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Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940
HOJER Carl-Henrik - 1946

HÖJER Carl-Henrik, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940

(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)

Les gouvernements de 1918 à 1940

Chapitre IX. Les gouvernements d'union nationale et tripartites (1935-1939) (deuxième partie)

Le gouvernement Janson

(page 267) L'union nationale avait eu dernier et magnifique sursaut le 11 avril. Puis, elle connut un très rapide déclin. Avec la chute de M. van Zeeland, elle cessa d'exister en tant que réalité. (page 368) Mais le terme lui survécut longtemps, car la constellation parlementaire exigeait toujours la coalition des trois grands partis. On a pu dire, en effet, qu'à l'automne 1937 on tomba de l'union nationale au tripartisme. Les partis ne se sentaient plus à l'unisson, les crises ministérielles allaient s'avérer difficiles à résoudre, et l'existence des ministères, précaire. Il semble permis de parler d'un état de crise semi-permanent de 1937 a 1939.

Une crise gouvernementale avait failli s'ouvrir dès la fin de l'été 1937. Un examen de la composition et du programme du gouvernement avait eu lieu en septembre, provoqué plus précisément par le désir de M. van Zeeland de se retirer à ce moment-là. Mais il était resté, d'une part à la suite d'exhortations catholiques, libérales et socialistes, d'autre part à cause de la candidature socialiste officielle au poste de Premier ministre au cas où il démissionnerait. Quant aux questions de programme, les ministres avaient résolu, selon un communiqué officiel du 25 septembre, de poursuivre l'exécution complète de la tâche qu'ils s'étaient assignée dans la déclaration gouvernementale de juin 1936.

Même si les questions de programme faisaient encore des difficultés, la crise qui s'ouvrit le 25 octobre porta surtout, semble-t-il, sur la composition politique et personnelle du ministère.

Les consultations royales ne comprirent cette fois que des personnalités politiques. Comme en 1936, le Souverain s'adressa en premier lieu à un représentant du parti le plus fort à la Chambre : le 28 octobre. il chargea M. Vandervelde de former le nouveau gouvernement. Mais celui-ci se récusa immédiatement, alléguant devant les journalistes que sa personnalité ne faciliterait pas les choses. vu la position qu'il avait prise en (page 269) matière internationale (c’est-à-dire dans la question espagnole). Le même jour, le Roi s'adressa au vice-président du P.O.B., M. de Man, qui attendait cette offre. Parlant à Anvers, le 15 octobre, il avait posé sa candidature, en esquissant un programme gouvernemental et en préconisant la formation d'un ministère de socialistes et de démocrates catholiques et libéraux ; en même temps, il avait attaqué les libéraux à cause de leur opposition aux réformes. Mais le Roi le chargea de s'appuyer sur les mêmes bases que M. van Zeeland, sur les trois partis tout entiers. Pour s'acquitter de sa tâche, le formateur entra en contact avec les représentants des autres partis. Mais, depuis son discours d'Anvers, il était mal vu des libéraux, et, le 30 octobre, il fut l'objet d'une exclusive de leur part. Le caractère personnel de l'exclusive fut mis en valeur par l'adhésion que les libéraux donnaient en même temps à l'idée d'une tripartite. M. de Man ne fut pas chargé de former le gouvernement sur une base plus réduite que la tripartite, base catholico-socialiste qu'il avait suggérée aussi bien devant le Roi que devant les journalistes. Il se retira donc.

Après l'échec du P.O.B., le Roi s'adressa, comme en 1936, aux catholiques, M. van Overbergh déclina l'offre le 30 octobre. Le Roi appela le jour même M. Pierlot, conservateur. Le 3 novembre, celui-ci fut l'objet d'une exclusive qui s'explique probablement en grande partie par l'antipathie que le P. O.B. nourrissait à son égard, mais peut-être aussi par le fait (page 270) que le P.O.B. , comme l'avait montré un ordre du jour du Conseil général du 1er novembre, n'avait pas abandonné l'espoir de présider le gouvernement.

En effet, le Roi s'adressa de nouveau, le 4 novembre, à un socialiste, M. Spaak, qui avait le double avantage d'être lié à M. de Man et d'avoir les sympathies de l'opinion bourgeoise. « Autorisé »par son parti, celui-ci accepta. Il fut bien accueilli par les partis bourgeois et, le 8 novembre au soir, son gouvernement semblait prêt, d'après ce que M. Spaak avait confié la veille aux journalistes, sur la base de 6 catholiques. de 6 socialistes, de 3 libéraux et d'un technicien (le général Denis). Mais il y eut un revirement brusque : deux de ses candidats catholiques. MM. Pierlot et du Bus, conservateurs, se dérobèrent, alléguant (dans Le Soir) que M. Spaak était trop soumis à son parti, que la composition du cabinet projeté donnait trop d'influence au P.O.B. et que celui-ci avait prononcé l'exclusive contre les anciens ministres libéraux. M. Spaak essaya de trouver des remplaçants aux conservateurs, mais échoua, et, le 10, il se désista à son tour.

A la suite de l'échec de M. Spaak, il y eut un temps d'arrêt. La cause en était que le Roi devait se rendre en visite officielle en Angleterre. Avant son départ, il chargea M. Janson, le 11 novembre, d'après ce que celui-ci fit savoir à la presse, non pas de former le gouvernement mais « de se livrer au travail d'information nécessaires » (donc comme M. Theunis l'avait fait en mars 1935). La presse croyait en général que le Roi allait ensuite le charger de constituer le nouveau ministère.

M. Janson consacra la semaine suivante à négocier la position politique et le programme du gouvernement. Après avoir rendu compte de sa mission au Roi. il fut chargé, le 19 novembre, de former le nouveau cabinet. Exception faite de l'incident Max en 1926, c'était la première fois depuis un demi-siècle qu'un libéral était chargé de cette mission, mais le choix du Roi s'explique, puisque catholiques et socialistes avaient échoué ; de plus, M. Janson, ayant quitté la politique en 1936, était un peu hors des partis. Le 19 novembre, il semblait bien (page 271) qu'il ne restait au formateur qu'à résoudre les questions de personnes. Il ne s'adressa pas aux groupes, mais directement à ses candidats. Alors, une difficulté nouvelle surgit. Il avait voulu mettre à la justice son ami Intime, M. H. Jaspar, mais celui-ci fut l'objet d'une exclusive socialiste. M. Janson déclara à la presse « que cette exclusive d'ordre politique allait l'encontre du droit pour le Roi de choisir librement ses ministres » et, en conséquence, il se désista à son tour, le 20 novembre. Il n'est pas encore possible de dire si c'était là sa seule raison, ou si une certaine résistance au sein de son parti y était pour quelque chose.

Après quatre semaines de crise, on en était donc toujours au même point, non à cause du programme, mais à la suite d'une série d'exclusives. Le Roi reprit alors sa tactique de 1936 et, le 22 novembre, il appela en audience collective MM. de Man et Buset, socialistes, MM. Pierlot et van Overbergh, catholiques, et MM. Max et Devèze. libéraux. Après avoir critiqué le rôle des partis au cours des crises ministérielles, à son avis trop grand, il les exhorta à remédier à la carence gouvernementale.

Le lendemain, le Roi fit appel à M. Tschoffen, catholique démocrate, qui se récusa, puis au socialiste Brunet qui en fit autant. Le Souverain revint alors à M. Janson qui, de toute évidence, s'était résigné à sacrifier M. Jaspar. Dès le 23 au soir, le formateur publia la liste des ministres : M. Janson Premier ministre, M. de Man aux finances, M. Pierlot à l'agriculture, M. du Bus à la justice, M. Spaak aux affaires étrangères, M. Dierckx à l'intérieur, le général Denis à la défense nationale, M. Hoste à l'instruction publique, M. Merlot aux travaux publics et à la résorption du chômage, M. van Isacker aux classes moyennes et aux affaires économiques, M. Delattre au travail et à la prévoyance sociale, M. Marck aux transports, M. Bouchery aux P.T.T., M. Rubbens aux colonies et M. Wauters la santé publique.

(page 272) En somme, le gouvernement Janson était un gouvernement van Zeeland sans M. van Zeeland. Le nouveau Premier ministre avait gardé onze des membres du cabinet précédent : n'avaient disparu que MM. van Zeeland, Maistriau, M.-H. Jaspar et De Schryver. Les nouveaux venus étaient MM. Janson, du Bus, Marck et Dierckx. Il y eut aussi une certaine redistribution des portefeuilles. La justice passa aux catholiques, tandis que les libéraux, comme compensation, détenaient l'intérieur, important au point de vue linguistique. Puisque les libéraux avaient obtenu Il poste de Premier ministre, ils dédommagèrent les catholiques en leur cédant un ministère (M. Marck remplaça M. Jaspar). La substitution de M. du Bus à M. van Zeeland et de M. Marck à M. de Schryver ne changeait guère la représentation catholique. La forte position du P.O.B. ressort du fait que le parti gardait les mêmes hommes aux mêmes postes, Si le poste de Premier ministre renforçait la position des libéraux, le nombre de ministres libéraux parlementaires s'en trouvait diminué il n'y avait que M. Dierckx. De plus, le cabinet ne comptait plus de libéral wallon ; par là, il est permis de caractériser le gouvernement comme une nuance plus pro-flamand que son prédécesseur.

Dans les programmes aussi, la ressemblance entre les deux gouvernements est frappante. En effet, le nouveau cabinet déclara expressément qu'il allait poursuivre la politique de juin 1936. Sur quelques points, il apporta des précisions. D'une part, il promit aux Flamands l'autonomie culturelle et une nouvelle loi sur l'emploi des langues à l'armée. D'autre part, il s'engagea à réaliser certaines réformes sociales que le P.O.B. désirait, notamment l'assurance obligatoire contre le chômage, l'assurance-invalidité et les pensions de vieillesse ; ces réformes devaient avoir des conséquences politiques importantes en raison des dépenses qu'elles comportaient.

Le débat sur la déclaration refléta surtout - comme la presse - de la résignation : le gouvernement ne contentait personne mais il paraissait le seul possible. Il y a lieu de retenir que M. Devèze, au nom des libéraux, fit des réserves d'ordre linguistique, et que M. Vandervelde mit sur le tapis (page 273) le problème espagnol que la déclaration avait évité, et qu'il essaya, mais sans recevoir de réponse, de mettre M. Spaak dans l'obligation d'adhérer publiquement à la politique espagnole du P.O.B. Par 129 voix contre 33 (et 4 abstentions), la Chambre se déclara « confiante dans le gouvernement », tandis que le Sénat, par 120 voix contre 19 (et 3 abstentions), lui exprimait « sa confiance. »

Tout le monde considérait le gouvernement Janson comme un expédient, comme un gouvernement de transition. C'était là à la fois sa faiblesse et sa force : sa force, car personne n'avait grand intérêt à le renverser, sa faiblesse, car aucun groupe n'était prêt à lui accorder son appui sans arrière-pensée. En somme, le gouvernement était condamné à être faible, et la situation générale comportait des risques graves : la majorité était divisée au sujet des questions sociales et économiques, des réformes linguistiques et de la question espagnole.

En septembre-octobre 1937, une nouvelle dépression économique avait commencé à se faire sentir. Les budgets avaient été élaborés sous l'influence de l'euphorie de 1936-1937, mais, dès novembre, le gouvernement se rendit compte que les projets budgétaires étaient en déficit. M. de Man prépara des projets pour y remédier. Mais avant d'avoir pu les déposer au Parlement, il tomba gravement malade et dut démissionner. Son successeur, M. Soudan, présenta au début d'avril des projets basés sur les travaux de M. de Man, qui comportaient une série d'impôts nouveaux, mais il se heurta à une forte opposition bourgeoise ; celle-ci était d'avis qu'il fallait tout d'abord essayer de combler le déficit en faisant des économies. La Fédération des cercles était déjà mécontente du gouvernement à son avis socialisant, et déclencha une violente campagne contre lui. Nombre de libéraux firent de même.

(page 274) Dans les sections, le 12 avril, les socialistes soutinrent unanimement le cabinet, tandis que la plupart des libéraux et des catholiques s'abstenaient, probablement dans l'espoir que le ministère abandonnerait certains de ses projets et amenderait les autres. A son congrès extraordinaire du 24 avril, le Bloc catholique rejeta à une très forte majorité la plupart des projets, et chargea ses ministres d'agir en conformité avec ses directives. Quelques jours plus tard, les gauches libérales présentèrent au gouvernement, dans un mémoire, leurs critiques, analogues à celles des catholiques.

En même temps, la commission des finances de la Chambre examinait les projets gouvernementaux. Malgré l'attitude conciliante du gouvernement, la commission, le 6 mai, les rejeta tous sauf deux. Les conservateurs avaient probablement espéré que le gouvernement démissionnerait à la suite de cet échec, car ils craignaient un débat à la Chambre sur cette question, sachant que les démocrates catholiques voteraient probablement avec les socialistes pour le gouvernement. C'est bien ainsi que le gouvernement comprenait la situation, puisqu'il décida de saisir lui-même le Parlement de la question, sous la forme de déclarations du Premier ministre et du ministre des finances à la Chambre : M. Soudan dit sans ambages qu'il voulait par là forcer chacun à prendre publiquement ses responsabilités. Mais le gouvernement n'alla pas à l'attaque ; au contraire, deux ministres parlèrent dur un ton conciliant. Ils n'exigeaient que trois choses : le vote des deux projets admis par la commission des finances, la constitution d'une « commission non pas parlementaire mais de parlementaires de la majorité » chargée d'examiner tout le problème financier et, enfin, le vote d'un ordre du jour faisant confiance au gouvernement. Le cabinet eut l'appui du P.O B. Les catholiques conservateurs l'attaquèrent ; les catholiques démocrates, qui espéraient sans doute une solution d'apaisement, se tinrent à l'écart du débat. Enfin, les libéraux étaient divisés, mais la majorité d'entre eux suivit le gouvernement.

Le 11 mai, les trois partis gouvernementaux discutèrent un ordre du jour commun, mais ces négociations échouèrent sur le refus des catholiques conservateurs d'y admettre le terme de « confiance. » Les libéraux présentèrent alors un ordre du jour conçu en termes réservés, mais que le Premier ministre accepta, et qui fut voté par 101 voix contre 76 (et 8 abstentions).

Formellement, le gouvernement avait remporté la victoire, mais sa majorité s'était divisée : 64 socialistes, 16 libéraux et catholiques, dont 20 démocrates, avaient voté pour ; avaient voté contre. en plus de l'opposition normale (rexistes, nationalistes flamands et communistes), pas moins de 32 catholiques et de 6 libéraux. Ainsi, le P.O.B. constituait à lui seul les deux tiers la majorité, tandis que la majorité des catholiques avait passé à l'opposition. La base parlementaire du gouvernement avait donc nettement glissé à gauche.

Le 12, MM. Pierlot et du Bus, désavoués par ce vote de leurs amis politiques, offrirent leur démission ; M. de Smet suivit leur exemple, tandis que M. Marck, conformément aux souhaits exprès de son groupe, restait. M. Janson essaya de trouver des remplaçants aux ministres démissionnaires, mais le groupe catholique conservateur déclara le 12 même qu'aucun d'entre eux n'accepterait de participer au gouvernement sans un remaniement profond de la composition de ce dernier et une adaptation nouvelle du programme politique. Par égard pour l'unité du parti, M, Marck offrit à son tour sa démission. Il ne restait plus à M. Janson qu'à remettre, le 13 mai, la démission du ministère.

(page 276) La chute du gouvernement Janson offre un double intérêt. D'une part, il y avait longtemps qu'un gouvernement n'avait démissionné à la suite d'un vote à la Chambre. Formellement, il avait obtenu un vote de confiance. Que celui-ci ait néanmoins entraîné la démission du cabinet s'explique par la défection d'une importante fraction de la majorité. D'autre part, la crise était une victoire des catholiques conservateurs qui s'étaient montrés de force à faire tomber un ministère appuyé jusqu'au dernier moment par les socialistes et par les catholiques démocrates - succès remarquable d'une fraction si malmenée aux élections de 1936.

Le gouvernement Spaak

Après la démission du cabinet Janson, le problème gouvernemental sembla très compliqué, mais il ne souleva guère de discussions, tant le Roi agit vite. Le Souverain - comme d'ailleurs les journaux - désirait dénouer la crise le plus rapidement possible, probablement en raison des difficultés financières et monétaires (la France venait de dévaluer). Le jour même de la démission de M. Janson, le Roi consulta MM. Moyersoen et Huysmans, l'un président du Sénat et l'autre, de la Chambre. et M. Max, chef de la gauche libérale de la Chambre. et il chargea M. Spaak de former le nouveau cabinet.

Ce choix n'étonna personne, puisque M. Spaak avait déjà été appelé en novembre 1937 et qu'il était indubitablement le socialiste qui était le plus estimé par les deux autres partis. De plus, il semble avoir gagné, aux affaires étrangères, la confiance particulière du Roi.

(page 277) Le formateur fut aussi prompt que le Souverain. Toujours le 13, il fit savoir à la presse qu'il allait « former un gouvernement comprenant toutes les tendances de l'ancienne majorité », qu'il diminuerait le nombre des ministres, qu'il se proposait « d'aller très vite », qu'il avait déjà un programme, qu'il n'allait « se mettre en rapport avec les groupes » mais seulement avec ses candidats, et enfin qu'il n'accepterait « aucune exclusive d'où qu'elle vienne. »

M. Spaak réussit à réaliser ce programme hardi. Contrairement à ce qu'il avait fait en 1937, il ne demanda pas l'investiture de son parti - ce qui provoqua d'ailleurs l'indignation de certains socialistes ; il ne consulta pas les groupes, et réussit à déjouer les tentatives d'exclusives. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne se heurtât pas à quelques résistances, tant au sujet de la composition de son gouvernement qu'à celui de la réduction du nombre des ministres. Ainsi, le formateur n'avait pensé qu'à un seul démocrate, M. Marck, et qu'à un seul libéral, M. Dierckx. L'un et l'autre hésitaient, vu la part minime, numériquement, faite à leurs groupes. Le Roi les appela en audience, le 14, sur quoi ils acceptèrent.

Le 15 au matin, après un jour et demi de travail, M. Spaak pouvait faire connaitre la composition de son ministère : M. Spaak Premier ministre et aux affaires étrangères, M. Marck aux P. T. T., aux transports et à l'I.N.R. (créé à cette occasion), M. Gérard aux finances, le général Denis à la défense nationale, M. Pholien à la justice, M. Heymans aux affaires économiques, aux classes moyennes et l'agriculture, M. Merlot à l'intérieur et à la santé publique, M. Dierckx à l'instruction publique, M. Balthazar aux travaux publics et à la résorption du chômage, M. Delattre au travail et à la prévoyance sociale, et M. De Vleeschauwer aux colonies.

M. Spaak avait donc réussi à réduire le nombre des ministres (page 278) de 15 à 11, réalisant ainsi une certaine concentration du travail gouvernemental, et faisant un geste d'économie. Parmi les ministres, 8 étaient parlementaires (MM. Spaak, Merlot, Delattre et Balthazar, socialistes, MM. Marck, Pholien et De Vleeschauwer, catholiques dont le premier représentait les démocrates, le second la Fédération des cercles et le troisième le Boerenbond, et enfin M. Dierckx, sénateur libéral bruxellois) et 3 techniciens (M. Heymans, catholique, M. Gérard, libéral, et le général Denis). Le dosage politique était donc : 4 socialistes, 4 catholiques, dont un extra-parlementaire, 2 libéraux, dont un extra-parlementaire, et enfin le technicien Denis.

Ce qui le plus dans ce gouvernement, le premier en Belgique qui fût présidé par un socialiste, c'est qu'il était plus conservateur que son prédécesseur : les socialistes et M. Marck étaient démocrates proprement dits ; M. Heymans était technicien mais on lui attribuait des sympathies démocrates flamandes ; les autres ministres appartenaient au monde bourgeois. Plus important est toutefois que les ministères des finances et des affaires économiques avaient été attribués à des financiers. Ce pas à droite s'explique probablement par la crise, et par la nécessité qui en découlait pour le gouvernement d'avoir la confiance du monde des affaires et de la finance. Sans doute en vue d'atténuer aux yeux des socialistes cette concession aux bourgeois, M. Spaak avait donné aux socialistes, non seulement les ministères sociaux, mais aussi l'intérieur que les prochaines élections communales rendaient particulièrement désirable, et avait choisi ses trois collègues socialistes parmi les chefs de syndicats. Des ministres, 5 étaient Flamands, 4 Wallons et 2 Bruxellois.

Dès le 17 mai, le gouvernement présenta son programme, conçu dans un style énergique, mais plutôt vague quant au contenu. Dans la question primordiale du moment, l’équilibre budgétaire, le gouvernement réclama le vote d'urgence des projets d'impôts approuvés par la commission des finances, et promit d'énergiques mesures d'économies. Mais il ne cacha pas qu'il était impossible d'éliminer entièrement le déficit de 1938, et que l'équilibre ne pouvait être rétabli qu’« en travaillant à la (page 279) fois sur le budget de 1938 et sur celui de 1939. » Cette dernière mesure équivalait naturellement à un ajournement des difficultés. Le cabinet entendait placer sa politique économique sous le signe de « Faire travailler » ; en d'autres termes, il s'engagea à ne pas faire de déflation. Il se prononça en faveur des revendications flamandes relatives à l'autonomie culturelle, tout en rassurant les Wallons. Une allusion à une révision constitutionnelle tendant, entre autres, à renforcer l'exécutif, éveilla un vif intérêt. La déclaration passa sous silence le délicat problème espagnol.

Au cours du débat à la Chambre, les catholiques conservateurs rappelèrent énergiquement leurs points de vue sur le problème budgétaire, mais promirent, par M. Carton de Wiart, une « confiance expectante. » Quand ils exprimèrent leur désir de voir s'établir des relations avec le général Franco, M, Vandervelde, au nom du P.O.B., y opposa la menace d'une crise ministérielle. Le groupe socialiste promit, quoique en termes peu chaleureux, son concours sans réserves mais la valeur de cet engagement se trouva diminuée du fait que M. Vandervelde, en son nom personnel, critiqua plutôt sévèrement les idées constitutionnelles de M. Spaak. Les libéraux, par M. Max, se montrèrent sympathiques à certains projets du gouvernement, mais ajoutèrent qu'ils voulaient attendre le gouvernement « à ses actes. » Tous les partis s'élevèrent contre la révision constitutionnelle avec une énergie telle que M. Spaak fit comprendre qu’il n'insisterait pas. La Chambre adopta par 132 voix catholiques, libérales et socialistes contre 38 (et 15 abstentions) un ordre du jour de « confiance » ; en plus de l'opposition normale, 2 catholiques avaient voté contre. tandis que 9 catholiques et quelques socialistes et libéraux s'étaient abstenus. Après un débat analogue, le Sénat assura, lui aussi, le gouvernement de sa « confiance » par 118 voix contre 22 (et 7 abstentions) ; 3 catholiques avaient voté contre et 7 s'étaient abstenus.

(page 280) Numériquement, ces votes de confiance étaient rassurants. Mais il est difficile d'estimer leur vraie valeur. Le P.O.B. malgré les réserves de M. Vandervelde, se sentait sans doute solidaire du gouvernement. Mais cela n'était pas le cas des catholiques et des libéraux. Tout en félicitant M. Spaak de la manière dont il avait constitué son ministère, ils soulignèrent que, précisément à cause de ces méthodes, les partis gardaient toute liberté d'apprécier les actes du gouvernement. Les libéraux en particulier appuyèrent sur ce point, faisant remarquer - aussi bien au sein du Parlement que hors de lui - que les ministres ne représentaient qu'eux-mêmes, et non pas les partis. Si l'on ajoute qu'au Sénat M. Spaak fit savoir qu'il demandait la confiance, non dans chaque point de la déclaration, mais dans l'allure générale de celui-ci, il devient évident que les rapports entre le gouvernement et les partis étaient quelque peu équivoques, et que le ministère sortait de l'ordinaire.

Pour comprendre l'attitude hésitante et expectante du Parlement, il faut examiner la conception que M. Spaak lui-même se faisait de son gouvernement, telle qu'elle ressort de ses déclarations à la presse le 13 mai et à la Chambre le 17 et le 18.

Selon lui, on avait pratiqué au cours des dernières années les règles démocratiques d'une manière « non correcte. » L'habitude des partis et des groupes d'intervenir dans la formation des gouvernements était « mauvaise. » De plus, on avait fait disparaître la notion de responsabilité, et les ministres n'avaient, trop souvent, pas osé agir sans s'être d'avance assurés de l'approbation de leurs partis.

M. Spaak, lui, voulait un gouvernement formé sous la responsabilité du Premier ministre et qui (page 281) eût de l'autorité. Il incombait aux Chambres, au cours d'un débat public, de l'approuver ou de le désapprouver. Une telle procédure donnerait de l'autorité, de la stabilité et de l'énergie au ministère, et ferait ressortir les responsabilités. Il fit entendre que la tâche essentielle du Parlement était d'exercer le contrôle.

Ces déclarations suscitèrent de nombreux commentaires, et au cours des débats sur la déclaration gouvernementale, et plus tard. D'aucuns, et non des moindres, y attachaient une grande importance. Une personnalité politique comme M. Devèze pouvait dire que M. Spaak avait rétabli le régime dans sa pureté originaire et sa vérité constitutionnelle et il expliquait : « Le grand mérite (de M. Spaak) a été de rompre carrément avec la tradition : de former le ministère en dehors des partis, sans consultations ni marchandages préalables ; de le rendre indépendant des groupes politiques au même titre que ceux-ci ont conservé entre eux et vis-à-vis de lui leur entière liberté » (Le Soir, 25 mai 1838. Cf. de Lichtervelde, Revue générale, mars 1939, p. 305.) Dans un article précédent, M. Devèze avait écrit au sujet des méthodes de M. Spaak : « il en résulte que les groupes parlementaires, au moment où il jugeront le Gouvernement et décideront du soutien qu'il mérite, le feront en pleine indépendance. C'est faisait précisément cette indépendance qui, jusqu'ici, faisait défaut. » » (Le Soir, 18 mai 1838). Un autre parlementaire (Van Cauwelaert) – qui allait devenir président de la Chambre – allait plus loin encore : tout en approuvant les méthodes de M. Spaak, il en tirait la conclusion qu'elles signifiaient un gouvernement indépendant des partis et du Parlement et tirant, en dernier lieu, son autorité du pouvoir royal (Le Soir, 29 juin 1938).

Il nous semble que ces appréciations, d'ailleurs peu développées par leurs auteurs, allaient trop loin. Indubitablement, M. Spaak défendait publiquement une conception plus dualiste du parlementarisme que celle qui était courante. Mais de ce qu'il avait formé son gouvernement et son programme sans la participation expresse des partis, il ne découle pas nécessairement qu'une (page 282) réelle indépendance existât. Naturellement, M. Spaak, parlementaire très averti, savait ce que les groupes désiraient et ce qu'ils supporteraient. C'est là une question de flair. Or, en somme, présumer les vœux d'autrui et s'y conformer, n'est-ce pas, sinon formellement, du moins réellement, y obéir ? M. Spaak avait su composer son gouvernement et son programme de façon à ce qu'ils correspondissent, non pas aux conceptions d'un seul parti déterminé, mais à une transaction entre les conceptions des trois partis.

Il est important de souligner à ce sujet que M. Spaak lui-même a déclaré qu'il avait tâché de tenir compte de l'opinion publique, de celle du parlement et de celle des trois partis ; en effet, il analysa ses dosages devant la Chambre, ce qui prouve bien que, pour le fond, il ne s'éloignait pas beaucoup des conceptions courantes et qu'il voulait un gouvernement reflétant fidèlement la majorité parlementaire. Il nous semble donc que c'est s'attacher trop aux formes que de dire qu'il avait du imposer un nouveau principe ou rétablir un principe ancien, mais oublié, et qu'il serait plus exact de voir dans la manière de faire de M. Spaak une nouveauté d'ordre technique, d'ailleurs relative, sauf sur un point : quand il s'agissait de la composition, non politique, mais personnelle du ministère, le formateur s'était libéré de la tutelle des groupes.

Mais, il faut bien le constater, son gouvernement fort ne l'était guère par les ministres choisis. Le Premier ministre et les techniciens exceptés, on n'y trouvait guère les personnalités les plus remarquables, ni, ce qui n'est pas toujours la chose, les plus influentes des partis. Cette particularité semble s'expliquer précisément par le fait que M. Spaak voulait à la fois un gouvernement fort - entendant par là des ministres non soumis à leur partis - et un gouvernement « comprenant toutes les tendances » de la majorité. Dans ce cas, il ne pouvait naturellement pas compter sur les vrais chefs de groupe, car ceux-ci ne voulaient sans doute pas s'engager sans s'être assurés (page 283) de l'appui des leurs. La constitution du ministère avait donc, en un sens, abouti à un paradoxe : un gouvernement fort composé d'hommes qui appartenaient aux partis sans être sûrs d'être appuyés par eux.

Mais, au fond, la constitution du nouveau cabinet avait probablement moins à voir avec les théories parlementaires qu'avec les réalités politiques. Les crises précédentes avaient démontré les difficultés presque insurmontables qu'il y avait à former un gouvernement avec la collaboration des partis. Rien n'avait donné à croire que ces difficultés seraient moindres en mai 1938, et la seule manière d'aboutir était sans aucun doute d'agir comme le fit le formateur. Cette interprétation nous semble d'ailleurs correspondre à l'esprit plus pragmatique que doctrinaire du nouveau Premier ministre.


La crise internationale, au cours de l'été et de l'automne, fit passer les questions d'ordre intérieur au second plan. Mais, après Munich, la lutte entre les partis reprit de plus belle, cette fois-ci au sujet du problème espagnol. Les partis bourgeois voulaient qu'on établît des relations avec Burgos. M. Spaak lui-même s'était rallié à cette opinion et essayait d'entraîner son parti. Au congrès du P O.B. du 5 au 7 novembre, le Premier ministre demanda à ses camarades socialistes l'autorisation d'envoyer un représentant commercial à Burgos mais le congrès, M. Vandervelde en tête, s'y opposa fermement dans un ordre du jour qui, de plus, interdisait qu'une décision définitive ne fût prise « sans qu'un Congrès se soit prononcé. » Probablement parce que l'ordre du jour ouvrait la possibilité de rouvrir le débat, M. Spaak se soumit. En même temps, il obtint - mais seulement après avoir menacé de se retirer, et contre une minorité assez importante - l'approbation pure et simple (page 284) de sa politique extérieure ; M. Vandervelde qui désapprouvait cette politique, quitta la présidence du parti. Au même congrès, M. de Man attaqua violemment la politique économique et financière du gouvernement, qui, selon lui, aboutirait à la déflation.

Les partis bourgeois, en particulier les catholiques, s'élevèrent avec indignation contre la décision de M. Spaak, d'abord de soumettre une question de politique extérieure au congrès, et ensuite de s'incliner devant l'arrêt de celui-ci. Ils redoublèrent leurs efforts pour faire envoyer un agent commercial à Burgos. Dans un discours au Sénat le 29 novembre, M. Spaak annonça, sans avoir obtenu l'autorisation de son parti, qu'il allait engager des négociations avec l'Espagne nationaliste. Le Sénat approuva la déclaration par 88 voix contre 13 (et 50 abstentions). Les socialistes s'étaient opposés à M. Spaak, mais, attendant les décisions d'un nouveau congrès, ils s'étaient abstenus au lieu de voter contre.

Avant que celui-ci ne se fût réuni, une crise ministérielle partielle éclata. M. Gérard, ministre des finances, fit, le premier décembre, un discours à la Chambre - où il s'en prit d'ailleurs à la politique de deux de ses collègues (MM. Delattre et Heymans) - discours que les conservateurs applaudirent mais où les socialistes et les catholiques démocrates virent l'annonce d'une nouvelle déflation. Pour calmer l'opinion, le Premier ministre décida de mettre lui-même les choses au point, Selon un communiqué officiel, M. Gérard ne put pas se rallier à la déclaration que le Premier ministre allait faire, et il offrit sa démission le 2 décembre. Le 4. M. A.-E. Janssen, catholique, accepta son portefeuille. Par cette substitution, les catholiques avaient eu un portefeuille libéral. Un remaniement s'imposait donc, et, le 4, M. Spaak annonça à la presse qu'il allait immédiatement y procéder ; il ajoutait qu'il allait augmenter le nombre des ministres de façon qu'il y eût 5 ministres catholiques, 5 socialistes, 3 libéraux et le général Denis.

(page 285) Mais le congrès du P. O.B. du 5 décembre changea la situation. Malgré la question de confiance posée par M. Spaak, le congrès confirma par la majorité des deux tiers sa résolution « de s'opposer à l'envoi d'un représentant auprès du général Franco. » Toutefois, M. Spaak ne se retira pas immédiatement, mais décida de faire le lendemain à la Chambre la déclaration annoncée sur la politique gouvernementale ; il agit ainsi, d'après qu'il dit le 5 à la presse et le lendemain au Parlement, parce qu'il appartenait au Parlement de décider du sort du cabinet.

Mais, pour ne pas se retirer immédiatement après son échec au congrès, M. Spaak n'avait probablement pas des motifs d'ordre constitutionnel. Car il avait des atouts en main, Comme il l'avait souligné au congrès, sa démission risquerait d'entraîner la formation d'un nouveau gouvernement, sans participation socialiste, qui pourrait préconiser la déflation et, de plus, envoyer un agent à Burgos. Le P.O.B. se trouvait donc devant le dilemme d'avoir à sacrifier ses sympathies espagnoles ou de courir le risque d'une déflation. Sans doute M. Spaak espérait-il que, à la réflexion, le parti se résoudrait à première alternative, et ceci d'autant plus qu'il avait annoncé au Sénat, le 29 novembre, que le gouvernement allait se retirer du Comité de non-intervention.

Dans sa déclaration à la Chambre le 6 décembre. le Premier ministre passa rapidement sur la question de Burgos, confirmant seulement ce qu'il avait dit le 29 novembre au Sénat : si le P.O.B. lui refusait sa confiance à cause d'elle, il démissionnerait. Il consacra la plus grande partie de son discours la politique économique, financière et sociale. Avec beaucoup d'habileté, il évita de désavouer la politique de M. Gérard qui avait la confiance du monde bourgeois, tout en s'engageant avec une grande énergie à s'opposer à toute politique de déflation, et il laissa transpercer autre gouvernement ne pourrait offrir les garanties à cet égard. La Chambre exprima sa « confiance » au gouvernement par 111 voix contre 49 (et 21 abstentions). I.es deux tiers des avaient voté contre le gouvernement mais, comme MM. Brunet et Fischer le firent (page 285) savoir, exclusivement à cause de la question de Burgos, leur confiance restant entière sur tous les autres points'

Le P.O.B. s'était donc prononcé à la fois pour et contre le gouvernement, équivoque sans doute causée par le dilemme que nous avons analysé plus haut. Si ce vote avait un sens, c'était d'exhorter le cabinet à rester en place mais à abandonner sa politique espagnole.

La situation politique était complexe : le gouvernement avait obtenu un vote de confiance important, mais les deux tiers de l'un des groupes de la majorité avait voté contre, tout en ne souhaitant probablement pas provoquer de crise. Après un jour de réflexion, M. Spaak décida de se conformer à sa déclaration du 6, c’est-à-dire de démissionner. Mais à peine avait-il fait connaitre cette intention à ses collègues et à son parti qu'un revirement surprenant s'opéra : des représentants dc la fraction du parti qui avait voté contre lui le prièrent de rester, et, le lendemain 8, le bureau du Conseil général confirma cette demande. Le premier ministre décida de pas démissionner.

Mais au même moment, une nouvelle difficulté surgit : jugeant que la représentation du parti libéral au gouvernement était insuffisante après la retraite de M. Gérard, M. Dierckx offrit, le 8, sa démission. D'accord avec son parti, il se rétracta toutefois quand M. Spaak eut promis publiquement de remanier très prochainement son gouvernement et de donner aux libéraux leur part légitime d'influence.'

(page 287) La décision socialiste du 8 décembre signifiait une retraite dans la question de Burgos. Au cours des semaines qui suivirent, M. Spaak négocia l'envoi d'un agent à Burgos à la fois avec le général Franco et avec le P.O.B. , négociations facilitées d'ailleurs par l'attitude du gouvernement de Barcelone. Le 13 janvier, les négociations avec le général Franco aboutirent. Le 15, le congrès du P.O.B. prit position. Par la majorité des deux tiers, il regretta l'établissement de relations avec l'Espagne nationaliste, mais se prononça en faveur de la participation du P.O.B. au gouvernement, ce qui signifiait que M. Spaak avait enfin remporté la victoire.

Parallèlement à ces négociations, le Premier ministre s'occupa du remaniement du cabinet qui était à l'ordre du jour depuis la démission de M. Gérard ; il abandonna ses principes du mois de mai. Il réaugmenta considérablement le nombre des ministres, et, qui plus est, n'essaya point de se passer du concours des groupes au cours de ses pourparlers ; tout au contraire, il eut des négociations approfondies avec eux. Nous n'avons pas en suivre les phases. Elles furent laborieuses, surtout parce que catholiques et libéraux briguaient publiquement les mêmes portefeuilles (la justice et l'intérieur) ; les catholiques en particulier, probablement encouragés par leur succès dans la question d'Espagne, se montraient exigeants. Bien des formules furent examinées et rejetées avant que le formateur ne pût faire connaître (page 288), le 21 janvier 1939, les noms de ses nouveaux collaborateurs.

Le ministère remanié se composait de 5 socialistes (M. Spaak Premier ministre, M. Merlot à l'intérieur, M. Balthazar aux travaux publics, M. Delattre au travail et à la prévoyance sociale, et M. Barnich aux affaires économiques), de 5 catholiques (M. van Dievoet à la justice, M. Marck aux transports, M. A.-E. Janssen aux finances, M. De Vleeschauwer aux colonies. et M. d'Aspremont-Lynden à l'agriculture et aux classes moyennes), de 3 libéraux (M. Janson aux affaires étrangères, M. Jenissen à la santé publique et M. Dierckx à l'instruction publique) et du général Denis à la défense nationale. Parmi 14 ministres, il y avait 10 parlementaires, dont 3 sénateurs (MM. Barnich, d 'Aspremont-l.ynden et Dierckx). Des 4 extra-parlementaires, 3 appartenaient officiellement aux partis : M. Janson, libéral, et MM. van Dievoet et Janssen, catholiques. Des ministres parlementaires, 4 étaient Flamands, 4 Wallons et 2 Bruxellois. M. Spaak avait élargi la base linguistique de son gouvernement en y appelant deux extrémistes : le flamingant van Dievoet, et le wallingant Jenissen, et sa base sociale en nommant le président de la Fédération des cercles, M. d' Aspremont- Lynden. Si cette dernière nomination était une concession à l'opinion conservatrice, M. Spaak l'avait équilibrée en choisissant la majorité des ministres parmi les démocrates. (les socialistes et MM. Marck, van Dievoet et Jenissen), et en confiant les affaires économiques à un socialiste. Le dosage était fait de main de maître ; remarquons à ce sujet que deux des nouveaux ministres (MM. d'Aspremont-l.ynden et Jenissen) appartenaient aux censeurs sévères du gouvernement Spaak première manière.

Le gouvernement Spaak n'avait pas présenté sa démission collective ; seuls quelques ministres avaient démissionné. et été remplacés le 21 janvier. Le cabinet remanié ne se considéra (page 289) pas comme un nouveau gouvernement, et ne fit pas de déclaration proprement dite au Parlement. Mais M. Spaak rappela sa déclaration du 6 décembre et présenta à la Chambre certaines précisions qui furent accueillies avec indifférence. Aucun ordre du jour de confiance ne fut présenté à la fin du débat assez terne.

L'indifférence de la Chambre tient sans doute à ce que l'affaire Martens. venait d'absorber toute l'attention de l'opinion. Elle datait de quelques mois. En 1938, le gouvernement avait décidé d'instituer des Académies de langue flamande, entre autres une Académie de Médecine. Le 7 novembre, le gouvernement avait nommé leurs membres. Parmi eux se trouvait le Dr Martens. A la nouvelle année 1939, l'opinion apprit que c'était un certain Dr Martens, activiste condamné à mort pour trahison. La nomination d'un tel personnage souleva une vague d'indignation, surtout parmi les anciens combattants et les libéraux, indignation qui éclata une première fois lors de l'inauguration des Académies flamandes le 21 janvier. M. Mundeleer, libéral, interpella le gouvernement et exigea la révocation du Dr Martens. A la satisfaction des Flamands, M. Spaak défendit cette nomination et s'engagea à ne jamais revenir sur sa décision. Après un débat mouvementé, la Chambre vota le 2 février l'ordre du jour pur et simple par 88 voix contre 86 (et 7 abstentions). Numériquement, la majorité était extrêmement faible. Mais ce qui était plus grave, c'était que le gouvernement n'avait remporté cette victoire que grâce aux voix des nationalistes flamands, que la majorité se composait de Flamands, la minorité de non-Flamands et, enfin, que 3 libéraux seulement avaient appuyé le ministère.

(page 290) Les passions ne s'apaisèrent point. Le 2 février, des anciens combattants se livrèrent à des voies de fait sur la personne du Premier ministre. Dans tout le pays, les fédérations libérales exigèrent dans leurs résolutions, soit la démission du Dr Martens, soit celle des ministres libéraux. Le 8 février, les présidents de la gauche libérale du Sénat et du Conseil national présentèrent cette revendication aux ministres libéraux qui, le lendemain, la portèrent à la connaissance du Premier ministre. Fidèle à sa déclaration à la Chambre, celui-ci refusa de s'incliner. Par conséquent, les ministres libéraux offrirent leur démission, Ce qui amena le Premier ministre à prier le Roi, le 9 février, d'accepter la démission collective du gouvernement.

La décision de M. Spaak était naturelle, puisque l'un des partis gouvernementaux s'était retiré. Par contre, il peut paraître étonnant qu'au milieu de tant de dangers à la fois intérieurs et extérieurs, les partis soient allés jusqu'à provoquer crise gouvernementale au sujet d'une nomination d'académicien. Mais, comme les événements devaient le montrer, Flamands et libéraux attachaient au Dr Martens une valeur de symbole, ce qui élargit le problème.

Ainsi se termina la troisième expérience de gouvernement tripartite de l'entre deux guerres. Comme en 1921 et en 1927, les questions de parti avaient repris leur place dès que la crise qui avait créé I'union nationale avait été surmontée, Que les partis se soient dégagés plus péniblement cette troisième fois - psychologiquement, c'était fait acquis dès 1937 - s'explique par la constellation parlementaire de 1936.