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Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940
HOJER Carl-Henrik - 1946

HÖJER Carl-Henrik, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940

(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)

Les gouvernements de 1918 à 1940

Chapitre VI. La coalition catholico-socialiste (1925-1926)

Les élections du 5 avril 1925 et le gouvernement Poullet-Vandervelde

(page 145) La campagne électorale de 1925 fut relativement calme. Le parti catholique réussit à maintenir l'union autour d'un programme commun, mais au prix de paroles vagues et de concessions aux Flamands. Les libéraux furent assez divisés, une phalange de jeunes voulant baser leur campagne sur l'anticléricalisme, ce que des membres plus rompus au métier déconseillaient. Sous la direction sagace de M. Vandervelde, le P.O.B. fit preuve de beaucoup de modération. Il se prononça pour un gouvernement « démocratique » et s'ingénia donc à ménager les catholiques flamands démocrates.

Les élections du 5 avril 1925 firent sensation. Les catholiques perdirent 2 mandats, les libéraux 10 (c’est-à-dire un tiers de leur effectif), cependant que le P.O.B. en gagnait 10. La nouvelle Chambre se composa donc de 78 catholiques, 23 libéraux, 78 socialistes, 6 frontistes et 2 communistes. Au Sénat, les catholiques remportèrent 71 sièges, les libéraux 23 et les socialistes 59.

Théoriquement, une coalition catholico-libérale était encore possible : elle aurait disposé de 101 mandats contre 86 à la Chambre. Toutefois, ayant les élections, elle n'était guère concevable. Trois autres coalitions auraient pu avoir une majorité : une coalition libérale-socialiste, une tripartite et une (page 146) coalition catholico-socialiste. Deux d'entre elles ne pouvaient se réaliser que si le parti libéral, malgré sa défaite, était encore disposé à participer. Quant à la dernière, un grand nombre de raisons, tant politiques que psychologiques, la rendaient très hypothétique, Enfin, il y avait la possibilité de former un cabinet d'affaires. Mais cela eût été aller contre le sens général des élections : victoire des socialistes et des catholiques démocrates.

Il était donc évident qu’il serait difficile de constituer le nouveau gouvernement. La crise de 1925 fut en effet très longue et très complexe. Un grand nombre de combinaisons allaient être proposées et rejetées, les partis allaient publier d'innombrables ordres du jour, 73 jours allaient s'écouler avant qu’un nouveau cabinet ne se constituât.

Les résultats définitifs des élections furent publiés le 8 avril. Après en avoir pris connaissance, les partis définirent préliminairement leur attitude, et le Roi engagea ses consultations.

Le 9 avril, le Bureau du Comité permanent du parti libéral déclara « qu'il convenait pour le parti libéral de s'abstenir de toute collaboration ministérielle », déclaration qui dénonce le profond découragement que la défaite avait inspiré aux libéraux. En général, ceux-ci voulaient voir la cause principale de cette catastrophe dans la coalition gouvernementale avec les catholiques, qui aurait compromis le parti aux yeux du peuple à tel point que, seules, une cure d'opposition et une attitude intégralement libérale pouvaient le renflouer. Malgré les insistances des autres partis, la majorité des libéraux allait se cantonner dans cette attitude négative.

Les socialistes s'exprimèrent avec autant de netteté que les libéraux. Déjà au cours de la campagne électorale le P.O.B. avait annoncé qu'il aspirait au pouvoir. Avec une souplesse où il est permis de reconnaître la maîtrise de M. Vandervelde, il faisait maintenant des invites aux éléments démocrates des autres partis en vue de constituer un gouvernement qui, sans excès, réaliserait des réformes tant sociales et linguistiques.

Enfin, les catholiques étaient unis sur un point : ils resteraient (page 147) au gouvernement. Mais ils n'étaient pas d'accord sur la composition de ce gouvernement. Les conservateurs rejetaient toute idée d'alliance avec le P. O.B. et recommandaient une nouvelle coalition avec les libéraux ; certains démocrates se sentaient attirés par les chants de sirène du P.O.B. ; un centre important espérait la formation d'une tripartite. Pour l'instant, le bureau des droites se limita à affirmer, le 11 avril, « l'étroite union du parti » et sa décision de « former bloc devant les résolutions à prendre. » Cet ordre du jour repoussait d'avance les tentatives socialistes d'alliance avec les seuls démocrates du parti, tentatives qui constituaient un danger de mort pour les catholiques, car leur succès entraînerait d’une part la division du parti, et d'antre part, au sein gouvernement, la quasi-impuissance des catholiques démocrates noyés dans le nombre écrasant des socialistes.

Le Roi commença ses consultations le 9 avril. Le 14, il chargea M. Vandervelde de former le nouveau cabinet. Pour la première fois dans l'histoire du P.O.B., un de ses membres recevait cette mission ; le résultat des élections rendait le geste du Roi naturel. Le jour une résolution du Conseil général du P.O.B. fit savoir qu'il voulait « accepter ses responsabilités … et demander à Vandervelde de commencer des démarches en vue de constituer un gouvernement démocratique, en prenant pour base la plate-forme électorale du P.O.B. » Il fallait « faire appel au concours des hommes et des groupes de tendances démocratiques en vue d'arrêter un programme d’action pratique, immédiat, précis… » Ayant vu l'échec de Mac Donald en Angleterre, les socialistes ne songèrent pas à former un gouvernement minoritaire. Ils voulaient constituer un gouvernement, majoritaire, en ralliant à leur cause les démocrates des autres partis. et arriver ainsi à établir en Belgique une ligne de démarcation politique entre démocrates et conservateurs. En d'autres termes, la décision du P. O. B. est un (page 148) des faits les plus importants de l'entre deux guerres belge, car elle s'attaquait officiellement, et cette fois avec des chances de succès, à la tradition politique du pays.

M. Vandervelde s'adressa immédiatement à certains démocrates des deux autres partis. Parlant du programme, il insista sur la réduction du temps de service, l'imposition plus lourde des riches et la lutte contre la vie chère. Quant à la composition du gouvernement, il proposa que le P.O.B. eût 5 ministres, dont le Premier ministre, le parti catholique 3 et le parti libéral 2 (après Ie refus des libéraux, les catholiques 5), soit une légère prépondérance du P.O.B. grâce au poste de Premier ministre.

Les libéraux ne furent pas longs à faire connaître leur position, Ils invoquèrent la déclaration du 9 avril et s'y tinrent. Dans un ordre du jour du 26 avril, le Conseil national approuva cette attitude.

M. Vandervelde soumit le parti catholique à une rude épreuve en faisant des avances aux démocrates. Mais ceux-ci restèrent fidèles à la décision du 11 avril : ils refusèrent de se prêter à des négociations particulières. Toutefois, M. Poullet fit connaitre au parti les propositions du P.O.B. Les droites parlementaires confirmèrent, le 18 avril, leur décision de n'agir qu'en bloc. Le P.O.B. céda sur ce point et, le 20 avril, nomma des négociateurs qui présentèrent aux bureaux des deux autres partis les propositions dont nous venons de parler. Le 22 avril, le bureau des droites les rejeta, parce qu'elles constituaient, comme le dit l'ordre du jour, « non un programme dicté par l'intérêt général du pays, mais le programme électoral du parti socialiste. » Mais, rappelant le programme social de l'Union catholique et persistant à affirmer qu'il était « prêt à prendre ses responsabilités dans la constitution d'un gouvernement », il montra qu'il accepterait des pourparlers sur une autre base.

Après ce refus, le congrès du P.O.B. n'avait plus qu’à constater, le 23 avril, les efforts du parti pour former un gouvernement avaient échoué. Dans un discours, M. Vandervelde déclara que le parti n'entendait céder ni sur la question du programme ni sur celle du Premier ministre, ce qui semble (page 149) prouver que le P. O.B. était persuadé qu'un gouvernement de coalition était inévitable et qu'il était superflu de faire des concessions. Le 24, M. Vandervelde renonça à sa mission de formateur.

L'échec du P.O.B. s'explique d'une part par le refus libéral de s'engager de quelque façon que ce fût, d'autre part et surtout par l'intransigeance des catholiques. Il semble bien que leur attitude ait été dictée moins par les questions de programme que par d'autres considérations : le poste de Premier ministre allait donner la prépondérance au P.O.B. ; ils ne voulaient point ce qui aurait donné beau se coaliser avec le seul P.O.B. - ce qui aurait donné beau jeu aux libéraux devant l'opinion bourgeoise ; les conditions posées par le P.O.B. étaient de nature à repousser absolument les catholiques conservateurs et donc à diviser le parti. Mais, comme l'indique l'ordre du jour cité, le parti n'était pas hostile à la formation d'un gouvernement de coalition, à condition qu'il eût un autre programme - celui des catholiques - et une autre composition politique. Le P.O.B. avait toutefois déclaré d'avance qu'il ne se prêterait pas à de tels projets. C'est probablement pourquoi M. Van de Vyvere déclina presque immédiatement l'offre de former le nouveau ministère que le Roi lui fit le 24 avril.

Ensuite, le Roi engagea de nouveau des consultations assez étendues. A en juger d'après les déclarations que ses interlocuteurs firent à la presse, leurs avis étaient de toute espèce, allant d'une coalition catholico-socialiste, par une tripartite, jusqu'à un gouvernement catholique complété de techniciens.

Le 29 avril. le Roi chargea M. de Broqueville d'essayer de former un cabinet. Il semble bien que ce choix ait été inattendu, celui-ci ne jouant plus un rôle de tout premier plan au Parlement. Il est probable qu'aux yeux du Roi il était un atout dans les situations particulièrement difficiles ; ce qui confirmerait cette (page 150) hypothèse, c'est que le Roi, plus tard (1932), allait de nouveau l'appeler à l'occasion d'une crise grave,

Le 29 avril, la situation se présentait ainsi : les négociations en vue d'une coalition catholico-socialiste avaient échoué, et les libéraux gardaient une attitude négative. La seule possibilité qui restât était de constituer un cabinet d'affaires. On ne sait pas exactement ce que voulait M. de Broqueville, mais il semble que le trait fondamental de ses idées ait été de constituer un gouvernement catholique complété de techniciens de tendance libérale, espérant par là gagner au moins la neutralité bienveillante des libéraux, sinon leur appui. M. de Broqueville négocia quelques jours, mais le 2 mai il se désista parce que, comme il le dit aux journalistes. les partis lui semblaient trop liés par leurs ordres du jour, visant par là, sans aucun doute, les libéraux qui refusaient, non seulement d'entrer dans son gouvernement, mais aussi de le soutenir. Etant donnée la position du P.O.B., le cabinet aurait donc renversé imméditament.

Pendant plusieurs, jours, on n’arriva pas à sortir de l'impasse. Mais le 8 mai, M. van de Vyvere accepta l'offre du Roi de former le cabinet. Le formateur déclara à la presse qu'il voulait constituer un gouvernement compose des membres catholiques du cabinet Theunis et d’extra-parlementaire. Après l’expérience de M. de Broqueville, il ne pouvait entendre par là qu’un gouvernement minoritaire. Ce projet parut et fut condamne d'avance dansLe Peuple par ce calembour : « Le cabinet est avant de Vyvere. » D'autre part, les libéraux firent savoir par M. Max, le 11, qu’ils allaient voter contre le gouvernement. Mais, imperturbable, M. van de Vyvere continua, et présenta le 13 mai sa liste des ministres. Elle se composait des membres catholique du cabinet Theunis, du général Hellebaut à la défense nationale et de M. Théodor, indépendant, à la justice. Trois ministères n'avaient pas de titulaires. Le 20 mai, le gouvernement fit à la Chambre sa déclaration qui laissait paraître des sympathies pour des réformes, sociales et autres, mais était peu claire.

(page 151) Au premier abord, la position de M. Van de Vyvere paraît absurde ; il se présentait avec un cabinet incomplet et condamné d'avance. Mais l'idée du Premier ministre était très simple. Il voulait unir son parti autour d'un programme qui allait pouvoir ensuite servir de base à de nouvelles négociations avec les autres partis, tout particulièrement avec le P.O.B. Le seul moyen d'y arriver était de forcer les fractions du parti à se prononcer publiquement pour ou contre le gouvernement et le programme. En agissant ainsi, M. Van de Vyvere pouvait escompter l'adhésion de la grande majorité du parti à son programme. Le chef du ministère avait fait entendre à la presse que les trois postes vacants étaient destinés à permettre aux libéraux d'entrer dans le gouvernement, mais, étant donnés les refus réitérés de ceux-ci, il est bien peu probable que M. Van de Vyvere ait cru sérieusement à cette possibilité. Il semble permis d'y voir un geste fait pour satisfaire les catholiques conservateurs.

Le débat à la Chambre fut bref. M. Max déclara que les libéraux allaient voter contre le gouvernement. Au nom du P.O.B.. M. Vandervelde fit de mène, mais avec beaucoup de ménagements. Au fond, il ne déplora que l'absence de socialistes au ministère. Il présenta le programme du P. O.B. de façon à le faire correspondre à la déclaration du cabinet, et fit miroiter aux yeux des catholiques démocrates les bienfaits d'une coalition avec le P.O.B. Ces invites furent repoussées par M. Jaspar qui souligna que c'était au parti catholique tout entier que le P.O.B. devait s'adresser, et fit entendre qu'il était prêt à examiner des projets en vue d'une nouvelle tripartite. M. Max présenta un ordre du jour, déclarant que le cabinet « par sa composition » n'était pas « qualifié pour résoudre les difficultés de la situation parlementaire. » Il fut voté par 98 voix contre 73 (et 9 abstentions), sur quoi le gouvernement démissionna immédiatement. Mais M. Van de Vyvere avait atteint son but : tous les catholiques avaient appuyé le gouvernement et s'étaient ainsi liés à un programme commun et favorablement accueilli par le P.O.B.

(page 152) La démission de M. Van de Vyvere fut suivie d'un intermezzo assez curieux. Les libéraux portaient la responsabilité principale de la chute du gouvernement, et, conformément aux coutumes parlementaires, c'est à l'un d'entre eux, M. Max, que le Roi s'adressa. Chose inattendue, celui-ci accepta d'essayer de former un cabinet. Dès le 11 mai, M. Max avait déclaré à la presse qu'il était impossible de résoudre la crise de façon normale et que les trois partis devaient soutenir un gouvernement d'attente, sans couleur politique, dont la tâche serait d'expédier les affaires courantes (budgets, politique extérieure, etc.) jusqu'à l'automne où la situation serait plus claire et rendrait possible la formation d'un gouvernement normal. Mais quand il s'agit de réaliser ce projet, M. Max n'arriva même pas à s'assurer l'appui sûr de son propre parti, et, quelques jours plus tard, catholiques et socialistes déclarèrent dans des ordres du jour qu'ils s'opposaient à son projet. Le 28 mai, M. Max se désista à son tour.

Au bout de 8 semaines, il n'y avait toujours pas de nouveau gouvernement. Coalition catholico-socialiste à prépondérance socialiste, diverses combinaisons avec participation libérale, cabinet d'affaires, gouvernement minoritaire et gouvernement provisoire, tout avait été examiné et rejeté. Le seul fait positif était que les catholiques s'étaient mis d'accord sur un programme pouvant servir de base à des négociations avec P.O.B.

Après l'échec de M. Max, on revint à l'idée d'un cabinet démocratique. Le jour même, des catholiques et des socialistes entrèrent en pourparlers. Les négociations d'avril s'étant en partie heurtées à la question du Premier ministre, le P.O.B. fit cette fois-ci l'importante concession de céder ce poste aux catholiques et, le 3 juin, le Roi s'adressa à M. Poullet, depuis plusieurs jours au centre des pourparlers. Celui-ci annonça aux journalistes qu'il pensait former une tripartite ayant à son programme « une série de réformes démocratiques. » Et les catholiques, et les socialistes désiraient la participation des libéraux , les (page 153- catholiques pour satisfaire les conservateurs, les socialistes parce que l'aile wallonne du parti craignait qu’une coalition socialiste ne donnât la prépondérance aux Flamands. Ce projet échoua sur un nouveau refus libéral exprimé le 4 juin dans un ordre du jour des gauches libérales.

M. Poullet reprit alors l'idée d'une coalition à deux et réussit à y rallier la majorité des droites parlementaires : dans un ordre du jour voté le 5 juin par 73 voix contre 43 (et 7 abstentions), celles-ci renouvelèrent « leur confiance à M. Poullet pour la formation du gouvernement » ; les conservateurs avaient voté contre. A un congrès à huis-clos, les 6-7 juin, le P.O.B. se prononça par près de 500.000 voix contre un peu plus de 100.000 pour la coalition à deux.

Au cours des négociations, le P.O.B fit encore une grande concession en renonçant à la parité des portefeuilles : il accepta que le cabinet se composât de 5 catholiques, de 5 socialistes et d'un général à la défense nationale. Pour les socialistes, les choses allèrent d'elles-mêmes : dès le 7 juin, le P.O.B. nommait ses ministres. Mais du côté catholique, de graves difficultés surgirent. Ce n'est que le 11 juin que M. Poullet crut avoir abouti. Voici sa liste des ministres : M. Poullet aux affaires économiques, M. Vandervelde aux affaires étrangères, (page 154) M. Tschoffen à la justice, M. Laboulle à I'intérieur, M, Janssen aux finances, le général Kestens à la défense nationale, M. Huysmans aux sciences et arts, M. de Liedekerke à l'agriculture et aux travaux publics, M. Anseele aux chemins de fer, M. J. Wauters au travail et à la prévoyance sociale, et M. Carton (de Tournai) aux colonies. M. Poullet avait donc réussi à donner au gouvernement une majorité non-socialiste. D'autre part, le P.O.B. avait sans aucun doute eu les ministères les plus intéressants : affaires étrangères, intérieur, sciences et arts, prévoyance sociale.

Mais la publication officielle de cette liste fut devancée par un brusque revirement. Le même jour, le 11 juin, les délégués de la Fédération des cercles se réunirent. A la suite d’un débat très agité, l'assemblée repoussa dans un ordre du jour « avec énergie la création d'un ministère catholique-socialiste qui constituerait une grave méconnaissance des principes et des traditions du parti catholique, et un oubli inexcusable des engagements pris envers le corps électoral et le pays » ; elle émit « le vœu que les parlementaires catholiques refusent leur concours et leur confiance à la constitution d’un pareil gouvernement », et affirma « sa résolution de combattre toute compromission avec le parti socialiste », même au prix d'une dissolution.

A la suite de cet ordre du jour, les candidats conservateurs, MM. Carton et de Liedekerke, qui avaient promis leur concours à M. Poullet, se retirèrent. M. Tschoffen suivit leur exemple. Le lendemain, le 12, les droites parlementaires se réunirent. Grâce à une indiscrétion, on sait que l’assemblée vota la confiance à M. Poullet mais avec majorité la plus faible :par 63 voix contre 62 (et 6 abstentions). La situation se compliquait du fait que, parmi les sénateurs. 38 avaient voté contre, et seulement 22 pour, parmi les représentants 41 pour et 24 contre. En d'autres ternies, le millistère Poullet aurait eu une majorité - quoique assez faible - au groupe catholique de la Chambre, mais aurait été en minorité au groupe catholique (page 155) du Sénat. A la suite de ce vote. M. Poullet préféra se retirer (le 12 juin).

Une fois de plus, il avait été impossible de mettre sur pied un cabinet viable. La résistance des catholiques conservateurs avait renversé la seule combinaison possible, à savoir une coalition catholico-socialiste. Après plus de mois de crise. on était encore dans l'impasse.

C'est alors que le Roi prit l'initiative d'appeler chez lui, le 13 juin, à la fois M. van de Vyvere, M. Masson et M. Vandervelde. Il semble qu'il les ait chargés, tous les trois, de trouver une solution. La présence de M. Masson montre que le Roi pensait à une tripartite, Cependant, les libéraux refusaient toujours de s 'engager. Grâce à l'infatigable M. Van de Vyvere, de nouveaux pourparlers s'engagèrent entre les socialistes et les catholiques, mais cette fois seulement avec les démocrates. On ne connaît à peu près rien de ces négociations. si ce n'est le facteur décisif que les groupes catholiques ne furent pas convoqués et se trouvèrent devant un fait accompli lorsque, le 17 juin, M. Poullet rendit publique sa liste des ministres : M. Poullet aux affaires économiques, M. Vandervelde aux affaires étrangères, M. Tschoffen à la justice, M. Rolin-Jacquemyns à l'Intérieur. M. Huysmans aux sciences et arts. M. Janssen aux finances. M. Van Vyvere à l'agriculture, M. Laboulle aux travaux publics, M. J, Wauters aux travail et la prévoyance sociale, M. Anseele aux chemins de fer, le général Kestens à la défense nationale et M. Carton (de Tournai) aux colonies.

Le P.O.B. avait fait des concessions depuis le 11 juin. Des (page 156) 12 ministres (contre 11), 5 seulement étaient socialistes, et l'Intérieur était confié à un extra-parlementaire, M. Rolin, à la place d'un socialiste. Si l'on ajoute que, plus tôt, le P.O.B. avait renoncé aussi bien à avoir la moitié des portefeuilles qu'au poste de Premier ministre, il ressort qu'il avait fait des sacrifices très importants pour rendre possible la formation de ce ministère. Le débat sur la déclaration gouvernementale allait montrer que ces sacrifices n'avaient pas été vains.

Des ministres, trois étaient des extra-parlementaires, dont le général Kestens et M. Rolin étaient considérés comme de tendance libérale sans toutefois représenter le parti. Il est permis de voir dans cet arrangement un essai de la part de MM. Poullet et Van de Vyvere de donner au cabinet une touche de tripartite, ceci en vue de ménager à la fois les catholiques conservateurs et l'opinion bourgeoise en général. Le choix des ministres catholiques était plutôt rassurant du point de vue conservateur. Si l'on comptait deux chefs démocrates, MM. Poullet et Tschoffen, il y avait à côté à d'eux deux conservateurs modérés. M. Carton et M. Janssen. extra-parlementaire, et M. Van de Vyvere, qu'il faut plutôt considérer comme un agent de liaison entre les différentes fractions sociales de son parti. Le cabinet était nettement pro-flamand : les flamingants y voyaient quatre de leurs chefs (MM. Poullet, Van de Vyvere, Huysmans et Anseele) tandis qu'aucun des autres ministres n'était wallon fervent.

Le 17 juin, le Conseil général du P.O.B. approuva, par 40 voix contre 26, la participation du parti au gouvernement. Toutefois, certains membres critiquèrent les nominations de MM. Rolin et Kestens ; ils étaient probablement mécontents de ce que le P.O.B. n'eût pas obtenu la moitié des portefeuilles. La majorité assez forte ne fut probablement atteinte que parce que M. Vandervelde promit que les femmes ne voteraient pas aux élections provinciales de l'automne. Les groupes catholiques ne se réunirent pas avant que le cabinet se fût présenté devant les (page 157) Chambres. Enfin, des porte-paroles libéraux insistèrent sur ce que les ministres de nuance libérale n'engageaient en rien le parti.

Le 23 juin, le gouvernement fit sa déclaration, Elle était vague mais annonçait des réalisations démocratiques, Son programme n'était pas plus radical que celui de M. Van de Vyvere dans les questions financières et sociales. Il s'en distinguait en politique linguistique par sa promesse d'étendre l'amnistie, en politique extérieure par l'importance qu’il donnait à la politique de la S.D.N., en politique militaire par la volonté de désarmement qu'il exprimait ; il promit, entre autres, la suppression des 4 mois de service supplémentaire de 1923.

Le débat qui s'engagea est mémorable surtout par l'attitude des catholiques conservateurs. Plusieurs de leurs représentants les plus marquants, dont MM. Jaspar et Carton de Wiart, déclarèrent qu'ils ne pouvaient pas accorder leur confiance au gouvernement. Mais leur critique visait surtout M. Vandervelde personnellement, et le fait que le cabinet était l'expression d'une coalition catholico-socialiste ; plusieurs d'entre eux firent savoir qu'ils ne voteraient pas contre le gouvernement, mais qu'ils s'abstiendraient. Les libéraux, de leur côté, firent une opposition en règle. Pour le gouvernement, se prononcèrent tout d'abord le P.O.B. et, avec moins d'enthousiasme, les catholiques démocrates. Un ordre du jour, « approuvant la déclaration du gouvernement et lui exprimant sa confiance », proposé par MM. Heyman et Delacollette, catholiques démocrates, M. van Cauwelaert, et MM. Soudan et Destrée, socialistes. fut voté par 123 voix contre 37 (et 15 abstentions). La majorité se composait du P. O.B. et de 51 catholiques (c’est-à-dire environ les deux tiers du groupe), la minorité du groupe libéral, de la plupart des frontistes et de catholiques, dont M. Jaspar : 13 catholiques. dont MM. Carton de Wiart et s'abstinrent. En d'autres termes : 25 catholiques refusèrent de soutenir le gouvernement ; trois d'entre eux seulement étaient Flamands. Le débat au Sénat n'apporta rien de nouveau. On vota le même ordre du jour qu'à la Chambre par 92 voix contre 25 (et 16 abstentions). Tous (page 158) les libéraux et 8 catholiques votèrent contre, et 16 catholiques s'abstinrent.

Ces votes révélèrent que le parti catholique s'était, de fait (mais non formellement), divisé en deux groupes, l'un et dans sa grande majorité flamand, l'autre conservateur et en grande partie wallon. Mais la plupart des catholiques conservateurs n'entendaient pas faire une politique d'opposition violente. Ils désiraient plutôt rester dans une attitude critique mais expectante, et attendre l'occasion de ressouder le parti. Toujours est-il que, jusqu'à nouvel ordre, M. Vandervelde avait atteint son but, si ardemment souhaité » : il y avait un gouvernement « démocratique » et une opposition « réactionnaire » , c’est-à-dire bourgeoise.

La crise gouvernementale de 1925 est la plus longue et probablement la plus compliquée de tout l'entre deux guerres. Il peut-être von d’en rappeler la grande ligne qui risque de disparaître sous la multitude des événements. Après les élections, le parti catholique et le P.O.B. étaient de force égale, cependant que le parti libéral avait subi une défaite qui l'avait décidé à ne rentrer sous aucun prétexte au gouvernement. Il fallait donc constituer une coalition catholico-socialiste. Mais les catholiques s’y refusaient catégoriquement. Par égard pour eux, pour sauver l'unité du parti, tous les catholiques tâchaient de trouver, en bloc, une solution. De son côté, le P.O.B. avait tout intérêt à se coaliser avec les seuls catholiques démocrates, et il était prêt à faire de si grands sacrifices pour y arriver que ceux-ci acceptèrent sciemment le risque de se voir abandonnés par les conservateurs de leur parti.

(page 159) Le gouvernement fit preuve d'une grande modération et ne rencontra que peu de résistance pendant les six premiers mois. Quand il déposa ses projets budgétaires, au début de la session 1925-1926, les catholiques conservateurs lui firent assez bon accueil et les libéraux observèrent une certaine retenue.

Cependant, une crise éclata à la nouvelle année. Le gouvernement avait promis de supprimer les 4 mois de service supplémentaire. La majorité des ministres voulait que la réforme s'appliquât à la classe de 1925, mais le général Kestens désirait en ajourner l'application d’une année. N'ayant pu persuader ses collègues, il présenta sa démission le 14 janvier. Dans une interpellation, M. Franck, libéral, prétendit qu'il fallait en voir la cause dans de profondes divergences de vue sur l’organisation de la défense entre le général Kestens et les ministres civils. M. Poullet, ministre de la défense nationale ad interim, le démentit. L'attaque libérale ne visait pas seulement la démission du général Kestens. c'était une attaque contre tout le gouvernement, et en particulier contre le Premier ministre. Par 105 voix contre 50 (et 2 abstentions), la Chambre vota un ordre du jour « approuvant les déclarations du gouvernement. » Le gouvernement obtenait donc une majorité très sûre, mais l'opposition s'était accrue depuis juin : non seulement les libéraux mais aussi 25 catholiques conservateurs (c’est-à-dire plus qu’en juin) avaient voté contre le cabinet.

(page 160) L'autorité de M. Poullet diminua après à l'occasion de « l'affaire de la Remise des Drapeau. » Le gouvernement avait supprimé certains régiments, et quand, le 9 février, leurs drapeaux allaient être remis au Musée de l'Armée, la foule s'attaqua au Premier ministre. L'opinion catholique conservatrice voulut y voir l'expression de la colère populaire contre M. Poullet et sa politique.

D'une façon générale, l'opposition bourgeoise s'accentua à partir du nouvel an. On s'en prit à la politique militaire et fiscale du gouvernement, et à MM. Poullet et Hysmans personnellement. Toutefois, cette opposition n'aventurait pas sérieusement la position du cabinet dont la majorité au Parlement, aussi nombreuse que bien disciplinée, vota tous les projets que lui soumit le gouvernement.

Mais un problème tout nouveau surgit qui changea toute la situation. A l'automne 1925, le gouvernement avait décidé de stabiliser le franc au taux de 107 francs belges par livre sterling et, dans ce but, avait déposé au début de la session 1925-26 une série de projets de lois et d'impôts. Cette question était au-dessus des partis. Le ministère pouvait s'appuyer à peu près sur toute la Chambre ; le projet de loi sur la stabilisation même fut adopté à l'unanimité moins 3 voix.

Le succès de la stabilisation dépendait cependant d'un important emprunt à long terme fait à l'étranger. Quand, à la fin de février, le gouvernement allait conclure les négociations à Londres, les créditeurs lui présentèrent des conditions telles qu'il dut les refuser, ce qui causa (à partir du 10 mars) une fuite des capitaux si considérable que la Banque nationale ne put pas tenir le coup : le 15 mars, le franc tomba de 107 à 122. La stabilisation avait échoué.

Le 17 mars, M. Poullet s'expliqua devant la Chambre. Les libéraux, principalement M. Franck, condamnèrent toute la (page 161) politique économique et financière du cabinet, d'après eux seule cause de la catastrophe. De son côté, M. Poullet accusa certains milieux financiers d'avoir provoqué la crise du franc pour renverser le gouvernement démocratique. Pendant deux longues journées, ces deux thèses s'affrontèrent. Du côté du P.O. , on (M. Carlier) allait jusqu'à prétendre que les libéraux n'étaient pas étrangers à la machination. Le débat fut clos sans ordre du jour.

Le franc continuait à baisser assez rapidement. A partir du mois d’avril, l'opinion commença à craindre que la crise monétaire n'aboutît à l'inflation. Des représentants des partis bourgeois se prononcèrent pour un remaniement du gouvernement. mais longtemps l'atmosphère de panique qui commençait à se répandre dans toutes les couches sociales ne se fit pas sentir au Parlement. Quand, après les vacances de Pâques, la Chambre se réunit de nouveau, le 20 avril, la situation financière ne fut pas mise à l'ordre du jour. A sa place. les représentants discutèrent un projet sur la réduction du temps de service qui fut adopté à une forte majorité (105-39).

Au début de mai, le franc était tombé jusqu'à environ 150. c.-à-d. qu’en deux mois sa valeur avait diminué presque de moitié. D'autre part, la crise s'accentua du fait que le gouvernement devait sous peu faire face au remboursement de bons du trésor d'un montant très important. Le 4 mai, le ministre des finances exposa la gravité de la situation à la Chambre et demanda son appui. Un débat très animé s'engagea. Les libéraux critiquèrent sans merci la gestion du cabinet. M. Franck se chargea des questions d'ordre technique. Une impression très profonde fut produite par l'intervention de M. Janson qui n'hésita pas à dire aux ministres de s'en aller (« Allez-vous en ! « ), puisqu'ils n'avaient plus la confiance du pays. Les catholiques conservateurs, eux aussi, attaquèrent le cabinet, et M. Carton de Wiart fit plus que suggérer l’opportunité de la constitution d'un gouvernement d'union nationale, M, Van de Vyvere, probablement la personnalité la plus représentative du parti catholique, (page 162) laissa entendre qu'il approuvait cette idée. La défense des ministres révéla qu'ils ne se sentaient plus maîtres de la situation tant financière que politique. Lne intervention de M. Vandervelde montra que la pensée d'un élargissement de la base gouvernementale ne leur était point étrangère. Le débat se termina sans que la Chambre eût voté d'ordre du jour. En réalité, une crise ministérielle venait de s'ouvrir.

Le jour même du débat, le 4 mai. MM. Rolin et Carton (de Tournai) offrirent leur démission. le lendemain le ministre des finances fit de même. M. Rolin n'approuvait pas la politique financière du cabinet qui, d'après lui, n'était pas faite pour inspirer confiance au public épargnant. M. Carton, à son tour, énuméra plusieurs causes de sa décision : deux ministres catholiques et le général Kestens avaient démissionné et n'avaient été remplacés que par un ministre ; le cabinet perdait de plus en plus la confiance de l'opinion conservatrice ; enfin, il lui semblait nécessaire de former un gouvernement d'union nationale. Le ministre des finances déclara que. n'ayant pu gagner le confiance du public, il ne se considérait pas à même de résoudre la crise monétaire. La démission de trois ministres appartenant tous à l'opinion modérée ouvrait naturellement, de fait, une crise gouvernementale générale. Quelques jours plus tard, le cabinet se retira.

La chute du gouvernement Poullet offre un intérêt considérable au point de vue des principes. Le cabinet fut obligé de démissionner bien que sa majorité parlementaire fût restée intacte jusqu'au bout, comme le montre le vote du 28 avril sur la loi militaire. Depuis quelques mois, l'opposition s’était affermie, mais elle n'avait pas changé quantitativement. Ce n'est donc pas elle qui emporta le gouvernement. Il pouvait jusqu'au bout compter sur la majorité des deux tiers.

(page 163) Il faut donc chercher les causes de cette crise principalement hors du Parlement, en particulier dans la crise du franc. Le gouvernement n'inspira pas suffisamment confiance au monde de la finance, aussi bien en Belgique qu'à l'étranger. N'ayant pas réussi à obtenir le grand emprunt de mars, le cabinet semble avoir un peu perdu pied : il ne sut pas faire de nouveau programme. Une panique, d'abord limitée au monde de la finance, se répandit bientôt dans tout le pays et, au moins autant qu'ailleurs, dans le monde ouvrier qui voyait le spectre de l'inflation se dresser devant lui. Au sein du gouvernement, des avis contradictoires se heurtaient. Divisé à l'intérieur, diminué dans son prestige, le ministère Poullet-Vandervelde se désagrégea et s'effondra. Le débat des 4 et 5 mai accéléra probablement le processus, mais, nous l'avons vu, ces deux facteurs allaient de pair et marquent la dernière étape d'une évolution qui avait commencé au début de mars.

Les partisans du cabinet, en particulier les socialistes, ont énergiquement soutenu que la crise financière était en grande partie artificielle, que c'était une manœuvre de la bourgeoisie pour se débarrasser du gouvernement démocratique. Ce problème, en soi fort intéressant, attend encore sa solution. Du point de vue qui nous occupe, il suffit de constater que la chute du gouvernement fut provoquée par une crise de confiance, et que le Parlement et la vie des partis y étaient pour peu de chose.