(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)
(page 164) Bien avant la démission du gouvernement Poullet-Vandervelde, on discutait du problème gouvernemental ; la démission du cabinet n'était pas certaine que déjà la presse s'occupait de lui trouver un successeur. Plusieurs jours après le déclenchement de la crise, on ignorait si l'on allait vers un nouveau ministère et un nouveau chef, ou seulement vers un remaniement. Il y a quelque chose d'incertain, de tâtonnant cette crise, ce qui s'explique. En effet, elle provenait de la chute du franc, Dans toutes les questions politiques et sociales, le gouvernement Poullet-Vandervelde s'appuyait sur une majorité très forte à la Chambre, La répartition des mandats au Parlement excluait un gouvernement ayant un autre programme. La seule issue était de Faire la « trêve du franc » et de confier la solution de la question financière un cabinet qui écarterait toute politique de parti, mais aurait l'appui du Parlement. Deux possibilités s'offraient :un gouvernement d'affaires extra-parlementaire ou un gouvernement d'union nationale,
M. Carton de Wiart, catholique conservateur, avait préconisé dans ses articles, dans Le Soir, la dernière solution dès le mois d'avril. Mais les catholiques démocrates s'y opposaient, et ils se groupèrent autour de M. Poullet. Au cours du débat des 4 et 5 mai, celui-ci s'était prononcé contre un remaniement du cabinet, cependant que MM. Carton de Wiart et Van de Vyvere (page 165) s'étaient montrés partisans d'un gouvernement d'union nationale. Quant au P.O.B., il s'était opposé à toute idée de démission jusqu'à la fin d'avril mais, sous le coup de la chute du franc, le parti changea d'attitude. Au débat des 4 et 5 mai, M, Vandervelde, tout en combattant l'idée d'un gouvernement extraparlementaire, souligna - sans recommander un remaniement parlementaire, il est vrai - qu'un gouvernement nouveau devrait s'appuyer il est vrai sur une majorité au Parlement ; il est permis de voir une invite aux libéraux dans le fait qu'il rappela que le P.O.B. avait désiré les voir entrer au gouvernement en 1925. Mais le parti libéral se confinait dans une attitude purement négative : il demandait la démission du cabinet démocratique, mais se refusait à toute participation ministérielle. D'après lui, il appartenait aux catholiques el aux socialistes, responsables de la chute du franc, de gouverner le pays jusqu'à de nouvelles élections. Toutefois. certains libéraux recommandèrent un gouvernement extraparlementaire.
Après la démission des trois ministres, M. Poullet ne se retira pas tout de suite, mais engagea des conversations avec des représentants des trois partis et du monde de la finance, en vue de et d'élargir le cabinet (6-8 mai). Il est surprenant que M. Poullet ait pu croire qu’il pouvait rester en place, puisque les critiques adressées au ministère l'avaient visé personnellement, puisque, dans son article, M. Devèze avait lancé une exclusive contre lui, et que, de plus, les catholiques conservateurs ne le tenaient pas en grande estime. Sa décision de rester Premier ministre ne peut s’expliquer que s'il croyait être le seul Premier ministre catholique acceptable aux yeux du P.O.B. et s'il craignait que son remplaçant ne fût un socialiste. Mais il se rendit compte qu'il n'avait pas assez d'autorité pour présider un nouveau gouvernement et, le 8 mai, il offrit officieusement sa démission.
Dès avant cela, la presse avait parlé de M. Brunet, président (page 166) de la Chambre, comme chef du futur gouvernement, et, en effet, c'est à lui que le Roi s'adressa, dès le 8 mai au soir, semble-t-il. Le choix du Roi s'explique par les qualités aussi bien politiques que personnelles de M. Brunet. Dans la personne de M. Poullet, le parti catholique n'avait pas réussi à former un nouveau gouvernement. Il était donc naturel que le soin en fût confié au P.O.B. Mais en choisissant M. Brunet. le Roi montrait qu'il ne voulait pas donner au cabinet une orientation exclusivement démocratique, car le formateur appartenait à l'aile modérée de son parti, jouissait d'un prestige incomparable auprès des deux autres partis et symbolisait, en sa qualité de président de la Chambre, l'union nationale.
M. Brunet prévoyait que, pour surmonter la crise du franc, le gouvernement serait obligé de demander des pleins pouvoirs. C'est pourquoi il lui semblait nécessaire de former un gouvernement parlementaire « qui fût une image réduite de la Chambre et du Sénat » (déclaration de M. Brunet à la presse le 1 mai 1926). Il voulait voir dans son gouvernement 5 socialistes, 5 catholiques, 2 libéraux et M, Francqui. Le Conseil général du P.O.B. approuva sa candidature. le 10 mai, par 52 voix contre 14 (et 3 abstentions).
Les négociations de M. Brunet portèrent avant tout sur la participation des libéraux au ministère ; il n'entendait pas se contenter de leur appui au Parlement. Il semble que ses interlocuteurs libéraux (MM. Hymans et Franck) aient été favorables à son projet. Mais la majorité du parti s'y montra contraire, du moins dans la forme exigée par le formateur. En effet, le 12 mai, les gauches libérales exprimèrent dans un ordre du jour leur profonde sympathie à MM. Brunet et Francqui, et se déclarèrent prêtes à entrer au gouvernement, mais à une double condition : « 1° que le programme se limitât à la solution du (page 167) financier et la réalisation de sévères économies dans la gestion des affaires, 2° que la composition du ministère fût réduite au plus petit nombre possible Ile portefeuilles, opportunément répartis entre des parlementaires assurant la liaison avec les Chambres et des administrateurs choisis en dehors des partis. » Commentant cet ordre jour, M. Devèze souligna que la deuxième condition voulait dire, de plus, le plus nombre petit possible de parlementaires el le plus grand nombre possible de techniciens, et ajouta que si celte condition n'était pas remplie, le parti libéral soutiendrait le cabinet, mais n'en ferait pas partie.
La première condition posée par les libéraux ne semble pas avoir crée de difficultés. La pierre d'achoppement fut la deuxième, car elle était radicalement opposée aux idées de M. Brunet. Celui-ci voulait un Parlement en miniature, les libéraux, un gouvernement aussi peu politique que possible. En effet, les commentaires de M. Devèze dans le Soir montrent, qu'au fond, les libéraux voulaient un gouvernement assez dégagé des partis, mais que ceux-ci soutiendraient au Parlement. Cependant, comme les deux autres partis n’adoptaient pas ce point de vue, les libéraux cherchèrent un compromis en proposant ce que l’on pourrait appeler un gouvernement mixte, et allèrent jusqu’à proposer un gouvernement de 3 catholiques, 3 socialistes, 1 libéral et 3 à 4 techniciens. (M. Brunet ne leur offrait que 2 portefeuilles sur 13) ; mais si l’on réduisait le nombre des politiques et augmentait celui des techniciens. la force relative des libéraux s’en trouverait accrue. De plus, il semble que les libéraux n'aient pas voulu d’un Premier ministre socialiste, en dépit de ce que leur ordre du jour déclarait.
(page 168) La réaction des catholiques devant les projets de M. Brunet est difficile à préciser, car leur seule réaction officielle fut un ordre du jour, voté par le groupe catholique de la Chambre le 11 mai, affirmant sa « volonté d'agir en bloc » et de collaborer au « relèvement du pays. » La seule chose à retenir est que les catholiques tâchaient de ressouder le parti.
Ils n'eurent pas à se prononcer plus nettement, car, à la suite de l'ordre du jour libéral, M. Brunet demanda au Roi, le 12 mai, de le relever de sa mission.
Les jours suivants se passèrent en négociations intenses dont on sait, en somme, peu de choses. Mais il est certain que le Roi pria M. Brunet de faire un nouvel effort, et que celui-ci y consentit. Les socialistes et les libéraux - les catholiques semblent s'être tenus un peu à l'écart - discutèrent des formules de compromis, mais en vain. Sur un seul point, tout le monde était d'accord : la nécessité de s'assurer la collaboration de M, Francqui au gouvernement. Celui-ci exigea un gouvernement d'union nationale. Le 17 mai, M. Brunet abandonna la partie. Le même jour, le Roi fit venir MM. Vandervelde, Hymans et Van de Vyvere. Après cet entretien. il chargea M. Jaspar, chef des catholiques conservateurs, de former le nouveau gouvernement.
Choisir le chef de l'ancienne opposition comme Premier ministre d'un cabinet d'union nationale peut paraître étonnant. Mais il faut se rappeler que deux représentants de l'ancienne majorité, MM. Poullet et Brunet, avaient déjà échoué. Il ne restait donc plus qu'à s'adresser à la minorité conservatrice du parti catholique.
M. Jaspar proposa aux deux autres partis la constitution d'un gouvernement composé de 4 catholiques, 4 socialistes et 2 libéraux, dont M. Francqui : l'unique tâche du cabinet serait de surmonter la crise financière et monétaire.
Son offre fut accueillie avec des sentiments mitigés par le (page 169) P.O.B. L'idée d'un Premier ministre catholique rebutait bien des socialistes, surtout quand il s'appelait Jaspar, selon eux l'ennemi principal du gouvernement Poullet-Vandervelde. Cependant, le franc continuait à baisser, et, le 20 mai, après un débat assez mouvementé, le Conseil général du parti accepta par 63 voix contre 11 (et 3 abstentions) la proposition de M. Jaspar, moyennant certaines conditions. Citons cet ordre du jour : « Le Conseil Général autorise ses mandataires à collaborer à la combinaison ministérielle préparée par M. Jaspar, étant entendu : 1° Qu'il s'agit d'un gouvernement d'union nationale, de durée temporaire, constitué avant tout pour rétablir la situation financière du pays. 2° Qu'aucune atteinte ne sera portée aux lois sociales existantes, auxquelles il convient d'assurer toute leur efficacité. 3° Que le Gouvernement proposera au Parlement le vote des projets relatifs aux loyers et à la ratification de la Convention de Washington. 4° Que le Conseil Général sera mis en état d'examiner, avant que le groupe parlementaire puisse les admettre, les mesures financières indispensables. »
A l'exception des démocrates sensu stricto et de certains Flamingants, les catholiques étaient assez satisfaits du projet de M. Jaspar. Il semble que celui-ci ait voulu faire entrer un démocrate au gouvernement, mais la L.N.T.C. refusa de s'engager, promettant toutefois d'appuyer loyalement le nouveau cabinet.
Au premier abord, la proposition de M. Jaspar ne plut guère aux libéraux. Mais l'insistance des autres partis, la chute du franc, et enfin certaines satisfactions qu'ils surent obtenir, eurent raison de leur attitude négative, et, le 19 mai, un ordre du jour des gauches libérales fit savoir que M. Jaspar ayant déclaré que le concours des libéraux était « indispensable », ceux-ci étaient (page 170) prêts à participer au gouvernement pour le temps nécessaire à sauver le franc.
Le 20, M. Jaspar pouvait publier sa liste des ministres : M. Jaspar Premier ministre et à l'intérieur, M. Vandervelde aux affaires étrangères, M. Huysmans aux sciences et arts, M. Hymans à la justice, M. Houtart aux finances et aux colonies, M Baels à l'agriculture et aux travaux publics, M. J. Wauters à l’industrie, au travail et à la prévoyance sociale, M. Anseele aux chemins de fer, M. de Broqueville à la défense nationale et M. Francqui, ministre sans portefeuille.
Il y avait donc 10 ministres, ce qui constituait une diminution sur les cabinets précédents, diminution qui fut accueillie avec satisfaction par les libéraux. Mais M. Jaspar n'avait pas cédé sur la question des techniciens : seul M. Francqui l’était. En somme, la conception de M. Jaspar correspondait, pour l'essentiel, à celle de M. Brunet : son cabinet était, grosso modo, un Parlement en miniature : 4 catholiques (MM. Jaspar, de Broqueville, Houtart et Baels), 4 socialistes (MM. Vandervelde, Wauters, Huysmans et Anseele), 1 libéral (M. Hymans) ; M. Francqui était de tendance libérale.
Les ministres socialistes les mêmes que dans le gouvernement précédent, à l'exception de M. Laboulle : il semble que, dès le début la crise, le P.O.B. ait été prêt à le sacrifier s'il le fallait, tandis qu'il exigeait le maintien des autres. Formellement, les libéraux n'étaient représentés que par M. Hymans, conservateur et francophile. Des ministres catholiques, aucun n'avait fail partie du cabinet précédent et aucun n'était ce démocrate, ce qui revient à dire que le centre de gravité du parti s'était déplacé vers la droite. M. Jaspar, de Broqueville et Houtart étant conservateurs, M. Baels, un peu plus à gauche, représentant le Boerenbond. Le gouvernement avait donc, avec M. Francqui, une majorité conservatrice modérée. Quant au (page 171) dosage linguistique, il était celui-ci : 3 Flamands, 3 Wallons et 4 Bruxellois ; des catholiques, seul M _ Baels était flamingant. Du point de vue des Flamands, le cabinet marquait donc un recul.
Le 22 mai, le Roi Albert écrivit une lettre M. Jaspar, qui fut rendue publique immédiatement. Après avoir analysé les causes de la crise, le Roi exhortait la nation à s'unir autour du gouvernement afin de la surmonter. A en juger d'après la presse, ce geste du Roi augmenta grandement l'autorité du cabinet.
Le 25 mai, le gouvernement fit sa déclaration au Parlement. Son seul but était de redresser la situation financière par des mesures qu'il ferait connaître plus tard. Cette tâche accomplie, il se retirerait. Il recommandait le vote du projet de loi relatif aux loyers et à la convention de Washington. Il poursuivrait la politique extérieure de son prédécesseur. La législation sociale et linguistique serait maintenue, mais le gouvernement ne présenterait pas de nouvelles réformes. Il termina par un appel à la collaboration de tous. Au cours du débat qui suivit, les trois grands partis promirent leur concours au gouvernement. Les démocrates le firent sans enthousiasme. M. Heyman fit en leur nom l'éloge de M. Poullet et observa avec amertume que ce ministère, dont les libéraux faisaient partie mais dont les démocrates étaient exclus, avait l'appui de certains catholiques qui avaient combattu le gouvernement précédent. Au nom des Flamands, M. van Cutwelaert promit son appui en termes réservés et souligna que seul le cabinet Poullet avait vraiment eu la confiance des Flamands. Tous ne manquèrent pas de faire entendre que la majorité de 1925 existait toujours, et n'avait pas dit son dernier mot. De leur côté, les socialistes exprimèrent, par M. Piérard, leur confiance au gouvernement, mais une confiance « prudente et vigilante. » Seuls les (page cathoPareille royale était fut avant Sorte nationale et le pays, lettre 172) catholiques conservateurs, par la voix de M. Renkin, se dirent pleinement satisfaits. Par 127 voix contre 8 (et 1 abstention), la Chambre vota un ordre du jour, « approuvant les déclarations du gouvernement. » L'accueil du Sénat fut un peu plus chaleureux : par 92 voix contre 0 (et 2 abstentions), la Chambre haute fit « confiance » au gouvernement,. Ainsi, le Parlement, à peu près unanime, promit son concours, soulignant qu'il ne s'agissait que de sauver le franc.
Le gouvernement Jaspar était un paradoxe : un gouvernement à majorité conservatrice, et à programme conservateur, s'appuyait sur un Parlement à majorité démocratique. Il s'explique par la crise monétaire. Pour rendre la confiance au pays, et plus particulièrement au monde des affaires et au public épargnant, il fallait un gouvernement à l'opposé de celui qu'on avait accusé d'être la cause de la crise. Les démocrates catholiques et les socialistes durent faire de grands sacrifices. Ils les firent pour conjurer l'inflation qui aurait frappé les ouvriers plus que les autres. Il fallait « sauver le franc de tout le monde » qui, du reste, était tombé à 170 avant la fin de la crise. Mais – les débats en témoignaient - les partis n'avaient pas conclu la paix ; ce n'était qu'une trêve : le redressement financier opéré, on reviendrait à la situation d'avant la crise : c'est du moins ce qu’espéraient les socialistes et les démocrates catholiques.
Pendant les six semaines qui suivirent,. le cabinet prit des mesures en vue de la stabilisation. Le Parlement vota, presque unanimement, des impôts nouveaux énormes : 1,5 milliard de fr. par an. Les chemins de fer de I'Etat furent transformés en société dont les actions devaient plus tard servir à consolider la dette flottante. Au début de juillet, le cabinet déposa un projet j(page 172) de loi attribuant au gouvernement les pleins pouvoirs. Les Chambres le votèrent à une majorité écrasante. La renonciation du Parlement à certaines de ses prérogatives les plus importantes avait deux causes : d’une part, il était évident que le ministère devait avoir des pleins pouvoirs pour sauver le franc, d'autre part, on voyait dans le gouvernement d'union nationale une garantie contre des abus en faveur d'un parti ou d'un groupe social déterminé.
Peu de temps après, le gouvernement renvoya les Chambres, et se mit à l'œuvre. A la fin d'octobre, il fit la stabilisation. Dans un conseil, présidé par le Roi, la valeur du franc fut fixée à 175,
La stabilisation - tâche unique du gouvernement – acquise, la question de savoir si le ministère allait rester en place ou non, se posa. De fait, on en avait déjà discuté dès avant les élections communales du 10 octobre. Certains socialistes avaient fait entendre que le parti reprendrait sa liberté aussitôt après la stabilisation. Mais le résultat des élections leur donnait à réfléchir : les catholiques et les libéraux avaient fait une légère avance aux dépens du P.O.B. Les socialistes ajournèrent la question jusqu'à leur congrès de Noël. M. Jaspar pouvait voir dans ces élections une victoire de sa politique, et il insista sur l'opportunité de prolonger la collaboration des trois partis jusqu'à ce que l’œuvre de stabilisation fût définitivement assurée. Les libéraux exprimèrent le même souhait.
(page 174) Le congrès du P.O.B. examina la situation les 25-26 décembre. M. Vandervelde se prononça pour la prolongation du pacte gouvernemental. En faveur de cette thèse, il n'invoqua pas seulement la stabilisation. Selon lui, les catholiques démocrates ne suivraient pas le P. O, B. s'il quittait le gouvernement. La conséquence en serait une crise gouvernementale insoluble, et aboutissant probablement à de nouvelles élections qui, craignait-il, tourneraient au désavantage du P.O.B. (Sans doute M. Vandervelde pensait-il à l'issue des élections communales.) Le parti devrait donc rester au ministère, mais moyennant la réalisation de certaines réformes sociales, Non sans tirage, le congrès suivit M. Vandervelde, mais le fit d'une façon assez curieuse : il chargea le Conseil général de préciser les conditions à poser aux ministres bourgeois, de les soumettre, non à un nouveau congrès, mais aux fédérations, et enfin de négocier avec les autres partis.
Le Conseil général proposa un certain nombre de réformes sociales assez modérées. Puis M. Vandervelde ouvrit des pourparlers avec M, Jaspar. Celui-ci atermoyait, mais M. Vandervelde exigea un oui ou un non, et le 25 janvier, M. Jaspar déclara à la Chambre que le gouvernement allait rester en place quelques mois encore pour consolider la stabilisation, et qu'il entendait réaliser, dans la mesure des possibilités économiques, certaines réformes sociales qu'il ne précisa pas très nettement. Le P.O.B. s'en contenta. Avant sa déclaration. M. Jaspar n'avait pas consulté les catholiques démocrates qui, le 27, lui présentèrent à leur tour des revendications qui rejoignaient en grande partie celles du P.O.B. Au fond, ils n'avaient rien à reprocher à la déclaration du 25. Retenons cependant qu'ils demandaient en plus l'amnistie de certains activistes. M. Jaspar refusa de prendre position, disant qu'il appartenait au Parlement de trancher cette (page 175) question. Ni la composition du cabinet, ni sa politique fiscale ne satisfaisaient entièrement les catholiques conservateurs, mais ceux-ci ne s'opposèrent pas à la prolongation du pacte gouvernemental. Les libéraux l'admirent aussi.
C'est donc sans grande peine que les partis décidèrent de continuer à collaborer. Cette union se manifesta en février au cours du débat sur le rapport sur l'usage que le cabinet avait fait des pleins pouvoirs. Le gouvernement remporta une grande victoire. M. Jaspar exposa de manière plus détaillée le nouveau programme du ministère et, là aussi, il eut l'approbation de la Chambre. Par une très forte majorité - 121 voix contre 5 (et 10 abstentions) - celle-ci lui exprima sa « confiance pour poursuivre une politique consolidant la stabilisation, ajustant celle-ci, selon les disponibilités et par degrés, aux diverses situations, et développant la production nationale. » Au cours du même mois, les fédérations du P.O.B. exprimèrent par une majorité des deux tiers le vœu que le parti restât au gouvernement.
Certainement, à côté des soucis d'ordre monétaire, des raisons purement politiques dictèrent l'attitude des partis. Le P.O.B. ne l'avait pas caché : il craignait de nouvelles élections. Les autres partis avaient été moins explicites, mais sans doute voulaient-ils éviter une crise gouvernementale dont ils ne pouvaient prévoir les conséquences.
Mais à mesure que la stabilisation se consolidait, les partis commencèrent à réagir contre le tripartisme. Les premiers signes vinrent des catholiques conservateurs. Mais ce n'est qu'avec la question militaire que les dissensions se précisèrent.
(page 176) Au congrès de Noël du P. OB., M. Vandervelde avait prévu encore six mois de participation gouvernementale. Au cours de l'année 1927, les socialistes se sentirent de moins en moins enclins à rester dans un gouvernement dont le programme fût exclusivement d'ordre financier. Ils exigèrent un nouveau programme. Six mois après le congrès, ils mirent à l'ordre du jour une de leurs revendications principales, la réduction du temps de service. M. Lekeu traduisit officiellement ce vœu à l'occasion du débat sur le budget de la défense nationale au Sénat, M. de Broqueville ne s'y montra pas hostile, et promit de présenter au début de la nouvelle session parlementaire des projets en vue de réduire le temps de service dans la mesure du possible. Le P.O.B. déclencha une propagande en faveur des six mois.
Le P.O.B. avait bien choisi son terrain de combat, car cette revendication était de nature, non seulement à enthousiasmer tous socialistes, mais aussi à séduire les catholiques démocrates flamands. D'un autre point de vue, le choix était également heureux : si le P.O.B. réussissait à entraîner les autres partis, son prestige s'en trouverait accru ; si non, le parti aurait à la fois un excellent prétexte pour rentrer dans l'opposition, et un slogan électoral de premier ordre.
Il semble bien que M. de Broqueville ait élaboré un avant-projet comportant une réduction considérable du temps de service. S'il faut en croire M. Vandervelde, les autorités militaires s'y opposaient. Quoiqu'il en soit, il devint évident au début d'octobre que le gouvernement n'allait pas pouvoir présenter de projet à la rentrée des Chambres, en novembre. A la suite de quoi M. Vandervelde fit le 8 octobre, à Tribomont, un discours sur la situation politique, discours destiné seulement à ses amis politiques, mais dont la presse publia des comptes rendus. M. Vandervelde y déclara que le programme d'action immédiate du parti était à peu près réalisé, et qu'il fallait donc en faire un nouveau dont les points principaux seraient : une nouvelle loi sur le bail à ferme, des assurances sociales et l'introduction du (page 177) service de six mois. Il insista particulièrement sur ce dernier point, exhortant les socialistes à s'unir autour de cette réforme, comme jadis autour du S.U. Le 26 octobre, le Conseil général du parti adhéra à ce programme.
Ce discours de Tribomont eut un retentissement extraordinaire. Les catholiques et les libéraux le considérèrent comme le signal du combat. M. Jaspar répliqua, dans un discours à Tournai le 16 octobre, que la question de la réduction du temps de service, contrairement à ce que le P.O.B. exigeait, ne pouvait pas être résolue séparément, mais seulement liée à une réorganisation générale de la défense nationale (c’est-à-dire qu'il fallait l'ajourner). Les libéraux reprirent le même thème, et, malgré leurs sympathies pour les six mois, les catholiques démocrates firent comprendre aux socialistes que tous les catholiques agiraient en bloc. Le discours de Tribomont déclencha donc une très vive polémique publique entre le P.O.B. et les deux autres partis.
A la rentrée des Chambres, la situation déjà tendue s'aggrava du fait d'une proposition socialiste en vue d'introduire les six mois. Le 5 novembre, le groupe socialiste, ministres compris, décida publiquement de voter pour cette proposition. Le même jour, M. Vandervelde, sous menace de se retirer, demanda à M. Jaspar que le gouvernement tînt son engagement de juillet. Mais le Premier ministre lui proposa, d'une part de renvoyer la question militaire à une commission mixte, d'autre part de s'engager, lui et les autres ministres socialistes, à s'abstenir de toute propagande en faveur des six mois tant que durerait la travail de la commission. Les ministres socialistes refusèrent de (page 178) se soumettre. Après un conseil. le 21 novembre, les ministres constatèrent dans un communiqué officiel que, n'ayant pu se mettre d'accord sur la proposition « de soumettre l'ensemble du problème militaire à une commission mixte », ils avaient décidé de remettre au Roi leur démission collective, Il est intéressant de préciser que, selon M. Vandervelde, M. Jaspar avait voulu que, seuls, les socialistes se retirassent. mais que les socialistes avaient imposé la démission collective. M, Jaspar pensait donc rester en place en complétant son gouvernement. Les socialistes, de leur côté. voulaient provoquer une crise générale. Leur désir peut s'expliquer par des raisons de prestige, mais il semble naturel d'y voir aussi un calcul : une crise générale allait compliquer la situation et, peut-être, provoquer de nouvelles élections qu'ils espéraient favorables grâce à la question militaire.
M. Vandervelde a caractérisé la crise du 21 novembre comme un « divorce par consentement mutuel » ; rien ne contredit cette appréciation. La décision du P.O.B. du 15 novembre montre que le parti voulait la chute du cabinet. I.es catholiques conservateurs souhaitaient depuis longtemps se dégager de leur collaboration avec les socialistes, et les démocrates, du moins, ne s'y opposaient pas. A partir du moment où le P.O.B. se prononça sans ambages pour les six mois, les libéraux se rapprochèrent des catholiques.
Ainsi se termina la seconde expérience d’union nationale en Belgique depuis la guerre. Le gouvernement Jaspar fit œuvre capitale en surmontant la crise financière. Mais la stabilisation acquise, les questions politiques, délibérément écartées. reprirent leurs droits au cours de l'année 1927. Le P.O.B. voulait des réformes militaires et sociales. les catholiques flamands présentaient de nouvelles revendications linguistiques, les (page 179) conservateurs catholiques et libéraux espéraient pouvoir diminuer les impôts, etc. Il n'y avait pas d'union nationale au sujet de ces questions, et il était donc naturel que le gouvernement d'union nationale démissionnât.