(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 291) De nouveau, la question linguistique avait provoqué une crise, Elle était cette fois-ci particulièrement grave, car le problème était si simple : pour ou contre le Dr Martens, qu'il n'était guère possible de trouver un compromis. Les libéraux avaient brûlé leurs vaisseaux par la déclaration du 8 février. Réunis à Anvers quatre jours plus tard, les chefs flamands, dont MM. van Cauwelaert et Huysmans, firent de même, en lançant un manifeste qui s'opposait d'une façon absolue à la démission du Dr Martens, déclarait que sa nomination était un « fait flamand » qui ne concernait pas les Wallons et que ceux-ci ne pouvaient pas même comprendre, et ajoutait que les Wallons n'avaient pas à se mêler des affaires culturelles des Flamands, pas plus que les Flamands ne pensaient se mêler de celles des Wallons.
Si le « manifeste d'Anvers » fit, au nom de l'autonomie culturelle, du Dr Martens le symbole des aspirations flamandes, aux yeux des libéraux et de bien des non-Flamands des autres partis, sa nomination était la glorification de la trahison, et sa démission s'imposait pour des raisons de moralité publique.
Puisque libéraux et Flamands avaient engagé à fond à la fois leurs sentiments et leur prestige dans l'affaire Martens, il allait être impossible à un gouvernement quelconque de ne pas prendre position, et, ce faisant, de repousser, soit les libéraux, soit les (page 292) Flamands catholiques et socialistes. Par là, les possibilités de former une nouvelle tripartite étaient à peu près nulles. De ce point de vue, une bipartite catholico-socialiste était la seule alternative gouvernementale. Mais, nous l'avons déjà dit, la constellation parlementaire nécessitait une coalition à trois, et celle-ci s'imposait d'autant plus que catholiques et socialistes avaient des vues opposées au sujet des problèmes économiques et financiers de l'heure.
Le Roi tâcha tout d'abord d'écarter le problème Martens. En effet, le 10 février, un communiqué officiel fit savoir qu'il avait chargé M. Spaak de rechercher avec d'autres personnalités une solution à l'affaire Martens, ce qui de toute évidence signifiait que le Roi voulait voir le gouvernement Spaak continuer. Comme c'était à prévoir, M. Spaak échoua : dès le 11, il se récusa.
Après les consultations coutumières, le Souverain s'adressa, le 12, à M. H. Jaspar, choix plutôt étonnant puisque celui-ci avait quitté la vie politique en 1936 et que, de plus, il était mal vu des socialistes et de bien des catholiques. Le choix du Roi s'explique probablement par le fait que le formateur n'avait été mêlé en aucune façon à l'affaire Martens, et par la circonstance qu'il était l'un des intimes du Roi.
Comme il allait le faire savoir à la presse le 13, M. Jaspar voulait, en dehors de toute ingérence des partis former un gouvernement fort, composé de ministres : lui-même, 5 techniciens et 5 parlementaires. dont 2 catholiques, et 2 socialistes. Ces derniers détiendraient les ministères « particulièrement politiques » : affaires étrangères, intérieur, justice, travail-prévoyance sociale et instruction publique. Ce plan, qui avait certainement l'approbation att Roi, échoua immédiatement car le P.O.B. refusa d'y adhérer ; les socialistes avaient sans (page 293) doute vu en M. Jaspar l'homme de la déflation. Dès le 13, celui-ci renonça à sa mission. Son échec prouva qu'un gouvernement fort, à majorité extra-parlementaire, avait peu de chances de gagner la confiance des partis.
Lorsque le Roi fit appel à M. Pierlot, le 14, celui-ci fit savoir immédiatement aux journalistes qu'il essayerait de former une nouvelle tripartite. Puisque l'affaire Martens était ce qui séparait les partis, M. Pierlot essaya, comme il le fit savoir aux journalistes le 5 et le 16, de persuader aux chefs politiques - il ne consulta pas les groupes - de considérer It nomination du Dr Martens comme une chose accomplie Mais les libéraux refusèrent d'entrer dans un gouvernement qui ne fit pas démissionner l'académicien. Ils devaient rester fidèles à cette décision.
Comme il le dit aux journalistes le 16, M. Pierlot fut donc obligé de songer à une coalition catholico-socialiste. Ces deux partis ne s'opposaient pas entre eux au sujet du Dr Martens, Mais d'autres facteurs étaient défavorables à leur alliance. Si, comme le montra un ordre du jour du Bureau du P.O.B. du 16, celui-ci n'y voyait pas d'obstacle, les catholiques ne voulaient pas s'y prêter, d'après ce que M. Pierlot communiqua à la presse le 16. Sans doute les catholiques avaient-ils avant tout deux motifs : l'un, que les conservateurs s'opposaient aux idées économiques des démocrates et du P.O.B., l'autre, qu'ils ne voulaient pas – pensant aux électeurs - se compromettre aux yeux de la bourgeoisie en collaborant avec le P.O.B. et donner ainsi aux libéraux du vent dans les voiles. Jusqu'au bout, ils s'efforcèrent, quoique en vain, d'entraîner les libéraux.
Finalement, M. Pierlot réussit persuader aux catholiques de faire partie d'un gouvernement bipartite. Le 21, il put faire connaître la composition de celui-ci : M. Pierlot, Premier ministre, M. De Schryver à la justice, M. Soudan aux affaires étrangères, M. Marck aux communications et aux travaux publics, (page 294) M. Eekelers à l'intérieur et à la santé publique, M. Watlters au travail et à la prévoyance sociale, M. Gutt aux finances, M. Richard à l'agriculture, aux affaires économiques et aux classes moyennes. M. Blancquaert à l'instruction publique, M. Heenen (fonctionnaire, nommé le 22 seulement) aux colonies et enfin le général Denis à la défense nationale.
Il y avait donc 5 extra-parlementaires sur ministres (contre 6 dans la combinaison Jaspar). Des 6 parlementaires, MM. Pierlot, De Schryver et Marck étaient catholiques, MM. Soudan, Wauters et Eekelers socialistes ; les deux premiers étaient conservateurs, les autres démocrates. Cette prépondérance démocratique parmi les ministres politiques était compensée par les extra-parlementaires. Par les noms et les ministères de MM. Gutt et Richard, financiers, M. Pierlot voulait sans doute satisfaire l'opinion bourgeoise. La présence de ministres non-politiques rend impossible de préciser en chiffres le dosage linguistique. Toujours est-il que le ministère Pierlot signifiait un pas vers les Flamands : M. Eekelers avait signé le manifeste d'Anvers et le ministre de l'instruction publique préconisait le dédoublement de son ministère, tandis qu'il n'y avait pas de Wallon marquant. Que M. Pierlot ait rencontré des difficultés considérables en formant son cabinet semble ressortir du fait que, seuls, deux ministres avaient appartenu au gouvernement précédent.
Le nouveau ministère présente deux traits particulièrement intéressants. D'une part, une déclaration de M. Pierlot à la presse, le 21 février, prouve que les ministres n'avaient pas à ce moment-là arrêté de programme ; d'autre part, le Premier ministre fit savoir qu'il n'allait pas demander un vote de confiance en conclusion du débat sur la déclaration gouvernementale. Les parlementaires réservèrent à ce dessein un accueil tel que M. Pierlot se vit obligé, dès le 22, de la préciser : le gouvernement allait faire procéder à un vote mais se contenterait de l'ordre (page 295) du jour pur et simple. Ces déclarations montraient bien que le gouvernement se considérait lui-même comme exceptionnellement faible et n'était pas sûr de survivre à sa première rencontre avec les Chambres.
Le 23, le cabinet présenta son programme. L'affaire Martens fut passée sous silence, mais le gouvernement promit l'autonomie culturelle, entre autres sous forme d'une réorganisation du ministère de l'instruction publique. Il fit prévoir une politique de déflation, comportant notamment la réduction de 5 p. c. des salaires, traitements et pensions de l'Etat. Il se prononça pour la réforme de l'Etat, entre autres par le renforcement de l'autorité de l'exécutif. Le ministère fut accueilli froidement par la Chambre. Certains nouveaux chefs d'accusation contre le Dr Martens ayant été présentés, le Premier ministre dut promettre d'ouvrir une enquête. La démission du docteur fut néanmoins réclamée non seulement par les libéraux. mais aussi par des catholiques et des socialistes non-flamands. Mais plus importante encore était une sévère critique socialiste à l'adresse du programme économique et financier. Toutefois, le P.O.B. ne voulait pas renverser le gouvernement, et M. Spaak fit comprendre que le parti était prêt à de nouvelles négociations à l'amiable. Mais la réponse sans souplesse du Premier ministre rendit la situation critique. Alors M, Carton de Wiart la sauva en proposant l'ajournement du débat. proposition qui fut votée.
Les jours qui suivirent furent consacrés à des pourparlers entre les partis gouvernementaux au sujet de la politique économique et financière, mais ceux-ci n'arrivèrent pas à s'entendre. (page 296) Le 27 février, un communiqué officiel fit savoir que les ministres socialistes estimaient ne pouvoir continuer leur collaboration au gouvernement et que dans ces conditions le gouvernement avait remis sa démission au Roi.
La brève expérience Pierlot montra que si l'affaire Martens excluait une tripartite, les questions économiques et financières rendaient impossible une coalition catholico-socialiste. Le problème gouvernemental aurait donc semblé insoluble, s'il n'y avait pas eu un fait nouveau : la proposition de M. Pierlot de réexaminer le cas Martens. Les libéraux allaient-ils l'accepter et participer à une tripartite, qui, elle, pourrait plus facilement aboutir à un accord au sujet de la politique économique et financière ? Si non, il n'y aurait plus qu'à dissoudre les Chambres.
Au cours d'une semaine, les négociations entre les partis allaient tourner autour de la proposition de M. Pierlot. Le 28 février, le Roi chargea le socialiste Soudan de former le nouveau gouvernement. Le formateur essaya de rendre possible la participation libérale en proposant de renvoyer l'affaire Martens à une commission de magistrats. Mais, le 3 mars, les gauches libérales firent connaître « l'impossibilité pour le parti libéral d'adhérer à cette formule », sur quoi M. Soudan renonça à sa tâche. Alors, le Roi fit appel à M. Max, chef du groupe libéral de la Chambre, qui se récusa immédiatement.
La dissolution sembla donc inévitable. Mais vu la nature de l'affaire Martens, la situation économique et financière et, enfin, les avantages dont jouiraient les libéraux au cours d'une campagne électorale, catholiques et socialistes désiraient éviter de nouvelles élections. Sous I’égide de MM. Pierlot et Soudan, des négociations s'engagèrent vue de la constitution d’un nouveau cabinet catholico-socialiste. Mais les divergences de vues entre socialistes et conservateurs s'avérèrent trop puissantes. Les pourparlers n'aboutirent pas, et, le 6 mars, le Souverain signa le décret de dissolution que lui avait soumis (page 297) le gouvernement Pierlot démissionnaire, et, en même temps, il chargea celui-ci d'expédier les affaires courantes.
Il était déjà arrivé après 1918 que le Parlement fût dissous avant terme, mais jamais dans une situation aussi grave : les partis s'étaient montrés incapables de constituer un gouvernement ; plus grave était le fait que la dissolution fût nécessitée par l'affaire Martens, car elle était si intimement liée à l'autonomie culturelle que la campagne électorale menaçait de porter sur les rapports entre les deux peuples de la Belgique, et de mettre en question la structure politique même du pays.
En effet, la campagne électorale de 1939 porta en partie sur l'affaire Martens, plus précisément sur la question de savoir quel parti et quelles personnalités étaient responsables de la nomination. Mais le débat sur la structure politique du pays n'eut guère d'envergure : sans doute l'occupation de la Tchécoslovaquie fit-elle réfléchir. Les problèmes économiques et financiers passèrent au premier plan, opposant les catholiques et les libéraux aux socialistes. Enfin, tous les trois grands partis furent d'accord pour souhaiter un gouvernement plus fort et plus stable.
Des élections du 2 avril 1939, les libéraux sortirent vainqueurs, ayant gagné 10 mandats à la Chambre en passant de 23 à 33. Ce succès, ils le devaient sans doute à leur attitude dans l'affaire Martens et la campagne électorale de M. Devèze qui, entre autres, préconisait la paix scolaire définitive. Les catholiques regagnèrent 10 des mandats qu'ils avaient perdus en 1936 et eurent ainsi 73 sièges à la Chambre. Le P.O.B. subit un échec assez grave : ses mandataires ne rentrèrent qu'au nombre de 64, le parti ayant perdu 6 mandats et, qui plus est, la majorité relative. Les communistes gardèrent le statu quo : 9 sièges. Les nationalistes flamands eurent moins de succès qu'on ne l'avait (page 298) en général prévu : ils ne firent que passer de 16 à 17. Pour Rex, ce fut une catastrophe : il n'eut plus que 4 représentants. Enfin, 2 indépendants entrèrent à la Chambre. Les résultats des élections du Sénat allèrent dans le même sens, mais, pour une raison d'ordre technique, de façon moins prononcée : 62 catholiques, 25 libéraux, 61 socialistes, 12 nationalistes flamands, 4 rexistes et 3 communistes.
Somme toute, les élections de 1939 rétablirent la constellation politique de 1919 à 1936 : les catholiques avaient la majorité relative et, en coalition avec les libéraux, la majorité absolue. Cette majorité était toutefois faible : 106 voix contre 96, et un déplacement de 6 voix suffisait à pencher la balance de l'autre côté.
Un facteur d'importance primordiale pour le problème gouvernemental fut que le Dr Martens démissionna de l' Académie le jour même des élections.
A priori, deux coalitions possibles s'offraient naturellement : une bipartite catholico-libérale et une tripartite. Si les questions économiques et financières étaient en faveur de la première solution, aussi bien la faiblesse numérique de cette coalition que les difficultés qu'avaient ces deux partis à s'entendre sur un programme linguistique, s'y opposaient. De plus, des raisons importantes pouvaient être invoquées en faveur de la tripartite : la nécessité d'un redressement économique et budgétaire et la situation internationale. En effet, des personnalités représentatives des trois partis avaient préconisé la formation d'une coalition à trois, à condition de pouvoir s'entendre sur les questions économique et financière. Dès le lendemain des élections, des porte-paroles des trois partis recommandèrent un ministère d'union nationale ; toutefois, certains catholiques et libéraux conservateurs exprimaient leurs sympathies pour la bipartite, tandis que certains socialistes tiraient de la défaite électorale la conclusion que le P.O.B. devait faire une cure d'opposition.
Le Roi fit ses consultations les 4 et 5 avril, puis chargea (page 299) M. Pierlot, comme celui-ci allait le dire aux journalistes le 5, de se « renseigner sur les conditions dans lesquelles pourrait se former un nouveau gouvernement. » En d'autres termes, il s'agissait d'une mission d'informateur, non de formateur. Mais, en général, les journaux croyaient que le Roi allait le charger aussi de la seconde tâche. Le même jour, M. Pierlot déclara à la presse qu'il allait examiner les possibilités de former un gouvernement à trois. Dans ce but, il se mit en rapport avec des personnalités représentatives des trois partis pour discuter les questions de programme, en particulier ce qui touchait à la situation économique et financière.
Le 12 avril, le Roi prit une initiative sensationnelle : il réunit chez lui des personnalités politiques et des experts économiques pour leur exposer, comme M. Pierlot le fit savoir à la presse le jour même, « certains principes » qui devraient « être à la base du programme du nouveau gouvernement. » On connaît aujourd'hui en partie ce que le Roi dit alors. Il insista sur « le principe d'une rigoureuse séparation des pouvoirs », entendant par là, entre autres, que « le pouvoir exécutif appartient au Roi (article 29 de la Constitution) qui nomme et révoque ses ministres (article 65) seuls responsables devant le Parlement (article 63). » Par là, le Souverain entendait sans doute qu'il lui appartenait, à lui, et non aux groupes, de choisir les ministres. Il poursuivait : « La première condition qui s'impose, celle dont dépend, je n'hésite pas à l'affirmer, le sort même de notre régime, c'est la restauration, dans toute son indépendance et dans toute sa capacité d'action, d'un pouvoir exécutif vraiment responsable, c'est-à-dire formé d'hommes qui puissent assurer le gouvernement du pays pendant toute une législature si possible, sans se trouver entravés dans leur action par des mots d'ordre de partis, par des décisions de groupes et de sous-groupes politiques on par des préoccupations électorales. » (Note de bas de page : Nous analyserons plus longuement l’intervention royale infra, p. 324.)
(page 300) Le Roi souhaitait donc que le formateur constituât, sans l'ingérence des groupes, un gouvernement fort et stable. Le même jour, le 12, il en chargea M. Pierlot.
Celui-ci se mit à l'œuvre, et, d'après ce qu'il dit à la presse, il put terminer dès le 14 avril ses négociations au sujet du programme. Il passa à la composition du ministère. Mais là, une grosse difficulté surgit. Les socialistes qu'il pressentit subordonnèrent leur acceptation à l'autorisation du congrès de leur parti (se conformant en cela à la décision du Conseil général du 7 avril de n'appuyer aucun gouvernement « sans l'approbation formelle d'un congrès du P. O. B »). Mais. obéissant aux directives royales, M. Pierlot déclara le 15 aux journalistes qu'il ne pouvait souscrire à cette condition pour des raisons d'ordre constitutionnel, et qu'il allait donc, d'accord avec le groupe catholique et le groupe libéral former, non une tripartite, mais un gouvernement catholico-libéral.
Le 16, le formateur se mit au travail, mais il se heurta à de nouveaux obstacles. De nombreux libéraux n'étaient pas enclins à conclure une alliance avec les seuls catholiques (dont la grande majorité était flamande), et aussi bien libéraux que catholiques démocrates souhaitaient de toute façon la participation du P.O.B. M. Pierlot reprit alors ses négociations avec les socialistes.
Le 17 avril, à midi vingt, il put communiquer à la presse une liste des ministres qui comprenait 5 catholiques, 5 socialistes, 3 libéraux et 3 techniciens : M. Pierlot Premier ministre, M. Marck aux communications, aux P.T. T. et à l'I.N.R., M. Sap aux affaires économiques et aux classes moyennes, M. d'Aspremont-Lynden à l'agriculture, M. De Vleeschauwer aux colonies, M. Soudan à la justice, M. Wauters au travail et à la prévoyance sociale, M. Piérard à la résorption du chômage, M. Eekelers à la santé publique, M. Devèze à l'intérieur, M. Vanderpoorten aux travaux publics. M. Duesberg à l'instruction publique, M. Gutt aux finances, le général Denis à la défense nationale, et, enfin, M. Janson ministre sans portefeuille. Pierlot avait offert les affaires étrangères à M. Spaak, mais (page 301) celui-ci, comme M. Piérard, attendait le congrès socialiste pour donner sa réponse définitive. Les autres nouveaux ministres prêtèrent serment immédiatement après que M. Pierlot eut communiqué la liste.
Puisque deux futurs ministres n'avaient pas prêté serment, le ministère n'était pas tout à fait constitué quand M. Pierlot parlait aux journalistes ; cela comportait aussi que M. Pierlot n'avait pas pu réaliser complètement le vœu royal. Quelques heures plus tard, la combinaison de M. Pierlot s'effondra. Malgré les conseils de M. Spaak, le congrès socialiste du 17 avril se prononça, par 311.000 voix contre 249,000, contre la participation au gouvernement. Il semble bien que cette attitude était dictée par la défaite électorale et par l'amertume que la campagne des deux autres partis contre le P.O.B. avait créée. Le même jour, les ministres socialistes se retirèrent, et MM. Spaak et Piérard refusèrent les portefeuilles que M. Pierlot leur avait offerts.
Ainsi, il ne restait qu'à former une bipartite catholico-libérale. Après avoir conféré avec le Roi le 17 au soir, M. Pierlot s'y consacra. Il aboutit rapidement, sans doute parce que tout le monde comprenait qu'il fallait un gouvernement, et parce que M. Pierlot gardait le programme élaboré en vue de la tripartite.
Dès le 18 avril, le formateur put publier sa liste des ministres définitive : M. Pierlot Premier ministre et aux affaires étrangères, M. Devèze à l'intérieur, M. Vanderpoorten aux travaux publics et à la résorption du chômage, M. Marck aux communications, aux P.T.T, et à l'I.N.R., M. Sap aux affaires économiques et aux classes moyennes, M. d'Aspremont-Lynden à l'agriculture. M. De Vleeschauwer aux colonies, M. M.-H. Jaspar à la santé publique, M. Janson à la justice, M. Delfosse au travail et la prévoyance sociale, M. Duesberg à l'Instruction (page 302) publique, M. Gutt aux finances et le général Denis à la défense nationale.
Le cabinet comprenait donc 6 catholiques (MM. Pierlot, Marck, Sap, d'Aspremontp-Lynden, De Vleeschauwer et Delfosse), 4 libéraux (MM. Devèze, Vanderpoorten, Jaspar et Janson) et 3 techniciens (MM. (Gutt, Duesberg et le général Denis, dont le premier était sans-parti, le second de sympathies catholiques et le troisième de tendance libérale). La majorité du gouvernement était conservatrice ; seuls MM. Marck et Delfosse, pour les catholiques, et MM. Jaspar et Vanderpoorten, pour les libéraux, étaient démocrates. Le dosage linguistique se distinguait beaucoup de celui du cabinet précédent : il n'y avait que 4 Flamands flamingants, à savoir MM. Sap, Marck, De Vleeschauwer et Vanderpoorten, tandis qu'il y avait deux ministres nettement wallons, MM. d'Aspremont-Lynden et Delfosse ; les autres membres du ministère était plus ou moins Bruxellois. Notons enfin que deux des portefeuilles les plus importants, ceux des finances et de l'instruction publique, étaient aux mains des techniciens ; le dernier en particulier avait un intérêt tout particulier, puisqu'on allait réorganiser le ministère.
Le trait saillant de la déclaration gouvernementale du 25 avril fut que le gouvernement y demandait des pouvoirs spéciaux très étendus, visant, non seulement les problèmes économiques et financiers, mais aussi la défense nationale et d'autres questions urgentes. Le cabinet promit la réorganisation de l'instruction publique, « compte tenu de l'existence de deux cultures dans le pays. » Mentionnons enfin que les ministres déclarèrent vouloir « restaurer le pouvoir exécutif dans la plénitude de sa mission. »
Le Parlement réserva un accueil sinon cordial tout au moins bienveillant au gouvernement ; sans doute la situation internationale y était-elle pour beaucoup. Mais, ni catholiques démocrates, ni libéraux ne cachaient que leurs préférences allaient à une tripartite, et qu'ils espéraient en voir la formation si la situation internationale s'aggravait. Les socialistes faisaient preuve d'une grande modération, ce qui s'explique certainement par le fait qu'ils avaient approuvé le programme avant la (page 303 formation du cabinet. Si le gouvernement y restait fidèle, ils feraient une « opposition loyale et mesurée », attitude qu'ils modifieraient si le gouvernement adoptait une politique de déflation. Le vote à la fin du débat ne porta pas sur un ordre du jour, mais sur le projet de pouvoirs spéciaux que la Chambre accorda par 104 voix contre 84 (et 5 abstentions). Au Sénat, on remarqua une attaque assez violente de la part des catholiques flamands contre le dosage linguistique du gouvernement. Les pouvoirs spéciaux furent votés par 84 voix contre 71 (et 6 abstentions).
Les pouvoirs spéciaux envisageaient sept mois. Jusqu'au1er décembre, le gouvernement pouvait donc se sentir sûr. Toutefois, il ressortit nettement des débats sur la déclaration gouvernementale que les trois grands partis, catholiques conservateurs et socialistes y compris, s'entendaient pour souhaiter la constitution d'un gouvernement d'union nationale en cas de conflagration européenne.
(Note de bas de page : Nous traiterons la période qui va du 3 septembre 1939 au 28 mai 1940 très sommairement, la presse et les parlementaires étant plus circonspects en raison de la guerre.)
Le 3 septembre 1939, M. Pierlot transforma son cabinet en gouvernement d'union nationale, en y appelant 5 socialistes. Le nouveau gouvernement se composait ainsi : M. Pierlot Premier ministre, M. Marck aux communications, aux P.T. T. et à l'I.N.R., M. d' Aspremont-l.ynden à l'agriculture. M. Sap aux affaires économiques, M. Delfosse au ravitaillement et à la résorption du chômage, M. De Vleeschauwer aux colonies, M. Spaak aux affaires étrangères, M, Balthazar au travail et à la prévoyance sociale, M. Soudan à la justice, M. Wauters à l'information nationale, M. Devèze à l'intérieur, M, Vanderpoorten aux travaux publics, M. M.-H. Jaspar à la santé publique, M. Gutt aux finances, M. Duesberg à l'instruction (page 304) publique, le général Denis à la Défense nationale et MM. Janson et de Man, ministres sans portefeuille.
Probablement pour ne pas courir le risque de complications à un moment aussi grave, le Premier ministre avait gardé tous les anciens ministres et n'avait fait qu'ajouter les nouveaux en créant des ministères et en nommant des ministres sans portefeuille. Ainsi, il avait attribué aux socialistes les affaires étrangères et la justice, dont les anciens titulaires étaient devenus ministres sans portefeuille, le nouveau ministère de l’information nationale et enfin le travail et la prévoyance sociale, dont l'ancien titulaire était devenu ministre du ravitaillement ; M. de Man était devenu vice-président du conseil, sans portefeuille. Avec ses 18 membres, le nouveau gouvernement était le plus nombreux que la Belgique eût vu. Sa composition politique était pour ainsi dire normale ; 6 catholiques, 5 socialistes, 4 libéraux et 3 techniciens. L'entrée des socialistes renforça la position des démocrates qui passèrent de 4 sur 13 à 9 sur 18. Quant au dosage linguistique, il est permis d'y voir un léger renforcement des pro-flamands.
Avant de transformer son cabinet, M. Pierlot n'était pas entré en contact avec les groupes, mais le remaniement sembla à tout le monde parfaitement naturel. Les Chambres se réunirent le 5 septembre, et le gouvernement déposa un projet de loi de pouvoirs extraordinaires qui, amendé sur quelques points, fut voté à la Chambre par 160 voix contre 27 (et 2 abstentions), au Sénat par 145 voix contre 15 (et 2 abstentions). Cette loi attribua au gouvernement à peu près tous les pouvoirs de l'Etat « dans les cas de nécessité et d'urgence. » En même temps, le Parlement vota une série de lois d'urgence, dont l'une prorogeait, pour la durée de la guerre, les mandats parlementaires.
L'union nationale de septembre allait bientôt s'effriter quelque peu. Les méthodes de travail du cabinet furent critiquées à cause de leur manque de souplesse, conséquence sans doute du nombre des ministres. Les francophiles et les anglophiles s'irritèrent de la politique extérieure, à leur avis trop neutre, du gouvernement, dont la politique de presse provoqua aussi (page 305) beaucoup de critiques. Plus important était toutefois l'antagonisme qui opposait les conservateurs catholiques et libéraux aux catholiques démocrates et aux socialistes, au sujet de la politique économique et financière. Cet antagonisme s'accusa au début de novembre lorsque le ministre des Finances, annonçant un déficit énorme, proposa une série d'impôts nouveaux. La politique de chômage opposait les conservateurs aux démocrates. Le problème de la réorganisation de l'instruction publique envenimait encore les débats. L'atmosphère se fit plus lourde encore à l'occasion d'une grève des mineurs, en décembre.
Peu de temps avant Noël, une crise partielle s'ouvrit quand M. Marck décida de quitter le gouvernement à la suite d'une attaque libérale contre sa personne même. Sa démission provoqua un vif émoi parmi les catholiques, en particulier parmi les démocrates. M. Pierlot décida de remanier son ministère, ce qu'il fit savoir dans une déclaration à la presse le 26 décembre ; toutefois, il n'y procéderait qu'au début de janvier.
Mais avant même la fin de l'année, une crise générale faillit éclater à l'occasion d'un projet gouvernemental sur les bénéfices exceptionnels de guerre, qui provoqua la plus vive résistance parmi les conservateurs du Sénat. Ce n'est qu'en posant la question de confiance et grâce à quelques concessions que le gouvernement remporta la victoire.
Pendant les jours suivants, le Premier ministre fit des sondages en vue du remaniement. Le 4 janvier, il fit savoir à la presse que le Roi venait de le charger de lui soumettre aussitôt que possible des propositions concernant les modifications qu'il y aurait lieu d'apporter à la composition du ministère. Le lendemain. le Premier ministre offrit la démission collective du gouvernement, fut chargé de la reconstitution du cabinet et, toujours le 5, fit connaitre sa nouvelle liste des ministres : (page 306) M. Pierlot Premier ministre, M. Spaak aux affaires étrangères, M. d' Aspremont-Lynden à l'agriculture, M. De Vleeschauwer aux colonies, M. Sap aux affaires économiques et au ravitaillement, M. Delfosse aux communications, aux P.T.T. et à l'I.N.R., M. Soudan à l'instruction publique, M. Balthazar au travail et à la prévoyance sociale, M. Matagne aux travaux publics, M. Janson à la justice, M. Vanderpoorten à l'intérieur, M. Jaspar à la santé publique, M. Gutt aux finances, et le général Denis à la défense nationale.
Ce qui frappe tout d'abord dans ce remaniement, c'est la réduction du nombre des ministres : 5 d'entre eux avaient disparu, M. Marck, pour la raison que nous avons indiquée plus haut, M. de Man, mal vu des partis bourgeois et, en raison de sa manie de neutralité, des franco- et anglophiles de tous les partis, M. Wauters, dont le ministère avait été très critiqué et qui personnellement avait été en butte aux attaques des catholiques, M. Duesberg, mal vu des libéraux, et enfin M. Devèze, on ne sait pas très bien pourquoi. Il y avait un seul nouveau ministre : le socialiste wallon Matagne. Au point de vue linguistique, le gouvernement n'avait guère changé. Sa composition politique restait à peu près identique : 5 catholiques, 4 socialistes, 3 libéraux et 2 techniciens. Mais le dosage social marquait un léger glissement à droite puisque M. Delfosse représentait seul les démocrates catholiques.
Le remaniement que M. Pierlot avait effectué sans consulter les groupes provoqua un vif mécontentement, aussi bien chez les catholiques démocrates qui n'avaient plus qu'un ministre, que chez les libéraux qui critiquèrent la fois le départ de M. Devèze et l'absence d'un ministre libéral wallon. Mais cette opposition ne put s'exprimer au Parlement, car, alléguant qu'il n'y avait « pas eu de changement de gouvernement » et que le cabinet ne présentait pas de nouveau programme, et qu'enfin sa composition continuait « à (page 307) répondre à l'équilibre des forces politiques composant la majorité, M. Pierlot refusa de répondre à des interpellations au sujet du remaniement.
Indubitablement, c'était aller à l’encontre des règles du parlementarisme belge que de remanier, et remanier deux fois de suite, le ministère sans permettre à une discussion politique de s'engager. Peut-être le Premier ministre trouvait-il que la situation internationale (la déclaration de guerre, respectivement la crise de janvier 1940) rendait un débat inopportun. Qu'il n'ait pas consulté les groupes s'explique sans doute par son désir de défendre la prérogative royale, conformément à ses déclarations d'avril 1939.
La question de la réorganisation du ministère de l'instruction publique dans le sens de l'autonomie culturelle était actuelle depuis la déclaration gouvernementale d'avril 1939. M. Soudan avait élaboré une formule qui fut soumise au parlement en février. En somme, elle comportait que toutes les questions concernant la région flamande devraient être traitées par des Flamands, celles concernant la région wallonne, par des Wallons, et que, par conséquent, chaque haut fonctionnaire, y compris le secrétaire général, serait doublé d'un adjoint de l'autre groupe linguistique ; les questions de principe seraient tranchées après avoir été soumises aux fonctionnaires des deux groupes linguistiques. Puisque l'organisation de l'administration est de la compétence de l'exécutif, cette formule ne fut pas présentée sous forme de projet de loi, mais dans une déclaration gouvernementale faite à l'occasion du débat sur le budget de l'instruction publique.
Ce projet provoqua la plus vive indignation parmi les francophones, en particulier parmi les libéraux. Au nom du groupe libéral de la Chambre, M. Mundeleer déclara que les libéraux s'opposaient catégoriquement à cette mesure et que, celle-ci étant liée au budget de l'instruction publique, ils ne voteraient pas (page 308) Mais, ajouta-t-il, cela ne signifiait pas un vote de méfiance, puisqu'ils approuvaient la politique générale du gouvernement. Les libéraux voulaient donc à la fois voter pour et contre le gouvernement, tout en se considérant comme parti gouvernemental. Au nom des principes parlementaires, le Premier ministre s'opposa à cette manière de voir et fit savoir que le gouvernement considérerait comme un vote de méfiance un vote contre le budget. Malgré la question de confiance, les libéraux maintinrent leur attitude. Le budget fut voté par 120 voix contre 45 (et 15 abstentions), mais seulement 2 libéraux (flamands) avaient voté pour, tandis que 20 avaient voté contre et 8 (flamands) s'étaient abstenus.
Le gouvernement tripartite tira la conclusion logique de cette défection presque totale de l'un des partis gouvernementaux : il offrit immédiatement sa démission quoique le budget eût été voté par une majorité très forte.
Théoriquement, le problème politique que posa cette démission était très compliqué. Etant donnée la situation internationale, n'y avait pas d'alternative au gouvernement d'union nationale, tout le monde s'entendait là-dessus. Mais comment former une nouvelle coalition à trois? Cette coalition devrait, ou bien rejeter (page 309) projet de M. Soudan, ce qui lui enlèverait sans le moindre doute l'appui des Flamands, ou bien admettre l'attitude des libéraux, c’est-à-dire admettre de voir un parti gouvernemental voter contre le gouvernement quand bon lui semblerait, ce qui n'irait pas sans diminuer, ou même anéantir, l'autorité du ministère.
Une intervention du Roi écarta le problème. Après avoir reçu, le 26 avril, la lettre de démission du gouvernement, il consulta M. Hymans, puis, le jour même, fit savoir à M. Pierlot qu'il n'acceptait pas la démission pour des raisons de politique extérieure. Le gouvernement fit savoir aussitôt qu'il obéirait au Roi. Il semble que le geste du Roi ait eu l'approbation et ta reconnaissance de l'opinion publique et politique.
Le 10 mai, les armées allemandes déferlèrent sur la Belgique. Lorsqu'il devint évident que l'armée belge en Flandre serait probablement obligée de capituler, le problème se posa de savoir si le Roi et le gouvernement devaient poursuivre la guerre hors de la Belgique ou rester au pays, partageant le sort de la population. Les ministres préconisèrent la première ligne de conduite, le Roi, la seconde. A la suite de très longs débats avec le Roi, les ministres quittèrent le Souverain pour se rendre chez les alliés, le 25 mai. C'est donc contre l'avis de ses conseillers constitutionnels que le Roi, par le fait de la capitulation du 28 mai, se constitua prisonnier de guerre.
Dans un discours, radiodiffusé de Paris le 28 mai, le Premier ministre belge déclara : que » la faute d'un homme » ne pouvait (page 310) être « imputée à la Nation tout entièr.e » (M _ Pierlot Croyait, à tort, que le Roi n'avait pas seulement capitulé mais qu'il venait d'ouvrir des négociations séparées avec l'Allemagne), que, s'étant « placé sous le pouvoir de l'envahisseur » le Roi n'était plus « en situation de gouverner », que les officiers et fonctionnaires étaient donc « déliés du devoir d'obéissance au Roi, que (conformément à l'article 82 de la Constitution) les pouvoirs constitutionnels de celui-ci seraient « exercés, au nom du peuple belge, par les ministres réunis en conseil et sous leur responsabilité » , et que les ministres étaient « résolus à continuer la lutte pour la délivrance du pays. »
La plupart des représentants et sénateurs belges qui avaient pu se sauver en France se réunirent officieusement le 31 mai, à Limoges. Tous les membres présents – le chiffre varie selon les auteurs entre 113 et 160 - approuvèrent, dans un ordre du jour, l'attitude du gouvernement et se déclarèrent solidaires de lui. Non seulement l'agression allemande aboutit à plus de quatre ans d'occupation, mais elle provoqua la crise constitutionnelle la plus grave que la Belgique ait connue.