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Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940
HOJER Carl-Henrik - 1946

HÖJER Carl-Henrik, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940

(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)

Les gouvernements de 1918 à 1940

Chapitre III. La crise de Lophem

(page 63) Au château de Lophem, le 11 novembre 1918, le roi Albert et son gouvernement de guerre reprirent contact avec l'opinion politique responsable de la Belgique occupée. Deux jours plus tard, le gouvernement démissionna et, après une semaine de négociations, un gouvernement d'union nationale se constitua sous la direction de M. Delacroix, catholique, mais sans passé politique. La liste des ministres comprenait 6 catholiques, 3 libéraux et 3 socialistes.

Le 22 novembre, le Parlement belge se réunit pour la première fois depuis le 4 août 1914, et, devant les Chambres réunies, le Roi exposa dans son discours du Trône le programme du nouveau cabinet. Le Roi insista sur la nécessité de former un gouvernement d'union nationale pour répondre aux besoins de l'heure, gouvernement qui aurait pour programme la reconstruction nationale. Au nombre des réformes indispensables, il mentionna l'introduction du suffrage universel pur et simple pour les hommes à 21 ans. en spécifiant que les prochaines élections se feraient sous ce régime, l'abolition de l'article 310 du code pénal qui établissait un régime d'exception pour les délits commis à l'occasion d’une grève, et l'égalité de droit et de fait des deux langues nationales, assurée entre autres par la création des assises d'une université flamande à Gand.

Et les formes dans lesquelles le gouvernement avait été constitué, et le programme énoncé dans le discours dut Trône ont été critiqués, On a reproché au nouveau gouvernement d'avoir proposé sans nécessité et trop hâtivement des réformes qui, de plus, allaient à l’encontre des intérêts du pays, (page 64) notamment l'introduction du S. U. et la création de l'université flamande. En outre, on a soutenu que le gouvernement de guerre aurait dû rendre compte de ses actes au Parlement avant de démissionner, et on s'est étonné de ce qu'au gouvernement on n'ait réservé que la moitié des portefeuilles aux catholiques, alors que ceux-ci avaient la majorité à la Chambre.

Toutes ces erreurs, a-t-on dit, venaient de ce que les personnalités politiques que le Roi avait vues depuis le 11 novembre lui avaient donné à entendre qu'une révolution était imminente, et que, seul, un gouvernement d'union nationale pouvait l'enrayer en présentant le programme esquissé plus haut. Le Souverain aurait pris peur et aurait cédé aux « hommes de Lophem », aux « corbeaux de la paix » comme on a appelé ses interlocuteurs. Certains ont voulu voir derrière toute l'affaire les manœuvres de M. Francqui, grand maître de la finance belge, de connivence avec le chef du P. O. B. , M. Vandervelde.

Il est courant que l'on désigne la façon dont le gouvernement se constitua et son programme par le terme commun de « Lophem » ; certains vont jusqu'à parler du c »oup d'Etat de Lophem. »

Cette façon de voir est celle des conservateurs, plus particulièrement celle des conservateurs catholiques, et, en ce qui concerne la question de Gand, celle de certains francophiles. Ceux que la critique visait y ont répondu : plusieurs d'entre eux, et le roi Albert lui-même, ont donné une toute autre version de Lophem.

(Note de bas de page : Parmi qui ont critiqué Lophem, citons le publiciste DES OMBIAUX, La politique belge depuis l'armistice, p. 8-38, et le journaliste libéral G. HARRY, Mémoires, IV, p. 216., dont les ouvrages firent sensation et déchaînèrent une vive polémique dans la presse. On trouvera des appréciations du même genre, quoique plus sommaires, dans WOESTE, Mémoires, III, p. 57. ; idem, Annales parlementaires Chambre du 28 juillet 1919, p. 2172 ; CROKAERT, La réforme de l'Etat, p. 133 ; MELOT, Cinquante années, p. 294. ; TERLINDEN dans Le livre d'or du centenaire, p. 62 ; VANDEN BOSSCHE, La Belgique judiciaire 1925, p. 552 ; NOTHOMB, Le Roi Albert, p. 127 s. L'expression de « Lophem » prise dans un sens péjoratif revient souvent sous la plume et dans la bouche des catholiques pendant l'entre deux guerres. Trois des principaux acteurs de Lophem ont présenté leurs souvenirs : le chef du gouvernement démissionnaire COOREMAN, R. G. nov. 1921, p. 472., le ministre libéral P.-E. JANSON, Le Flambeau mars 1926, p. 257 s., et le leader libéral HYMANS, Préface aux Mémoires de Harry, réimprimée HYMANS, Pages libérales, p. 12 r s. Le roi Albert a donné sa version dans une lettre du 10 février 1930 à M. Jaspar, imprimée dans LESOURD, Le Roi Albert, p, 124 s. et CAMMAERTS, Albert de Belgique, p. 241. Que le Roi lui-même ait cru devoir se prononcer, témoigne du crédit dont jouissait la légende de Lophem et de l'importance qu'on y attachait. A en croire le publiciste D'YDEWALLE, Le secret d'Albert I, p. 75, les récits de MM. Cooreman et Janson parurent à l'instigation du Roi. Dans une lettre à M. Hymans, portée à la connaissance du public (HYMANS, op. cit., p. 131 s.), le Roi a attesté la véracité des renseignements fournis par celui-ci. Fin de la note.)

(page 65) Ce qui a été écrit sur Lophem jusqu'ici est soit un réquisitoire soit un plaidoyer. Il n'existe pas d'étude critique sur ce sujet, en partie parce que les sources sont incomplètes ; et c'est pour cette même raison que nous n'essayerons pas d'en écrire une. Toutefois, il reste possible de se faire une idée, si non du cours des événements dans tous leurs détails, tout au moins du sens général de Lophem, en essayant de replacer la crise dans son cadre historique, c’est-à-dire en se reportant à l'avant guerre, et en suivant l'évolution des problèmes les plus importants : ceux de la composition politique du gouvernement, du S. U. et de l'université flamande. Ensuite, nous tâcherons d'analyser la crise proprement dite, dans la mesure du possible. Toutefois, l'histoire politique de la Belgique entre les années 1914-1918 n'est pas encore écrite, et notre étude ne saurait éclairer que par fragments l'évolution de ces trois questions et la crise elle-même.


Quand la première guerre mondiale éclata, le parti catholique avait depuis 1884 la majorité à la Chambre, et le pays avait depuis la même date un gouvernement catholique homogène. Pourtant l'antagonisme à l'intérieur du parti entre conservateurs et démocrates avait déjà eu sa répercussion sur la composition du ministère : en 1914, la majorité des ministres appartenait à la Vieille droite, mais la Jeune droite avait aussi des représentants de marque. Le chef du gouvernement, M. de Broqueville, occupait une position intermédiaire. A la Chambre, le (page 66) parti catholique avait une majorité incontestée de 99 mandats contre les 85 mandats socialistes et libéraux.

Devant l'imminence de la guerre, le 2 août, le Roi nomma sur la proposition de M. de Broqueville deux leaders libéraux, MM. Hymans et Goblet d'Alviella, ministres d'Etat.

Le 2 août, un Conseil de la Couronne se réunit pour élaborer la réponse belge à l'ultimatum allemand. Les nouveaux ministres d'Etat libéraux étaient présents. et l'un d'eux, M. Hymans, collabora à la rédaction de cette réponse. Ensuite, M. de Broqueville songea à élargir son ministère en y appelant des représentants des partis d'opposition. Il trouva cependant inopportun de remanier le cabinet ; il craignait probablement de se heurter à l'opposition de ses collègues catholiques. En effet, la plupart d'entre eux combattirent son projet de nommer ministre d'Etat le chef du parti socialiste. Pourtant, M. de Broqueville fit cette nomination, mais pour des raisons d'opportunité il ne la rendit publique qu'à la réunion du Parlement, le 4 août. (VANDEVELDE, Souvenirs, p. 180 ; DE LICHTERVELDE, Avant l’orage, p. 173. De Lichtervelde était à l’époque secrétaire de M. de Broqueville. L’ouvrage cité est sans doute ce qui a été écrit de plus important sur l’histoire de la Belgique au cours des années qui ont précédé la guerre.)

Nommer ministres d'Etat le leader libéral et le chef socialiste était de fait, sans aucun doute, élargir la base parlementaire du gouvernement. C'était bien ainsi que M. de Broqueville l'entendait : dans une lettre aux membres du Parlement quelques jours plus tard - il s'agissait de savoir si le Parlement devait accompagner le gouvernement à Anvers - il souligna que le gouvernement, en restant en « contact étroit » avec les ministres d'Etat aurait la marque vraiment nationale » qui lui était « nécessaire. » (A. MELOT, dans E. MELOT, L’évolution du régime parlementaire, p. 116.)

Le 4 août, le Roi, puis le chef du gouvernement, exposèrent au Parlement la situation et la politique que le gouvernement entendait suivre. Le Parlement enthousiaste leur donna son (page 67 adhésion et vota à l'unanimité les projets de loi que l'heure exigeait, entre autres une loi de pleins pouvoirs. La nouvelle de la nomination de M. Vandervelde fut accueillie avec des applaudissements.

Après cette séance, le Parlement ne devait plus se réunir avant le 22 novembre 1918.

Le gouvernement quitta Bruxelles peu après le début de la guerre, s'installa à Anvers, fut repoussé par l'avance allemande jusqu'à Ostende, d'où il partit pour se rendre en France, à Sainte-Adresse, près du Havre. C'est là qu'il siégea jusqu'à la fin de la guerre.

Dès le début de 1915, on se demanda au Havre, dans certains cercles, s'il fallait transformer le cabinet en gouvernement d'union nationale. Le projet n'eut pas de suite, principalement sans doute parce que les ministres catholiques s'y opposèrent : ceux-ci espéraient que l'offensive alliée qui se préparait allait mettre fin à la guerre. Cet espoir s 'étant effondré, la question de l'élargissement du gouvernement se posa de nouveau en août 1915, cette fois de façon beaucoup plus impérieuse. Il semble bien que l'évolution de la Belgique occupée en ait été la cause principale. En effet, sous la pression des événements, l’union nationale s'était réalisée à l'intérieur du pays. Elle avait pour symbole le Comité National de secours et d'alimentation (le C.N.). Certains caressaient le projet de former un parti national basé sur la trêve scolaire. D'autre part, au cours d'une visite att Havre en août le grand financier Francqui, l'âme du C. N., donna des appréhensions aux ministres en proposant de prendre à la charge de son organisation certaines tâches économiques et financières qui incombaient au gouvernement. D'une façon générale, ce dernier semble avoir eu en 1915 l’impression que sa position était ébranlée en Belgique, et qu’il lui fallait se compléter pour la rétablir.

Hors de Belgique, l'idée d'un élargissement du ministère trouva des adhérents dans différents milieux, politiques ou non, parmi les Belges qui habitaient le Havre ou les capitales alliées. Le gouvernement lui-même resta longtemps divisé à ce sujet. (page 68) Mais, dès le mois d'août, il s'y trouva une majorité pour suivre M. de Broqueville dans son dessein de former un gouvernement d'union nationale. On voulait rendre manifeste l'union de tous les Belges. De plus, l'importance toujours croissante de l'action législative du cabinet rendait désirable l'adhésion explicite de l'opinion parlementaire à sa politique, par conséquent la participation de l'ancienne opposition au gouvernement. D'autre part, en prévision du retour en Belgique, certains catholiques pensaient servir les intérêts de leur parti en faisant partager à l'opposition les responsabilités du pouvoir. Quant au chef du gouvernement, il obéissait de plus à un motif d'ordre constitutionnel : au printemps 1916, la moitié des mandats des représentants expirerait ; il était donc souhaitable de rallier une opinion aussi large que possible au gouvernement. (Note de bas de page : ) Enfin, il semble que MM. Hymans, Goblet et Vandervelde n'aient pas été satisfaits d'une position qui leur faisait porter la responsabilité des décisions gouvernementales sans leur assurer suffisamment les moyens de les influencer.

Cependant, les ministres, une minorité ne cessa de combattre le projet de M. de Broqueville, évidemment en partie pour des raisons partisanes, mais aussi pour sauvegarder certains principes : on jugeait qu'il était contraire à la Constitution de remanier le gouvernement en l'absence des Chambres.

Enfin, après de longs débats, après avoir consulté des personnalités politiques restées en Belgique, et soutenu par le Roi, M. de Broqueville réussit à faire triompher son projet : le 18 janvier 1916, MM. Hymans, Goblet et Vandervelde furent nommés ministres sans portefeuille, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres ministres.

Les vues de M. de Brocqueville sur la question des mandats se heurtèrent à la critique des parlementaires. A la suite d'un échange de lettres entre M. de Broqueville et le président de la Chambre, on trancha la que la question en déclarant que la durée des mandats serait automatiquement prorogée par la guerre. MELOT, Cinquante années, p. 270 ; idem, dans E. MELOT, op. cit., p. 122.)

(page 69) Dans un Rapport au Roi, daté du 18 janvier 1916, M. de Broqueville, après avoir mentionné quelques-uns des motifs du remaniement, fit une sorte de déclaration gouvernementale : la tâche du gouvernement serait limitée à « pourvoir à toutes les nécessités qui découlent de l'état de guerre, et à mener la Belgique, dans les conditions les meilleures, à la paix la plus favorable. » En politique intérieure, le gouvernement resterait neutre ; après la fin de la guerre, les partis reprendraient leur entière liberté. On retrouve ces principes dans un procès-verbal secret qui fut signé par M. de Broqueville, M. Carton de Wiart et les trois nouveaux ministres, et qui précisait le rôle de ces derniers. (Note de bas de page : Les documents dont on dispose au sujet du remaniement du cabinet sont très incomplets. Nous nous sommes appuyés sur l'article du ministre alors en fonction Segers, R. G., décembre 1939, p. 733. (article base sur son journal intime), sur le rapport au Roi de M. de Broqueville, Moniteur belge, 21-22 janvier 1916 et sur le procès-verbal déjà cité, publié par NEURAY, Portraits et souvenirs, p. 182 ; cf. des notes dans CHATELLE, L’effort belge en France, p. 210 ; NEURAY, op. cit., p. 181 ; WOESTE, o.  c., p. 27 : VANDEVELDE, Le cinquantenaire, p. 1; IDEM, Souvenirs, p. 202; GARSOU dans La Belgique centenaire, p. 226 : A. MELOT, Cinquante années, p. 264, réimprime le Rapport au Roi.)

La Belgique avait donc un gouvernement d'union nationale dès le 18 janvier 1916, trois ans avant « Lophem. » Il est vrai que ce gouvernement avait officiellement déclaré qu'il limiterait son activité à mener à bonne fin la guerre et à négocier la paix, et qu'il démissionnerait ensuite. Il s'était engagé à ne pas prendre position en politique intérieure. Mais de cela il ne faudrait pas conclure qu'il s'en désintéressât. Au contraire, dès 1915, les problèmes de politique intérieure le préoccupaient, et au moment de la crise de janvier 1916, les deux plus importants, ceux du S. U. et de l'université flamande, furent l'objet d'échanges de vues entre les signataires du procès-verbal.

Le S. U. était depuis 25 ans à l'ordre du jour. La révision de 1893 avait introduit le S. U., mais sous la forme du suffrage plural qui favorisait singulièrement le parti catholique, et qui, par conséquent, était en butte aux acerbes critiques des partis d'opposition. En 1899, on introduisit la représentation proportionnelle. Mais les partis libéral et socialiste ne s'estimèrent (page 70) pas satisfaits et exigèrent d'autres réformes. En 1902, le P. O.B. fit la grève générale pour imposer le S. U. pur et simple, mais échoua. Quand aux élections de 1912 les libéraux et les socialistes se présentèrent en cartel, leur programme commun comprenait le S. U. pur et simple pour les hommes à 25 ans. Aux élections, les catholiques remportèrent la victoire. La majorité d'entre eux étant ennemie de toute réforme électorale, le résultat des élections fut de créer une situation très tendue dans le pays, ce qui, surtout dans un moment où la situation internationale se faisait menaçante, inquiéta aussi bien le Roi que M. de Broqueville.

Au lendemain des élections, M. de Broqueville écrivit au Roi qu'il croyait une réforme électorale nécessaire, et qu'il avait l'intention de former après les élections de 1916 un gouvernement d'union nationale pour régler cette question ; il proposait le S. U. à 25 ans, avec une voix supplémentaire au père de famille ou au citoyen de 40 ans, et, peut-être, à la capacité, Pour contre-ba!ancer cette réforme démocratique. il renforcerait le pouvoir exécutif et le Sénat.

De son côté, le P.O,B décida de faire la grève générale pour imposer le S. U, pur et simple. Pour essayer d'écarter cette menace, des hommes de confiance du Roi, en juin, puis M. de Broqueville, en août, firent entendre à M. Vandervelde qu'ils étaient favorables à l'introduction du S. U. avec une seule voix supplémentaire. Ainsi renseigné, M. Vandervelde essaya, sans succès, de retenir son parti. La grève générale ayant, dés février été fixée au mois d'avril de la année, M. de Broqueville, d'accord avec le Roi, entra en contact avec M. Vandervelde pour essayer d'y parer, et il lui montra sa lettre au Roi.

A la suite de cette entrevue, M. Vandervelde s'efforça à l'intérieur de son parti. comme M. de Broqueville à l'intérieur du sien, d'apaiser les esprits pour rendre un rapprochement possible. Mais l’intransigeance des socialistes extrémistes d'une part, celle des catholiques conservateurs de l'autre, rendirent vains leurs efforts. La grève générale se déclencha au jour fixé. Elle fut de courte durée, la Chambre ayant voté sur la proposition (page 71) des libéraux un ordre du jour qui recommandait un examen du problème de l'électorat provincial et communal. Il n'y était pas question de l'électorat général. Mais, aussi bien un passage de l'ordre du jour que quelques mots de M. de Broqueville laissaient entrevoir des perspectives plus larges. Aux yeux des initiés, la révision de la Constitution apparaissait dès lors comme inévitable et même, de fait, déjà commencée. Toutefois, marquons que le parti catholique était divisé au sujet de la question du S. U. La Vieille droite, sous la présidence de M. Woeste, s'opposait énergiquement à toute concession, tandis que les éléments démocrates n'y étaient pas hostiles. Cette division se reflétait au sein au cabinet.

Quant à la question flamande, elle se présentait ainsi : certains Flamands avaient proposé à la session de11910-1911 la création d'une université flamande à Gand. Cette proposition n'avait pas eu de suites, mais, avec la clairvoyance qui le caractérisait, le chef du gouvernement avait, dans un discours prononcé en juillet 1914, promis de satisfaire en partie les exigences flamandes en instituant des cours flamands à Gand.

Lorsque les signataires du procès-verbal du 18 janvier 1916 discutèrent ces questions, M. de Broqueville se déclara partisan de la création d'une université flamande à Gand et de la révision constitutionnelle dans le sens du S. U. Les cinq signataires étaient d'accord sur ces points.

L'évolution des événements ne devait pas permettre au gouvernement de garder la neutralité à l'égard des questions de politique intérieure. Pour ce qui est de la question flamande, la politique de l'occupant poussa le cabinet à prendre position officiellement, et, en ce qui concerne le S. U., certains ministres (page 72) se convainquirent que le gouvernement ne devait pas retrouver le pays sans avoir de programme à lui présenter.

Dans un rapport au Roi, rendu public, le ministère protesta énergiquement contre la flamandisation de l'université de Gand. Mais il ne s'en tint pas là ; il s'engagea pour l'avenir en déclarant que la question de la transformation de l'université à Gand » devrait être résolue « aussitôt la paix rétablie et que le gouvernement était persuadé que le Parlement trouverait une solution capable d'assurer aux Flamands, « tant dans le domaine de l'enseignement que dans tous les autres », une « complète égalité de droit et de fait » (Moniteur belge, 8-14 octobre 1916. Le rapport est signé par MM. Beyens et Poullet, mais ceux-ci parlaient au nom du gouvernement). Il y avait là une équivoque : transformation de l'université Gand peut aussi bien signifier la flamandisation de I 'Université que son dédoublement, Nous ignorons laquelle des deux interprétations est la bonne. Toujours est-il, et c'est le plus important, que le gouvernement s'était prononcé officiellement pour l'établissement d'un enseignement supérieur en flamand.

Contre la séparation administrative de la Belgique, tous les ministres protestèrent dans un rapport au Roi qui rappelait que le gouvernement, dès avant la guerre, avait fait preuve d’une large compréhension des vœux des Flamands, et qu'il avait voulu voir régler la question de l'enseignement supérieur ; selon le gouvernement. c'était un devoir plus impérieux jamais de satisfaire les « aspirations légitimes » des Flamands. Toutefois, la tâche du gouvernement se bornait à mener à bonne fin la guerre.

Ce rapport trahit par son ton l'inquiétude du cabinet. S'il était plus vague que le précédent, son importance se trouvait soulignée du fait que tous les ministres l'avaient signé. Il y avait là un engagement moral de leur part. Autrement il eût été absurde, et même dangereux, de rendre le document public (Moniteur belge, 8-13 avril 1917).

A partir du moment où M. de Broqueville eut officieusement soulevé la question de la révision constitutionnelle devant les ministres de l'ancienne opposition, il ne la laissa plus tomber (page 73) dans l'oubli. Pendant l'été 1916, il fut en contact intime avec un cercle de personnalités appartenant aux trois partis, dont les journalistes bien connus Neuray (catholique) et Dewinne (socialiste), qui examinèrent les problèmes constitutionnels. Ceux-ci conclurent qu'il faudrait après la guerre, en vue d'une révision, convoquer un congrès national élu au suffrage universel à 25 ans avec une voix supplémentaire accordée au père de famille ou au citoyen de 35 ans (NEURAY, op. cit., p. 197). Il est évident qu'ils comptaient que la révision irait au moins jusque-là dans la voie de la démocratisation. Ensuite, ils essayèrent de gagner les ministres à leurs idées.

Au cours de l'année 1917, M. de Broqueville tenta d'aborder la question de l' électorat au conseil des ministres. Il semble qu'il ait proposé le S. U. à 25 ans avec le double vote du père de famille. M. Vandervelde, paraît-il, se serait rallié à cette proposition « si le gouvernement avait déclaré publiquement que la première consultation électorale se ferait, après la libération du territoire, sous ce régime. » La majorité des ministres, malgré l'intervention du Roi, se refusa à toute discussion, et la question en resta là jusqu'à nouvel ordre. Si ces renseignements sont exacts, en particulier en ce qui concerne l'attitude de M, Vandervelde, ce fut là un tournant de l'histoire de la question du suffrage. M. de Broqueville aurait donc réussi se mettre d'accord avec M. Vandervelde sur une réforme électorale définitive qui eût été beaucoup plus avantageuse pour les catholiques que la solution de Lophem ; mais il aurait été empêché de mettre à profit cette victoire par l'opposition de ses collègues catholiques. Il n'est pas impossible que cette circonstance ait orienté M. Vandervelde vers une solution plus radicale.

La seconde moitié de 1917 vit une série de remaniements du ministère. Les Allemands, par l'intermédiaire du baron (page 74) von der Lancken alors à la Kommandantur de Bruxelles, avaient fait certaines avances en vue d'obtenir une paix de compromis, ce qui intéressait vivement M. de Broqueville. Celui-ci décida de s'attribuer le portefeuille des affaires étrangères, ce qu'il fit à la fin de juillet. Il fut remplacé au ministère de la guerre par le général Ceuninck. En même temps, M. Vandervelde fut nommé chef du ministère de l'intendance, créé à cette occasion. Plus tard, le 12 octobre, un nouveau ministère, celui des affaires économiques, fut confié à M, Hymans. Ces deux dernières nominations affermissaient la position de l'ancienne opposition.

Au mois d'octobre, la tentative du baron von der Lancken se réduisit à rien. M. de Broqueville avait longtemps évité de mettre ses collègues au courant de cette affaire, ce qui provoqua leur vive irritation, en particulier celle de MM. Renkin et Hymans. Ce dernier et M. Vandervelde s'opposaient catégoriquement à une paix de compromis. Le 1er janvier, M. de Broqueville remit le portefeuille des affaires étrangères à M. Hymans, cependant qu'il créait à son intention personnelle un nouveau ministère, celui de la reconstitution nationale. En même temps, M. Brunet, socialiste, était nommé ministre sans portefeuille.

Ces changements de personnes marquaient le succès croissant des partis de gauche : à partir du début de l'année 1918, ils furent représentés au gouvernement par quatre ministres détenant deux portefeuilles dont l'un, celui de M. Hymans, était très important.

Les premiers échecs que M. de Broqueville avait eu à subir dans les questions de politique intérieure ne le découragèrent pas. Il craignait de voir après la guerre des solutions extrêmes et prématurées s'imposer au pays si le gouvernement n'avait pas de programme à lui proposer. Au début de 1918, il en présenta un à ses collègues, très vaste. Pendant les six premiers (page 75) mois qui suivraient la rentrée du gouvernement en Belgique, celui-ci gouvernerait par arrêtés-lois, Ensuite, on procéderait aux élections. Il faudrait lier la question du suffrage à une forme constitutionnelle de grande envergure, comportant l'introduction, aux premières élections après la guerre, du S. U. à 25 ans avec le double vote du père de famille ou du citoyen de 35 ans, le renforcement du Sénat, la création d'un conseil d' Etat, et le referendum, Ses idées linguistiques n'étaient pas moins radicales. Il préconisait « la suppression du bilinguisme actuel » en Flandre, entendant par là la révision des lois sur l'emploi des langues en matière judiciaire et dans l'enseignement, la flamandisation de l'université de Gand, une décentralisation administrative et la formation, à titre d'essai, de petites unités entièrement flamandes et entièrement wallonnes dans l'armée. Ce programme fait penser au futur » programme minimum ». Nous ignorons à quel point M. de Broqueville avait traduit ses principes généraux en avant-projets.

Ces idées rencontrèrent une forte résistance au sein du cabinet. La plupart des catholiques - peut-être tous -s’opposèrent au projet électoral, tandis que M. Vandervelde renchérissait sur ses premières revendications en demandant le S. U. pur et simple à 21 ans. On ne s'entendit pas mieux sur le programme flamand.

A la fin de mai 1918, M. de Broqueville offrit sa démission (entraînant celle de ses collègues). Les admirateurs du Premier ministre (Chatelle, Nettray) prétendent c'est avant tout l'opposition que rencontra son programme d'après guerre qui l'amena à prendre cette décision. D'autres parlent de profonds désaccords personnels entre M. de Broqueville et certains de ses collègues. D'autres encore voient la cause de son départ dans certaine nomination militaire, ou dans des divergences d'opinion sur les questions de politique extérieure. La documentation dont (page 76) nous disposons ne nous permet pas de dire avec certitude laquelle ou lesquelles de ces raisons ont joué un rôle décisif.

Le 31 mai, la démission de M. de Broqueville fut acceptée.,cependant que les autres ministres restaient en place. Comme chef du cabinet, le Roi choisit l'ancien président de la Chambre, le catholique Cooreman, qui devint ministre de la reconstitution nationale et, de plus, ministre des affaires économiques (après M. Poullet qui avait cumulé cette fonction avec celle de ministre des sciences et arts à partir de la nomination de M. Hymans au ministère des affaires étrangères). M. Cooreman se réserva de se retirer dès le retour du gouvernement en Belgique.

Il y a lieu de croire que, du jour où M. de Broqueville démissionna, le gouvernement cessa de s'occuper des problèmes de l'après guerre, et qu'il voulut remettre le soin de les résoudre au Parlement et au gouvernement qui succéderait à la cessation de hostilités.

La rapidité avec laquelle les événements se précipitèrent, et, semble-t-il, des pressions socialistes, firent changer le cabinet d'attitude, dans une certaine mesure. Le 10 octobre, un Conseil de la Couronne se réunit pour prendre position devant les problèmes qui attendaient le gouvernement à son retour à Bruxelles. On peut voir les résultats de ces débats dans deux rapports au Roi de M. Cooreman, l’un sur la question linguistique, l'autre sur celle du S. U.

Après avoir insisté sur l'importance de ces (page 77) deux questions, M. Cooreman déclarait que le gouvernement n'avait pas à les régler, ni même à proposer de solution. Par contre, il devait nommer des commissions chargées de les étudier et de présenter des avant-projets. En ce qui concerne la question linguistique, M, Cooreman critiquait vivement les fransquillons et il indiquait la voie à suivre en conseillant la commission de rechercher des solutions conciliant « l'égalité de droit et de fait des langues avec le principe de l'unité nationale » dans l'organisation administrative, dans les affaires judiciaires, à l'armée et dans l’enseignement. Le système du suffrage devrait être réformé « dans le sens de l'égalité politique », et il engageait la commission à étendre le champ de ses travaux à d'autres problèmes constitutionnels. Dans les commissions, les deux tiers des places seraient réservés aux Belges de l'intérieur C'est donc à un tiers seulement que le gouvernement pourvut immédiatement.

Ces rapports présentent un grand intérêt. Le gouvernement se sentait donc tenu à prendre position devant les problèmes de l'après guerre et même, en des termes assez vagues il est vrai, à anticiper sur la tâche qui incomberait au Parlement. Il acceptait l'idée d'une réforme démocratique du S. U. Traitant la question flamande, il ouvrait des perspectives, sinon très nettes, du moins larges : une révision de toute la législation linguistique. Notons aussi qu'il critiquait les fransquillons, rejoignant ainsi les flamingants. Il est aussi important de faire remarquer la forte proportion de « Belges de l'intérieur » au sein des commissions.

En somme, le gouvernement. tout en faisant des avances, gardait l'expectative, attitude dont il faut tenir compte pour comprendre la crise de Lophem. Les catholiques conservateurs modérés, dont M. Coorentan. comprenaient qu'il fallait s'engager dans la voie des réformes, mais ne savaient pas jusqu'où il fallait aller.

Les opinions du roi Albert sur ces questions sont peu connues. Toutefois il semble bien, nous l'avons vu, que le Roi ait été (page 78) disposé à prendre en considération (nous ignorons dans quelle mesure) des projets de réforme aussi bien linguistiques que politiques. Les appréhensions qu'il exprima au sujet de ces deux questions semblent bien confirmer cette impression. Rien ne nous permet cependant de nous prononcer avec certitude sur son attitude.


Les relations entre le gouvernement du Havre et le pays n'avaient pas entièrement cessé pendant la guerre. Des représentants autorisés du pays occupé pouvaient se rendre au Havre, renseigner le gouvernement et chercher auprès de lui des directives. De son côté, celui-ci pouvait par écrit rester en contact avec l'opinion. Dès 1915, et surtout en 1917, il semble avoir demandé l’avis des Belges de l'Intérieur sur bon nombre de questions : confiance accordée au gouvernement, conditions de paix, statut international futur du pays, composition du gouvernement d'après-guerre, suffrage, question linguistique, réformes sociales.

Les réponses qu'il reçut n'ont pas été rendues publiques. Pourtant on connaît dans leurs grandes lignes les desiderata des socialistes consultés : introduction du S. U., sans précision (nous ne savons donc pas s'il s'agissait du vote à 25 ou à 21 ans), création d'une université flamande, tout en sauvegardant l'université française de Gand, certaines réformes sociales ; le parti accordait sa confiance aux ministres de gauche, et, dans la mesure où ils souscrivaient à la politique gouvernementale, au gouvernement tout entier ; il allait de soi que le gouvernement, à la cessation des hostilités. rendrait compte aux Chambres de sa gérance. Il est impossible d'apprécier dans (page 79) quelle mesure les réponses du pays influencèrent les projets du gouvernement, en particulier ceux de M. de Broqueville.

Le C. N., fondé en octobre 1914, était, nous l'avons dit, le centre de ralliement des Belges restés dans le pays. Quand la situation se faisait critique, le C. N, se mettait en rapport avec des parlementaires étrangers à l'organisation. Bien entendu, on discutait au sein du C. N, les problèmes de l'après guerre. Dans un mémorandum du 2 mars 1918, le C. N. fit savoir au gouvernement que l'opinion générale souhaitait voir un gouvernement d'union nationale se constituer après la guerre, vœu qui était commun à toutes les personnalités politiques consultées par le gouvernement en 1917.

La vie politique du pays ne s'était pas complètement éteinte pendant la guerre. C'est au plus tard au début de l'été 1918 que les partis semblent avoir discuté sérieusement les problèmes de l'après guerre. Et bien avant l'armistice, deux d'entre eux avaient leurs plans d'action.

Le 16 octobre 1918, les gauches libérales votèrent un ordre du jour, dont M. Hymans eut connaissance avant l'armistice. Le parti s'y déclarait partisan de la formation, après l'armistice, d'un gouvernement d'union nationale où la moitié des portefeuilles reviendrait aux deux partis de gauche. On s'opposait vivement l'idée que les catholiques y pourraient avoir la prépondérance. S'ils prétendaient l’avoir, il se pourrait qu'on exigeât que chaque parti eût un tiers des portefeuilles. On se prononçait catégoriquement contre la constitution d'un cabinet d'extra-parlementaires. Dans la question du suffrage, on revendiquait le S. U. pur et simple à 21 ans (à l'exclusion des femmes). Malgré certains scrupules, se prononçait pour (page 80) l'application immédiate de cette réforme, sans révision constitutionnelle. De plus, on revendiquait l'adoption de l’ « apparentement » (qui profiterait au parti).

Le 30 octobre. le conseil général du P. O. B. vota à une forte majorité une résolution en faveur de la participation du parti à un gouvernement d'union nationale « sans majorité de parti » qui serait constitué après la libération du territoire. Comme condition à leur participation. les socialistes posaient l'introduction du S. U. à 21 ans, une réforme de la représentation proportionnelle, l’abolition de l'article 310 du code pénal et quelques autres réformes.

Contrairement aux deux partis de gauche, le parti catholique n'arriva pas à rallier ses membres autour d'un programme commun. Entre le mois de mai 1918 et l’armistice, les parlementaires catholiques se réunirent plusieurs fois sans arriver à s'entendre. Il semble qu'ils se soient accordés sur la nécessité de fonder une université flamande, mais sans pouvoir préciser dans quelles formes. Quant à la question électorale, les avis étaient partagés. Le vieux Woeste s'opposait ce que le parti prît position, tandis qu'une fraction du parti se prononçait pour le S. U. à 25 ans (femmes y comprises).

Pendant la guerre. M. Lévie et ses amis avaient en contact été en contact intime avec les libéraux et les socialistes. Au début d'octobre 1918, M. Lévie réunit les trois partis en une sorte de commission pour discuter les problèmes que la retraite des Allemands allait créer. M. Woeste combattit cette commission. D’après ce que M. Lévie écrivit à M. Hymans le 17 octobre 1918, une « entente complète » aurait régné au sein de la commission. Malheureusement, rien n'indique sur quoi on s'entendait. Le 24 octobre. M. Lévie réunit tous les parlementaires du pays pour délibérer sur la situation qui allait se présenter après l'armistice. Lorsque les socialistes voulurent que l’assemblée se prononçât sur la question du S. U., (page 81) M. Woeste réussit à faire renvoyer cette question à une sous-commission chargée d'élaborer un projet de résolution. Aucune résolution n'avait été formulée au moment où les Allemands quittèrent Bruxelles.'

Pour comprendre la crise de Lophem. il est utile de se rappeler que, du début d'octobre au 11 novembre. on craignait, dans les milieux politiques et administratifs, que le départ des Allemands ne déclenchât des troubles, et qu'on discutait les mesures prendre pour y parer.

Il semble donc bien que, dès avant Lophem, le pays occupé, dans son ensemble, avait souhaité un gouvernement d'union nationale. Les partis de gauche avaient précisé leurs desiderata tant sur la composition du gouvernement que sur son programme, tandis que le parti catholique n'avait pas su faire de plan d'action. Le programme des partis de gauche correspond, grosso modo, à la solution de Lophem.


Quand, pour reprendre l'expression de M, Neuray, la paix éclata, une crise ministérielle s’était ouverte. Une grève dans quelques usines de guerre avait provoqué des dissensions au sen du gouvernement, et les deux ministres socialistes remirent, le 9 novembre, leurs lettres de démission au chef du cabinet. Ils ne se rétractèrent pas, bien que leurs collègues eussent cédé sur la question de la grève. Il n'est pas impossible que la date de leur démission coïncide avec celle des négociations de l'armistice par l’effet du hasard. Mais, croire l'influence du hasard sur les décisions de M. Vandervelde ne mène en général pas loin.

Le fait que les ministres maintinrent leur démission bien qu'ils eussent obtenu gain de cause, ne semble explicable que si M. Vandervelde avait un plan. En examinant les suites (page 82) naturelles de l’événement, on peut en voir un : d'une part, ces démissions ouvraient, de facto, une crise ministérielle ; de l'autre, elles permettaient à M. Vandervelde de reprendre en main son parti et d'en diriger la politique, deux facteurs qui constituaient un avantage tactique pour le P.O.B. Nous ne pouvons pas prouver cette hypothèse ; mais elle semble être la seule explication raisonnable de la crise ministérielle du 9 novembre. Le 11 novembre au matin, M. Vandervelde partit pour Bruxelles ; en d'autres termes, il ne participa pas aux premières négociations de Lophem.

Le 10 novembre, des émeutes éclatèrent à Bruxelles parmi les troupes allemandes. Les émeutiers cherchèrent à entrer contact avec des Belges de gauche, mais leurs avances furent catégoriquement repoussées. Cependant, les milieux responsables belges s'inquiétaient de ce qui pouvait arriver. A l'issue d'une réunion de diverses personnalités politiques. il fut décidé, sur la proposition de M. Francqui et du ministre d'Espagne. que Ie consul d'Espagne. M. Saura, et M. P.-E. Janson tâcheraient d'aller trouver le Roi et ses ministres à Lophem pour les mettre au courant. De son chef, M. Janson décida d'exposer aussi la situation politique.

En chemin, ils furent rejoints par le chef socialiste de Gand, M. Anseele, et, le 11 novembre, ils arrivèrent à Lophem. Tout d’abord MM. Janson et Saura firent connaître au Roi et à M. Cooreman la situation à Bruxelles - sans les inquiéter sérieusement. Sur quoi M. Janson exposa les vues des libéraux (page 83) et, dans une certaine mesure, celles des catholiques sur la situation politique, et M, Anseele, celles des socialistes, en s'appuyant sur l'ordre du jour du 30 octobre. Sans doute M. Anseele se prononça-t-il aussi pour la création d'une université flamande.

Après avoir entendu ces exposes, le Roi chargea M. Janson d'appeler à Lophem pour le 14 novembre un certain nombre de personnalités politiques appartenant aux trois partis. MM. Janson et Anseele proposèrent au Roi certains noms en plus de ceux qu’il avait choisis.' Que l'on ait parlé aussi d'un remaniement du cabinet reste incertain. A leur retour de Lophem, aussi bien M. Janson que M. Anscele se dirent satisfaits de leurs entretiens avec le Roi, d'où il est permis de conclure qu'ils rentraient avec l'espoir de voir triompher leurs idées.

Le même jour, le 11 novembre, le conseil général du p. O. B. fit une proclamation à la population de Bruxelles, dans laquelle, après un appel au calme, il revendiquait l’introduction du S.U. pur et simple à 21 ans, et l'abolition de l'article 310 du code pénal.

Le 13 novembre. le Roi fit son entrée solennelle à Gand. C'est là que lui et les ministres rencontrèrent M. Francqui. Nous ignorons ce que celui-ci leur dit. Le soir même, les ministres décidèrent de démissionner et firent immédiatement connaître leur intention au Roi. Ils ne remirent leur lettre de démission que Ie 17 novembre.

Nous nous trouvons ici devant un épisode très important, mais mystérieux, de Lophem. La démission du gouvernement après son retour au pays était chose décidée depuis longtemps. Mais pourquoi le cabinet démissionna-t-il avant de s’être présenté aux Chambre ?

Par deux fois, M. Cooreman s'est expliqué sur ce point : d'abord dans une déclaration gouvernementale qu'il fit au Parlement le 22 novembre 1918, puis dans un article déjà cité. Les (page 84) deux documents s'accordent pour souligner qu'il n'existait de conflit, ni entre la Couronne et le gouvernement, ni entre les membres du gouvernement, ni entre les ministres et le Parlement mais que « les ministres jugeaient qu'il convenait qu'un gouvernement qui avait joui de pouvoirs si exceptionnels démissionnât à la veille du jour où le régime parlementaire allait reprendre son fonctionnement normal. » Selon la déclaration gouvernementale, le gouvernement « crut de son devoir de permettre au Roi d'adapter la composition du Cabinet aux opportunités de l'heure actuelle », et trouva « opportun de mettre le Roi en mesure de reconstituer le Cabinet ce y appelant des personnalités … demeurées au pays » ; dans I 'article, M. Cooreman ajoute que les ministres jugeaient « opportun que le ministère fût reconstitué en bonne partie » par de telles personnalités. Dans son article, mais pas dans la déclaration, il souligne que les ministres voulaient » faciliter la tâche du Souverain et dégager complètement le terrain des consultations », et aussi que, par égard pour l'autorité du gouvernement aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, il était important que l'inévitable remaniement du cabinet se fît aussi tôt que possible.

Les ministres n'étaient pas unanimes à vouloir démissionner avant de s'être présentés au Parlement. Certains catholiques s'y opposaient, mais ils s'inclinèrent devant la volonté des « autorités responsables », expression qui ne peut désigner que le Roi et le Premier ministre. Notons cependant que le Roi a affirmé que le gouvernement avait démissionné spontanément

L'idée de M. Cooreman qu'il était souhaitable à tout point de vue que le remaniement se fît le plus possible peut se défendre. Mais il n'en découle pas que le gouvernement pût se dispenser de se présenter devant le Parlement qui allait se réunir une semaine plus tard. M. Cooreman, dans son article, ne donne pas l'impression d'avoir considéré le 11 novembre sa démission (page 85) comme immédiate. Il semble évident qu'entre le 1 1 et le 13 la majorité des ministres se convainquit, pour une raison ou pour une autre, qu'il était temps de quitter la place. Nous ignorons le facteur décisif. Plusieurs explications possibles se présentent.

Le cabinet démissionna après avoir rencontré M. Francqui ; il n'est pas exclu que celui-ci ait préconisé un remaniement immédiat. Il se peut que les ministres de gauche aient pris l'initiative et qu'ils aient gagné M. Cooreman ainsi que d'autres catholiques à leur idée (en tout cas M. Renkin, puisqu'il fit partie du nouveau cabinet). Il n'est pas impossible que le tour révolutionnaire que prenaient les événements dans d'autres pays ait contribué à persuader la majorité du gouvernement qu'il était salutaire de former sans retard un gouvernement d'union nationale correspondant mieux aux vœux du pays.

Le 14 novembre, le Roi reçut des personnalités politiques appartenant aux trois grands partis. Les unes avaient déjà un nom avant la guerre, les autres avaient gagné leurs galons sous l'occupation.Notons que M. Woeste n'avait pas été convié et que, parmi les catholiques, on remarquait au nombre des nouveaux venus MM. Delacroix et Jaspar. Les interlocuteurs du Roi firent tous valoir l'opportunité de constituer un gouvernement d'union nationale comprenant des représentants du pays occupé. Quant à la question du programme, tout le monde était d'accord pour préconiser des réformes dans le mode de suffrage, dans la législation linguistique et dans la politique social, mais des « divergences nuancées » apparurent dès qu'il s'agit des modalités. Il est raisonnable de croire que chacun défendit les opinions de son parti (dont nous avons parlé plus haut).

Au (page 86) cours de ces conversations, il fut aussi question de savoir qui serait Premier ministre. On proposa - nous Ignorons qui - le nom de M. Delacroix. C'était un avocat en renom, catholique, mais sans passé politique ; il s'était fait remarquer par son activité au C. N. D'après certains' il était le candidat de M. Francqui. D'ailleurs, dès avant la guerre, le grand Beernaert l'avait désigné comme coming man. Le fait qu'il était peu engagé politiquement parlait en sa faveur au moment où l'on cherchait un chef qui convînt à un gouvernement d'union nationale. Le jour même, il fut chargé de constituer le nouveau ministère.

Le 14 novembre, M. Vandervelde fit savoir dans un discours à la Maison du peuple que le Roi allait accorder au peuple le S. U. (voulant dire sans doute le S. U pur et simple à 21 ans). A la même date, le Flambeau écrivait que le peuple aurait « certains droits » qu’il n'avait pas eus avant la guerre, allusion sans doute au S. U. Le 15 au plus tard, peut-être avant, les syndicats chrétiens revendiquèrent l'égalité en matière de suffrage et de langues, dépassant ainsi (dans la première question) l'opinion des catholiques conservateurs.

Le 15 novembre, M. Delacroix eut une conversation importante avec le chef du parti libéral, M. Hymans. Il offrit à ce dernier le portefeuille des affaires étrangères. et discuta avec lui les problèmes que soulevait la constitution du ministère. M. Hymans lui conseilla de maintenir au gouvernement M. Renkin qui avait une grande influence dans son parti, de confier le ministère des affaires économiques à M. Jaspar, qui n'avait pas de passé politique mais qui avait acquis une bonne réputation pendant la guerre, et de prendre le titre de Premier ministre. M. Delacroix et M. Hymans approuvaient tous les deux les candidatures socialistes au gouvernement (celles de M.M. Vandervelde, Anseele et J. Wauters).

Quant à la question suffrage, (page 87) M. Delacroix proposa le S. U. pur et simple à 21 ans. M. Hymans se réserva, en vue de consulter ses amis MM. Max et Vauthier. Avec leur consentement, il se rallia à la proposition de M. Delacroix. M. Delacroix et M. Hymans tombèrent d'accord sur la nécessité de créer une université flamande à Gand, sans supprimer l‘université française. Enfin, ils discutèrent les grandes lignes de la politique extérieure future de la Belgique.

Au cours des jours qui suivirent, les candidats ministres eurent de nombreuses entrevues, Le 20 novembre seulement, c’est-à-dire après s'être mis d'accord avec M. Hymans, M. Delacroix alla trouver le chef catholique, M. Woeste. Celui-ci approuva la candidature de M. Delacroix au poste de Premier ministre, mais se réserva au sujet de celle de M. Vandervelde au ministère de la justice. Il eut la même attitude devant le projet électoral du gouvernement, soulignant en particulier combien il était important que le droit de vote fût accordé aux femmes. Il présenta aussi des objections au projet linguistique du gouvernement ; personnellement, il lui semblait suffisant de créer des cours flamands à l'université française. M. Woeste, à en juger d'après ses Mémoires, était fort mécontent de M. Delacroix qui lui avait donné l'impression d'agir dans la crainte d'une révolution.

Le 18, le Conseil général du P. O.B. se réunit et se prononça par une majorité de 33 voix contre 3 (et 3 abstentions) pour l’entrée au gouvernement de MM. Vandervelde, Anseele et J, Wauters.

Le 20 novembre. le gouvernement était à peu près constitué. Jusqu'à la dernière minute, M. Delacroix rencontra des difficultés dans la distribution des portefeuilles. Mais, le 21 novembre, la liste des nouveaux ministres put être publiée. Elle comprenait 6 catholiques, 3 libéraux et 3 socialistes, et les portefeuilles (page 88) étalent répartis comme suit : M. Delacroix Premier ministre et à la finance, M. de Broqueville à l'intérieur, M, Jaspar aux affaires économiques, M. Harmignie aux sciences et arts, M Ruzette à l'agriculture, M. Renkin aux chemins de fer, tous catholiques, M. Hymans aux affaires étrangères, M. Masson à la guerre, M. Franck aux colonies, tous trois libéraux, M. Vandervelde à la justice, M. Wauters à l'industrie, au travail et au ravitaillement, et enfin M. Anseele aux tTravaux publics, tous trois socialistes.

Le 22 novembre, le Parlement se réunit pour accueillir le Roi. Avant l'arrivée de celui-ci, M. Cooreman rendit compte de sa gestion, au nom du gouvernement du Havre, et la proposa à l'examen et au jugement du Parlement, Son discours fut accueuillii par des applaudissements mais ne provoqua pas d'autre réaction dans les Chambres ; les ouvrages consacrés à Lophem se taisent à ce sujet. Il y a lieu de retenir le ministère du Havre ne disparut pas dans un silence total : il donna au Parlement, mais sans que celui-ci en profitât, l'occasion de se prononcer.

Après le discours de M. Cooreman. le Roi entra dans la salle et, dans un discours du Trône, il commença par exposer ce qui s'était passé après le 4 et continua en esquissant le programme du gouvernement : trêve scolaire, S.U. pur et simple pour les hommes à 21 ans, création des assises d'une université flamande à Gand, prohibition partielle, abolition de l'article 310 du code pénal, quelques autres réformes sociales, et, enfin. mesures nécessaires à la reconstruction du pays. Pour terminer, le Roi déclara que la Belgique se considérait « affranchie de la neutralité. » la Chambre et le Sénat nommèrent chacun une commission chargée d'élaborer une adresse au Roi.


Malgré le caractère fragmentaire de ce qui précède, malgré les nombreuses questions qui restent sans réponse, il nous semble(page 89) possible de saisir le sens général des événements de Lophem, et, par là, d'apprécier la valeur des critiques dont ils ont fait l'objet. Lophem n'était pas un coup d' Etat ; ce n'était pas même une surprise. De toutes ces réformes, pas une qui n'eût été à l'ordre du jour depuis longtemps et qui n'eût de nombreux partisans dans le peuple belge.

Les problèmes essentiels qui trouvèrent leur solution à Lophem étaient ceux du suffrage et de l'université flamande. Tous deux avaient préoccupé l'opinion pendant des années et, en 1914, on était près de les résoudre, sans aller, il est vrai, aussi loin qu'on le fit à Lophem, mais dans le même sens. La guerre n'interrompit pas la marche des idées.

Sous l'influence de la politique allemande, le gouvernement du Havre acquit la conviction qu'il fallait donner une solution assez radicale à la question linguistique. Il ne faisait pas mystère de son opinion : tout au contraire, il avait promis publiquement une université flamande aux Flamands. On ne saurait considérer la formule du discours du Trône à ce sujet comme plus radicale que celle des Rapports au Roi.

La question du S. U. était plus compliquée. Les efforts de M. de Broqueville pour trouver une solution acceptable du point vue catholique ayant échoué devant l'opposition des catholiques conservateurs, le gouvernement de guerre n'avait rien à offrir au pays en rentrant. Il semble bien que, sur ce point, le front de l'Intérieur ait pris la direction. Les partis de gauche avaient de bonne heure fait un programme (celui qui allait se réaliser à Lophem), et essayaient de l’imposer. Les catholiques. au contraire. étaient irrémédiablement divisés (sauf sur la question du suffrage féminin). Bien qu'on ne puisse pas suivre en détail les négociations de Lophem. on n'est guère surpris de ce que les partis de gauche l'aient emporté sur les catholiques, surtout lorsqu'ils avaient l'appui de certains catholiques. Il est bien possible que la crainte de complications intérieures ait retenu les catholiques conservateurs de faire une politique d'opposition.

Quant la constitution d'un gouvernement (page 90) nationale, elle avait été préconisée par toutes les personnalités politiques consultées, indépendamment de leur couleur politique. Que sa composition - à savoir que la minorité parlementaire avait la moitié des portefeuilles - ait été contraire aux Intérêts catholiques est un fait qui peut s'expliquer par l'action des partis de gauche qui, de bonne heure, avaient posé cette répartition des portefeuilles comme condition sine qua non à leur participation. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que les négociations de Lophem furent menées par des personnalités libérales et socialistes particulièrement qualifiées, mais que ce ne fut pas le cas pour les catholiques. Les négociateurs catholiques principaux, MM. Delacroix et Jaspar, étaient des nouveaux venus et M. Woeste ne fut consulté qu'après coup. Le parti catholique comme tel ne s'était pas engagé ; M. Delacroix lui-même devait le reconnaître plus tard. En somme. la paix surprit le parti en pleine désorganisation, peut-être parce que la plupart de ses chefs les plus écoutés avaient passé la guerre au Havre.

Quant au rôle du Roi, il nous semble difficile d'imaginer une autre attitude que celle qu’il prit. Un gouvernement catholique de combat eût été absurde : et, et dehors de cela, il ne restait à choisir qu'entre deux choses : un gouvernement d'extra-parlementaires qui n'eût eu la confiance de personne, pas même celle des catholiques, ou le gouvernement de l.ophem dont la composition et le programme correspondaient aux vœux des partis de gauche et d'un certain nombre de catholiques.

La crise de Lophem fut une grande victoire les partis de gauche, qu’ils durent à leur esprit de décision et à leur habileté, au désarroi et aux fautes des catholiques. et aussi à la situation générale. Il semble superflu de chercher d'autres explications.