(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 180) La situation qui se présentait après la crise du novembre 1927 pouvait rappeler celle d'avril 1925, la composition du Parlement étant la même, Mais, en réalité, elle était tout autre. Tout d'abord, le parti catholique avait su refaire son unité du moins momentanément : dès octobre, les démocrates avaient laissé entendre qu'ils suivraient le reste du parti. Ensuite, les libéraux avaient vaincu leur phobie du pouvoir de 1925 et rien ne faisait prévoir une rechute. Jusqu'en octobre, ils avaient bien préconise de nouvelles élections en cas de crise gouvernementale, mais, voyant la question militaire prendre de l’importance, M. Devèze avait conseillé de la résoudre avant de procéder à une dissolution, Enfin, catholiques conservateurs et libéraux étaient unis contre le P.O.B. pour des raisons d'ordre social, économique et militaire. Ainsi la situation rappelait plutôt celle qui avait suivi les élections de 1921 que celle de 1925.
La rapidité avec laquelle le Roi agit montre qu'il ne considérait pas la crise comme grave. Il ne consulta que les présidents des Chambres et, dès le 22 novembre au matin. il chargea M. Jaspar de former le nouveau gouvernement. Celui-ci demanda un jour de réflexion, mais il alla aussi vite en besogne que le Roi : le 22 au soir, il put faire connaître la composition de son ministère.
La facilité avec laquelle la crise se dénoua tenait probablement à deux causes, l’une politique, l'autre, pour ainsi dire, technique La première, c'était que la crise avait été latente depuis le (page 181) discours de Tribomont - les opinions avaient donc eu le temps de se classer - et qu'elle était entrée dans sa phase aigue dès le 15 novembre par l'ultimatum socialiste. M. Jaspar avait donc pu sonder le terrain, et, quand le gouvernement remit sa démission, il s'était déjà accordé avec les libéraux. La seconde, c'était que le formateur, rompant avec la coutume de consulter les groupes parlementaires, négocia directement et exclusivement avec ses candidats ministres et quelques chefs particulièrement influents. Les groupes furent mis devant un fait accompli.
L'idée directrice de M. Jaspar était simple : il avait l'intention de remplacer les socialistes par des libéraux et des catholiques démocrates. Il s'adressa à MM. Hymans et Vauthier et leur proposa une coalition à deux en vue de poursuivre l'œuvre de stabilisation et la politique des travaux publics, de résoudre le problème militaire et de maintenir le statu quo dans les questions sociales et linguistiques. Sars avoir consulté les instances de leur parti, ses interlocuteurs se déclarèrent d'accord avec lui. Le 22 novembre, M. Jaspar offrit un portefeuille à M. Devèze qui refusa. puis un à M. Janson et un à M. Lippens qui acceptèrent, Nous ignorons dans quelles formes il pressentit les catholiques démocrates.
Toutefois, les groupes ne restèrent pas oisifs. Les gauches libérales se réunirent le 22 et, après avoir eu vent des offres faites à MM. Janson et Lippens, y acquiescèrent officieusement, semble-t-il. Le lendemain, après leur nomination, elles exprimèrent dans un ordre du jour « leur pleine confiance aux ministres libéraux du gouvernement. » Les catholiques démocrates, eux, se réunirent le 22 pour examiner la situation après un débat qui semble avoir été quelque peu mouvementé - M. Jaspar, personnellement, n’était pas très apprécié à cause du rôle qu'il avait joué sous le ministère Poullet-Vandervelde - ils suivirent M. Poullet et décidèrent de se faire représenter au gouvernement ; ils ignoraient alors auxquels d'entre eux (page 182) M. Jaspar pensait Le 23, les droites du Sénat et de la Chambre, dans un ordre jour, « se réjouissant de la collaboration unanime de la droite », firent « confiance aux membres catholiques du gouvernement. »
Le nouveau ministère se composait de M. Jaspar, Premier ministre et aux colonies, M. Hymans aux affaires étrangères, M. Janson à la justice, M. Carnoy à l’intérieur, M. Vauthier aux sciences et arts, M. Houtart aux finances, M. Baels à l’agriculture et aux travaux publics, M. Heyman à l’industrie, au travail et à la prévoyance sociale, M. Lippens aux chemins de fer et M. de Broqueville à la défense nationale.
Les socialistes avaient donc été remplacés par deux libéraux, MM. Janson et Lippens, et deux catholiques démocrates, MM. Heyman et Carnoy. Le nouveau cabinet comptait six catholiques, dont deux catholiques démocrates dans le sens strict du mot, contre quatre libéraux ; la représentation proportionnelle entre les partis étaient donc légèrement plus à l’avantage des catholiques que dans le gouvernement Theux (6-4 contre 5-4 plus 2 extra-parlementaires). Cet avantage était toutefois en partie compensé par la qualité des portefeuilles accordés aux libéraux : affaires étrangères, sciences et arts ; et justice ; seuls les chemins de fer n’offraient pas grand intérêt politique. Le dosage social (c’est-à-dire la représentation numérique des fractions sociales) fit sensation : sur dix ministres, il n’y avait que démocrates. La présence de ce gouvernement nettement conservateur devant un Parlement à majorité démocratique ne peut s’expliquer que parce que le monde des affaires et la bourgeoisie, dont la confiance était nécessaire économiquement, avaient besoin (page 183) de garanties conservatrices, et que, d'autre part. l'échec du gouvernement démocratique avait été si total que les démocrates ne s'étaient pas trouvés à même de prétendre à plus d'influence. De plus, M. Jaspar avait eu l'habileté de choisir deux « minimalistes » pour les représenter. Si donc le dosage social du ministère marquait un pas à droite, il signifiait aussi un pas vers les Flamands qui constituaient en même temps l'aile démocratique de la majorité.
M, Jaspar avait proposé aux libéraux de poursuivre l’œuvre du gouvernement précédent ; la seule nouveauté était la question militaire. Mais celle-ci se présentait d’une façon quelque peu paradoxale : le cabinet n'avait pas de programme à son sujet ; il attendait les résultats des travaux d’une commission mixte. Son programme était particulièrement pauvre, et les catholiques n’en étaient guère satisfaits. Dans un interview qu'il accorda au Soir après sa nomination, M. Heyman insista sur la nécessité de résoudre aussi certains problèmes et d'accorder des satisfactions aux Flamands, en particulier la flamandisation de l'université de Gand et l'amnistie. Mais il ne semble pas que les ministres démocrates aient insisté pour inscrire ces mesures au programme gouvernemental, car, dans sa déclaration au Parlement le 29 novembre, le cabinet se donna pour tâche principale de consolider la stabilisation et le problème militaire, De plus, il promit de diminuer les impôts dans la mesure du possible. Quant à la législation linguistique, on l’appliquerait telle quelle. Il en serait de même pour les lois sociales. sauf sur quelques points peu importants.
Le débat qui suivit fut très calme. Catholiques conservateurs (M. Carton de Wiart), catholiques démocrates (M. Poullet) et libéraux (M. Devèze) assurèrent en termes cordiaux, le gouvernement de leur confiance. M. van Cauwelaert lui promit l'appui des Flamands mais se réserva de soumettre au Parlement la question de Gand et celle de l’amnistie. L’opposition socialiste étonna par sa modération. Toutefois, ses représentants (page 184) exprimèrent l'espoir de pouvoir faire triompher le service de six mois, à l'aide des démocrates flamands. Après un débat relativement bref, la Chambre, par 95 voix catholiques et libérales contre 68, se déclara « confiante dans le gouvernement.3 Le débat au Sénat n'apporta rien de neuf. Par 85 voix contre 53, toutes socialistes, le Sénat assura le gouvernement de « toute sa confiance.3
On retrouvait avec le gouvernement Jaspar Il la coalition catholico-libérale de 1921-1925. Que cela se passât sans heurts s'explique sans doute d'une part par l'évolution que nous venons d'analyser, de l'autre par le fait qu'il s'agissait d'un « gouvernement d'attente ». Tout le monde escomptait que la solution du problème militaire serait le signal de la dissolution, Catholiques et libéraux voulaient pour des raisons à la fois objectives et électorales le résoudre avant les élections. C'est pourquoi ils conclurent un accord précis, limité et à brève échéance.
La session de 1927-1928 fut en grande partie consacrée aux budgets, en attendant les résultats de la commission mixte. Celle-ci ayant présenté ses conclusions en avril 1928, le gouvernement déposa des projets de loi qui, ensemble, constituaient une nouvelle organisation défensive. Les points essentiels en étaient le service de huit mois pour la majorité des recrues (plus long pour les spécialistes), de nombreuses exemptions et un commencement de recrutement régional. C'était une transaction : les catholiques flamands avaient cédé sur le point du service de six mois pour obtenir le recrutement régional et les exemptions. Le gouvernement posa la question de confiance. Au cours de l'été, la Chambre vota les projets en dépit de l'opposition et des tentatives d'obstruction des socialistes. La majorité ne flancha pas, bien que le P.O.B. ne cessât d'inviter les catholiques démocrates à passer dans son camp.
(page 185) Le Sénat n'avait pas eu le temps de se prononcer sur les projets militaires que la Chambre était déjà aux prises avec la question délicate de l'amnistie aux activistes, soulevée au cours de la session 1926-1927 par une proposition due à M. van Cauwelaert et consorts. En mars 1928, la section centrale déposa son rapport. Ce n'est q 'en septembre que le débat s'ouvrit à la Chambre. Le gouvernement s'était engagé dans sa déclaration à rester neutre, mais il fut forcé d'abandonner cette attitude. Tandis que tous les Flamands étaient partisans de l'amnistie, les libéraux la combattaient ou du moins voulaient la limiter le plus possible. Le débat porta sur le point de savoir s'il fallait rendre les droits politiques aux activistes condamnés à une peine de moins de dix ans. Les libéraux s'y opposèrent catégoriquement, et, au début du débat, leur représentant au gouvernement, M. Janson, déposa une série d'amendements dans un sens restrictif. Toute la question fut renvoyée à une commission spéciale qui élabora un nouveau projet que la Chambre examina en novembre. Une grave crise s'ouvrit entre les partis gouvernementaux. Sous menace de rompre l'alliance, les ministres libéraux refusaient toujours d'accorder aux condamnés les droits politiques que les Flamands, avec une égale énergie, voulaient leur rendre.
Après des négociations laborieuses, le cabinet finit par imposer un compromis : la loi ne rendrait pas automatiquement les droits politiques aux condamnés, mais le gouvernement fut habilité à le faire dans des cas individuels, après un nouvel examen des dossiers. Par 93 voix contre 3 (et 58 abstentions), la Chambre vota le projet le 6 décembre. Le Sénat fit de même en janvier.
Le vote de la Chambre eut une répercussion retentissante en Flandre. A l'occasion d'une élection partielle à Anvers, le 9 décembre 1928, une forte majorité porta le Dr Borms à la (page 186) Chambre. En tant que prisonnier, il n'était pas éligible et son élection fut invalidée. Mais elle causa une vive émotion, car l'opinion générale y vit une protestation du peuple flamand mécontent de toute la situation linguistique.
Ces deux importantes questions réglées, on se mit à penser aux élections du printemps. Le P.O.B. ouvrit la campagne électorale dès la fin de décembre, en réclamant le service de six mois et une série de réformes sociales, d'ailleurs assez modérées. Mais la situation générale était favorable au gouvernement. Les affaires avaient repris de plus belle, et le meilleur argument des catholiques et des libéraux était de comparer la situation actuelle à celle du printemps 1926. De plus, ils pouvaient faire miroiter l'espoir d'une diminution considérable des impôts et invoquer certaines réformes sociales que M. Heyman avait pu réaliser. Le P.O.B. avait un rôle ingrat. Les traits les plus marquants de la campagne électorale furent, d'une part, la présentation de nouvelles revendications flamandes, et, d'autre part, le respect que catholiques et libéraux se témoignèrent et qui laissait transparaître leur volonté de continuer à collaborer.
Les élections du 26 mai 1929 marquèrent un recul considérable des socialistes, un faible recul des catholiques, un redressement libéral sérieux et une avance importante des frontistes. La composition de la Chambre devint : 76 catholiques, 28 libéraux, 70 socialistes, 11 frontistes, 1 communiste et 1 indépendant ; celle du Sénat : 70 catholiques, 23 libéraux, 55 socialistes, 4 frontistes et 1 indépendant. Le corps électoral avait donc exprimé sa confiance dans la coalition gouvernementale, plus particulièrement dans le parti libéral. Les résultats indiquèrent de plus qu'il fallait donner des satisfactions aux Flamands pour enrayer l'avance des frontistes.
(page 187) Le ministère tira ces conclusions. Sans tarder, il fit savoir qu'il allait rester au pouvoirs. C'est la seule fois entre 1918 et 1940 qu'un gouvernement ne démissionnât pas à l'occasion d'une élection.
Au lendemain des élections, M. Jaspar pensait, semble-t-il, remanier quelque peu son gouvernement en suivant les indications fournies par le corps électoral. Toutefois, il attendit jusqu'au 19 octobre. A cette date, il créa pour les libéraux un nouveau ministère, celui des P.T.T., et le confia à M, Forthomme ; les P.T.T. avaient jusqu'alors fait partie des attributions de M. Lippens qui devint ministre des transports. Il se servit de la démission de M. Carnoy pour renforcer la représentation flamande en attribuant à M. Baels, déjà ministre de l'agriculture, l'intérieur, et à M. van Caencgem, catholique démocrate et minimaliste en vue, les travaux publics. Pour pouvoir se consacrer aux problèmes linguistiques, il renonça à son propre portefeuille et le confia à M. Tschoffen, renforçant ainsi l'élément démocratique. Son cabinet se composait donc de 7 catholiques et de 5 libéraux.
Quant à la question linguistique, le Premier ministre fit savoir, dans un grand discours, en juin, que son gouvernement allait lui donner solution d'ensemble et qu'il y lierait son sort.
Ce fut là un montent décisif de l'histoire parlementaire belge. Tout d'abord, M. Jaspar promettait une solution d'ensemble de la question linguistique ; jusque là, il n'y avait eu que des réformes isolées. Ensuite, c'était le gouvernement lui-même qui prenait la chose en mains ; jusque là, il avait essayé de rester neutre. La décision était hardie, car il s'agissait d'une question en elle-même délicate, et la majorité gouvernementale comptait à la fois des flamingants très prononcés et des anti-flamingants notoires. Le parlementarisme allait subir une transformation sensible du (page 188) fait que la question linguistique devenait question gouvernementale.
Dès le 1er juillet, les catholiques flamands présentèrent leurs revendications au gouvernement. C'était le « programme minimum » précisé. En tête de liste figurait la flamandisation totale de l'université de Gand. La réplique libérale ne se fit pas attendre. Dans un article, M. Devèze déclara que les libéraux trouvaient, comme les Flamands, qu'une solution d'ensemble était nécessaire, mais qu'ils n'en pouvaient accepter une que si elle respectait les minorités linguistiques (Le Soir du 3 juillet 1929).
Il semble bien qu'au moment de la déclaration du chef du gouvernement le cabinet n'avait pas de programme concret. Ce n'est que le 30 octobre qu'il commença à discuter les projets de M. Jaspar, en particulier celui qui portait sur l'université de Gand. Il s'avéra difficile d'arriver à un accord, d'autant plus que les ministres ne voulaient pas s'engager sans s'être assurés de l'appui de leurs groupes respectifs. La pierre d'achoppement n'était pas la flamandisation de l'université, mais le fait que, pour l'accorder, les libéraux demandèrent des garanties en faveur des minorités dans l'enseignement primaire et moyen, garanties que les catholiques flamands n'étaient pas enclins à donner.
Au conseil des ministres le 25 novembre, l'unité ne put pas se faire sur l'opportunité de présenter les projets. Les ministres libéraux les auraient acceptés s'ils avaient cru pouvoir compter sur l'appui de leur parti, mais ils ne voulaient pas se lier sans s'en être assurés. M. Jaspar, de son côté, s'était engagé à ne pas se présenter devant le Parlement sans pouvoir exposer (page 189) son programme linguistique. Les ministres décidèrent donc de démissionner.
C'était la première fois dans l'histoire de la Belgique qu'un gouvernement démissionnait exclusivement à cause de la question flamande. Mais il semble bien que ce ne fut, dans l'esprit des ministres, qu'un faux départ. Ce qui le donne à penser c'est, d'une part, que tout le monde savait que le gouvernement était le seul possible, car le P.O.B. venait de proclamer à son congrès des 9 et 10 novembre sa volonté de ne pas participer à un gouvernement avant de nouvelles élections, et, d'autre part, que les libéraux se rendaient pleinement compte de ce que, s'ils s'entêtaient sur la question de Gand, les catholiques et les socialistes lui donneraient une solution, mais eux, sans garanties aux minorités ; de plus, ils renverseraient un gouvernement dont ils approuvaient la politique financière et sociale. Au contraire, s'ils acceptaient la flamandisation de l'université, ils obtiendraient certaines garanties' On peut donc considérer la démission des ministres libéraux comme une façon d'engager leur parti, tout en se donnant ainsi un bon départ pour négocier avec les Flamands.
Au Conseil national du parti, le décembre, M. Janson laissa transparaître ce raisonnement. Le Conseil finit par voter, presqueà l'unanimité, un ordre du jour qui, à la fois, sanctionnait la flamandisation de l'université de Gand et rappelait les garanties aux minorités francophones, et donnait à peu près pleins pouvoirs aux ministres.
(page 190) Sur cette base, ceux-ci ouvrirent des négociations avec les catholiques et réussirent à faire triompher leurs points de vue. Le gouvernement n'avait donc plus de raisons de démissionner.
Les ministres se présentèrent de nouveau devant le Parlement le 10 décembre. Le cabinet promit de déposer des projets de loi sur l'emploi des langues en matière judiciaire et dans l'enseignement primaire, secondaire et supérieur. Il proposait la flamandisation de l'université de Gand en y gardant des cours français facultatifs. Quant à l'enseignement primaire et secondaire, il promettait des garanties pour les minorités en des termes qui paraphrasaient un ordre du jour libéral du décembre. Les autres points principaux étaient la diminution des impôts, et des réformes sociales, dont quelques assurances sociales et la généralisation des allocations familiales.
Mais les Flamands n'étaient pas enclins à suivre complètement le gouvernement (discours de MM. van Cauwelaert et Marck) et ils réclamaient nouvelles lois concernant l'emploi des langues en matière administrative et à l'armée. Une minorité libérale fit savoir qu'elle ne pouvait appuyer la politique linguistique du gouvernement mais qu'elle allait néanmoins voter la confiance (discours de M. Cocq). Les socialistes s'attaquèrent surtout à la politique fiscale du ministère qui, selon eux, ne profiterait qu'aux riches, et blâmèrent sévèrement les démocrates flamands d'être sous la coupe des conservateurs. Par 100 voix libérales et catholiques contre 72 (et abstention), la Chambre se déclara « confiante dans le Gouvernement ». Le Sénat se dit « confiant dans le gouvernement » par 84 voix contre 53 (et 2 abstentions)
La section centrale modifia quelque peu le projet (page 191) gouvernemental relatif à l'université de Gand ; le 6 février, le débat s'engagea à la Chambre qui, le 5 mars, vota le projet amendé au profit des Flamands par 127 voix contre 24 (et 7 abstentions). Du débat, retenons seulement que le gouvernement promit d'élaborer un projet de loi sur l'emploi des langues en matière administrative, nouvelle concession aux Flamands. En avril, le Sénat vota la flamandisation de l'université de Gand.
Les fêtes nationales du Centenaire, en juillet, n'interrompirent pas la discussion linguistique. En mai, le gouvernement avait déposé ses projets relatifs à l'emploi des langues dans l'enseignement primaire et secondaire qui comportaient des garanties assez sérieuses pour les minorités. La date avancée interdit leur discussion avant le Centenaire - ce qui, peut-être, n'était pas un hasard. Mais pendant les vacances parlementaires, l'opinion générale fit entendre sa voix. Les minimalistes attaquèrent les projets et revendiquèrent l'unilinguisme en Flandre. Cette fois, ils eurent l'appui de nombreux libéraux wallons qui craignaient de voir les Flamands en Wallonie exploiter les garanties pour y créer un problème minoritaire. Le parti libéral dut revenir sur ses décisions antérieures. A sa réunion du 12 octobre 1930, le Conseil national vota un ordre du jour qui signifiait, dans une large mesure, le sacrifice des minorités francophones en Flandre.
Dans l'atmosphère trouble créée par cette question, un incident se produisit qui eut de graves conséquences,
En 1923, les amis du français avaient institué à Gand une Ecole des Hautes Etudes, de langue française, qui pouvait être considérée comme la concurrente de l'université. Certains professeurs de l'université donnaient des cours à l'Ecole. Après la flamandisation totale de l'université, les Flamands trouvèrent (page 192) inadmissible ce qu'ils considéraient comme un sabotage de la loi universitaire. Après avoir consulté le ministre des sciences et arts, M _ Vauthier, le recteur de l'université défendit à ses professeurs d'être attachés à l'Ecole. Cette mesure provoqua l'indignation d'un grand nombre de libéraux. Le 10 novembre, sur la proposition de M. Max, bourgmestre de Bruxelles, la Fédération libérale de Bruxelles exigea qu'elle fût rapportée. Le lendemain, M. Hymans, membre de la Fédération, offrit sa démission à M. Jaspar, estimant que ce vote lui enlevait « l'autorité nécessaire pour représenter le parti libéral au sein du gouvernement. » Ses collègues libéraux se solidarisèrent avec lui, ce qui entraîna la démission collective du gouvernement, le 11 novembre.
L'ordre du jour de la Fédération libérale exprimait qu'elle était fort mécontente des perpétuelles concessions aux Flamands, et c'était, de plus, une exhortation à la fermeté à l'adresse des ministres libéraux. La démission de M. Hymans était naturelle : sa propre fédération l'avait désavoué sans ménagements et, dans ces conditions, il ne pouvait rester ministre. Il est naturel aussi que ses collègues libéraux l'aient suivi, puisqu'ils portaient tous la responsabilité de la mesure critiquée. Il est d'ailleurs possible qu'ils n'aient pas été mécontents de saisir cette occasion de montrer aux catholiques flamands qu'ils ne pouvaient pas toujours céder.
Quand M. Jaspar offrit sa démission au Roi, celui-ci lui demanda de la retirer. Comme le Roi le fit savoir quelques jours plus tard dans une lettre rendue publique, il trouvait contraire aux principes parlementaires que le gouvernement démissionnât, puisqu'il avait aussi bien la confiance du Roi que celle du (page 193Parlement, et que l'incident d'où provenait la crise n'avait pas assez d'importance pour mettre en jeu le sort du gouvernement.
Le geste du Roi fit une profonde impression et contribua à rendre le calme aux esprits. Le 12, les gauches libérales réunies pour examiner la situation exprimèrent unanimement leur confiance aux ministres libéraux, et leur espoir de les voir en mesure de rester au gouvernement, « sans sacrifice de principe. » Les mots cités visaient sans doute la question de l'enseignement : les libéraux exigeaient de la part des catholiques flamands un esprit de conciliation dont ils faisaient la condition même de leur participation au gouvernement. Cet ordre du jour, d'autre part, désavouait la Fédération de Bruxelles, et rien n'empêchait plus les ministres libéraux de rester à leur poste.
Ne pas accepter la démission du gouvernement, c'était engager M. Jaspar à examiner les possibilités de rester au pouvoir. Les négociations du Premier ministre avec les deux partis s'annonçaient bien, sans nul doute, puisque le Roi put, dès le 13, lui demander publiquement de ne pas se retirer. Le lendemain, un communiqué officiel fit savoir que le Roi avait refusé d'accepter la démission du cabinet.
Les négociations de M. Jaspar semblent avoir porté surtout sur l'emploi des langues dans l'enseignement primaire et secondaire. Le résultat fut que tous les ministres restèrent à leur poste, mais sans s'être accordés sur une solution précise du problème linguistique. En effet, dans une déclaration au Parlement, le gouvernement annonça qu'il allait déposer plus tard des (page 194) amendements à ses projets linguistiques. Dans les autres questions, il poursuivrait sa politique. Enfin, il s'expliqua sur l'incident de l'Ecole des Hautes Etudes en des termes quelque peu vagues. Après un débat assez bref, la Chambre se déclara par 95 voix contre 69 (et 7 abstentions) « confiante dans le gouvernement. » M. van Cauwelaert s'était abstenu pour donner, au nom des Flamands catholiques, une interprétation de la déclaration gouvernementale sur l'Ecole qui ne correspondait pas à celle de M. Devèze qui, lui, parlait au nom des libéraux. Ainsi, ce vote de confiance n'était pas sans équivoque. Le Sénat, de son côté, exprima son « entière confiance au gouvernement » par 79 voix contre 50 (et 1 abstention).
L'intérêt véritable de cette crise vient en somme du rôle qu'y avait joué la fédération locale d'un parti, et de l'intervention royale. Du point de vue politique, elle n'était qu'un symptôme de l'irritation créée par la question linguistique.
L'incident de l'Ecole des Hautes Etudes à Gand rebondit en janvier 1931. M. Hulin de Loo, de l'université de Gand, avait continué à enseigner à l'Ecole. Dans une lettre approuvée par ses collègues, M. Vauthier le somma de choisir entre les deux institutions. Cette intervention provoqua une interpellation de MM. Devèze et Max qui la critiquèrent, observant toutefois une certaine modération pour ne pas provoquer une nouvelle crise. Le cabinet dut se contenter de l'ordre du jour pur et simple. Néanmoins, un tiers du groupe libéral, dont les interpellateurs, vota contre le gouvernement qui n'obtint qu'une majorité de 84 voix contre 73 (et 3 abstentions). Cela n'annonçait rien de bon pour l'évolution de la question linguistique.
Au cours de l'hiver, la situation politique s'aggrava du fait (page 195) la crise économique commençait à se faire sentir. Le gouvernement s'engagea dans une politique de déflation qui provoqua, non seulement l'opposition des socialistes, mais celle des démocrates catholiques et de certains libéraux radicaux. En mars, le gouvernement décida de diminuer les traitements des agents de l'Etat pour parer au déficit budgétaire. Cette décision amena une interpellation du socialiste Renier qui s'attaqua au gouvernement. Les catholiques démocrates, par M. Bodart, et les libéraux radicaux, par M. Jenissen, n'hésitèrent pas à se joindre à lui. L'atmosphère était telle que, en face d'un ordre du jour présenté par les libéraux radicaux, les représentants de la majorité gouvernementale trouvèrent prudent de ne proposer que l'ordre du jour pur et simple. Jaspar l'accepta, mais déclara que le gouvernement posait « sur l'ordre du jour pur et simple la question de confiance », confiance qu'il obtint par 96 voix contre 77 (et 3 abstentions) ; tous les catholiques avaient voté pour, mais trois libéraux radicaux, contre. Pour la seconde fois en deux mois, le gouvernement avait dû se contenter de l'ordre du jour pur et simple ; son autorité diminuait visiblement.
En mai, sa situation empira, surtout du fait de la question linguistique. Le 15, il déposa un projet de loi relatif à l'emploi des langues en matière administrative qui divisa l'opinion. Le Sénat allait aborder le débat sur l'emploi des langues à l'école primaire. Le 19, le Premier ministre devait répondre à une interpellation de M. Sap, ultra-flamingant catholique. De plus, le ministre des finances venait de présenter des projets fiscaux que désapprouvaient les démocrates. Enfin, la Chambre avait à se prononcer sur le nouveau système de fortifications que le gouvernement avait proposé à la fin de 1930 et que les catholiques flamands combattaient.
C'est donc dans une atmosphère assez chargée qu'une crise (page 196) ministérielle partielle éclata. M. Vauthier offrit sa démission, officiellement pour raison de santé, réellement, semble-t-il, parce qu'il se séparait de ses collègues dans la question linguistique ; on ne sait pas exactement si c'est lui ou M. Jaspar qui prit l'initiative de son départ. Quoi qu'il en soit, le Premier ministre le remplaça, le 18 mai, par M. Petitjean, libéral plutôt pro-flamand. Le chef du gouvernement prit lui-même l'Intérieur afin de pouvoir défendre personnellement le projet sur l'emploi des langues en matière administrative, M. Baels gardant l'agriculture. M. Charles fut chargé des colonies dont il était l'ancien secrétaire général. Il semble que M. Jaspar n'ait pas prévenu certains de ses collègues de ce remaniement. Pour protester, M. Forthomme donna sa démission le 19. Toujours sans consulter les libéraux, M. Jaspar persuada M. Bovesse, jeune représentant « ultra-wallingant » de lui succéder. Celui-ci fit toutefois des réserves au sujet du projet sur l'emploi des langues en matière administrative. Le 19, les gauches libérales critiquèrent vivement, semble-t-il, la désinvolture avec laquelle M. Jaspar avait traité le parti libéral. Le même jour, M. Sap prononça un réquisitoire violent contre tous les projets linguistiques du gouvernement. M. Jaspar se défendit sans son élan coutumier et fit comprendre que ses projets n'étaient pas ne varietur. Le lendemain, le 20, le R. P. Rutten déclara au Sénat que les Flamands ne s'estimaient pas satisfaits des projets gouvernementaux sur l'emploi des langues à l'école. L'atmosphère devenait fiévreuse.
Le 21, la Chambre discuta le projet sur les fortifications auquel les libéraux tenaient beaucoup. M. Marck, catholique flamingant démocrate et antimilitariste, proposa de diminuer les crédits de 45 millions de francs. Après une réunion des droites, mais sans avoir consulté les libéraux, pas même les ministres, M. Jaspar accepta cet amendement au nom du gouvernement. C'est alors que M. Vandervelde, toujours aux aguets, intervint. (page 197) Dans un discours mordant, il se plut à souligner la modestie et l'effacement des libéraux vis-à-vis des catholiques. M. Devèze, qui venait d'apprendre que M. Bovesse allait démissionner pour protester contre la façon de faire de M. Jaspar, se leva, et, dans un discours improvisé, déclara que les libéraux allaient voter contre l'amendement de M. Marck parce que le Premier ministre l'avait accepté avant de les avoir consultés. M. Bovesse ponctua ce discours de « très bien ! » et quitta le banc ministériel. La séance fut suspendue, Quand elle se rouvrit, le président fit savoir que le gouvernement était démissionnaire.
En mai 1931, le gouvernement Jaspar était usé. Plusieurs de ses membres étaient ministres depuis 1926. Sa majorité, hétérogène et en partie peu fidèle, avait rendu la dernière session parlementaire ardue. M. Jaspar lui-même semble n'avoir plus eu en main ni les problèmes, ni les hommes. On est tenté de croire à un surmenage, car, comment expliquer le remaniement étrange et maladroit du 18 mai, la désinvolture avec laquelle il traita les libéraux et en particulier la faute du 21 mai ? La majorité, elle aussi, s'était montrée nerveuse. Il faut probablement chercher l'explication de tout cela dans la question linguistique. En elle-même, elle constituait toujours un écueil pour la coalition catholico-libérale, mais elle se compliquait, ces années-là, d'un curieux glissement de position en position, parfaitement voulu chez les Flamands et qui, chez les libéraux, était plutôt une suite des dissensions intestines du parti, entre les Wallons partisans du régionalisme et les autres qui défendaient les minorités. Toute formule se montrait périmée au bout de quelques mois, et le gouvernement devait toujours recommencer à chercher des formules que les deux partis gouvernementaux pussent accepter.
(page 198) Le gouvernement Jaspar était tombé non à la suite d'une défaite parlementaire, ni après une victoire électorale de l'opposition, mais du fait de dissensions intérieures au sein de la majorité gouvernementale. La solution naturelle de la crise était donc, soit la dissolution des Chambres, soit la recherche de nouvelles formules linguistiques et la formation d'un nouveau gouvernement s'appuyant sur la même majorité. Les socialistes recommandèrent, sans insister, la première solution, mais les catholiques et les libéraux, la seconde, ce qui, soit dit en passant, semblerait confirmer la thèse que la chute du ministère Jaspar était due surtout à un mouvement d'humeur.
Le 22 mai, le Roi entreprit ses consultations ; en même temps, des catholiques et des libéraux proposèrent dans la presse M. Poullet comme formateur. Que ces derniers l'aient recommandé vient sans doute ce qu'ils le considéraient comme plus modéré que la nouvelle génération flamande ; qu'il fût apprécié par les socialistes était un avantage dans la situation économique du moment. Après n'avoir consulté que les présidents des Chambres et MM. Renkin, Devèze et Vandervelde, le Roi s'adressa à M. Poullet. Celui-ci fit savoir à la presse que sa santé ne lui permettait pas d'accepter pareille offre. Le Roi poursuivit ses consultations, et, d'après ce que M. Poullet confia à la presse, insista « vivement » auprès de lui (le 26), mais en vain.
Le 27, le Souverain fit appel à M. Renkin. Celui-ci était depuis 1930 chef du groupe catholique à la Chambre ; dans ce rôle, il s'était fait remarquer entre autres par le peu d'appui qu'il avait accordé à M. Jaspar, pour ressouder le parti, il préconisait des concessions aux Flamands, ce qui n'allait pas sans éveiller une certaine méfiance chez les libéraux.
M. Renkin réserva sa réponse pour « consulter ses amis. » Il prit tout son temps : ce n'est que le 3 juin qu'il accepta officiellement sa mission.
Le problème qu'il avait à résoudre consistait avant tout à (page 199) trouver dans les questions du jour, particulièrement en ce qui concernait l'emploi des langues dans l’enseignement, des solutions de compromis acceptables pour les deux partis. Il ne semble pas nécessaire de suivre ses négociations en détail. Mais il y a lieu de rappeler comment elles se firent. Le formateur négocia d'une part avec les chefs catholiques et les droites, d'autre part avec les chefs libéraux, en particulier avec M. Devèze. Il arrivait qu'il exposât la situation devant les catholiques en présence de celui-ci. Les chefs libéraux, de leur côté, négociaient avec leurs groupes. Enfin, des délégués des deux partis délibérèrent ensemble sur les formules. Le public put suivre, du moins en partie, ces négociations, grâce des indiscrétions et à d'innombrables ordres du jour. Ces négociations étaient quelque peu équivoques. M. Renkin prit certains engagements libéraux croyant que c'était au nom des catholiques - que les flamingants catholiques, M. van Cauwelaert par exemple, n'avaient admis que sous réserve, ce que M. Renkin ne semble pas avoir fait connaître aux libéraux.
Les questions de programme ne furent réglées que le 5 juin. Le formateur s'était heurté à des obstacles dans le choix des personnes. Plusieurs catholiques et libéraux influents avaient décliné l'offre qu'il leur avait faite, probablement parce que la tâche du gouvernement semblait ingrate et son avenir incertain. Toutefois, le 5 juin, M. Renkin put annoncer la composition de son ministère : M. Renkin Premier ministre et à l'Intérieur, M. Hymans aux affaires étrangères, M. Cocq à la justice. M. Petitjean aux sciences et arts, M. Houtart aux (page 200) finances, M_ van Dievoet à l'agriculture, M. van Caenegem aux travaux publics, M. Heyman à l'industrie, au travail et à la prévoyance sociale, M. van Isacker aux transports, M, Dens à la défense nationale, M. Crokaert aux colonies et M. Bovesse aux P. T. T.
Il y avait donc 7 ministres catholiques (MM. Renkin, Houtart, van Dievoet, van Caenegem, Heyman, van Isacker et Crokaert) et 5 libéraux (MM. Hlymans, Cocq. Petitjean, Dens et Bovesse), c’est-à-dire la même proportion que dans le cabinet précédent. Le dosage social marquait une légère avance démocratique : des catholiques, 3 (MM. Heyman, van Isacker et van Caenegem) étaient démocrates, 2 (MM. Renkin et Houtart), conservateurs, tandis que M. van Dievoet représentait le Boerenbond et M. Crokaert les Classes moyennes.
Le dosage linguistique signifiait un nouveau pas vers les Flamands : 4 des catholiques (MM. van Dievoet, van Caenegem, Heyman et van Isacker) étaient minimalistes ; MM. Renkin et Crokaert étaient Bruxellois, tous deux plutôt pro-flamands ; M. Houtart représentait la Wallonie mais ne s'occupait pas de la question linguistique. Parmi les libéraux, MM. Dens et Petitjean étaient de sympathie flamande, M. Bovesse, wallingant et donc partisan du régionalisme ; MM. Hymans et Cocq incarnaient l'opinion libérale traditionnelle à ce sujet.
Quant à la distribution des portefeuilles, les libéraux avaient échangé celui des transports contre celui, plus important, de la défense nationale. Il y avait un grand nombre de ministres nouveaux : M. Renkin ne garda ou n'avait su garder du gouvernement Jaspar (d'avant le 18 mai) que MM. Hymans. Houtart, Heyman et van Caenegem. La presse et le Parlement étaient peu favorables aux nouveaux venus : seul, M. Crokaert était considéré comme un coming man. On critiqua aussi la répartition des portefeuilles au point de vue des compétences. Un publiciste connu l'a caractérisée : « N'importe qui n'importe où. »
Dans sa déclaration, prononcée en français et en flamand le (page 201) 11 juin, le cabinet s'engagea à poursuivre dans la plupart des questions la politique du gouvernement Jaspar. Sur deux points, il s'en écartait. D'une part, il fit prévoir une politique de déflation plus sévère ; d'autre part, M. Renkin fit allusion à la formule dont on avait convenu pour régler l'emploi des langues dans l'enseignement, mais il fit entendre son intention de laisser le Parlement, « guidé », il est vrai, par le cabinet, résoudre la question de l'emploi des langues en matière administrative et judiciaire. Tandis que M. Jaspar avait fait de la question linguistique une question gouvernementale, M. Renkin, sans doute averti par l'échec de son prédécesseur, voulait donc se décharger dans une certaine mesure de cette tâche sur le Parlement. Les Chambres accueillirent le gouvernement avec froideur. La Chambre se déclara « confiante dans le gouvernement » par 95 voix contre 77 (et 5 abstentions) et le Sénat lui exprima sa confiance par 75 voix contre 51 (et 9 abstentions) ; mais les débats, plus particulièrement les interventions de' MM. van Cauwelaert, Devèzes et Marck prouvaient que les partis n'étaient pas d'accord sur la question linguistique, qu'il s'agissait donc d'une confiance conditionnelle ou expectante. Plusieurs libéraux en vue (M. Jenissen à la Chambre, M. Dierckx au Sénat, par exemple) refusaient leur confiance. soit en s'abstenant, soit même en votant contre. De plus, quelques sénateurs s'opposaient à sa politique fiscale.
Bref, le gouvernement donnait l'impression d'être un cabinet de transition. n'était fort que de l'impossibilité où l’on était de lui trouver un remplaçant avant de nouvelles élections.
Le Sénat consacra le reste de la session aux projets relatifs à I 'emploi des langues dans l'enseignement. Dans l'ensemble, (page 202) il s'en tint aux accords de juin. Ce n'est qu'à la session suivante que la Chambre s'en occupa, peut-être à cause de l'incompatibilité des de vue libéraux et flamingants, mais sans doute aussi parce que la crise économique s'aggravait.
Dès octobre 1931, Renkin iit entendre que gouvernement allait redresser la situation grâce à une politique de déflation radicale (« la grande pénitence »). A la nouvelle année, MM. Renkin et Houtarl élaborèrent un plan de redressement qui comportait entre autres des économies draconiennes, la diminution des traitements et pensions, l'augmentation des impôts et des tarifs de douane, et un grand emprunt.
M. Devèze conseilla la constitution d'un gouvernement d'union nationale en vue de combattre la crise, mais cette idée ne rencontra l'appui ni de Renkin, ni des socialistes. Probablement, un certain nombre de libéraux en auraient été partisans, car, avant d'accepter définitivement le plan de redressement, les ministres libéraux jugèrent opportun de consulter leurs groupes et de demander leur confiance.
Le 22 février, un conseil des ministres présidé par Roi approuva les divers projets de redressement. Ils furent déposés à la Chambre par M. Renkin lui-même, car, au même moment, M. Houtart démissionnait et était remplacé aux finances par le Premier ministre, A l'intérieur, M. Renkin avait mis M. Carton (de Tournai), Wallon conservateur comme M. Houtart. Nous ne saurions dire si M. Houtart s'était retiré pour des raisons personnelles ou pour des raisons politiques.
Dès janvier 1932, 'l Chambre examina la question linguistique. Au début de mars, elle vota un projet de loi sur l'emploi des langues en matière administrative ; remarquons que le gouvernement comme tel ne prit pas position. Le 20 avril, le débat sur l'emploi des langues dans l'enseignement s'ouvrit. La section (page 203) centrale de la Chambre avait amendé le projet du Sénat à tel point qu'il ne correspondait plus aux accords de juin 1931. Le ministre des sciences et arts déposa au nom du gouvernement des amendements qui rétablissaient à peu près le projet du Sénat. Mais les flamingants (par M. van Cauwelaert) refusèrent de se considérer comme liés par les accords, et demandèrent que la question fût libre, c’est-à-dire que le gouvernement ne posât pas la question de confiance à son sujet. Cela revenait à dire qu'ils voulaient imposer leurs revendications à l'aide des socialistes. De leur côté, les libéraux (par M. Devèze) menacèrent de quitter le gouvernement si M. Renkin ne tenait pas ses engagements de juin 1931. Celui-ci atermoya mais, le 11 mai, il se déclara lié par les accords. Les jours suivants, le premier ministre essaya de trouver une formule de compromis, mais en vain. Une crise s'annonçait.
Dans cette situation, avant d'avoir subi un échec, M. Renkin offrit la démission du gouvernement le 18 mai. La manœuvre était habile : si le gouvernement était tombé à la suite d'une défaite, un autre que M. Renkin aurait sans doute été chargé d'en former un nouveau. En anticipant, M, Renkin, qui ne voulait point s'en aller, annulait le pacte gouvernemental de 1931 et s'assurait du moins la possibilité d'être le nouveau formateur, et de pouvoir, dans ce cas, élaborer une nouvelle formule linguistique. Cela rappelle la manœuvre de 1929. Cette explication suffit à couvrir les faits mais, sans doute. M. ecnkin souhaitait-il aussi débarquer certains de ses ministres, plus particulièrement MM. van Caenegem et Dens ; notons aussi que les ministres catholiques démocrates étaient en butte aux critiques des conservateurs.
Le Roi chargea en effet M. Renkin de former le nouveau cabinet le 19 mai. Celui-ci put, dès le 23, présenter ses nouveaux collaborateurs. M. van Caenegem était remplacé par M. Sap, de nuance Boerenbond. aussi dangereux pour ses amis que pour (page 204) ses ennemis politiques lorsqu'il faisait partie de la majorité gouvernementale, et qu'il valait mieux avoir au sein du ministère, et M. Dens par M, Crokaert à qui M. Tschoffen succédait aux colonies. L'élimination de M. Dens, libéral, se trouvait compensée par la nomination de M. Forthomme au poste de M. Van Isacker ; la disparition de ce dernier était probablement due aux pressions des conservateurs.
Il y avait donc toujours 7 catholiques et 5 libéraux. Au point de vue du dosage social, les catholiques démocrates avaient perdu un portefeuille en faveur des intérêts conservateurs du Boerenbond. Au point de vue linguistique, deux minimalistes et un libéral flamand étaient remplacés par un flamingant extrémiste (M. Sap), un Wallon pro-flamand (M. Tschoffen) et un Wallon non anti-flamand (M, Forthomme). Mais on ne peut guère parler d'un recul flamand, car M. Sap à lui seul faisait regagner le terrain perdu.
La déclaration gouvernementale du 25 mai 1932 ressemblait à celle de 1931. Elle se prononçait toutefois plus énergiquement encore en faveur de la déflation. Elle fit aussi allusion à la nouvelle formule linguistique sortie des négociations, qui, aux yeux du cabinet, devait rallier toute l'opinion. Après des débats ternes, la Chambre « approuvant la déclaration du gouvernement » passa à l'ordre du jour par 101 voix contre 74 (et 2 abstentions), et le Sénat exprima sa « confiance » par 74 voix contre 48 (et abstention).
Sous forme d'amendements à son ancien projet, le gouvernement présenta la nouvelle formule linguistique. Elle révéla pourquoi catholiques flamands et libéraux avaient pu tomber d'accord si vite : elle imposait le flamand comme langue véhiculaire à l'enseignement secondaire non seulement officiel mais aussi privé, en Flandre. Elle rassurait par là à la fois les libéraux qui avaient craint que les écoles confessionnelles ne prissent un nouvel essor si la loi ne s'était appliquée qu'à l'enseignement public, et les catholiques flamands, puisqu'elle empêchait la formation de (page 205) nouveaux fransquillons. Malgré la résistance des catholiques conservateurs francophones qui y voyaient une atteinte à la fois à la liberté des écoles libres et à la liberté linguistique. le Parlement régla au cours de l'été l'emploi des langues dans l'enseignement primaire et secondaire selon les principes régionalistes. Il vota aussi une nouvelle loi relative à l'emploi des langues en matière administrative.
Depuis trois ans, la question linguistique avait été en tête de l'ordre du jour des Chambres. Ces trois lois votées, elle passa quelque peu à l'arrière-plan, et les problèmes économiques et financiers prirent sa place - qu'ils devaient garder longtemps.
Au cours de l'année 1932, la crise économique s'aggrava. Le déficit budgétaire montait à plus d'un milliard, Le nombre des chômeurs augmentait dans des proportions inquiétantes. L'angoisse des ouvriers s'accrût lorsque les patrons proposèrent un abaissement des salaires, des pensions de vieillesse et des allocations de chômage ; l'Etat lui-même s'était engagé dans cette voie. Au début de juillet 1932, des grèves spontanées, et parfois non contrôlées par le P.O.B.. éclatèrent, causant parfois des émeutes graves. Le 12 juillet, le socialiste Delattre interpella le gouvernement ; il fut soutenu en bien des points par le catholique Bodart et par M, Devèze. Le gouvernement décida de faire un arrêt dans la politique de déflation jusqu'à nouvel ordre.
Les ministres se convainquirent qu'il fallait faire un plan de redressement de plus grande envergure que celui du printemps. Toutefois, les élections devant avoir lieu au plus tard en mai 1933, les avis des ministres étaient partagés : fallait-il élaborer ce plan avant les élections, comme M. Renkin le voulait, ou après, comme les libéraux le souhaitaient ? En effet, ceux- ci (page 206) trouvaient inopportun de présenter le plan peu de temps avant les élections, car, à leur avis, Ie cabinet n'aurait pas alors une autorité suffisante, et les parlementaires, pensant à la campagne électorale, n'oseraient pas voter les mesures draconiennes qui s'imposaient.
Le 9 octobre, les élections communales eurent lieu. Elles marquèrent un recul catholique, une avance socialiste, tandis que les libéraux gardaient à peu près le statu quo, sauf à Bruxelles où ils remportèrent un succès ; les communistes et les frontistes firent peu de progrès. Ces résultats inspirèrent aux libéraux l'espoir de gagner du terrain en cas d'élections générales immédiates et la crainte de voir P.O.B. et les communistes profiter d'un ajournement. C'est pourquoi ils demandèrent le 15 octobre à M. Renkin de procéder sans tarder à la dissolution, ce qu'ils portèrent à la connaissance du public par une déclarati0n à la presse le 17. M. Renkin s'opposa énergiquement à la dissolution ; il fut soutenu par M. CrokaertS; nous ignorons la position des autres ministres catholiques. Un conseil des ministres, le 17, ne prit pas de décision et fut reporté au lendemain. Cependant, les ministres libéraux insistaient. Le 18, après un entretien avec M. Hymans, le Premier ministre s'adressa au Roi, probablement dans l'espoir d'avoir son appui contre les libéraux dans la question de la dissolution. Il ne l'obtint pas, et, sans consulter ses collègues semble-t-il, il offrit au Roi sa démission. Le même soir, le 18, les autres ministres suivirent son exemple.
(page 207) Il n'est pas possible de préciser l'importance de l'attitude du Roi. Il semble certain que M. Renkin se retira parce que le Roi ne l'avait pas soutenu. Mais il s'agit de savoir si le Souverain aurait pu le sauver quand même il l'eût voulu. Il est difficile d'imaginer comment M. Renkin aurait pu remanier son ministère, même avec l'appui du Roi. En effet, les libéraux s'étaient engagés publiquement pour la dissolution, et il est peu probable qu'ils eussent participé à gouvernement qui s'y opposât. Il y a donc tout lieu de croire que M. Renkin n'aurait pas pu former de nouvelle coalition catholico-libérale, et qu'il était dans une impasse. Il fallait constituer un nouveau gouvernement et procéder à la dissolution provoquée par le parti libéral. Il ne semble pas que le Roi ait eu le choix.
La cause du départ de M, Renkin était donc, une fois de plus, la discorde qui existait entre les partis gouvernementaux, Le Parlement n'y était pour rien.