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Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940
HOJER Carl-Henrik - 1946

HÖJER Carl-Henrik, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940

(Edition originale parue en 1946. Réédition parue en 1969 à Bruxelles, aux éditions du CRISP)

Les gouvernements de 1918 à 1940

Chapitre VIII. La coalition catholico-libérale (1927-1935) (deuxième partie : 1932-1935)

Le gouvernement de Broqueville, les élections du 27 novembre 1932 et les remaniements du gouvernement de Broqueville

(page 207) Il était évident que la démission de M. Renkin serait suivie de la dissolution, et que la tâche du nouveau gouvernement serait de procéder aux élections. Plusieurs combinaisons ministérielles possibles se présentaient : cabinet Renkin sans M. Renkin, c’est-à-dire nouvelle bipartite catholico-libérale, un gouvernement extra-parlementaire, et enfin une tripartite. Toutefois, une déclaration de M. Vandervelde élimina celle-ci dès le 19 octobre. Le gouvernement extra-parlementaire ne trouva pas de défenseurs. Il semble bien que catholiques et libéraux aient été d'avis de former une nouvelle bipartite.

(page 208) Les 19 et 20 octobre, le Roi fit des consultations assez larges, s’adressant aussi au chef de l'opposition, M. Vandervelde. Le 20 octobre, il chargea M. de Broqueville de former le nouveau ministère, choix inattendu. car M. de Broqueville, âgé de 72 ans, semblait avoir terminé sa carrière politique. L'initiative du Roi s'explique probablement par l'estime en laquelle il tenait M. de Broqueville, par l’incomparable expérience politique de celui-ci et - peut-être - aussi par sa personnalité qui rendait particulièrement apte à présider un gouvernement de coalition dans des circonstances assez délicates.

Le formateur entra immédiatement en pourparlers avec des leaders catholiques et libéraux. Puisque la tâche essentielle du nouveau cabinet était tracée d'avance, les négociations portèrent surtout sur la question du choix des personnes, M. de Broqueville lui donna une solution rapide et élégante. Dès le 22 octobre, il présenta sa liste : M. de Broqueville, Premier ministre, à l'agriculture et aux classes moyennes (ministère créé à cette occasion), M. Hymans aux affaires étrangères. M. Janson à la justice, M. Theunis à la défense nationale, M. Poullet à l'intérieur et l’hygiène, M. Jaspar aux finances, M. Lippens aux sciences et arts. M. Sap aux travaux publics, M. Heyman à l'Industrie, au travail et à la prévoyance M, Forthomme aux transports, M. Tschoffen aux colonies et M. Bovesse aux P.T.T. M. Francqui devint membre du Comité du Trésor, sans faire partie du ministère.

Il y avait donc, comme avant, 7 catholiques et 5 libéraux. Parmi les catholiques. 3 étaient conservateurs (MM. de Broqueville, Theunis et Jaspar) et 3 démocrates (MM. Heyman, Poullet et Tschoffen), tandis que M. Sap représentait les agriculteurs conservateurs ; il y avait 3 flamingants (MM. Sap. Heyman et Poullet), 1 Wallon pro-flamand (M. Tschoffen), tandis que 3 (MM. de Broqueville, Theunis et Jaspar) occupaient une position intermédiaire, bien que, formellement, l’un fût Flamand, l'autre Bruxellois et le troisième Wallon. Ajoutons que l'influence flamande s'accrût du fait que M. de Broqueville avait (page 209) mis aux sciences et arts un libéral, naturellement, mais un libéral flamand ; toutefois, il garda M. Bovesse, wallingant ; les autres ministres libéraux représentaient l'opinion traditionnelle de leur parti.

Le savant dosage des influences ne fut égalé que par la qualité des personnalités choisies. Jamais la Belgique n'avait vu pareil gouvernement : quatre anciens Premiers ministres, six ministres d'Etat, tous anciens ministres ! A l'exception de MM. Forthomme et Bovesse, les membres du cabinet occupaient depuis longtemps une place de premier plan dans la vie politique ; par là, le ministère se distinguait de son prédécesseur, dont M. de Broqueville n'avait gardé que MM. Hymans, Bovesse, Forthomme, Heyman, Sap et Tschoffen. Il ne manquait que MM, van Cauwelaert et Devèze ; et, en effet, M. de Broqueville avait offert un portefeuille à ce dernier, mais en vain. Il n'était guère possible de former une équipe plus brillante. ni qui possédât plus d'attaches dans le monde bourgeois. Mais, évidemment pour se concilier l'opinion démocrate avancée, le Premier ministre avait gardé M. Heyman quoique celui-ci fût en butte aux attaques des conservateurs.

Le cabinet considérait que sa tâche consistait essentiellement à dissoudre les Chambres et à procéder aux élections : il ne se présenta pas devant le Parlement dont il proclama immédiatement la dissolution, Il s'expliqua sur cette décision dans un Rapport au Roi. selon lequel il fallait permettre au pays de se prononcer le plus tôt possible sur la politique économique et financière à suivre. Ce rapport constituait, en un certain sens, une déclaration gouvernementale : le gouvernement y indiqua brièvement la politique qu'il entendait suivre jusqu'aux élections, et fit savoir qu'il allait préparer un plan de redressement économique ; ceci sous-entendait naturellement qu'il avait rejeté le plan de M, Renkin.

La campagne électorale avait commencé dès la chute du cabinet Renkin. Le P.O.B. n'avait même pas attendu la constitution du nouveau ministère pour publier sa plate-forme électorale qui était assez radicale. surtout au point de vue fiscal et économique.

(page 210) Il eût été naturel de faire porter la lutte électorale sur les problèmes économiques et financiers. Mais il n 'en fut pas ainsi. A leurs derniers congres - le P.O.B. en novembre 1931, les libéraux en juin 1932 - les deux partis de gauche s'étaient prononcés contre l'accord de subsides aux écoles libres. Les catholiques, qui envisageaient les élections avec fort peu d'enthousiasme. ne furent que trop contents de s'emparer de cette arme. L'épiscopat intervint par une lettre pastorale du 30 octobre qui alerta l'opinion catholique contre la menace anticléricale, exhorta les fidèles à défendre les écoles libres et les idéaux chrétiens, et enfin recommanda des listes catholiques uniques dans les circonscriptions. Ainsi, l'enjeu des élections devint en grande partie la question religieuse (« Sauvons l'âme de nos enfants »).

La lutte fut menée, par les catholiques surtout, avec une véritable frénésie ; quelques décès dans les rangs socialistes, par exemple, furent interprétés comme une intervention significative de la Providence. L'anticléricalisme des libéraux permettait aussi aux catholiques de peindre devant l'opinion le danger d'un cartel de gauche à la 1912, et de se présenter comme le seul véritable parti d'ordre. Cette propagande dut une partie de son incontestable succès au fait que les libéraux ne précisèrent pas leur position à l'égard du problème gouvernemental qui se poserait après les élections, en déclarant qu'ils voulaient avoir les mains libres.

Les élections du 27 novembre aboutirent à un succès catholique relatif et à une défaite libérale. Les premiers conquirent 3 nouveaux mandats et rentrèrent donc à la Chambre au nombre de 79, tandis que les seconds passaient de 28 à 24. Le P.O.B. emporta 73 sièges, en gagnant ainsi 3. Les nationalistes flamands passèrent de 11 à 8 mandats. Les communistes en conquirent 3. Au Sénat - les élections eurent lieu deux semaines plus tard - les catholiques rentrèrent au nombre de 74, les libéraux à celui de 21 : le P. O. B. eut 63 mandats, et les nationalistes flamands 1.

Ces élections rappellent celles de 1912 : les libéraux s'étaient (page 211) laissé entrainer dans une lutte idéologique que les catholiques - sous la direction de M. de Broqueville, ce « virtuose dans l'art de manier la pâte électorale » (VANDERVELDE, op. cit., p. 97) surent faire tourner à leur avantage.

Réellement, l'issue des élections ne changea pas grand-chose : la constellation politique restait la même et nécessitait donc de nouveau une coalition. En faveur d'une bipartite catholico-libérale parlait le fait qu'elle aurait la majorité ; mais on pouvait lui objecter que la lutte entre ces deux partis avait été particulièrement âpre. Dans la situation économique du moment, un gouvernement d'union nationale pouvait avoir sa raison d'être. Rien n'indiquait l'opportunité d'une coalition de gauche.

Sans tarder, les catholiques conservateurs se prononcèrent pour une nouvelle coalition catholico-libérale, ce que certains d'entre eux, M. de Broqueville par exemple., avaient fait dès la campagne électorale. Mais les libéraux étaient très divisés. Les uns voulaient de nouveau s'entendre avec les catholiques ; d'autres qui se rappelaient avec amertume surtout en province la campagne électorale catholique, exprimèrent leurs sympathies pour une tripartite, projet qui ne souriait guère aux catholiques ; d'autres encore, pour la même raison, voulaient s'abstenir. A la suite d'un débat animé, le Conseil national du parti se rallia, le 11 décembre, par 227 voix contre 139, à la proposition de M. Devèze, à savoir qu'il faudrait commencer par essayer de constituer une tripartite ; en cas de refus de la part du P.O.B., les gauches parlementaires auraient pleins pouvoirs pour négocier une coalition avec les seuls catholiques.

Le gouvernement n'avait pas démissionné à l'occasion des élections. Il ne le fit que le 13 décembre. Le lendemain, le Roi - qui avait déjà fait quelques consultations - s'adressa de nouveau à M. de Broqueville, ce qui était tout indiqué après le succès électoral de celui-ci. Cela semblait en effet si naturel que lui et M. Devèze avaient eu des conversations avant même (page 212) la réunion du Conseil national libéral. M. Devèze avait proposé d'examiner les possibilités de former une tripartite. Avec l'autorisation, mais sans l'encouragement de M. de Broqueville, il écrivit à M. Vandervelde une lettre ouverte pour lui demander si le P.O.B. voulait participer à un gouvernement d'union nationale sur une base qu'il indiquait. Egalement dans une lettre ouverte. M. Vandervelde l'éconduisit, lui faisant remarquer qu'il aurait fallu s'adresser au P.O.B. tout entier, et que, d'ailleurs, c'était au formateur de faire une telle démarche, reponse que le Conseil général approuva.

Les formes dans lesquelles M, Devèze fit sa proposition donnent à penser qu'elle n'était pas très sérieuse. Il est probable que M. Devèze avait fait ce geste sans y croire, mais pour satisfaire la fraction la plus anticatholique de son parti, et pouvoir ensuite entrer en pourparlers avec les seuls catholiques.

Puis les négociations entre catholiques et libéraux, menées par MM. de Broqueville et Devèze, s'engagèrent officiellement. Les questions de programme ne soulevèrent guère de difficultés graves, mais les questions de personnes se montrèrent épineuses. M. Theunis voulait se retirer. Il semble que les catholiques conservateurs se soient opposés au maintien de M. Heyman. Plusieurs personnalités, dont MM. Devèze et van Cauwelaert, refusèrent les portefeuilles que le formateur leur offrait. M. Lippens tenait à s'en aller. M. Bovesse revendiqua publiquement la défense nationale ; il avait contre lui la plupart des catholiques, en particulier les Flamands, qui désapprouvaient ses vues militaires. Le 17 décembre, - c’est-à-dire quand la question de programme état déjà réglée - la situation semblait très critique, surtout, semble-t-il, à cause de M. Bovesse que les libéraux appuyaient. Alors, le Roi intervint : il appela chez lui MM. Hymans, Devèze, Janson, Lippens et Forthomme, sans les avoir prévenus qu'il les recevrait ensemble. Il y a tout lieu de croire qu'il usa énergiquement de son influence pour les décider à entrer au gouvernement. Le soir même, M. de Broqueville était en mesure de faire connaître la composition de son ministère. M. Bovesse avait été écarté de la défense nationale que M. Devèze avait acceptée, le Premier ministre ayant fait savoir publiquement que cette nomination était une condition sine qua non de la constitution du gouvernement.

La liste des ministres comprenait : M. de Broqueville Premier ministre, M. Hymans aux affaires étrangères, M. Janson à la justice, M. Carton de Wiart à la prévoyance sociale et à l'hygiène, M. Poullet à l'Intérieur et aux P.T.T., M. Jaspar aux finances, M. Lippens à l'instruction publique, M. Sap à l'agriculture, aux travaux publics et aux classes moyennes, M. van Isacker à l’industrie et au travail, M. Forthomme aux transports, M, Devèze à la défense nationale et M. Tschoffen aux colonies. Ce cabinet ressemblait donc beaucoup au gouvernement d'avant les élections : il n'y avait que 3 nouveaux ministres (MM. Carton de Wiart, van Isacker et Dewèze) : 3 avaient disparu (MM, Theunis, Heyman et Bovesse). Il y avait toujours 7 catholiques et 5 libéraux, et, parmi les catholiques, 3 conservateurs (MM. de Broqueville, Carton de Wiart et Jaspar), M. Sap, et 3 démocrates (MM. Poullet, van Isacker et Tschoffen). Le dosage linguistique des catholiques restait le même. Mais le départ de M. Bovesse affaiblissait la représentation wallonne, Les libéraux (page 214) avaient échangé les P.T.T. contre la défense nationale qu'ils avaient longtemps désirée. De plus, ils pouvaient se réjouir d'avoir fait transformer les « Sciences et Arts » en « Instruction publique » et d'y avoir ajouté l'enseignement technique, réformes qui leur tenaient au cœur. Les catholiques, eux, gardaient l'intérieur, particulièrement intéressant après les élections communales. Il y a lieu de retenir que la prévoyance sociale avait été séparée de l'industrie et du travail et confiée à M. Carton de Wiart, ce qui diminuait l'influence catholique démocrate, tandis que l'attribution de l'agriculture à M. Sap était un gain pour les Flamands.

Bref, le remaniement comportait une légère avance conservatrice (rappelons la disparition de M. Heyman) et flamande.

Le 22 décembre, le ministère fit sa déclaration au Parlement. Le point le plus important en était que le gouvernement allait demander des pouvoirs spéciaux (c’est-à-dire des pleins pouvoirs) pour faire face à la crise économique, Il prévoyait une augmentation des impôts et des économies sévères. La législation sociale serait maintenue telle quelle. Les projets linguistiques devenus caducs par la dissolution seraient repris.

Le débat à la Chambre fut assez terne, puisque l'on attendait le projet sur les pouvoirs spéciaux. Le P.O.B. promit de faire une opposition énergique et de voter contre eux. M. Renkin assura le gouvernement de l'appui du groupe catholique, mais exprima des réserves au sujet des pouvoirs spéciaux. Les libéraux conservateurs annoncèrent qu'ils soutiendraient Ie gouvernement. mais une fraction radicale (les « jeunes Turcs » qui avaient pour porte-parole M. Jenissen) s'avéra plutôt critique. Le 23 décembre. la Chambre se déclara « confiante dans le gouvernement » par 100 voix catholiques et libérales contre 80, dont 2 libérales. Par assis et levés. le Sénat fit « confiance au gouvernement » le 29.

Le 23 décembre, le cabinet déposa son projet relatif aux (page 215) pouvoirs spéciaux qui l'habilitait entre autres augmenter les impôts. Ill justifiait partie son projet par le déficit de 2 milliards de francs avec lequel il calculait pour l'année 1933. Après l'avoir amendé dans un sens restrictif, catholiques et libéraux votèrent le projet le 27 décembre, c’est-à-dire avant que le Sénat n'eût exprimé sa confiance au gouvernement. Le Sénat fit de même deux jours plus tard. Les socialistes ne prirent pas part au vote, alléguant l’inconstitutionnalité des pouvoirs spéciaux.


Au milieu de février 1933, une crise ministérielle tout fait inattendue s'ouvrit. Le ministre de l’intérieur, M. Poullet, avait validé une élection communale contestée à Hastières. Le 14 février, le socialiste Hénon interpella et proposa un ordre du jour de blâme. Après avoir rejeté l’ordre du jour pur et simple par catholiques. la Chambre vota l'ordre du jour de M. Hénon par 82 voix contre 72 (et 5 abstentions), 13 libéraux ayant passé à l’opposition. Bien que le gouvernement n’eût pas posé la question de confiance, M. de Broqueville se leva pour déclarer : « Messieurs. bien que l'objet de ce vote soit absolument minuscule, le vote lui-même semble grave. Dans ces conditions, le gouvernement aura l'honneur de remettre sa démission au Roi. » Il le fit le jour même (le 15).

Le dénouement de la crise fut, si possible, plus surprenant encore que la démission. Dans une lettre datée du 15 février, le Roi fit savoir que le gouvernement n’avait pas eu de raisons suffisantes pour se retirer, et que, par conséquent, il n'acceptait pas sa démission. Après un jour de réflexion, les (page 216) ministres se soumirent à la volonté du Roi. La lettre royale fut rendue publique. Le ministère fit savoir à la Chambre qu'il allait rester à son poste en poursuivant la politique qu'il avait définie en décembre. Après un débat au cours duquel M. Max critiqua sévèrement le gouvernement de n'avoir pas posé la question de confiance le 15, la Chambre renouvela sa « confiance » au gouvernement par 95 voix contre 76 (et 1 abstention) ; tous les libéraux sauf un l'avaient appuyé.

L'objet du vote du 15 février était en effet si minuscule que la décision de M. de Broqueville étonna tout le monde. Le gouvernement n'a jamais expliqué clairement les raisons de son geste. Pour le comprendre, on doit considérer deux facteurs. D'une part, il faut se rappeler que la fraction libérale radicale était mécontente du gouvernement qu'elle considérait comme trop clérical, et dont elle n'approuvait pas la politique financière et économique. Il n'est guère probable qu'elle ait voulu renverser le cabinet, mais elle entendait exprimer nettement son mécontentement. D'autre part, M. de Broqueville, qui sentait sa majorité peu sûre, voulait probablement lui donner une leçon de discipline : en démissionnant, il lui rappelait qu'elle devait, soit appuyer le cabinet, soit Ie renverser, mais qu'elle ne pouvait pas le combattre tout en restant majorité gouvernementale. Il n'est pas très sûr que M. de Broqueville ait véritablement voulu s'en aller ; il est possible que, se rappelant l'attitude du Roi en novembre 1930, il ait escompté son refus.

Le geste du Roi semble bien fondé : au point de vue des principes parlementaires, il était absurde de démissionner à la suite d'un vote auquel le cabinet avait attaché si peu d'importance qu'il n'avait pas même suggéré, encore moins posé, la question de confiance. Toute la crise dénote une grande irritation au sein de la majorité, et, nous semble-t-il, une certaine susceptibilité chez (page 217) les ministres. Au point de vue politique, la crise de Hastières fut un intermezzo sans lendemain, mais elle garde un intérêt considérable par la lumière qu'elle jette sur l'importance du rôle du pouvoir royal.

Au cours du printemps, la crise économique s'aggrava encore. La politique déflationniste, encore renforcée en mai après que le cabinet eût sollicité et obtenu de nouveaux pouvoirs spéciaux pour 3 mois, mit la cohésion de la majorité gouvernementale à une rude épreuve, puisque les catholiques démocrates et certains libéraux combattaient cette politique. En louvoyant, M. de Broqueville arriva néanmoins à éviter la rupture de la majorité.


Vers la fin de l'année, une crise s'ouvrit qui menaça de devenir très grave. Les catholiques flamands avaient demandé la réintégration, par voie administrative, de certains fonctionnaires révoqués en 1919 pour activisme. Leurs ministres appuyèrent cette revendication au sein du gouvernement. Après Noël, le bruit courut qu'ils allaient avoir gain de cause, ce qui causa un vif émoi parmi les libéraux et surtout parmi les anciens combattants. Ceux-ci organisèrent des manifestations qui culminèrent le 31 décembre, à Bruxelles, lorsqu'ils firent part au Roi de leur indignation. L'opinion du pays tout entier prit parti pour, ou contre, la mesure envisagée. Cette division se refléta naturellement au sein du gouvernement. Au début de 1934, on semblait être dans une véritable impasse ; une crise gouvernementale et le gâchis général paraissaient inévitables.

Dans cette situation tendue, le Roi intervint. Dans une lettre au Premier ministre, le 3 janvier, il rappela que, même si le conseil des ministres s'était occupé de la question, celle-ci n'était pas tranchée, puisque le conseil n'avait « la faculté de prendre des délibérations juridiquement valables que dans des cas tout à (page 218) fait exceptionnels (article 79 de la Constitution et article 14 de la loi organique de la Cour des Comptes.) » N'ayant pas encore été soumise au Roi, la question restait « entière. » Pour sortir de la difficulté, le Roi proposa à son gouvernement de faire examiner les dossiers des fonctionnaires par un collège de magistrats indépendants de l'administration.

Après un conseil très long, le 4 janvier, un communiqué officiel fit savoir que le gouvernement s'était « unanimement rallié aux suggestions du Roi », sur quoi la lettre royale fut publiée. Elle eut sur le public le même effet que sur les ministres. Tout le monde s'inclina. Le problème de la réintégration fut peu après soumis au collège proposé par le Souverain et cessa de troubler l'atmosphère politique.

Un remaniement du ministère, quelques jours plus tard, refléta sans doute cette crise dans une certaine mesure, Le 10 janvier, MM. Poullet et Carton de Wiart quittèrent le gouvernement, et MM. van Cauwelaert et Pierlot y entrèrent. La démission de M. Poullet ne fut pas une suite directe de la crise, car sa santé était vacillante et sa retraite attendue depuis quelque temps. M. van Cauwelaert, qui l'avait remplacé comme chef du groupe catholique flamand, lui succédait comme ministre, ce qui était naturel. Mais il ne semble pas impossible que M. de Broqueville ait aussi voulu le faire ministre parce qu'il avait été un des Flamands les plus intransigeants dans la question de la réintégration. D'autre part, sa nomination exigeait qu'on donnât certaines compensations aux Wallons. Selon ce qu'il dit aux journalistes, M. Carton de Wiart, à qui le Premier ministre avait fait part de ce souci, avait offert sa démission pour rendre possible « la nomination d'un ministre catholique et wallon cent pour cent. » Peut-être la critique que les catholiques adressaient à M. Carton de Wiart lui avait-elle facilité ce geste, Comme Wallon, M. de Broqueville choisit le sénateur Pierlot qui n'était toutefois pas wallingant ; du même coup, ce choix (page 219) permit au Premier ministre de renforcer la représentation du Sénat au gouvernement.

En même temps, M _ de Broqueville redistribua certains portefeuilles. II rattacha l'hygiène à l'Intérieur qu'il confia à M. Pierlot. La prévoyance sociale fut rendue à M. van Isacker, tandis que l'Industrie allait à M. van Cauwelaert qui fut chargé aussi des classes moyennes et du commerce intérieur (détachés de l'agriculture, respectivement des affaires étrangères) ainsi que des P.T.T.

Ce remaniement émut vivement les parlementaires libéraux que le Premier ministre n'avait pas consultés. Surtout aux yeux des libéraux wallons, la nomination de M. van Cauwelaert semblait présager une politique plus pro-flamande. Comme MM. Bovessc et Jenissen le firent entendre à la réunion du Comité permanent le 21 janvier, il aurait fallu contrebalancer l'influence de M. van Cauwelaert par celle d'un Wallon vraiment wallon.

M. de Broqueville profita d'une interpellation socialiste au sujet du remaniement pour promettre de satisfaire les aspirations wallonnes dès que l'occasion s'en présenterait. En termes transparents, il fit entendre que M. Bovesse serait de nouveau ministre. Celui-ci exprima la satisfaction que lui inspirait l'intention de M. de Broqueville d'unir au sein du gouvernement « toutes les grandes tendances de la majorité. » La Chambre vota l'ordre du jour pur et simple par 90 voix contre 68 (et 7 abstentions).

(page 220) L'irritation que la crise de janvier 1934 avait causée n'allait pas diminuer au cours du printemps. Tout au contraire, d'autres facteurs allaient s'y joindre et affaiblir le gouvernement. Dans un discours au Sénat le 6 mars, le Premier ministre exposa, en termes presque brutaux, la situation internationale et mit l'opinion en face de cette alternative : guerre préventive contre l'Allemagne, ou convention limitant ses armements ; il rejeta la première solution. Il est vrai que, deux jours plus tard, le ministre des affaires étrangères commenta ce discours de telle sorte que bien des gens y virent un assouplissement des thèses du Premier ministre. Mais il n'en resta pas moins un certain malaise dans l'opinion qui refusait de croire sérieusement aux perspectives sombres que M. de Broqueville avait fait entrevoir. Il semble bien que cette affaire ait diminué le prestige du gouvernement, surtout auprès des libéraux.

Quand le Parlement se réunit après les vacances de Pâques, de nouveaux sujets de trouble surgirent. L'un était d'origine parlementaire. La Chambre reprit le débat sur le projet relatif à l'emploi des langues en matière judiciaire, contre lequel un certain nombre de libéraux se dressèrent ; il semble bien que leur mécontentement se soit adressé au ministre de la justice. Mais plus importante était la crise économique qui empirait de jour en jour. Le cabinet avait élaboré de nouveaux projets pour la combattre, qu'il porta à la connaissance du public le 16 mai par un discours radiodiffusé de M. Jaspar. Il annonça une politique de déflation encore plus sévère. Ce discours émut et inquiéta le monde ouvrier, tant socialiste que catholique : la bourse elle-même réagit. Enfin, les libéraux wallons s’impatientaient de ce que le remaniement annoncé en janvier se fît attendre.

(page 221) Le 6 juin, M. Jaspar fit un nouveau discours déflationniste que la Chambre accueillit avec froideur. Il fut suivi d'un vote sur une révision de la loi sur les allocations familiales, que la Chambre rejeta par 83 voix contre 79 ; parmi les opposants on remarqua 12 libéraux et, en premier lieu M. Max, chef du groupe, Puis on vota sur une révision de la loi sur les étrangers : nouvelle défaite du gouvernement, cette fois par 80 voix contre 74 ; 6 libéraux, mais non M. Max, avaient voté contre. A la suite de ces votes, le cabinet décida de démissionner. M. Max tâcha de l'en dissuader, mais en vain. Le soir même, les ministres annoncèrent qu'ils allaient se retirer, et, le lendemain, le Premier ministre remit au Roi leur démission collective.

Cette démission surprit, car le gouvernement n'avait pas annoncé qu'il considérait ces votes comme particulièrement importants et n'avait pas posé la question de confiance ; quelques ministres n'avaient même pas pris part aux votes. M. de Broqueville déclara plus tard qu'il s'était retiré parce que le gouvernement avait subi non une défaite, mais deux, ce qu'il trouvait grave ; de plus, le ministre de la justice, qui s'était senti personnellement visé par le second vote, avait voulu démissionner, et, vu sa valeur, ses collègues s'étaient solidarisés avec lui.

Mais il semble bien que les votes du 6 juin aient été en grande partie un prétexte que M. de Broqueville saisit pour procéder au remaniement de son équipe. Il voulait tenir sa promesse à M. Bovesse. De plus, MM. Janson et Lippens voulaient s'en aller depuis quelque temps pour des raisons personnelles. Enfin, M, Jaspar voulait échanger son portefeuille contre celui de M. Hymans. Quant aux libéraux qui avaient voté contre le gouvernement, ils avaient probablement plusieurs motifs : ils (page 222) voulaient avancer le remaniement, ils désapprouvaient la politique extérieure de M. de Broqueville et, naturellement, aussi les projets de loi en question. Il est symptomatique que les journaux catholiques et libéraux aient été d'accord pour recommander, au lendemain de la chute du gouvernement, une nouvelle coalition catholico-libérale.

Après de rapides consultations, le Roi Léopold - qui avait succédé à son père, décédé le 17 février - chargea de nouveau M. de Broqueville de former le nouveau gouvernement, le 8 juin. Celui-ci négocia surtout les questions de personnes et la distribution des portefeuilles. L'on ne s'occupa sérieusement du programme qu'après la nomination des nouveaux ministres, ce qui prouve aussi le caractère personnel de la crise. Le 12, le formateur fit connaître sa liste : M. de Broqueville Premier ministre, M. Devèze à la défense nationale, M. Jaspar aux affaires étrangères, M. Bovesse à la justice, M. Pierlot à l' intérieur, M. Maistriau à l'instruction publique, M. Sap aux finances, M. van Cauwelaert à l'agriculture et aux affaires économiques, M. Forthomme aux travaux publics, M. van Isacker au travail et à la prévoyance sociale, M. Dierckx aux transports et aux P.T.T. et M. Tschoffen aux colonies ; de plus, MM, Ingenbleek et van Zeeland étaient ministres sans portefeuille.

Le cabinet présentait quelques nouveautés techniques. Les ministères de l'industrie, des classes moyennes et du commerce s'étaient transformés en des Affaires économiques. Celui des travaux publics avait de nouveau son titulaire. Mais plus intéressante était la présence de ministres sans portefeuille : leur tâche était de seconder le ministre des finances en qualité d'expert, M. Ingenbleel pour les problèmes fiscaux, M. van Zeeland pour les questions de Trésorerie.

Sur 14 ministres, 7 étaient catholiques (MM. de Broqueville, Jaspar, Pierlot, Sap, van Cauwelaert, van Isaeker et Tschoffen) et 6 libéraux (MM. Devèze, Bovesse, Maistriau, Forthomme, Dierckx et Ingenbleek) le technicien van Zeeland était (page 223) catholique pratiquant, mais non inscrit au parti ; pour toutes fins utiles, il y avait donc 8 catholiques et 6 libéraux, la même proportion que dans le cabinet d'avant le 6. Quant à la distribution des portefeuilles, les catholiques avaient gagné au remaniement en emportant les affaires étrangères. Ils gardaient tous leurs ministres d'avant la crise, quoique deux d'entre eux eussent changé de ministère.

Les substitutions de personnalités libérales étaient remarquables : trois anciens, MM. Hymans, Janson et Lippens, avaient fait place à MM. Bovesse, Maistriau et Dierckx ; de plus, M. Ingenbleek était devenu ministre. C'était une nouvelle génération qui faisait son entrée. S'il est vrai que MM. Janson et Lippens avaient voulu se retirer, M. Hymans avait probablement désiré rester aux affaires étrangères. La presse prétendit, sans provoquer de démenti, que M. de Broqueville lui avait offert, comme compensation, le portefeuille de la justice, mais qu'il l'avait refusé. Quant aux nouveaux ministres, la nomination de M. Bovesse était attendue depuis janvier ; M, Maistriau, Wallon, représentait l'aile nettement anticléricale du parti (un groupe de catholiques avait tenté de jeter l'exclusive contre lui, mais en vain). M. Dierckx était un des sénateurs libéraux en vue. Par la nomination de MM. Bovesse et Maistriau, le Premier ministre avait réparé son erreur de janvier au point de vue du dosage linguistique.

Remarquons le grand nombre de sénateurs : MM. Tschoffen, de Pierlot, Forthomme, Ingenbleek et Dierckx. Le sens général du remaniement était donc de renforcer la représentation des Wallons, celle du Sénat et celle des techniciens.

(page 224) Le gouvernement consacra une semaine à l'élaboration de son programme qu'il présenta le 19 juin. Dans ses grandes lignes, il entendait poursuivre sa politique d'avant le remaniement, tout en accentuant encore plus la politique d'économies. Il allait demander de nouveaux pouvoirs spéciaux à cet effet. Au cours du débat, le discours le plus remarqué fut celui de M. Max qui critiqua âprement, et que le gouvernement ait démissionné sans avoir posé la question de confiance, et la disparition de MM. Janson, Lippens et en particulier celle de M. Hymans. Deux libéraux, MM. Jenissen et Joris, attaquèrent énergiquement le cabinet.

Les catholiques s'avérèrent eux aussi peu enthousiastes. M. Carton de Wiart fit au nom des conservateurs des réserves d'ordre général, tandis que M. Marck, au nom des démocrates, en fit au sujet de la politique de déflation, qui ressemblaient à un ultimatum. Seul, M. Poullet défendit avec conviction le gouvernement.

Par 93 voix contre 81 (et 4 abstentions), la Chambre, approuvant les déclarations du gouvernement passa à l'ordre du jour ; s'étaient abstenus des catholiques qui désapprouvaient la nomination de M. Maistriau. Le débat au Sénat ressembla à celui de la Chambre, et par 83 voix contre 56 (et abstentions) le Sénat, prenant acte de la déclaration gouvernementale passa à l'ordre du jour. Aucune des Chambres ne s'était servie du mot de « confiance » ; l'accueil fut donc froid.

Au début de juillet, le gouvernement déposa son projet de loi sur les pouvoirs spéciaux, qui envisageait sept mois. Ce n'est qu'avec beaucoup d'hésitations et moyennant quelques amendements restrictifs que catholiques démocrates et libéraux (page 225) les lui accordèrent. Puis les Chambres se séparèrent pour ne se réunir qu'en novembre.

A la rentrée, le 13 novembre, M. de Broqueville déclara à la Chambre qu'en raison surtout des dissensions entre les ministres sur la politique économique et financière à suivre, le gouvernement allait démissionner, ce qu'il fit le jour même.

Sans aucun doute, la raison alléguée par M. de Broqueville était importante. Dès le mois d'août, de graves dissensions s'étaient fait jour entre, d'une part M. Sap, de l'autre M. van Zeeland et ceux de ses collègues que les économies proposées par M. Sap frappaient, particulièrement M. Devèze : désaccords dont la presse eut vent dès septembre. Mais que le gouvernement, divisé, ne sût pas utiliser les pouvoirs spéciaux de façon efficace y était sans doute pour beaucoup. Le public ne pouvait discerner aucun plan d'ensemble énergiquement réalisé, et, dès la fin d'octobre, le bruit courut que le cabinet allait démissionner avant l'ouverture de la session. La politique de déflation inquiétait de plus en plus le monde ouvrier tout entier, comme le montra, entre autres, une résolution de la L.N.T.C. du 9 novembre. Le même jour, MM. van Zeeland et Ingenbleek avaient offert leur démission, probablement à cause de leur opposition au ministre des finances.

En même temps, une nouvelle crise surgit. Le puissant Boerenbond catholique se trouvait aux prises avec les mêmes difficultés que la B.B.T. socialiste au printemps : il ne pouvait plus faire à ses engagements. Certains ministres catholiques voulaient que l'Etat intervînt pour le secourir ; sans doute croyaient-ils pouvoir compter en cette occasion sur l'appui du P.O.B. Les ministres libéraux (page 226) s'y opposèrent le 11 novembre. Du côté libéral, on a fait valoir que c'est cette attitude qui déclencha la crise ministérielle.

Il est malaisé de discerner avec certitude parmi tant de facteurs celui qui fut décisif. Jusqu'à nouvel ordre, il nous semble suffisant de constater une série d'oppositions tant politiques que personnelles au sein du cabinet, et une diminution progressive de son autorité, pour expliquer la démission du gouvernement de Broqueville. L'expression qu'il n'avait pas été renversé mais qu'il s'était « effondré » semble couvrir les faits. Seuls des facteurs extra-parlementaires avaient provoqué sa chute ; le dernier contact entre le ministère et le parlement avait été le vote des pouvoirs spéciaux en juillet.

Le gouvernement Theunis II

La crise de novembre 1934 était particulièrement grave du fait qu'elle venait de divergences de vue sur la question capitale du moment : la politique économique et financière à suivre. Il fallait donc trouver, soit un gouvernement assez fort pour imposer ou même accuser la politique de déflation. soit un gouvernement préconisant une autre politique. Mais à cette époque, il n'y avait comme alternative à la déflation que le Plan du Travail du P.O.B., que le monde bourgeois et aussi les catholiques démocrates rejetaient. Seule la politique de déflation ralliait une (page 227) majorité hésitante, à la Chambre.

Plusieurs gouvernements possibles s'offraient théoriquement : une nouvelle coalition catholico-libérale, une tripartite à la 1926 et encore un « gouvernement fort » , c’est-à-dire extra-parlementaire. Toutefois, la tripartite était peu probable puisque le P.O.B., entre autres par un discours de M. Vandervelde le 8 novembre, avait posé l'adoption du Plan du Travail comme condition de sa participation à un gouvernement quelconque, et que la Fédération des cercles venait de se prononcer contre toute collaboration avec le P. O.B. Le gouvernement fort ne manqua pas de sympathisants dans certains milieux bourgeois. Une nouvelle bipartite catholico-libérale correspondait à la constellation parlementaire.

Les consultations du Roi, commencées dès le 13 novembre, comprenaient aussi le P.O.B. De toute évidence, la majorité du Parlement était favorable à la déflation, puisque c'est son principal défenseur, M. Jaspar, que le Roi chargea de former le nouveau ministère, le 14. Celui-ci ouvrit immédiatement des négociations avec des personnalités catholiques et libérales ; il semble qu'il n'ait pas pensé à une tripartite. Dès le 15, une liste des ministres, officieuse, circulait : M. Jaspar Premier ministre et aux affaires étrangères, M. Francqui au trésor, M. Gutt aux finances, M. Devèze à la défense nationale, M. van Cauwelaert aux travaux publics, M. Bovesse à la justice, M. Godding à l'instruction publique, M. van Isacker au travail et à la prévoyance sociale, M. Pierlot à l'intérieur, M. Rubbens aux transports, M. Joassart aux affaires économiques et M. Charles ou M. Rutten aux colonies. Le ministère se serait donc composé de 8 parlementaires, dont les catholiques MM. Jaspar, van Cauwelaert, van Isacker, Pierlot et Rubbens et les libéraux MM. Devèze, Bovesse et Godding, et de 4 extra-parlementaires : MM. Francqtli, Gutt, Joassart, tous financiers, et M. Rutten ou M. Charles, fonctionnaires. C'était donc un pas vers le gouvernement fort.

(page 228) Le 16 au matin, M. Jaspar fit savoir qu'il avait renoncé à sa mission. Ses raisons ne sont pas tout à fait claires. Une chose est certaine, c'est que les journaux de toute couleur s'étaient élevés avec indignation non seulement contre le nombre des financiers au gouvernement, mais aussi et surtout contre ce qu'ils appartenaient tous au même groupe, celui de la Société générale. Mais quand on a prétendu, dans la presse et ailleurs, que le Roi avait rejeté les propositions de M. Jaspar, on est sans doute entré dans le monde des hypothèses, car le Roi autorisa M. Jaspar à opposer le démenti plus formel à cette rumeur. La véritable cause de son échec était, selon M. Jaspar, que M _ Francqui, dont la collaboration était indispensable, s'était retiré après avoir accepté. M. Francqui, de son côté, n'a pas fait connaître les raisons de son revirement. Il nous semble possible, mais c'est une pure hypothèse, que la réaction violente de l'opinion y ait été pour beaucoup. Notons aussi qu'il y avait eu de violentes dissensions entre Flamands catholiques ; ainsi, certains d'entre eux avaient jeté l'exclusive contre M. Sap, d'après ce que celui-ci dit aux journalistes.

Immédiatement, le 16, le Souverain s'adressa à M. van Overbergh, chef catholique démocrate. mais celui-ci se récusa. Ce geste a son intérêt, car c'était aller vers les ennemis de la politique de déflation extrême. Mais on ne peut pas insister sur ce point, car ce n'est pas à un autre démocrate, mais à M. Theunis, que le Roi s'adressa ensuite, toujours le 16. Celui-ci alliait des connaissances économiques et financières profondes à la qualité de jouir de la confiance du monde bourgeois,

S'il faut en croire une déclaration postérieure de M. Theunis. la pensée d'une tripartite ne Iui avait pas été étrangère mais, ayant vite compris qu'elle était irréalisable. il examina les chances d'une nouvelle coalition catholico-libérale. D'après ce qu'il confia le 18 à la presse. il discuta d'abord les question de programme avec les ministres démissionnaires et d'autres chefs politiques, de presse (page 229) puis il soumit son programme aux personnalités qu'il voulait choisir comme collègues. Certaines questions de personnes furent difficiles à régler, d'une part à cause des rivalités entre catholiques flamands, d'autre part parce que les catholiques lancèrent l'exclusive contre M. Maistriau que les libéraux soutenaient. M. Theunis offrit le portefeuille de l'instruction publique à M. Ingenbleek qui, comme il le fit savoir à la presse, refusa, puis à M. Godding, libéral flamand, qui accepta, mais fut écarté. Il avait été soit l'objet d'une exclusive catholique, soit éliminé pour des raisons de dosage. Finalement, et non sans difficultés du côté libéral, le portefeuille alla à un fonctionnaire, M. Hiernaux, Le 19, M. Theunis publia sa liste des ministres : M. Theunis Premier ministre, M. Hymans aux affaires étrangères, M. Devèze à la défense nationale, M. van Cauwelaert à l'agriculture, aux classes moyennes et aux travaux publics, M. Bovesse à la justice, M. Pierlot à l'intérieur, M. Hiernaux à l'instruction publique, M. Gutt aux finances, M. Rubbens au travail et à la prévoyance sociale, M. van Isacker aux affaires économiques, M. du Bus de Warnaffe aux transports et aux P. T. T. et M. Charles aux colonies ; M. Francqui était ministre sans portefeuille.

Sur 13 ministres, il y avait 5 extra-parlementaires (MM. Theunis, Gutt, Francqui, Hiernaux et Charles ; les deux derniers étaient fonctionnaires). Le nombre de financiers était le même que dans la liste de M. Jaspar, mais ils n'appartenaient pas tous à la Société générale. De plus, M. Theunis, par son passé, tenait une position intermédiaire entre le monde politique et le monde de la finance. Des ministres politiques, 5 étaient (page 230) catholiques et 3 libéraux. Du premier groupe, MM. Pierlot et du Bus étaient conservateurs, MM. van Isacker et Rubbens démocrates, tandis que M. van Cauwelaert avait une position à part, mais était « démocrate » dans le sens large du mot. Du second groupe, M. Hymans était nettement conservateur, M. Bovesse plutôt radical, M. Devèze entre les deux. Au point de vue linguistique, il y avait parmi les ministres politiques 3 minimalistes (MM. van Cauwelaert, van Isacker et Rubbens), 3 bruxellois (MM. Hymans, Devèze et du Bus), et 2 Wallons (MM. Pierlot et Bovesse). On peut donc parler d'une légère prépondérance flamande.

Somme toute, le cabinet, dans sa partie politique, ressemblait beaucoup à son prédécesseur. La nouveauté, c'était la forte représentation des techniciens, surtout celle des financiers, ce qui, de toute évidence, allait à l'encontre de la tradition parlementaire belge.

Le 27, le gouvernement fit sa déclaration à la Chambre, dont les points essentiels étaient : maintien du franc et équilibre budgétaire, continuation de la politique de M. de Broqueville en politique extérieure, intérieure et militaire, et enfin, prolongation d'un mois des pouvoirs spéciaux accordés à celui-ci. La déclaration montrait donc que la politique de déflation serait poursuivie.

L'accueil des Chambres fut froid. Seul, M. Poullet - toujours lui - promit son « adhésion la plus chaleureuse. » Mais, par l'intermédiaire de M. Marck, les démocrates, tout en se solidarisant avec M. Poullet, n'accordèrent la leur que moyennant certaines assurances relatives à la politique économique et sociale. M. Max exprima, en termes plutôt aigres, la confiance des libéraux qu'il ne justifia que par la nécessité de protéger le franc, et critiqua l'absence d'un libéral flamand au ministère. M. Jenissen (page 231) attaqua le gouvernement dans une intervention remarquée, et recommanda une tripartite avec une nouvelle politique économique. Au nom du P.O.B. , M. Vandervelde s'éleva énergiquement contre ce que les socialistes appelaient « le gouvernement des banquiers » , et exprima l'espoir de le voir bientôt remplacé par un tripartite démocratique ayant le Plan du Travail pour programme.

Par 93 voix catholiques et libérales contre 83 (et 5 abstentions, dont 3 jeunes Turcs qui étaient adversaires du gouvernement, mais avaient pairé), la Chambre exprima au gouvernement sa confiance par 90 voix contre 63, le Sénat fit de même. Ces majorités, à la Chambre assez faible, étaient surtout dues à un discours de M. Theunis qui avait peint la situation économique en couleurs très sombres.

Au début de décembre 1934, les Chambres accordèrent la prolongation des pouvoirs spéciaux. Le même mois, elles votèrent à peu près unanimement un projet de loi pour la protection de la petite épargne permettant de porter secours au Boerenbond et d'autres organisations de l'espèce ; le P.O.B. avait voté pour, certains libéraux, contre.

Depuis sa constitution, le gouvernement était en butte aux attaques du P.O.B. A Noël, le parti décida d'activer encore sa propagande pour le Plan du Travail. Certains journaux libéraux, eux aussi, s'en prirent au gouvernement ; les catholiques démocrates surveillaient avec beaucoup de méfiance ses tendances déflationnistes. Vers la nouvelle année, la situation s'aggrava du fait que le cabinet décida de diminuer les traitements, salaires et pensions des fonctionnaires et agents publics, ce (page 323) qui causa un vif émoi parmi les ouvriers, tant catholiques que socialistes. Au sein du P.O.B., des voix s'élevèrent en faveur de la grève générale. Les ouvriers catholiques firent pression sur le ministère pour l'obliger à modifier certaines mesures, et obtinrent gain de cause à la fin de janvier.

Les ministres eux-mêmes commencèrent à perdre pied. Deux d'entre eux, MM. Gutt et Bovesse, songèrent, au milieu de janvier, à la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Avec l'autorisation de M. Theunis, M. Gutt pressentit M. Vandervelde (le 24 janvier), qui l'éconduisit.

Par contre, M. Vandervelde lança une idée intéressante : il proposa de renvoyer l'étude des problèmes du chômage à un comité comprenant des membres de tous les partis. Dans une réponse à une interpellation les 30 et 31 janvier, le Premier ministre reprit et élargit cette idée en proposant de constituer un « comité national du travail » dans lequel seraient représentés les grands intérêts économiques et les trois partis, : qui aurait à » chercher les moyens de rendre à l'économie nationale la vitalité. » En termes prudents et avec des réserves. le chef du P.O.B. promit d'examiner la proposition dans un esprit bienveillant.

Il n'est pas encore possible de se faire une idée exacte des buts que poursuivaient MM. Vandervelde et Theunis. A en croire les mémoires, toutefois partiales, de M. de Man, l'initiative serait due à M. Francqui qui voulait préparer par là un gouvernement d'union nationale. dont il serait le chef, et une politique nouvelle. M. Vandervelde se serait emparé de cette idée dans l'espoir d'échapper au Plan du Travail qu'il n'approuvait pas pour plusieurs raisons. Nous ne saurions dire si cette explication est véridique ou non. Quant au Premier ministre, il est, a priori, probable qu'il vit dans la Commission nationale du travail (comme le comité devait s'appeler) un moyen d'apaiser les Oovriers et une possibilité de résoudre le problème du (page 233) chômage. Puisqu'il ne s'était pas opposé au sondage du 24 janvier de M. Gutt, il est bien possible qu'il ait aussi souhaité préparer un gouvernement d'union nationale. En effet, certains voulaient voir dans la Commission une tripartite inavouée.

Au début de février, le P.O.B. discuta des conditions à poser pour entrer dans la Commission. Il n'arriva à une conclusion positive que lorsque la tâche de celle-ci eut été fortement réduite. En effet, la Commission fut « chargée, à titre consultatif, de l'étude de l'ensemble des problèmes du travail et du chômage. » Neuf socialistes (mais non M. de Man), huit catholiques et quatre libéraux en firent partie ; M. Francqui en fut le président. Mais la Commission n'aboutit à rien, car le P.O.B. s'en retira sous peu. Le parti avait décidé d'organiser, le 24 février, une manifestation monstre à Bruxelles pour protester contre la politique économique du cabinet. Le 15 février, celui-ci l'interdit. La réponse du P.O.B. fut de retirer ses représentants de la Commission, et de décider de tout faire pour provoquer une dissolution des Chambres, en commençant par imposer des élections partielles. A cette fin, M. Spaak et les suppléants de la liste socialiste à Bruxelles démissionnèrent, rendant nécessaire de pourvoir au mandat devenu vacant.M. Spaak, le jeune chef de l'aile extrémiste du parti. se porta candidat. Mais avant que l'élection n'ait eu lieu, la situation s'était entièrement modifiée.

Au cours des deux premiers mois de 1935, le gouvernement avait réussi à maintenir sa majorité au prix de concessions aux catholiques démocrates. En février, il fit une « pause » dans sa politique de déflation. Quand il demanda, au début de mars, une prolongation de 3 mois des pouvoirs spéciaux, le Parlement la lui accorda.

Malgré ce vote de confiance extraordinaire, le gouvernement démissionna une semaine plus tard. La cause en était une très grave crise monétaire. A la nouvelle année, l'idée d'une dévaluation avait commencé à faire son chemin dans certains milieux, (page 234) quoique l'écrasante majorité des parlementaires et le gouvernement en fussent adversaires. Une certaine fuite des capitaux se fit bientôt sentir, qui continua en février. Probablement, la politique économique et financière hésitante du gouvernement y était pour quelque chose ; en effet, après avoir abandonné sa politique de déflation extrême, le gouvernement n'en avait pas adopté d'autre ; il s'était borné à se déclarer adversaire de la dévaluation.

Dans une conférence publique, Ie 14 mars, le professeur Baudhuin, l'économiste le plus connu de la Belgique, d'opinion catholique conservatrice, préconisa la dévaluation immédiate comme étant le seul moyen de sortir de la crise. Dès le lendemain, la fuite des capitaux prit des proportions gigantesques, créant la panique dans tout le pays. Un effort du gouvernement, les 16 et 17 mars, pour obtenir l'appui commercial de la France échoua. 1Le 8, le cabinet se vit obligé d'établir le contrôle des changes. Le lendemain 19, M. Theunis déclara amèrement à la Chambre que le gouvernement allait démissionner parce qu'il n'avait pas trouvé l'appui, ni obtenu la confiance qu'il méritait, et qui étaient nécessaires pour sauver la situation. Puis, il alla tout droit au Palais Royal pour remettre la démission collective des ministres.

Le gouvernement Theunis n'avait pas démissionné à la suite de difficultés au Parlement, puisque les Chambres venaient de lui renouveler les pouvoirs spéciaux. Il est vrai que sa majorité était hétérogène, que conservateurs et démocrates se combattaient, Ce qui, sans aucun doute, l'affaiblissait devant le pays, mais il n'y a pas lieu de croire que ces facteurs auraient amené la démission si la crise monétaire n'était venue.

Les causes de cette crise ont été discutées. Le gouvernement a fait entendre qu'il s'agissait d’une campagne déloyale et habile, émanant de certains cercles financiers, et dirigée à la fois contre le franc et contre le gouvernement ; le Parlement adopta cette façon de voir lorsqu'il prit la mesure extraordinaire de nommer une commission d’enquête chargée de rechercher les responsabilités de la (page 235) dévaluation du franc (voir doc. parl. Chambre, 1935-1936, n°231). D'autres ont dit que la dévaluation était à la fois inévitable et souhaitable. Il ne semble pas encore possible de trancher ce différend. Toujours est-il qu'une crise de confiance générale s'était ouverte qui aboutit à la fuite des capitaux, fuite qui, à son tour, entraîna la chute d'un ministère qui s'était engagé à défendre le franc. Dans le chapitre suivant, nous analyserons quelques aspects particuliers de cette crise de confiance.