première fois en mai 1919 au cours d'un grand débat à la Chambre, débat mouvementé mais qui se termina dans l'équivoque, les interpellateurs, dont M. van Cauwelaert, n'ayant pas proposé d'ordre du jour. (Annales parlementaires Chambre, 14 mai 1919 et suivants, p. 904 et suivantes.-
Les chefs flamingants se rendirent compte que, seule, une lutte redoublée et tenace leur permettrait d'atteindre leurs buts. Avant les élections générales de 1919, le « Katholieke Vlaamsche bond », sous la direction de M. Van Cauwelaert, résuma les revendications des catholiques flamands dans ce qu'on appela (page 16) le « programme minimum. » Seule l'adhésion à ce programme assurait aux candidats catholiques en Flandre l'appui de cette organisation puissante.
Le programme minimum 1. La flamandisation en Flandre de l'enseignement dans toutes les branches et à tons les degrés (y compris à l'université de Gand), de la justice et des administrations ; 2. La division de l'armée en unités flamandes et wallonnes, avec, respectivement, le néerlandais et le français pour l'instruction et le commandement ; 3. La réorganisation de l'administration centrale de telle manière que les affaires concernant la partie flamande du pays fussent traitées directement en néerlandais, celles concernant la partie wallonne, en français ‘Le Soir, 13 septembre 1919 ; POULLET, Le Soir, 19 septembre 1919).
Selon ce programme, il fallait donc résoudre la question linguistique non pas sur une base linguistique ou ethnique, mais sur une base territoriale : dans chacune des deux parties du pays (« région ») on ne devrait parler que la langue régionale. Ce principe, il est vrai, était fondé sur la frontière linguistique mais ne tenait pas compte de la minorité francophone en Flandre. En d'autres termes, le programme minimum lui refusait le droit de vivre. C'était donc un programme nettement nationaliste.
Mais il n'envisageait pas que la Flandre. Le second point entraînait des conséquences pour l'organisation de la défense nationale, et le troisième avait une importance plus grande encore. En effet, ce dernier - corollaire du premier - devait obligatoirement influencer l'organisation de l'administration centrale. Logiquement, il ne pouvait se réaliser si les fonctionnaires devenaient bilingues, si l'on dédoublait l'administration, ou si on la divisait entièrement en deux.
Ainsi. le programme minimum allait envenimer la lutte linguistique en Flandre, et sa réalisation devait, soit interdire (page 17) aux Belges unilingues l'entrée dans l'administration centrale, soit entraîner une réorganisation de celle-ci et, selon qu'on allait plus ou moins loin dans l'interprétation du point 3, mettre en question la structure politique de l'Etat. Le bilinguisme obligatoire des fonctionnaires allait à lui seul transformer la question flamande en une question éminemment belge.
Les principes du programme n'étaient pas tout à fait nouveaux. Ils avaient déjà percé avant la guerre et s'étaient concrétisés dans la question de l'université et, pendant la guerre, dans les écrits des chefs flamingants. La nouveauté, c'était la netteté agressive de l'énoncé de ces principes et leur caractère de programme de réalisation pratique et immédiate.
Historiquement, le « régionalisme » s'explique surtout par l'opposition continue des fransquillons à toute réforme linguistique, Mais il faut aussi tenir compte d' un phénomène curieux. C'est que, même après la fusion du mouvement flamand et du courant démocratique, une partie de la population purement flamande resta indifférente aux revendications linguistiques. Car, tant que la situation était, de fait, telle qu'un Flamand francophone avait l'avantage sur un Flamand d'expression flamande dans l'Etat belge, le père de famille prévoyant tenait à donner à ses enfants une formation française. Cela revient à dire que les flamingants avaient à lutter non seulement contre les fransquillons mais aussi contre ceux qu'ils voulaient aider. La seule façon de briser cette résistance passive était d'assurer, dans la vie publique, aux Flamands parlant flamand les avantages dont jouissaient les Belges d'expression française. Le programme minimum avait ainsi une double mission : combattre les fransquillons existants et empêcher qu'il ne s'en formât de nouveaux.
Le programme minimum présentait deux faces : d'une part, c'était un programme de réalisation, d'autre part, une déclaration de principe nationaliste. On peut voir toute l'évolution du problème linguistique après 1919 sous ces deux aspects.
(page 18) La réalisation du programme se fit en deux temps : l'un (1918-1928) vit la résistance du Parlement au régionalisme ou tout au moins ses efforts pour l'assouplir, l'autre (1929-1938) en vit l'achèvement.
Etant donnée la situation en 1919, il était bien évident que les points de vue des flamingants ne pouvaient être acceptés d'emblée. Même lorsque le Parlement ne put plus s'opposer à des réformes, il essaya d'adopter une politique de compromis.
En 1921, il vota une loi concernant l'emploi des langues en matière administrative, qui, en principe, consacrait la division de la Belgique en deux régions (la Flandre et la Wallonie), où les administrations d'Etat, provinciales et communales, devaient se servir de la langue flamande, respectivement française. Mais cette acceptation du régionalisme était tempérée par d'importantes concessions aux minorités : ainsi, les administrations provinciales et communales pouvaient, non pas substituer l'autre langue à celle de la région, mais l'adjoindre à titre supplétif, et, dans les communes dont la majorité des habitants parlait l'autre langue, le conseil communal avait le libre choix entre les deux langues. En principe, l'administration centrale, dans ses rapports avec les différentes autorités régionales, devait se servir de leur langue. Pour réaliser cette réforme, la loi imposait aux futurs fonctionnaires une connaissance plus ou moins approfondie de l'autre langue nationale selon qu'ils se destinaient à des postes plus ou moins élevés.
En 1923, la question universitaire trouva sa solution dans un compromis : il fut institué à l'université de Gand deux régimes, l'un flamand, l'autre français. chacun comportant un tiers des cours dans l'autre langue. En 1928, une loi imposa le bilinguisme aux officiers et assura aux recrues l'instruction dans la langue maternelle (c’est-à-dire en général celle de la région), et introduisit de petites unités unilingues (jusqu'au bataillon).
Le trait commun à ces trois lois est que, d'une part. elles reconnaissaient le régionalisme (avec d'importantes garanties pour les minorités) mais que, d'autre part, elles encourageaient le bilinguisme. Cette politique, en faveur de laquelle on (page 19) alléguait la nécessité de sauvegarder l'unité nationale, paraissait un compromis assez naturel, surtout aux Bruxellois. Mais les flamingants ne s'en trouvèrent point satisfaits. Ils acceptèrent les lois, faute de mieux, mais ne cachèrent pas qu'ils les considéraient comme des demi-mesures, comme une étape. Il semble bien qu'ils aient espéré gagner les Wallons à des réformes plus radicales par l'acceptation du bilinguisme. (Cf. Van Cauwelaert, Annales parlementaires Chambre, 28 juillet 1921, pp. 2379 et 2388 ; idem, 15 décembre 1925, p. 215 et suivantes.)
Leur calcul était juste. Les Wallons avaient considéré la question linguistique comme un problème purement flamand alors même qu’ils étaient naturellement partisans de l'expansion du français en Flandre. Mais. dès avant la guerre, ils (particulièrement l'Assemblée wallonne, fondée par J. Destrée en 1912) commencèrent à réagir contre la législation linguistique.
A partir de 1921, celle-ci visa tout le pays, c’est-à-dire la Wallonie aussi, ce qui irrita vivement les Wallons. Mais ce qui est plus important, c'est que la loi de 1921 handicapait, selon eux, les Belges d'expression française. Car les Wallons acceptent en général comme un axiome qu'il est aussi difficile, pour ne pas dire impossible, et peu naturel aux Wallons d'apprendre le flamand qu'il est facile et naturel aux Flamands d'apprendre le français. Rien que l'obligation pour certains fonctionnaires en Flandre, avant la guerre, de connaître la langue du peuple, leur avait semblé une injustice contre les fonctionnaires d'origine wallonne. La loi de 1921 leur parut être la menace d'un envahissement de l’administration centrale. Dès avant la guerre, les extrémistes de l' Assemblée wallonne avaient lancé l'idée d'une séparation administrative. Au des années 20, les Wallons commencèrent à accepter le principe du régionalisme, en le considérant comme une protection contre le bilinguisme ; rappelons aussi que la loi de 1921 ouvrit la possibilité aux minorités flamandes en Wallonie d'imposer leur langue dans certaines situations. Le bilinguisme mécontentait donc à la fois les Wallons et les Flamands, et suscita d'ailleurs l'animosité des une et des autres contre Bruxelles.
(page 20) Les années 1928-1929 marquent une nouvelle orientation de la législation linguistique. En partie, elle fut provoquée par l'élection, à une forte majorité, du traître Borms à la Chambre, en décembre 1928, élection qui émut vivement l'opinion belge. (cf. infra, p. 185 et suivantes). Les milieux officiels y virent une protestation élevée par les Flamands contre les demi-mesures, et leur menace de se solidariser même avec les activistes pour imposer des réformes plus profondes et plus rapides. Mais, pour expliquer la nouvelle impulsion donnée à la législation, n'oublions pas le mécontentement wallon ni, comme nous le verrons plus tard, la pression incessante des catholiques flamands sur le cabinet catholico-libéral. Au nom de l'apaisement, le gouvernement fit sien le principe régionaliste, et montra une plus large compréhension des sentiments flamands.
Dès 1930, le Parlement vota la flamandisation intégrale de l'université de Gand. Les débats montrent le chemin parcouru depuis 1923. Il n'y eut pas un parlementaire de premier rang pour mettre sérieusement en question la légitimité de cette revendication flamande. Mais il est plus intéressant de constater la régression générale de l'idéal bilinguiste. Le Premier ministre fit entendre qu'il fallait songer à un autre système dans l'administration (JASPAR, Annales parlementaires Chambre, 26 février 1930, p. 728 et suivantes).
En 1932, une loi fut votée selon laquelle les administrations régionales (y compris les provinciales et les communales) ne peuvent plus se servir que de la langue de la région, exception faite pour les communes dont la majorité des habitants parle l'autre langue et pour quelques autres cas particuliers. C'était donc un grand progrès sur la loi de 1921. Mais plus importante encore fut la modification du régime linguistique dans l’administration centrale. Selon la loi, toute affaire n'intéressant que l'une des régions doit être traitée dans la langue de cette région, et cela sans recours à des traducteurs ; les services (page 21) administratifs centraux doivent être organisés de manière à assurer l'application de cette règle. Le bilinguisme obligatoire des fonctionnaires fut aboli et remplacé par l' unilinguisme. Toutefois, le gouvernement fut habilité à imposer le bilinguisme aux plus hauts fonctionnaires. En vue d'assurer le maintien de l'unité de jurisprudence, il doit être placé à côté de chaque fonctionnaire supérieur unilingue assumant une direction de service un adjoint bilingue de même grade.
La même année, le Parlement régla l'emploi des langues dans l'enseignement selon les mêmes principes, L'école primaire doit naturellement se servir de la langue de la région. Des minorités importantes (25 élèves dans une classe) peuvent, il est vrai, exiger un enseignement dans leur langue maternelle, mais ces élèves sont obligés d'apprendre en même temps la langue de la région assez bien pour pouvoir plus tard suivre l'enseignement moyen qui, lui, ne se donne que dans la langue de la région. Les élèves de l'enseignement moyen doivent apprendre de façon approfondie une autre langue que celle de la région, mais pas nécessairement l'autre langue nationale ; en général, les Flamands ont choisi le français, les Wallons, l'anglais ou l'allemand.
En 1935, le régionalisme fut imposé en matière judiciaire. En première instance, le tribunal et les parties doivent se servir de la langue régionale (à quelques exceptions près). Devant les cours d'appel et devant la Cour de cassation, la procédure est faite dans la langue dont le tribunal de première instance s'est servi ; toutefois, les arrêts de la Cour de cassation sont rédigés dans les deux langues. Pour devenir magistrat ou notaire dans une région, il faut avoir passé ses examens dans la langue régionale.
Enfin, l'emploi des langues à l'armée fut réformé en 1938. Tout milicien est assuré d'être instruit, commandé et administré dans sa langue maternelle. Les soldats sont groupés en unités unilingues, allant, selon les possibilités de l'organisation de l'armée, jusqu'à une division. L'officier doit avoir des connaissances de l'autre langue nationale plus profondes à mesure qu'il monte en grade.
(page 22) Du point de vue qui nous occupe, il faut mentionner aussi la politique extérieure du pays. bien qu'elle ne pas inscrite au programme. Les Flamands ne cessaient de s'opposer à des rapports trop intimes entre la France et la Belgique ; ainsi. ils attaquèrent l'accord défensif franco-belge de 1920. Au cri de : « Loos van Frankrijk » , les extrémistes prirent une position nettement antifrançaise. Mais la majorité modérée insista sur d'autres points : l'affinité naturelle avec la Hollande, le risque que court toujours un petit pays allié à un grand d'être entraîné dans un conflit qui ne l’intéresse pas directement, etc. Mais, sans doute, à cela s'ajoutait la crainte qu'une union trop étroite avec la France ne fortifiât l'influence des francophones en Belgique. Au printemps 1936, l'accord fut dénoncé par le gouvernement belge, et, à l'automne, le Roi traça les lignes d'une nouvelle politique extérieure : la neutralité, mais cette fois-ci volontaire et sauvegardant la liberté d'action du pays. Cette nouvelle politique, qui se basait sans aucun doute en grande partie sur la nouvelle situation internationale, fut accueillie avec une profonde satisfaction par les Flamands, mais non sans hésitations par les Wallons.
L'époque 1918-1938 vit donc la réalisation à peu près complète du programme minimum. Les Flamands devenaient maîtres chez eux, et ils exerçaient au moins autant d'influence sur le sort de la Belgique que les Belges francophones. Mais cela n'amena pas l'apaisement que l’on attendait. Même exception faite des activistes, la ligne nationaliste du programme minimum ne fit que s'accentuer, et, à partir de 1935-1936, des tendances fédéralistes, en général assez vagues, parfois sans doute inconscientes mais néanmoins réelles, commencèrent à se faire jour.
Les causes en sont nombreuses. Dès avant la guerre, la mystique linguistique commençait à se colorer d'un nationalisme (page 23) qui s'affirma dans le programme minimum. Les principes de Wilson sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes firent une profonde impression en Flandre. Le courant nationaliste d'après guerre ne laissa pas l'opinion flamande indifférente. En ce sens, on peut dire que les Flamands suivirent un courant européen. Mais d'autres facteurs, principalement d'ordre psychologique, jouèrent aussi leur rôle.
Les Flamands affirmaient, non sans raison, que le Parlement n'avait voté les lois linguistiques qu'à contre-cœur, et que leurs adversaires avaient ridiculisé les Flamands et avaient parfois été jusqu'à mettre en doute la pureté de leurs mobiles (les accusant de servir, inconsciemment ou non, les intérêts allemands), ce qui naturellement alimenta l'animosité des Flamands contre les francophones, contre le Parlement, contre « le gouvernement » , contre « Bruxelles » qui semblaient vouloir leur refuser leurs droits les plus élémentaires, et ne faire que des « concessions », celles-ci mêmes aussi parcimonieusement que possible.
Déclarant que l'Etat est fait pour les citoyens et non les citoyens pour l'Etat, bien des Flamands se dirent que si l'Etat ne voulait pas s'adapter aux vœux des citoyens, il fallait le transformer : sans aucun doute, I’Etat belge perdit de son crédit auprès des Flamands. N'oublions pas non plus que l'incompatibilité d'humeur entre la Flandre cléricale et la Wallonie libre-penseuse, non seulement ne diminuait pas, mais s'accusait. L-e parti catholique se recrutait principalement (47 représentants sur 73 en 1939) dans le pays flamand dont le clergé encourageait les tendances régionalistes. En même temps, le parti catholique subissait l'influence de la doctrine corporative de l'Eglise qui s'opposait nettement à la doctrine du P. O. B. dont la Wallonie était le fief. En politique extérieure aussi, les Flamands s'éloignaient des Wallons, en général francophiles.
Cette opposition à la fois linguistique, religieuse et, à un certain point, politique entre la Flandre et la Wallonie, allait tout de pair avec le particularisme traditionnel de la Belgique. Tout (page 24) cela était un bon terrain pour le développement d'idées fédéralistes. Enfin, il faut tenir compte aussi de ce que, à partir de 1919. la question linguistique fut entraînée de plus en plus dans les campagnes électorales, ce qui rendit les programmes de tous les partis plus extrêmes. Ce phénomène s'accusa particulièrement dans la lutte que mena le parti catholique pour ne pas perdre de voix au profit des « frontistes », plus tard celui des « nationalistes flamands. »
Les frontistes se présentèrent dès les élections de 1919 et remportèrent 5 mandats à la Chambre. Ils exercèrent une influence considérable sur les idées en Flandre, sans jouer pour autant un rôle politique proprement dit. Car ils réalisaient le paradoxe d’être un groupe parlementaire sans programme politique. Ils n'avaient qu'une idée : la question flamande. A leurs yeux, elle était si importante que, indépendamment de leurs convictions religieuses et politiques, tous les Flamands devaient s'unir pour la résoudre ; ce n'est qu'ensuite qu'ils pourraient se grouper selon leurs conceptions politiques. Les frontistes trouvaient que les droits des Flamands n'étaient point respectés en Belgique, que la législation linguistique était insuffisante et, de plus, sabotée, que les pouvoirs publics ne prenaient jamais d'initiatives en faveur des Flamands, etc.
Cette façon de voir les fit se solidariser avec l'activisme qu'ils considéraient comme « un des plus nobles mouvements qui illustrent la civilisation » (Van Severen, Annales parlementaires Chambre, 29 novembre 1928, p. 61 et suivantes), expliquant et justifiant la conduite des activistes par l'incompréhension de la Belgique officielle à laquelle les Flamands s'étaient heurtés : les activistes firent figure de martyrs de la cause sacrée de la Flandre. A leur avis. même après la guerre, l'Etat belge s'avérait impuissant à satisfaire les intérêts légitimes des Flamands qui n'avaient rien à attendre de lui : donc, à bas la Belgique ! « België capot ! » Mais les frontistes ne savaient pas par quoi la remplacer. En 1931, quelques-uns d'entre eux déposèrent à la Chambre une proposition de révision constitutionnelle en vue d'introduire le fédéralisme en Belgique (doc. parl. Chambre, 1930-1931, n°177). Mais (page 25) ce fut là le signe de violentes dissensions entre frontistes, qui aboutirent à un regroupement des éléments flamands extrémistes.
La majorité d'entre eux se retrouvèrent dans le V. N. V, (Vlaamsch Nationaal Verbond), fondé par M. Staaf de Clercq en 1934 et qui correspondait au groupe « nationaliste flamand » au Parlement. Le V. N. V. était nettement séparatiste : il voulait que la Flandre et la Hollande se réunissent dans un Etat grand-néerlandais, « Dietschland » ou « Etat thiois ». Mais cela ne lui paraissait possible qu'en passant par l'étape d'une Belgique fédérale. Ce détour rendit le programme du V. N. V. équivoque, car, selon la conjoncture politique, ses chefs appuyaient sur l'Etat fédéral, ou sur le Dietschland. Certains d'entre eux semblaient d'ailleurs se contenter de la première solution.
Les nationalistes flamands mettaient, eux aussi, la question linguistique au-dessus de toutes les autres et n'avaient pas de programme politique et économique unique. Mais une fraction toujours grandissante semble avoir subi l'influence des idées totalitaires ; la majorité était contre le régime des partis et contre « le marxisme », entendant par là les idées de gauche ; elle collabora intimement avec Rex en 1936-1937 et était en rapport avec le Führer hollandais Mussert.
Mais, par dessus tout, les nationalistes, comme les frontistes, considéraient que les Flamands étaient opprimés et brimés ; ils veillaient jalousement à l'observation plus que minutieuse des lois linguistiques, ils réclamaient l'amnistie totale des activistes, adulaient le Dr Borms et, enfin, travaillaient à discréditer autant que possible l'Etat belge devant l'opinion flamande.
Le V. N. V. voulait donc la division de la Belgique. Mais il existait une autre solution du problème, plus positive. Le « Verdinaso » (Verbond van Dietsch Nationaalsolidaristen), fondé en 1931 par M. van Severen, tendait non pas à l'Etat fondé seulement sur le facteur linguistique comme le voulait le V. N. V., mais à la réunion de la Belgique et de la Hollande avec leurs colonies, du Luxembourg et de la Frise, Etat basé, (page 26) selon M. van Severen, sur des réalités historiques, politiques et économiques. Dans ce « Dietsche Rijk » l'autonomie culturelle permettrait aux Wallons de garder leur langue, mais, grâce à leur supériorité numérique et qualitative, les Flamands et les Hollandais prendraient la direction. Cette confiance en soi distinguait nettement l'esprit des Verdinasos de la « mentalité d'esclave » - pour reprendre l'expression de M. van Severen - du V. N. V.
Les Verdinasos avaient subi profondément l'influence des idéologies totalitaires : ils voulaient introduire en Belgique l'idée dut Führer, le corporatisme etc. A l'opposé du V. N. V., le Verdinaso ne participait pas à la vie politique pratique. Il est donc difficile d'en estimer l'importance mais, selon les observateurs belges, M. van Severen avait une influence idéologique considérable.
Cependant, la grande majorité des Flamands ne suivait pas les extrémistes et votait avec l'aile flamande du parti catholique. depuis 1936 le « K.V. V. (Katholieke Vlaamsche Volkspartij). Toutefois, les rapports entre le K.V. V. et le V. N.V. n'étaient pas sans équivoques. Si le K.V. V. appartenait à la majorité gouvernementale et combattait officiellement le V. N. V. aux élections de 1937 et de 1939, et si le V. N.V. appartenait à l'opposition, il n'en est pas moins vrai que les deux partis collaboraient souvent à la province et à la commune (comme plus tôt des catholiques flamands et les frontistes), et que certains de leurs membres se rencontraient dans les organismes flamands non-politiques. Ne rappelons que le « Katholieke Vlaamsche Landsbond », sorte de trait d'union entre le parti catholique et les organisations culturelles flamandes qui avait en grande partie inspiré la législation linguistique, et le « Mouvement de Louvain » qui travaillait énergiquement à la réalisation de la concentration flamande » , c’est-à-dire à la collaboration de tous les Flamands sur une base catholique et modérément fédéraliste.
Il n'est donc pas toujours facile de distinguer entre les idées des membres du K. V. V. les plus extrêmes et celles des membres du V. N. V. les plus modérés. Ceci ne s'applique pas à la (page 27) question du Dietschland que le K. V. V. rejetait, mais à celle des réformes de structure dans le cadre de l'Etat belge.
Selon le K V. V., les Flamands constituaient un peuple, absolument différent des Wallons. Ses membres parlaient volontiers des deux peuples de la Belgique » , du « dualisme de l'Etat belge », de « la Belgique plurinationale » , des « deux communautés » etc., et ils demandaient un état de choses permettant à chaque peuple de « réaliser sa propre personnalité » ce qui, à leur avis, était parfaitement possible dans une Belgique unitaire.
Objectivement, il y avait là non pas un problème, mais deux : celui qui se posait en Flandre et celui qui se posait dans l'administration centrale de la Belgique.
Pour ce qui était de la Flandre, le K. V. V. se déclarait satisfait des lois de 1930, 1932, 1935 et 1938, pourvu qu'elles fussent obéies non seulement à la lettre mais en esprit, entendant par là surtout que les fonctionnaires en Flandre ne devaient pas seulement être des Flamands mais des Flamands « vlaamschvoelend. »
Mais, toujours objectivement. la question se compliquait dès qu'il s'agissait de l'administration centrale. Le programme minimum avait exigé que toute affaire flamande y fût traitée en flamand, et la loi de 1932 réalisait en grande partie ce vœu. Mais elle n'offrait pas de garanties pour que, seuls, des Flamands s'en occupassent, et c'est cela que voulait le K.V. V, Pour y arriver, il fallait encore des réformes. Mais comment savoir jusqu'où aller sans porter atteinte à l'organisation unitaire de l'Etat ? On peut aussi constater une certaine hésitation et une certaine confusion dans les idées des membres du K.V. V. Aussi bien l'ancienne génération, représentée par M. van Cauwelaert, que la nouvelle, par M. de Bruyne, proposèrent, entre autres, de mettre à côté de chaque ministre un sous-secrétaire d'Etat appartenant à l'autre communauté linguistique, ayant le droit de contresigner, et responsable, lui aussi, devant le Parlement. Mais ils n'insistèrent pas très énergiquement, probablement parce (page 28) que la réalisation de cette idée n'eût pas manqué de soulever des problèmes bien délicats.
En effet, nous avons l'impression que c'est en partie pour contourner le problème fédéral qu'au cours des années qui précédèrent la seconde guerre mondiale, les Flamands modérés concentrèrent leur attention sur une question particulière. Ils soulignaient que l'essence même d'un peuple est sa « culture. » Selon eux, tout ce qui avait trait à la culture d'une région ne pouvait être compris que par des hommes originaires de cette région, et - par conséquent - les autres Belges ne pouvaient pas comprendre les affaires culturelles flamandes et même, ne devaient pas s'en mêler (le « manifeste d’Anvers ». ch. infra, p. 291). Il fallait donc organiser l'Etat belge de telle façon que les Flamands pussent jouir de ce que l'on nommait, assez obscurément, leur « cultureele zelfstandigheid » (autonomie culturelle).
Au nom de cette autonomie, les Flamands revendiquèrent et obtinrent des Académies flamandes scientifiques (1938-1939). Mais au point de vue des principes, il est d'une toute autre importance qu'ils aient demandé aussi que le ministère de l'Instruction publique, essentiellement culturel, fût réorganisé de telle façon que toutes les affaires culturelles flamandes fussent traitées uniquement par des Flamands. Ils présentèrent plusieurs plans à cet effet, en général consacrant la division des services en deux sous un commun ministre, éventuellement doublé d'un sous-secrétaire d'Etat de l'autre langue. Au printemps 1940, le cabinet Pierlot proposa une sorte de dédoublement des fonctionnaires du (page 29) ministère, à l'exception du seul ministre (cf. infra, p. 307). Ce projet n'était pas encore réalisé le 10 mai 1940.
A la veille de la seconde guerre mondiale, les Flamands modérés voulaient donc assurer au peuple flamand le plein épanouissement de sa personnalité culturelle. Selon eux, c'était le seul problème linguistique important qui restât à résoudre. Mais ce n'était pas là l'opinion à Bruxelles et encore moins en Wallonie. Les Bruxellois s'inquiétaient du régionalisme qui, à leur avis, aboutirait facilement à une séparation administrative de fait, et qui, de plus, menaçait de faire entrer Bruxelles dans la région flamande ; en effet, certains Flamands affirmaient que la capitale en faisait partie ( « l'impérialisme flamand. ») L'évolution des idées en Wallonie suivit un autre chemin, et cela principalement pour deux raisons.
D'abord, la législation linguistique visait les deux régions du pays et menaçait, comme nous l'avons dit, de créer en Wallonie un problème minoritaire. C'est sans doute pourquoi les Wallons abandonnèrent successivement les minorités en Flandre et acceptèrent le régionalisme presque total. Ensuite, les Wallons craignaient une prépondérance des Flamands en Belgique due à leur supériorité numérique, toujours croissante, et aussi à l'importance des bilingues (pratiquement tous flamands) dans les plus hautes sphères administratives etc. Ils eurent l'impression qu'il fallait défendre à la fois le caractère propre de la Wallonie et les intérêts des Wallons dans l'Etat belge. A la veille de la seconde guerre mondiale, un courant fédéraliste se dessina nettement en Wallonie : un certain nombre de Wallons ne voyaient que dans un Etat fédéral une protection efficace contre « l'envahissement » flamand. Il ne faut pas exagérer l'importance de cette tendance, mais il y a lieu de retenir qu'elle trouva une expression à la Chambre dans une proposition de révision constitutionnelle en (page 30) 1936-1937. La Chambre lui opposa (en 1939) la question préalable, mais une minorité non négligeable avait voté pour la prise en considération.
Ces idées d'autonomie culturelle et ces velléités fédéralistes n'étaient pas arrivées au plan des réalisations pratiques en 1939. Mais elles présentent un intérêt théorique considérable au point de vue du régime parlementaire. Car si l'on arrive à ce qu'un certain nombre de questions relevant du Parlement soient considérées comme ne regardant qu'une partie des citoyens, cela a pour conséquence logique que, dans certains cas, une partie des parlementaires n'a pas à se prononcer sur la gestion du ministre responsable. La question de la responsabilité ministérielle se complique extrêmement.