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Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940
HOJER Carl-Henrik - 1946

HÖJER Carl-Henrik, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940

(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)

Les gouvernements de 1918 à 1940

Chapitre IX. Les gouvernements d'union nationale et tripartites (1935-1939) (première partie)

Le gouvernement van Zeeland I

(page 236) La crise gouvernementale de mars 1935 est unique dans l'histoire parlementaire belge de 1918 à 1940. Le gouvernement était tombé à l'occasion de la crise monétaire, mais, à peu près unanimes, c’est-à-dire l'opposition y comprise, les Chambres avaient soutenu la politique monétaire du cabinet. Et encore plusieurs jours après la démission de M. Theunis. des membres représentatifs des trois grands partis continuèrent à s'opposer à la dévaluation qui avait ses avocats hors du Parlement. Cela revient à dire que, le 19 mars, il n'y avait pas de majorité pour appuyer un gouvernement de dévaluation. Or, puisque la dévaluation était inévitable, le problème gouvernemental était fort complexe. Logiquement, on aurait pu penser à un gouvernement extraparlementaire. Mais pour maîtriser la situation et imposer les mesures nécessaires, il fallait sans aucun doute que le cabinet eût des attaches particulièrement fortes dans le Parlement. L'année 1926 offrit un précédent : un gouvernement d'union nationale. sans ou avec techniciens. Cette solution se heurtait à ce que la majorité écrasante des parlementaires s'opposait à ce qui devait être la tâche principale gouvernement : la dévaluation.

Pour saisir toute la complexité du problème il faut aussi se rappeler que l'opinion générale et les partis politiques se trouvaient dans une crise.

Au sein du parti catholique, il y avait, dans une certaine mesure, une lutte entre les générations, (page 237) entre celle qui avait mené l'évolution depuis 1918, et celle qui voulait maintenant faire entendre sa voix. Ce conflit s'aggrava du fait que bien des jeunes réagissaient contre les rapports, à leur avis trop intimes, entre certains anciens et le monde de la finance (« les collusions politico-financières » ) ; le rexisme fut, à ses débuts, une expression extrême de ce courant d'opinion. Ajoutons que la jeune génération subissait l'influence du catholicisme social, codifié dans Quadragesimo anno, tandis que les anciens vivaient encore, dans une large mesure, sous le signe du libéralisme économique.

Parmi les libéraux, la nouvelle génération n'était pas insensible aux idées de l'économie dirigée. Au sein du P.O.B., une opposition commençait à se faire sentir entre, d'une part la vieille équipe qui avait MM. Vandervelde et de Brouckère pour chefs, de l'autre les adeptes de M. de Man qui commençait à attirer vers lui M. Spaak ; il y avait enfin une minorité communisante. Les jeunes de tous les partis avaient en commun une foi plus grande que les anciens en l'intervention de l'Etat dans les questions économiques, financières et sociales. Il est symptomatique qu'à partir de l'automne 1934, le jeune catholique van Zeeland et le socialiste de Man aient pu se trouver en communion d'idées sur des points importants.

L'opinion générale enfin était en proie à l'angoisse que la longue dépression lui avait inspirée, et pensait que l'ancienne politique avait fait faillite, que la vieille génération était au bout de son rouleau. Probablement aussi sous l'influence des événements on attendait l'avènement d'hommes nouveaux et de méthodes nouvelles. A quelques exceptions près, on ne rêvait point d'un régime totalitaire, mais d'une démocratie renouvelée, plus audacieuse et plus efficace. Ces sentiments, encore peu précis, allaient aboutir un peu plus tard à une profonde crise politique, donnant naissance au rexisme chez les catholiques, au socialisme national chez les socialistes.

Après la chute de M. Theunis, la plupart des journaux, des groupes et des personnalités catholiques, libéraux et socialistes se prononcèrent en faveur d'un gouvernement d'union nationale ; (page 238) seuls, les catholiques conservateurs exprimèrent un autre avis. Tous se déclarèrent en même temps partisans du maintien du franc à sa parité d'or.

Le Roi fit du 19 au 21 mars de larges consultations qui comprirent non seulement les chefs politiques des trois grands partis, mais aussi - pour la première fois-— des représentants des grandes organisations économiques et syndicales. Le 21, il chargea M. Theunis de former de nouveau le cabinet ; celui-ci déclina l'offre. Le Roi s'adressa alors, le même jour, au démocrate Tschoffen qui se récusa, puis, le 22, à M. Franck, gouverneur de la Banque nationale, qui fit de même.

Après ce dernier refus, le Roi chargea, le 22, M. Theunis de faire, comme celui-ci le fit savoir à la presse, une rapide enquête auprès des divers partis sur les grandes lignes d'un programme économique répondant aux nécessités du moment. A notre connaissance, c'est la première fois que le Souverain ait chargé une personnalité, non pas de former le gouvernement, mais de faire un travail en quelque sorte préliminaire pour faciliter la tâche du futur formateur, en dégageant d'avance les idées des partis. Ce procédé s'explique sans doute par le caractère particulier de la crise de mars 1935 et par les difficultés que le Roi avait déjà rencontrées.

M. Theunis entra immédiatement en contact avec les chefs des trois partis, et, le jour même, le 22, il put dire aux journalistes que tout le monde s'était prononcé en faveur d'un gouvernement d'union nationale.

Le problème central pour M. Theunis était en effet de savoir si le P.O.B. consentirait à entrer dans le nouveau gouvernement, contrairement à sa décision de ne participer à aucun (page 239) ministère qui n'eût le Plan du Travail à son programme. Le P.O.B. semblait enclin à le faire.

Après une entrevue importante avec MM. van Zeeland, Bovesse, van Isacker, de Man, Bouchery et A. Wauters, tous représentants de la jeune génération, M. Theunis fit son rapport au Roi qui lui offrit de former le cabinet. Mais il se récusa de nouveau. Le même jour, Ie 23, le Souverain fit appel à M. van Zeeland qui, immédiatement après son audience, fit savoir à la presse qu'il avait accepté d'essayer de former un cabinet d'union nationale, en vue de réaliser la rénovation économique du pays.

A ce moment, M. van Zeeland était vice-gouverneur de la Banque nationale et jouissait d'une grande réputation d'économiste. Son unique expérience politique, il l'avait acquise en 1934 dans le ministère de Broqueville. On savait qu'après sa démission, il avait élaboré avec M. de Man un plan de redressement économique. Sa qualité de non-politique le rendait particulièrement apte à présider un gouvernement tripartite. Dès le début de la crise, son nom avait été cité dans la presse.

Le formateur s'adressa à des personnalités catholiques, libérales et socialistes, mais, tandis que le Conseil général du P.O.B. avait de bonne heure nommé ses négociateurs, les représentants catholiques et libéraux n'étaient pas mandatés par leurs groupes qu'ils ne consultèrent pas au cours des pourparlers, ce qui n'était pas sans danger, comme les événements allaient le montrer. M. van Zeeland fut systématique. Il consacra le premier jour aux questions de programme. Après qu'on fut tombé d'accord sur ce point, il en vint aux questions de personnes. Il y rencontra « les plus grandes difficultés », dit-il aux journalistes. Il y a lieu de croire qu'il voulait donner à son gouvernement base aussi large que possible au sein de chaque parti, mais il se heurta à des exclusives et à d’autres obstacles. Le P.O.B. jeta l'exclusive contre M. Pierlot. Certains catholiques s'opposèrent à (page 240) la nomination de M. d'Aspremont-Lynden, sénateur catholique très conservateur. D'autre part, les libéraux voulurent imposer M. Hymans comme ministre, ce qui ne faisait pas partie des projets du formateur. Certains des techniciens auxquels M. van Zeeland avait pensé se dérobèrent.

Nous ne savons pas quel ministère le formateur avait souhaité. Toujours est-il que le 25 mars au soir, il fit connaître la composition du nouveau cabinet : M. van Zeeland Premier ministre et aux affaires étrangères, M. Devèze à la défense nationale, M. Soudan à la justice, M. du Bus de Warnaffe à l'intérieur, M. Bovesse à l'instruction publique, M. Gérard aux finances, M. De Schryver à l'agriculture, M. de Man aux travaux publics et à la résorption du chômage, M. van Isacker aux affaires économiques, M. Delattre au travail et à la prévoyance sociale, M. Spaak aux Ttansports et aux P.T.T. et M. Rubbens aux colonies, tandis que MM. Poullet, Hymans et Vandervelde étaient ministres sans portefeuilles, le dernier en même temps vice-président du conseil des ministres.

Il y avait 12 ministres parlementaires, dont 5 catholiques (MM. du Bus, De Schryver, van Isacker, Rubbens et Poullet), 4 socialistes (MM. Soudan, Delattre, Spaak et Vandervelde) et 3 libéraux (MM. Devèze, Bovesse et Hymans) ; 3 ministres étaient extra-parlementaires (MM. van Zeeland, de tendance catholique, Gérard, libéral, et de Man, socialiste). La proportion entre les partis était donc : 5 catholiques et M. van Zeeland, 5 socialistes et 4 libéraux. Ce qui frappe dans ce ministère, c'est le grand nombre de nouveaux venus : MM. Soudan, Spaak. Delattre, de Man et Gérard étaient ministres pour la première fois ; MM. van Zeeland, du Bus, Rubbens et De Schryver avaient eu une brève expérience ministérielle ; MM. Bovesse et van Ïsacker n'avaient que quelques années de métier. Seuls MM. Devèze, Poullet, Vandervelde et Hymans appartenaient à la vieille garde, et trois d'entre eux n'avaient pas de portefeuille.

(page 241) Le rôle des trois derniers était sans doute de rassurer l'opinion et de se porter garants de la nouvelle équipe, en même temps qu'ils incarnaient l'expérience parlementaire ; on ne tarda pas à les baptiser « les belles-mères s. M, Devèze était, à l'époque, en quelque sorte ministre inamovible, au-dessus des partis, afin de régénérer la défense nationale. A part lui, c'était aux nouveaux venus qu'étaient allés les ministères. Ce changement de génération se fit aussi sentir dans les idées des ministres, en particulier chez les catholiques, MM. van Isacker, Rubbens et Poullet représentaient la démocratie chrétienne ; M. van Zeeland était proche d'eux. Seuls MM. du Bus et De Schryver étaient conservateurs, mais conservateurs modérés. Parmi les libéraux, M. Bovesse était progressiste, MM. Hymans et Gérard conservateurs, tandis que M. Devèze avait une position intermédiaire. Il est difficile de distinguer des nuances entre les ministres socialistes, car, à ce moment-là, l'antagonisme entre M. de Man et de M. Vandervelde ne s'était pas encore concrétisé. Mais il va sans dire qu'il faut les compter tous les cinq au nombre des démocrates.

Sur 15 ministres, il n'y en avait pas moins de 10 qui étaient « démocrates. » En d'autres termes, le gouvernement était très radical, si l'on tient compte des idées, plus radical même que le cabinet Poullet-Vandervelde. Toutefois, le ministre des finances était conservateur ; sans doute l'avait-on choisi pour rassurer la bourgeoisie, en particulier le monde de la finance. Quant à la répartition des portefeuilles, il est difficile d'y voir la prépondérance d'un parti quelconque, si l'on compte M. van Zeeland au nombre des catholiques. Au point de vue du dosage linguistique, il y a lieu de remarquer que les catholiques proprement dits, sauf M. du Bis, Bruxellois. étaient minimalistes ; M. van Zeeland n'avait pas de passé linguistique. Parmi les libéraux, tous, sauf M. Bovesse, étaient Bruxellois. La plupart des socialistes n'étaient pas intervenus activement dans la lutte linguistique ; seul, M. Delattre défendait les intérêts wallons. Il (page 242) y avait donc une légère prépondérance flamande. Retenons encore un trait : aucun ministre n'était sénateur, Ce qui ne manqua pas de provoquer des critiques.

Avant même d'avoir présenté son programme, le gouvernement fut accueilli plutôt fraîchement. La droite de la Chambre lui accorda, il est vrai, le 26 mars, une confiance préliminaire sans avoir eu connaissance de son programme, mais il y avait eu une minorité importante pour voter contre (23 voix pour, 13 contre et 8 abstentions). La L.N.T.C. exprima sa confiance, non dans le gouvernement, mais dans les seuls ministres catholiques démocrates. Le lendemain 27, la Fédération des cercles fit « ses plus expresses réserves au sujet de la composition du gouvernement. » Les gauches libérales exprimèrent, le 27, « leur confiance » au gouvernement. tout en « affirmant fidélité à la politique de la défense du franc » ; cette résolution, de fait contradictoire, ne fut votée que par la faible majorité de 17 voix contre 14 (et 1 abstention). Selon Le Soir, la réunion s'était distinguée par un « enthousiasme discret », et des « réserves éloquentes. » Les gauches socialistes exprimèrent par 54 voix contre 11 (et 6 abstentions) leur confiance aux mandataires socialistes du gouvernement. mais, pour le reste, elles se dirent attendre la déclaration du gouvernement.

Le 29, le ministère présenta son programme dont les points essentiels étaient : dévaluation, pouvoirs spéciaux pour un an, conversion de la rente, contrôle du crédit, politique de résorption du chômage sous l'égide de l'Etat, grands travaux publics, politique économique active, et enfin, reconnaissance de I'U.R.S.S. Dans ses commentaires, le ministre fit une déclaration supplémentaire importante, en demandant la majorité non seulement à la Chambre, mais au sein de chaque groupe important du Parlement, ce qui était sans doute un ultimatum aux catholiques (page 243) et aux libéraux hésitants.

Le débat qui suivit eut en grande partie le caractère d'un combat entre l'ancienne génération conservatrice, incarnée par M. Jaspar, et la nouvelle, représentée par M. van Zeeland. Ce débat, d'ailleurs brillant, porta surtout sur le bien-fondé de la dévaluation, mais, au fond, il s'agissait de deux opinions contradictoires sur l'économie dirigée. Le vote - qui porta non sur un ordre du jour, mais sur les pouvoirs spéciaux -- eut pour résultat que 107 membres votèrent pour le cabinet, 54 contre, tandis que 12 s'abstinrent. La majorité était donc forte mais ne remplissait pas la condition posée par M. van Zeeland. Presque unanimement, les socialistes avaient voté pour, quoique certains le fissent par discipline ; seuls, 31 catholiques et 10 libéraux s'étaient joints à eux. La majorité des catholiques et des libéraux, plus précisément les plus conservateurs d'entre eux, n'avaient donc pas appuyé le gouvernement.

Le Premier ministre voulait se retirer, mais ses collègues, et, a-t-on suggéré, le Roi, le persuadèrent de se présenter au Sénat avant de prendre une décision définitive. Grâce à un certain revirement dans l'opinion bourgeoise dont nous parlerons plus tard, et, probablement aussi à la pression qu'exerça le Roi sur certains sénateurs par l'intermédiaire de M.de Broqueville, le vote du Sénat fut plus favorable que celui de la Chambre : 110 voix contre 20 (et 19 abstentions). Cette fois, le gouvernement était soutenu par une majorité au sein de chaque parti. Il décida donc de rester.

Le ministère n'était appuyé de façon efficace que par le P.O.B., et cet appui même n'allait pas sans réticences. Il ressort des débats du congrès du P.O.B. des 30 et 31 mars que le parti avait décidé de soutenir le ministère, d'une part par crainte de voir se constituer un gouvernement extra-parlementaire et autoritaire, d'autre part parce qu'il fallait à tout prix éviter une (page 244) catastrophe monétaire et financière.

Dans les partis catholique et libéral, la situation était plus complexe. La majorité dans l'un et l'autre était sans aucun doute contre le gouvernement van Zeeland comme le montre le vote à la Chambre. Leur revirement s'explique - l'intervention royale à part - probablement parce qu'il n'y avait pas d'alternative, et parce que l'on se rendait compte que si le ministère s'appuyait surtout sur le P.O.B., les partis bourgeois auraient des difficultés à faire entendre leur voix. La confiance que les sénateurs catholiques et libéraux avaient exprimée était en général suivie d'un adjectif du genre « vigilante »/ D'une façon générale, les catholiques et libéraux conservateurs, parce qu'ils désapprouvaient la dévaluation et craignaient la nouvelle politique économique, et peut-être aussi parce que M. van Zeeland n'avait pas consulté leurs groupes, ne se sentaient pas liés au gouvernement et se réservaient une certaine liberté d'appréciation, alors même qu'ils appartenaient à la majorité gouvernementale.

Nous n'avons pas à suivre l'œuvre du gouvernement van Zeeland au cours de l'année. Sa politique financière et économique connut un grand succès ; l'expansion de la vie économique, la diminution du chômage, le retour de la confiance dans le monde des affaires aussi bien que dans l'opinion générale en témoignaient. La panique qui avait caractérisé le mois de mars 1935 s'évanouit vite, et la Belgique allait vers un nouveau boom. La position du gouvernement devint plus forte à mesure que les mois s'écoulaient, et la méfiance des bourgeois diminua. (page 245) Le Premier ministre surtout acquit un grand prestige. Lorsque, à la fin de mars 1936, le cabinet publia son rapport sur l'usage qu'il avait fait des pouvoirs spéciaux, le débat à la Chambre se transforma en une ovation à l'adresse du jeune Premier ministre, due non seulement à son habile politique mais aussi à l'esprit d'équipe qu'il avait su insuffler à ses collègues.

Les élections du 24 mai 1936 et le gouvernement van Zeeland II

Malgré l'amélioration progressive de la conjoncture économique, ce qui caractérisa la politique intérieure de 1935 à 1936 fut une agitation fiévreuse. La cause principale en était le rexisme.

Dans une certaine mesure, il est permis de voir en Rex l'héritier de M. Crokaert qui menait depuis 1932 une campagne contre l'influence de la finance sur la politique. (Note de bas de page : CROKAERT, La réforme de l’Etat. Pour comprendre la compagne de M. Crokaert, et, plus tard, une partie des succès de Rex, il est bon de se rappeler qu’en 1832, les parlementaires détenaient 411 mandats dans les banques, industries etc. 59 catholiques en occupaient 245, 19 libéraux 113 et 17 socialistes 53 (CROKAERT, Le Soir, 12 décembre 1835)). Que le rexisme ait pris une toute autre envergure, s'explique par des facteurs à la fois politiques et personnels.

La campagne de M. Crokaert et celle, analogue, du P.O.B., les krachs de la B.B.T. et du Boerenbond, et la dévaluation avaient attiré l'attention du public sur les rapports entre la haute finance et le monde politique ; et, nous l'avons déjà dit, l'interminable dépression avait diminué le prestige des politiciens. Plus importants furent toutefois les facteurs personnels. M. Degrelle débuta, sous la protection de Mgr Picard. comme l'enfant à la fois prodigue et prodige du parti catholique. En 1935, surtout à partir du congrès de la Fédération des cercles du 2 novembre 1835,(page 246), il se mit à attaquer avec une violence jusqu'alors inconnue « les collusions politico-financières. » Il dévoila un certain nombre de cas de collusions dans le parti catholique, et exigea la retraite des coupables et l'avènement d'hommes nouveaux. A la suite de des révélations, quelques personnalités visées, et non des moindres, firent savoir qu'elles allaient quitter la vie politique, et l'Union catholique introduisit des restrictions sévères relatives aux engagements financiers des mandataires politiques.

Dans cette campagne, M. Degrelle fit preuve d'un talent démagogique extraordinaire. Il unissait une éloquence naturelle indéniable à un don exceptionnel de l'invective, et exerçait une fascination étrange sur son auditoire ; il avait ce que ses admirateurs appelaient le « Rex appeal » et cela à un degré qui faisait oublier son ignorance et son manque de véritables vues politiques. Au cours de l'hiver 1935-1936, le jeune chef de Rex devint aux yeux d'une partie de l'opinion un grand espoir, qui allait purifier et ennoblir la vie politique.

Encouragé par ses premiers succès, M. Degrelle étendit ses attaques aux socialistes et aux libéraux. A la fin de février 1936, il décida que son mouvement - car, à ce moment-là, le rexisme n'était pas un parti à proprement parler - allait se présenter aux élections générales prochaines. Rex n'avait pas de programme politique ; ses ambitions avouées pouvaient se résumer dans le célèbre : « Only to do the good, Sir », ce qui, dans son cas, pourrait se traduire : dénoncer les scandales et les abus. Le rexisme, en tant que mouvement populaire, était surtout un état d'esprit, un mélange d'indignation sincère, d’attitude antidémocratique, mais pas totalitaire - que l'on retrouvait chez bien des catholiques - et de joie juvénile de renverser les idoles.

La décision de Rex de se présenter aux élections eut d'importantes conséquences. Que le gouvernement, qui n'avait pensé procéder aux élections qu'à l'automne, les aient avancées au printemps s'explique, du moins en partie, par son désir de ne (page 247) pas donner au jeune mouvement le temps de se consolider. Par ailleurs, le rexisme allait influencer profondément la campagne électorale.

A la fin de mars, les partis présentèrent leurs plateformes électorales. Tous, ils se prononcèrent en ternies énergiques contre les collusions. Il y avait aussi d'autres nouveautés. Le P.O.B. , sans doute sous l'inspiration du Front populaire français, s'était fait plus radical : il revendiquait la semaine de 40 heures, les congés payés. la pension à 60 ans, la prolongation de la scolarité etc. Les catholiques flamands présentèrent de nouvelles exigences, dont l'autonomie culturelle. Les libéraux enfin se prononcèrent énergiquement pour le renforcement de la défense nationale. Tout cela aurait dû provoquer une campagne électorale vive entre les trois grands partis. mais au sujet de problèmes normaux. Mais ces antagonismes se trouvèrent atténués par la présence de Rex qui fit figure d'ennemi commun et dangereux. Il est caractéristique que des porte-paroles des trois grands partis, en particulier ceux du P.O.B. aient parlé ouvertement de l'opportunité de constituer après les élections un nouveau gouvernement d'union nationale. Cette idée eut l'appui du chef du gouvernement. Dans un discours remarqué, le 2 mai, il esquissa un nouveau programme qui, entre autres, comprenait la réforme de l’Etat – comportant par exemple le renforcement de l'exécutif - et des réformes sur la base de l'encyclique Quadragesimo anno ; toutefois. il annonça son intention de se retirer de la politique.

L'issue des élections du 24 mai 1936 fut sensationnelle : 63 catholiques, 23 libéraux, 70 socialistes, 16 nationalistes flamands. 9 communistes et pas moins de 21 rexistes à la Chambre ! Ainsi le parti catholique avait perdu 16 mandats, surtout au profit des rexistes, mais aussi à celui des nationalistes flamands. L'échec avait frappé avant tout l'aile francophone et bourgeoise du parti : des 63 représentants, les trois quarts étaient Flamands, et les démocrates proprement dits rentrèrent au même nombre qu’en 1932 : 24. Certains éléments catholiques – tout le monde s'accorde pour désigner surtout les classes moyennes et les jeunes - avaient donc abandonné le parti traditionnel pour adhérer (page 248) à Rex, plus dynamique, et qui se disait strictement catholique. Les libéraux s'étaient tirés d'affaire en ne perdant qu'un mandat, les socialistes 3. Les nationalistes flamands avaient réussi à doubler leur effectif à la Chambre ; les communistes pouvaient noter un progrès de 50 p. c. Mais le véritable vainqueur de la journée était Rex qui, sans organisation de parti, avait enlevé d'un seul coup 21 mandats, victoire qui rappelait celle du P. O.B. en 1894. Après les élections provinciales, deux semaines plus tard, le nouveau Sénat compta 57 catholiques, 66 socialistes. J 9 libéraux, 9 nationalistes flamands, 4 communistes et 12 rexistes.

Tout d'abord, ces résultats signifiaient que la coalition gouvernementale de 1935 avait perdu 20 mandats au profit de l'opposition. Toutefois, elle disposait toujours d'une majorité de 156 voix contre 46. Mais ce qui donne toute son importance à ces élections, c'est que les catholiques avaient perdu la majorité relative qu'ils détenaient depuis 1919, et, qui plus est, que catholiques et libéraux ensemble n'avaient plus la majorité à la Chambre : en d'autres termes la coalition bipartite, qui avait été si longtemps maîtresse de la situation, ne pouvait pas renaître : elle n'aurait eu que 86 mandats sur 202. Une coalition des deux grands partis de gauche n'aurait pas eu non plus la majorité. Il ne restait plus qu'à penser, soit à une coalition catholico-socialiste, soit à une nouvelle tripartite.

La première solution était peu probable en raison de l'attitude des catholiques conservateurs. Il n'y avait donc qu'une seule alternative gouvernementale : une tripartite, soit « démocratique », soit du type van Zeeland I. La première n'avait pas, a priori, grande chance de se réaliser, puisqu'elle supposait Ie suicide des catholiques et des libéraux en tant que partis. En fin de compte, il ne restait donc qu'un nouveau gouvernement du genre van Zeeland. Mais il allait être plus difficile de le former qu'en 1935. car les socialistes pouvaient prétendre le diriger puisqu'ils avaient conquis la majorité relative au Parlement.

(page 249) Au lendemain des élections, la plupart des journaux et des porte-paroles des trois grands partis préconisèrent un nouveau gouvernement d'union nationale ; quelques journaux conservateurs s'exprimaient toutefois en faveur d'un cabinet extra-parlementaire, tandis que certains socialistes extrémistes lançaient l'idée d'un Front populaire. Le P.O.B. revendiqua le poste de Premier ministre et un des portefeuilles catholiques ; les catholiques et les libéraux firent en général connaître leur désir de voir M. van Zeeland reprendre le pouvoir- celui-ci venait de remettre, le 26 mai, la démission collective de son ministère.

A la suite de consultations vastes qui comprirent non seulement les mêmes éléments qu'en 1935 mais aussi les trois petits partis, y compris Rex, le Roi chargea, le premier juin, M. van Zeeland de former le nouveau cabinet, mais celui-ci se récusa des raisons de famille. Le lendemain, le Souverain pria M. Vandervelde, non de constituer le nouveau gouvernement mais, comme M. Vandervelde le dit aux journalistes, de s' « informer des conditions dans lesquelles un gouvernement d'union nationale pourrait être constitué sous la direction d'une personnalité appartenant au groupe le plus nombreux de la Chambre. » Ces deux missions montrent que le Roi souhaitait la formation d'un gouvernement d'union nationale mais qu'il n'était pas sûr que les catholiques et les libéraux consentissent à se soumettre à un Premier ministre socialiste.

M. Vandervelde ouvrit immédiatement des négociations avec des représentants, mandatés, des deux autres partis. Il s'enquit tout d'abord de savoir si un chef de gouvernement socialiste serait accepté. Mais il est probable qu’il présenta aussi les revendications que le congrès du P.O.B. avait précisées le premier juin : l'Intérieur au P. O. B., une série de réformes sociales, l’autonomie culturelle etc. Le 5 juin, il remit au Roi un dossier dans lequel la plupart de ses interlocuteurs avaient résumé leurs opinions par écrit. Le jour même, le Roi le chargea de former le gouvernement. Il est impossible de dire s'il le faisait parce qu'il croyait que les deux autres partis accepteraient un Premier ministre socialiste, ou si, (page 250) n'y croyant pas, il jugeait de toute façon opportun de laisser socialiste courir ses chances ; ce qui ferait croire à la deuxième explication, c'est que les journaux catholiques et libéraux s'opposèrent à l'idée d'un chef de gouvernement socialiste. Quoi qu'il en soit, le 8 juin, MM. Pierlot et Max, au nom de leurs partis. firent savoir qu'ils ne pourraient appuyer un gouvernement présidé par un socialiste.

En face de ce refus des bourgeois d'accorder au P.O.B. ce à quoi il avait droit d'après la coutume, en tant que parti le plus fort, les socialistes ne s'entêtèrent pas et ne se retirèrent pas non plus dans l'abstention. Tout au contraire, M, Vandervelde pria immédiatement le Roi de s'adresser de nouveau à M. van Zeeland. Cette modération de la part du P O.B. s'explique probablement par son désir de faciliter la formation d'une tripartite dans laquelle il aurait de toute façon la prépondérance, et de voir se constituer aussi vite que possible un gouvernement qui pût faire front à la fois contre Rex et contre un mouvement de grève non contrôlé, semblable à celui du Front populaire. qui venait d'éclater à Anvers. De plus, sa collaboration avec M. van Zeeland avait été bonne, et, à en juger d'après les déclarations de l'ancien Premier ministre, il pouvait escompter de sa part une large compréhension à l'égard des réformes sociales. M. van Zeeland était le seul premier ministre non-socialiste que le P.O.B. pût accepter, en même temps qu'il était - et l'avait été dès le début - le candidat des deux autres partis.

Le 8 juin, le Roi chargea M. van Zeeland de former le nouveau gouvernement, Celui-ci accepta et s'engagea dans des pourparlers détaillés, La question de programme n'offrit pas, d'après ce que le formateur confia à la presse, de difficultés insurmontables. Mais le problème de la composition tant politique que personnelle (page 251) du ministère se révéla plus qu'ardu. D'après les renseignements du Soir, M. van Zeeland aurait pensé à un gouvernement composé de 5 socialistes, 4 catholiques, 3 libéraux, M. van Zeeland lui-même et un général à la défense nationale. Mais le P.O.B. revendiqua 6 portefeuilles et considéra le projet de M. van Zeeland comme « insuffisamment orienté à gauche », en partie parce que M. van Zeeland s'opposait à la candidature de M. Delattre, et, de plus, à celle de M. Vandervelde aux affaires étrangères. D'autre part, plusieurs exclusives furent prononcées, entre autres contre MM. du Bus et d' Aspremont-Lynden, et certains candidats de M. van Zeeland se récusèrent. Enfin, l'importante Fédération libérale de Bruxelles se prononça, le 10, contre toute participation gouvernementale. On ne sait pas laquelle de ces circonstances l'emporta, mais, le 11 juin, M. van Zeeland pria le Roi de le décharger de sa mission.

Le jour même, le Souverain fit appeler chez lui simultanément MM. Vandervelde, Spaak, van Isacker, Pierlot, Max et Dens et les exhorta à mettre fin à la carence gouvernementale. A la suite de cette audience, M. van Zeeland consentit à faire un nouvel effort. Cette fois-ci, ses négociations furent menées en grande partie hors des groupes, entièrement hors d'eux dans le cas des libéraux. Le 13 juin au soir, M. van Zeeland fit savoir que son gouvernement était formé.

Il est probable que ce rapide succès fut dû en partie à la crainte des conservateurs de voir se constituer le gouvernement démocratique que souhaitait le P.O.B. En effet, le congrès restreint du parti avait, le 11juin, expressément fait une invite aux (page 252) démocrates des autres partis. Et quoique les catholiques prétendissent être unis, il semble bien que certains démocrates n'aient pas été insensibles à cette idée. Plus importante encore était probablement l'imminence d'une grève des mineurs annoncée pour le 15. Catholiques et socialistes voulaient voir se constituer le nouveau gouvernement le plus vite possible, ce qui sans doute facilita les transactions. Quant aux libéraux, la majorité d'entre eux était probablement hostile à la participation. Les candidats ministres libéraux sortirent de la difficulté en acceptant l'offre du formateur sans avoir consulté les instances du parti.

Le gouvernement se composait comme suit : M. van Zeeland Premier ministre, M. Vandervelde à la santé publique (ministère créé à cette occasion), M. Bovesse à la justice, M. Pierlot à l’agriculture, M. de Man aux finances, M. Spaak aux affaires étrangères, M. De Schryver à l'intérieur, M. Hoste à l'instruction publique, M. Merlot aux travaux publics et à la résorption du chômage, M. van Isacker aux affaires économiques. M. Delattre au travail et à la prévoyance sociale, M. M.-H. Jaspar aux transports, M. Bouchery aux P.T.T., M. Rubbens aux colonies et le général Denis à la Défense nationale.

Des 15 ministres - dont 9 avaient appartenu au ministère précédent - 10 étaient représentants, un (M. Pierlot), sénateur, et 4, extra-parlementaires (MM. van Zeeland, de Mans Hoste et Denis). Il y avait 6 socialistes (MM. Vandervelde, de Man, Spaak, Merlot, Bouchery et Delattre), 4 catholiques (MM. Pierlot, De Schryver, van Isacker et Rubbens) et M. van Zeeland, et 3 libéraux (MM. Bovesse, Jaspar et Hoste) ; le général Denis, technicien, était de sympathie libérale. Les catholiques et les socialistes s'étaient donc arrêtés à la transaction suivante : le P.O.B. avait renoncé au poste de Premier ministre, à l'intérieur et à la nomination de M. Vandervelde aux affaires (page 253) étrangères ; en compensation, il avait obtenu 6 portefeuilles, dont les finances, les affaires étrangères et un ministère créé à l'intention de M. Vandervelde, contre 4 pour les catholiques (sans compter M. van Zeeland). Au point de vue social, c'était un ministère nettement radical : il y avait 6 socialistes, 2 catholiques démocrates (MM. van Isacker et Rubbens), M. van Zeeland et 2 libéraux radicaux (MM. Bovesse et Jaspar), c’est-à-dire « démocrates » au sens large du mot ; seuls MM. Pierlot et De Schryver étaient conservateurs ; il semble permis de joindre à eux le général Denis. M. Hoste semble avoir occupé une position intermédiaire, mais au gouvernement il était avant tout Flamand. Ce gouvernement était donc une nuance plus radical que son prédécesseur. Il est symptomatique qu'aux finances, le père du Plan du Travail ait remplacé le libéral conservateur Gérard. Le dosage linguistique était plus à l'avantage des Wallons ; à côté de 6 Flamands (MM. de Man, Bouchery, van Isacker, Rubbens, De Schryver et Hoste), il y avait 4 Wallons (MM, Bovesse. Pierlot, Delattre et Merlot) ; des 3 Bruxellois, 2 (MM. Spaak et Vandervelde) allaient probablement considérer avec bienveillance les revendications flamandes ; MM. van Zeeland et Denis étaient neutres. Grâce au nombre des Wallons, à la nomination d'un sénateur conservateur et à celle d'un libéral flamand, le ministère van Zeeland II avait une base politique plus large que le cabinet précédent.

Avant même que M. van Zeeland n'eût publié sa liste des ministres, le congrès du P.O.B. s'était prononcé (le 13) pour la participation au gouvernement et avait ratifié le choix des ministres socialistes. Les libéraux, eux, étaient mécontents. Le Conseil national vota le 14, après un débat mouvementé. un ordre du jour qui ressemblait fort à un vote de méfiance : il déclarait réserver toute sa liberté à l'égard du gouvernement. Ce qui explique cette attitude négative est, à en juger d'après les débats, que M. van Zeeland avait ignoré, au cours de ses (page 254) pourparlers, les instances du parti, que M. Devèze avait l'objet d'une exclusive, enfin qu'il n'y avait que deux parlementaires libéraux ministres et qu'un de leurs ministères était sans grande importance (les transports). Les catholiques étaient probablement divisés, mais avant qu'ils ne se fussent prononcés la situation s'était grandement modifiée.

La grève des mineurs avait éclaté le J 5 juin. Elle constituait un grave danger, et, pour y parer, le gouvernement réunit, le 17, des représentants des ouvriers et des patrons et réussit à persuader ceux-ci d'accorder plusieurs des réformes réclamées par ceux-là : la semaine de 40 heures dans certaines industries. le salaire minimum, les congés payés etc. De son côté, le gouvernement s'engagea à imposer une législation dans ce sens. En d'autres termes, Ie ministère mit les Chambres devant un fait accompli. En même temps qu'il fit sa déclaration, le 24 juin, il déposa des projets de loi en conformité avec l’accord du 17, qui furent discutés parallèlement à la déclaration et votés avant que le cabinet n'eût obtenu le vote de confiance, nouveauté constitutionnelle intéressante, dictée par l'évolution.

La déclaration gouvernementale était un document compact et, comparée à celle de 1935, radicale. Nous n'en mentionnerons que quelques points. Dans une première partie, elle promettait une série de réformes dont nous avons déjà cité les plus importantes. Sur le terrain financier, elle annonçait un contrôle plus sévère du crédit. Sur le plan économique, elle se prononçait entre autres pour le contrôle de la fabrication des armes. De plus, le gouvernement annonçait des « réformes de structure politiques » : il désirait renforcer l'exécutif, en particulier en lui assurant une plus grande stabilité, un emploi plus fréquent des lois de cadres et une amélioration du travail parlementaire. Il exprimait à ce propos une certaine sympathie pour l'organisation professionnelle. Il adhérait en principe à l'autonomie culturelle des Flamands. Il s'engageait à procéder à une enquête (page 255) sur les collusions politico-financières, Enfin, il faisait prévoir un renforcement de la défense nationale.

D'une façon générale, les Chambres lui réservèrent un accueil assez froid, Des représentants des trois partis s'inquiétaient vivement des réformes de structure politiques, ce qui amena M _ van Zeeland, dans un discours, à renoncer à la plupart d'entre elles. Les conservateurs catholiques et libéraux critiquaient le programme social, économique et financier. Les libéraux étaient naturellement amers. Le débat prit une tournure telle M van Zeeland jugea opportun de ne pas demander la « confiance aveugle » dans le gouvernement, et de dire qu'il comprenait que les parlementaires voulussent l’attendre à ses actes. Après de longs débats, la Chambre passa à l'ordre du jour, en « approuvant les déclarations du gouvernement » par 119 voix contre 51 (et 9 abstentions). Votèrent contre, en plus de l'opposition (communistes, nationalistes flamands et rexistes), 5 socialistes et libéral ; quelques libéraux s'abstinrent. Le résultat numérique était donc meilleur qu'en mars 1935 ; il s'expliquait sans doute en partie par la crainte des conservateurs de voir une évolution à la Front populaire. Derrière le vote de confiance se cachait beaucoup de méfiance, chez certains de malveillance. Le débat au Sénat fut analogue, et par 122 voix contre 10 (et 18 abstentions), le Sénat vota un ordre du jour identique celui de la Chambre.

Les élections du 24 mai 1936 et la constitution du gouvernement van Zeeland II ouvrent une période trouble. Certains symptômes de crise, nous l'avons déjà vu, s'étaient fait sentir dès le printemps 1935, mais la crise monétaire et la dépression économique avaient dominé la situation. Ail printemps 1936, ces difficultés étaient en grande partie surmontées. L'union nationale qui avait caractérisé l'année 1935 commençait à s'évanouir et eût sans doute vite disparu, si Rex n'avait pas existé. Les (page 256) passions politiques non seulement reprenaient leur place, mais s'accentuaient.

Pour comprendre l'évolution intérieure de 1936 à 1939, il faut tout d'abord tenir compte de ce que le parti catholique avait perdu la majorité relative, et la coalition catholico-libérale, la majorité absolue au parlement. Les catholiques se proposaient donc deux buts. L'aile conservatrice voulait contrecarrer toute tendance « Front populaire » et freiner tout nouveau glissement à gauche, si possible avec l'aide des libéraux conservateurs. Les conservateurs n'arrivaient pas à se résigner à voir une majorité socialiste à la Chambre ; ils comprenaient à peine qu'elle existât et semblaient en être sincèrement indignés. Le second but était de réorganiser le parti et de reconquérir la majorité relative. On espérait y arriver avant même les élections de 1940 en ramenant au parti les éléments dissidents. Pour des raisons la fois confessionnelles et linguistiques, les catholiques flamands essayaient de faire réintégrer les nationalistes flamands (« la concentration flamande »). D'autres espéraient faire rentrer au bercail les rexistes. La situation se compliquait du fait que les nationalistes flamands et les rexistes collaboraient intimement - en effet, en octobre 1936 ils conclurent une espèce d'alliance - pour combattre ensemble les anciens partis, le parti catholique y compris.

Mais le parti catholique n'était pas seul à souffrir de déchirements intérieurs. Le P.O.B., jusqu'alors si bien discipliné. fut éprouvé par la lutte douloureuse entre les adhérents de M. Vandervelde d'une part, et de l'autre, ceux de MM. de Man et Spaak. Dès la nouvelle année 1937, doctrinaires et « socialistes nationaux » s'entre-déchirèrent à rideau ouvert, ce qui était tout à l'avantage du monde bourgeois. Seuls, les libéraux échappèrent à des dissensions intérieures graves.

De plus, la lutte entre les partis allait subir l'influence des (page 257) événements internationaux. Le Front populaire en France, nous l'avons dit, contribua à rendre le P.O.B. plus radical, en même qu'il faisait peur aux bourgeois. Mais la question espagnole devait jouer un rôle encore plus grand, car la révolte du général Franco ne tarda pas à diviser l'opinion belge en deux camps. Le P.O.B., sans parler bien entendu des communistes, embrassa avec enthousiasme la cause du gouvernement légal : il vit dans la guerre civile espagnole une lutte entre « le fascisme international » et la démocratie. Ainsi un mouvement de volontaires prit forme à l'automne 1936, bien que M. Spaak fût, en tant que ministre des affaires étrangères, responsable de la politique de non-intervention du gouvernement ; les mots d'ordre de bien des socialistes étaient « des avions pour l'Espagne » et « no passaran. » Les catholiques, et naturellement les nationalistes flamands et les rexistes, suivirent le Vatican et y virent avant tout le combat entre d'un côté la foi et « l'ordre », et, de l'autre, l'athéisme communiste ; ils acclamèrent donc le général Franco. Les libéraux enfin semblent avoir été divisés. Cette nouvelle prise de position coïncidait à peu près avec celle qu'avaient engendrée les problèmes intérieurs.

La situation se compliquait encore de la question linguistique, plus précisément du problème de l'autonomie culturelle. La grande majorité du parti catholique et de nombreux socialistes en étaient partisans, tandis que les libéraux s'y opposaient énergiquement.

La position du gouvernement était plus que difficile au milieu de tant de sujets de discorde. Mais, par un retour des choses paradoxal, Rex fut longtemps un élément d'apaisement en unissant contre lui les autres partis, ce qui donnait au gouvernement un appui plus sûr. Le P.O.B. et les libéraux virent très rapidement que Rex était une forme de fascisme qu'il fallait tout prix supprimer. Certains membres du parti catholique n'étaient pas insensibles à quelques idées de Rex ; mais, puisque le nouveau mouvement constituait un danger grave pour le parti catholique, nombre de ces sympathisants pouvaient se ranger aux côtés decCeux de leurs coreligionnaires qui combattaient Rex.

(page 258) Après le 24 mai 1936, Rex accentua son attitude antidémocratique, en même temps qu'il essayait, non sans succès, de discréditer le Parlement et le régime parlementaire en redoublant ses campagnes scandaleuses contre des personnalités politiques et en sabotant le travail parlementaire. Aux yeux d'une grande partie de l'opinion, Rex fit figure d'avant-coureur de la dictature. Dans les milieux politiques, on se dit à l'automne qu'il fallait étouffer le serpent dans l’œuf. Au milieu d'octobre, le gouvernement décida de déclencher une campagne nationale contre Rex. Au cours des deux mois qui suivirent, les trois partis traditionnels, le Premier ministre et ses collègues en tête, organisèrent d'innombrables réunions où ils dépeignirent le danger que représentait Rex. La position de celui-ci s'affaiblit en même temps des nombreux impairs que M. Degrelle commettait.

Au début de 1937, Rex était nettement en régression. C'est alors que M. Degrelle annonça, le 7 mars, un grand coup. Il venait de faire démissionner un représentant rexiste de Bruxelles avec les suppléants, provoquant par là une élection partielle, et il fit savoir qu'il allait personnellement se présenter comme champion de Rex contre l'ancien régime. Surpris, le gouvernement ne sut pas tout de suite quelle mesure prendre. Certains voulaient que l'on interdît l'élection, mais, vu le précédent Spaak, c'était impossible. Il fanait donc relever le gant et trouver un champion du régime. A la suite de pressions avant tout socialistes, mais aussi libérales, le Premier ministre accepta le duel électoral, sans l'investiture d'aucun parti, mais au nom du régime démocratique. Les communistes I 'appuyèrent aussi. Mais les (page 259) catholiques étaient divisés : si les éléments démocratiques étaient partisans du Premier ministre, nombre de conservateurs étaient plus qu'hésitants, n'aimant pas beaucoup M. van Zeeland et rejetant toute collaboration avec le P.O.B. et les communistes. C'est pourquoi des catholiques influents conseillèrent de voter blanc.

Grâce à la coalition qui appuyait sa candidature, M. van Zeeland pouvait être mathématiquement certain de remporter la victoire. La question était donc de savoir combien de voix M. Degrelle arriverait à arracher au candidat du régime. Si des bulletins blancs s'ajoutaient en grand nombre aux votes rexistes, M. Degrelle pourrait prétendre que le peuple n'avait plus confiance en l'ancien régime, et il pourrait provoquer de nouvelles élections partielles, et enfin des élections générales. Vers la fin de la campagne électorale, le grand problème devint en effet de savoir combien il y aurait de bulletins blancs et d'abstentions.

Une intervention de l'Eglise écarta le danger : deux jours avant l'élection, le cardinal-archevêque de Malines condamna Rex, réprouva l'abstention et exhorta les fidèles voter pour M. van Zeeland. (Communiqué de l'Archevêché du 9 avril : « … comme nous sommes mis directement en cause et que notre silence est interprété comme une approbation, il nous est impossible de ne pas parler. Nous déclarons donc : 1° que la lettre collective de l'épiscopat belge, en plusieurs de ses passages, vise formellement Rex et qu'elle condamne ses méthodes et ses principes fondamentaux ; 2° que loin d'avoir nos apaisements au sujet de Rex, nous sommes convaincu qu'il constitue un danger pour le pays et pour l'Eglise. Par conséquent, le devoir de tout catholique loyal, dans l'élection du avril, est clair, et toute abstention doit être réprouvée. ») Il fut écouté. Le 11 avril, le premier ministre recueillit 76 p. c. des voix, M. Degrelle 19 p. c. (c’est-à-dire moins que les rexistes et les nationalistes flamands ensemble en 1936), tandis qu'il y avait p. c. de bulletins blancs.

Politiquement, ce fut la fin de Rex. Au lendemain de l'élection, de nombreux membres quittèrent le parti. De plus, l'intervention ecclésiastique lui enleva son public catholique. Il cessa d'être un véritable danger pour le régime. Toutefois, le rexisme ne disparut pas et continua à constituer un élément de trouble (page 260) parlementaire et surtout extra-parlementaire qui, dans certaine situations, pouvait jouer un rôle.

Le 11 avril marque l'apogée de la carrière politique de M van Zeeland. Non seulement il avait triomphé de Rex, mais, dans ses discours électoraux, il avait présenté un programme politique et social à longue portée qui éveillait dans certaines couches de la population l'espoir de voir naître une nouvelle époque politique. Nombre de jeunes catholiques virent en lui le chef qui allait rassembler toutes les bonnes volontés, indépendamment des partis, autour d'un programme inspiré de Quadragesimo anno. Certains socialistes caressaient des espoirs analogues : en février 1937, MM. Spaak et de Man avaient exposé, dans des interviews retentissants accordés à L'Indépendance Belge, leur socialisme national qui voulait, lui aussi, unir toutes les forces progressistes du pays. Aussi bien le programme de M. van Zeeland que celui de MM. de Man et Spaak visaient donc, au-dessus des vieux partis, à créer quelque chose de tout nouveau, et coïncidaient en bien des points. Il semble bien qu'on ait cru dans certains milieux catholiques et socialistes que le 11 avril allait marquer l'avènement d'un front national démocratique et social, dirigé à la fois contre le capitalisme et le marxisme, sous la direction de M. van Zeeland, peut-être méêe sous forme d'un regroupement des forces politiques (« le super-parti »).

(page 261) Sans doute existait-il des idées analogues chez certains libéraux ; M. Devèze commençait à parler de la « vraie majorité. » Mais ces aspirations, d'ailleurs peu concrètes, ne devaient pas se réaliser. M. van Zeeland laissa passer le moment psychologique sans prendre d'initiative. Et, avant la fin du mois d'avril, le Premier ministre se débattait dans une crise politique grave.

Au début de novembre 1936, le gouvernement - sans doute pour gagner les Flamands à une réforme de la défense nationale, - avait déposé un projet accordant l'amnistie complète nationale aux activistes, que M. Bovesse, ministre de la justice, avait contresigné sans consulter son parti. Mais les libéraux étaient hostiles à ce projet : à un vote au sein des gauches libérales, il fut rejeté par 39 voix sur 42. La lutte contre Rex éclipsa la question de l'amnistie mais, vers la fin de la campagne électorale, M, van Zeeland, pour s'assurer l'appui des catholiques flamands, se vit obligé de faire état de sa fidélité au projet de loi. Au lendemain du 11 avril, M. Bovesse démissionna, officiellement pour raison de santé, mais probablement aussi à cause de l'attitude de son parti à l'égard de l'amnistie. M. van Zeeland dut donc trouver un remplaçant libéral à M. Bovesse, ce qui n'était pas facile ; plusieurs libéraux, dont M. Devèze, refusèrent le portefeuille. La situation se compliqua lorsque le Comité permanent du parti libéral chargea, le 18 avril, les présidents des gauches libérales et celui du conseil national, M. de Laveleye, de faire savoir à M. van Zeeland qu'il fallait substituer à M. Bovesse un parlementaire libéral wallon, et que les libéraux ne voteraient pas le projet d'amnistie.

A la surprise générale, le Premier ministre essaya de persuader M, de Laveleye, qui n'était ni Wallon ni parlementaire, de succéder à M. Bovesse - et il y réussit, le 20 avril. M. de Laveleye fit immédiatement savoir à la presse que, personnellement, il n'avait pas encore pris position dans la question de l'amnistie. Le nouveau ministre de la justice désobéissait donc (page 262) aux directives de ses commettants, et le Premier ministre ne faisait point attention aux desiderata libéraux. Le motif de M. de Laveleye, ainsi qu'il le dit franchement à la Fédération libérale de Bruxelles le 29 avril, était qu'il voulait devenir ministre. Quant à M. van Zeeland, il lui fallait un ministre de la justice libéral, et, ne l'oublions pas, d'une part cela s'était montré difficile, d'autre part M. de Laveleye lui avait rendu de grands services au cours de la lutte électorale.

Mais la nomination souleva une très vive indignation parmi les libéraux, comme le montra un débat très animé au conseil national du parti le 2 mai. Ce n'est que par 107 voix contre 93 (et 12 abstentions) que le conseil rejeta un ordre du jour exigeant la démission de M. de Laveleye. Mais, par 121 voix contre 52 (et 10 abstentions), il regretta sa nomination et se prononça, presque unanimement, contre l'amnistie. Bien entendu, la critique adressée à M. de Laveleye visait aussi le Premier ministre ; on allait jusqu'à accuser celui-ci d'avoir choisi M. de Laveleye pour jeter le trouble parmi les libéraux et ainsi travailler pour son prétendu « super-parti. »

La réaction libérale créa un très mauvais départ à la délicate question de l'amnistie. Le débat s'engagea à la Chambre le 19 mai. Les opinions s'affrontèrent avec une grande violence, les Flamands exigeant l'amnistie totale, la plupart des Wallons et des Bruxellois s'y opposant, ou tout au moins tâchant de la limiter. De nombreuses manifestations pour ou contre se (page 263) déroulèrent à Bruxelles et dans la province. La confusion grandit encore du fait que le Parlement avait à trancher en même temps des questions importantes qui dressaient les conservateurs catholiques et libéraux contre les démocrates des trois partis gouvernementaux. A la fin de mai, une crise semblait imminente.

Longtemps, le gouvernement avait espéré que le Parlement allait lui-même trouver une solution, mais à ce moment il décida de déposer lui-même une formule de compromis sous forme d'amendement à son propre projet, amendement exceptant du bénéfice de l'éligibilité les condamnés à mort ; sur quoi le gouvernement posa la question de confiance. Le Premier ministre fit comprendre qu'il exigeait une majorité à la fois wallonne et flamande. Le 2 juin, l'amendement fut adopté par 94 voix contre 75 (et 26 abstentions), le projet dans son ensemble, par 95 voix contre 75 (et 16 abstentions).

Les majorités étaient donc faibles. Plus inquiétante encore était leur composition. Seuls les socialistes avaient voté peu près unanimement aussi bien pour l'amendement que pour l'ensemble ; ils désiraient pour des raisons sociales et économiques sauver le gouvernement. La grande majorité des libéraux avait voté contre l'un et l'autre ; si quelques-uns d'entre eux avaient appuyé l'amendement, c'est que du moins celui-ci restreignait l'amnistie. Les catholiques avaient été très divisés : la plupart des Wallons et des Bruxellois avaient, pour la même raison que les libéraux, voté pour l'amendement mais contre l'ensemble, ou s'étaient abstenus, tandis que les Flamands s'étaient en général abstenus au premier vote parce qu'il restreignait l'amnistie, mais avaient voté pour l'ensemble. Les communistes avaient voté contre l'amendement mais pour l'ensemble. Les nationalistes flamands et les rexistes avaient voté non, aux deux scrutins. La majorité gouvernementale s'était donc composée des socialistes, d'un (page 364) certain nombre de catholiques, quoique pas les mêmes aux deux scrutins, et de quelques libéraux ; en plus, au deuxième vote, des communistes. Le gouvernement n'avait donc point obtenu « la majorité nationale » qu'il avait désirée ; il n'avait obtenu, au fond, que des majorités de rechange. Au Sénat, le résultat fut analogue.

Ces votes avaient une double portée. D'une part, ils montraient que le P.O.B. était le seul soutien sûr du ministère, ce qui ne pouvait guère manquer de mettre celui-ci sous la dépendance du parti et, par là, d'augmenter la méfiance des conservateurs. D'autre part, l'attitude des libéraux, malgré la question de confiance, ne pouvait pas éviter de soulever le problème de leur participation au gouvernement. Mais le départ de M. van Zeeland en mission internationale pour les Etats-Unis, le 11juin, ajourna toute décision à cet égard.

Au retour de M. van Zeeland, le nouveau président du Conseil national libéral, M. Coulonvaux, demanda le 7 juillet la démission de M. de Laveleye,. Pour commencer, aussi bien le Premier ministre que M. de Laveleye s'y refusèrent, mais les libéraux ayant insisté, le ministre de la justice céda. Le Premier ministre responsable de la nomination refusa d'abord d'accepter sa démission, puis se solidarisa avec lui en présentant le 13 juillet la démission collective du gouvernement. Mais le Roi ne l'accepta pas, et M. van Zeeland s'inclina. Seul M. de Laveleye s'en (page 265) alla pour être remplacé par un parlementaire libéral wallon, M. Maistriau.

Les conversations des libéraux avec le Premier ministre n'avaient pas seulement porté sur le cas de M. de Laveleye, mais aussi sur la participation libérale au gouvernement. Les libéraux craignaient, entre autres, les tendances à leurs yeux étatistes du gouvernement ; de plus, ils trouvaient que la représentation libérale au gouvernement n'était pas adéquate. Toutefois, en principe, ils étaient enclins à collaborer au gouvernement à condition que l'on ne négligeât pas leurs desiderata, aussi bien au point de vue du programme qu'à celui de la représentation libérale. D'après une déclaration de M. Max à la presse, le 12 juillet, les libéraux et le Premier ministre allaient procéder avant la nouvelle session parlementaire à un « examen d'ensemble de ces questions. » Ce n'était pas nécessairement un début de crise gouvernementale, mais cela pouvait le devenir.

Le prestige de M. van Zeeland se trouvait atteint par cet événement, et son effort pour se solidariser avec M. de Laveleye montre qu'il s'en rendait compte. Lui, l'apôtre de l'union nationale, était discuté et avait semé le trouble dans le pays. Il avait repoussé les libéraux, les anciens combattants et une grande partie de l'opinion wallonne, sans pour cela avoir véritablement satisfait les Flamands ; il s'était laissé manœuvrer au lieu de guider l'opinion, ce qui inquiétait même ses partisans fidèles. Au cours de l'été, la question du régime linguistique d'Enghien fit rebondir la querelle linguistique. La politique financière, économique et sociale du cabinet soulevait de vives critiques de la part des conservateurs catholiques et libéraux qui accusaient le gouvernement d'être à la remorque du P. O.

L'affaiblissement successif de l'autorité du Premier ministre allait faire de celui-ci la victime d'une campagne dirigée contre (page 266) sa personne même. M. van Zeeland avait de nombreux ennemis ; les rexistes, les nationalistes flamands, M. Sap, M. Colin (rédacteur de l'hebdomadaire Cassandre) et certains milieux financiers voulaient sa perte pour des raisons à la fois politiques et personnelles. Ils avaient déjà fait des tentatives dans ce sens.

Attaquant la Banque Nationale dans une interpellation, en mars, M. Sap avait tâché de faire retomber une partie de la responsabilité de ce qu'il critiquait sur son ancien vice-gouverneur, et était allé jusqu'à faire entendre que, nommé ministre, M, Van Zeeland n'avait pas rompu ses liens financiers avec la Banque. Le Premier ministre avait opposé à cette insinuation le démenti le plus formel, et l'attaque avait échoué. En juillet, de nouvelles révélations au sujet de la Banque provoquèrent une enquête gouvernementale dont les résultats furent publiés la fin d'août. Les ennemis de M. van Zeeland en profitèrent pour lancer une nouvelle offensive contre lui, Cette fois avec de plus grandes chances de succès pour les raisons que nous avons exposées. A cette occasion, le Premier ministre fit connaitre dans un interview qu'étant ministre il avait reçu certaines sommes de la Banque, sommes ne constituant pas son traitement mais provenant d'un fonds secret (« la cagnotte ») à la disposition des dirigeants de la Banque ; comme il le fit savoir un peu plus tard, il s'était servi de cet argent pour indemniser les attachés de son cabinet. Dûment transformée et habilement présentée, cette nouvelle inattendue fut exploitée à fond par les rexistes. les nationalistes flamands et Cassandre. L'opinion générale s'émut vivement. Le gouvernement jugea nécessaire de convoquer le Parlement pour permettre au ministre des finances de s'expliquer sur la Banque et à M. van Zeeland, sur ses affaires personnelles. Après des débats plutôt pénibles, les deux Chambres votèrent un ordre du jour qui rendait hommage à l'intégrité et au désintéressement du Premier ministre. Mais les conditions générales de la Banque, la (page 267) la nature compliquée de l'affaire de la cagnotte, un certain manque de congruence, par ailleurs compréhensible, entre les déclarations de M. van Zeeland en mars et en août-septembre, et, enfin, certaines phrases moins heureuses de sa part avaient défavorablement impressionné l'opinion.

A la suite de nouvelles découvertes relatives à la Banque Nationale, le procureur général décida, en octobre, d'ouvrir une instruction judiciaire, ce qui déclencha une nouvelle avalanche d'insultes contre le Premier ministre. Bien que l'instruction ne le visât pas personnellement, celui-ci prit le parti d'offrir sa démission et celle du gouvernement le 25 octobre. Personne ne s'y opposa.

On pourrait croire que la démission de M, van Zeeland était liée à des négociations entre les partis gouvernementaux, qui eurent lieu en septembre. Cela ne semble pas être le cas. La cause était bien celle que nous venons d'indiquer : le prestige du Premier ministre avait dangereusement diminué. Du point de vue des principes, il est intéressant de constater que des attaques dirigées, non contre sa politique, mais contre sa personne, eurent raison de lui, bien qu'il ait eu jusqu'au bout l'appui du Parlement.